C’était décidemment sa fournée. Sa fournée de livraisons de Nobles d’un point A à un point B, sa fournée de voyages à l’identique. A répétition. Et s’il y avait quelque chose avec laquelle l’espion avait du mal, c’était bien la répétition. L’ennui léthargique accompagnant la routine s’installant. Enfin, peut-être allait-il finalement être agréablement surpris par cette mission-là. Par l’aventurier – ou l’aventurière – qui l’accompagnerait. Par le Noble en question. Et puis bon, s’il était honnête avec lui-même, il savait que Lucy s’arrangerait pour mettre un quelconque obstacle incongru sur son chemin, le rendant à la fois plus compliqué et malchanceux, mais aussi terriblement intéressant. Ou, au moins, surprenant. L’esprit plus guilleret à cette notion – à celle de la surprise, et non de la malchance – le coursier sentit son pas se faire plus léger, et il quitta la demeure de Luz et Zahria le sourire aux lèvres. Dernièrement, il oscillait entre l’étrange collocation et le studio de Naëry lorsqu’il passait par la Capitale, trouvant un certain équilibre entre les deux points de chute.

La journée était encore jeune, et l’absence de nuages à l’horizon présageait d’un temps ensoleillé. Une brise fraiche rappelait que l’on n’avait pas encore tout à fait atteint la saison chaude, même si elle se profilait chaque jour plus certainement. Au Grand Port, les « assignations plage » avaient officiellement commencé, et il était parfois difficile de tenir une discussion en maintenant le regard à bonne hauteur. Peut-être était-ce la raison pour laquelle on l’avait envoyé sur cette mission loin de son régiment d’affectation ? Pour ancrer dans sa tête de nouveau au régiment Al Rakija, que ce dernier ne consistait pas uniquement en un groupement de soldats aimant parader dévêtus les pieds dans le sable. Certainement qu’Emeor avait dû jeter un coup d’œil à ses derniers rapports – et ses derniers allers-retours à la taverne du Requin Soul’art – et décider d’un coup de tampon furieusement écrasé au millimètre près dans sa case allouée, qu’une promenade vers l’Arbre Sacré au nom du sacro-saint tandem Garde-Guilde lui ferait le plus grand bien.

C’était marrant, d’ailleurs, ce temps que l’espion passait dernièrement au sein de la Grande Forêt. Plus habitué à la Capitale, au Grand Port, et aux terres liant les deux, il avait ces dernières lunes passé autant de temps sous le couvert de la luxuriante forêt que sur l’onde azurée léchant les côtes du sud d’Aryon. Autant pour son affectation au régiment du Grand Port, il n’avait jamais tant été sur les routes loin de la cité portuaire. Enfin, c’était pas lui qui allait s’en plaindre, et paraissait que c’était pour la bonne cause. Bonne cause, qui, visiblement, n’était pas encore au point de rendez-vous. Parce qu’il était parfois – souvent – d’une maladresse ridicule, mais l’homme poireautant sur le lieu désigné de rencontre tenait plus de l’aventurier que du Noble. A moins que la dernière mode n’était de se râcler le fond du gosier pour aller éclater artistiquement son rejet gluant contre les pavés.

- Tout à fait charmant, commenta Apolline en riant sur son épaule. Un véritable rayon de soleil.
- J’savais pas que t’avais des standards.
- Si tu avais vu le mollard expectoré par Edouard Glaviot en 970, y avait de quoi rivaliser avec Freddy bel étron, et son étron. Ceci dit y a des utilisations plus sympas de la salive, comme pour lubri…
- C’est vous le garde ?

Et Calixte allait s’agenouiller devant le sauveur de son ouïe et de sa santé mentale, mais son esprit marqua un temps d’arrêt lorsque l’inconnu enchaina pour se présenter. Pas si inconnu que ça. Enfin si, mais non. Jin, chasseur de prime et aventurier. Comme Jin Hidoru, chasseur de prime et aventurier ? Le Flammèche de l’Ombre de sa Luciole ?

- Eh mais c’est vraiment un rayon de soleil ! s’exclama l’âme artificielle qui avait aussi fait le rapprochement.
- Heu oui, c’est moi le garde, grimaça le coursier en essayant d’attraper la trousse qui roulait allègrement d’une épaule à l’autre en passant sur le haut de son sac-à-dos. Calixte. Et voici Apolline, qui bossera très bien du fond du sac, ajouta-t-il en mettant enfin la main sur l’âme artificielle et l’enfonçant dans l’une des poches latérales. Jin ? Comme Jin Hidoru ?

L’homme eut à peine le temps de répondre qu’un nouvel inconnu s’approcha d’eux, l’air désolé. Et un chouilla empressé.

- Je suis désolé, mais mon maître vous attend dans sa demeure, il pense qu'il est préférable que la protection démarre dès que possible et ne veut pas mettre un pied dehors sans vous...

Les sourcils de Calixte se levèrent haut sur son front. Lui qui avait eu peur de s’ennuyer sur cette mission, il semblait qu’elle commençait déjà à emprunter un chemin tortueux et improbable. Un aventurier enflammé connu par relations interposées et un Noble au profil trop précieux pour faire quelques mètres sans son escorte temporaire… Il adressa un regard curieux à Jin et ils emboitèrent le pas du serviteur. De son sac, l’espion pouvait entendre la voix d’Apolline qui chantonnait « tu es le soleil de ma vie, tu es le soleil de mes jours, tu es le soleil de mes nuits, tu es le soleil de l’amouuuur ».

- Elle est toujours comme ça, s’excusa-t-il auprès de l’aventurier en haussant les épaules de résignation. Et vous-tu peux me tutoyer, ça sera peut-être plus simple pour la mission.

Ils suivirent le serviteur jusqu’à un petit village aux demeures éparpillées sur les hauteurs, comme si chacune tentait de surplomber sa voisine. A la fois géographiquement, et dans l’étalage de ses richesses. Assurément il ne devait pas y avoir là de maisons paysannes, ni de simple masure populaire. Ça sentait la Noblesse à plein nez. Ils franchirent enfin un portail joliment ouvragé, et s’avancèrent sur une allée de gravier blanc. De part et d’autre de celle-ci s’élançaient deux massifs aux couleurs chatoyantes, très bien entretenus. Le parfum qui s’en dégageait était fort agréable, et Calixte reconnut ça et là quelques spécimens rarissimes. La façade de la demeure les accueillit dans le même faste, et le regard du garde s’attarda sur le fiacre luxueux attendant le départ. Voilà qui allait lui changer des conditions dans lesquelles il avait pris le chemin de l’Arbre Sacré, quelques lunes plus tôt, avec Naëry. Dans un tel étalage de richesses, ils allaient forcément se faire repérer. Et embusquer. Aryon était un royaume prospère et globalement paisible, mais la Garde ne pouvait être partout, et les chemins conservaient leur lot d’incertitude. Et d’obstacle. Au cœur de la Grande Forêt encore plus que dans les Plaines, l’environnement jouait en faveur des mains voleuses.

- Il manque juste le panneau « attaquez-moi », commenta Calixte en haussant les sourcils.

Le jeune nobliau qui les accueillit devait avoir la vingtaine bien tassée, était entouré de serviteurs stoïques et serviles, et portait l’un des costumes les plus richement ridicules que le coursier n’ait jamais vu. A tous les coups c’était encore un fan des 7-1-9 et de leur mode improbable. Les piaillements agacés et empressés de leur charge effleurèrent ses tympans avec la délicatesse d’un fenrir, mais l’espion était bien trop occupé à observer le chariot croulant de valises pour vraiment y prêter attention. Dans quoi est-ce qu’ils s’étaient embarqués ? Il avait pris là un bon mois d’affaires au moins leur nobliau ! Et probablement de quoi monter une petite villa à chaque étape ! Perdu dans son analyse, Calixte manqua le son de cloche et suivit automatiquement Jin alors qu’il s’avançait vers la calèche. Lorsqu’un majordome vint à leur rencontre pour leur indiquer que leur propre moyen de transport ne serait pas celui-ci, mais plutôt le petit chariot surchargé, le garde cligna lentement des yeux. Avant de les tourner vers l’aventurier. Qui, étonnamment, obtempéra. En grimaçant et en grommelant, mais tout de même.

- Et bah va falloir s’emboiter ! s’exclama joyeusement Apolline qui s’était à nouveau échappée du sac. C’est quoi vos positions préférées ? Quoi qu’avec la longueur du trajet, on va pouvoir en tester tout un paquet.
- J’arrive, indiqua-t-il à Jin… et à Apolline, qui avait sauté à bord du chariot pour rejoindre « son rayon de soleil » afin de connaitre ses préférences en matière de tetris ; tetris pour adultes.

Il prit la direction du fiacre haut en dorures et en technologie cristallique, esquiva le majordome fronçant les sourcils d’un « je sais », et ouvrit le battant pour pénétrer dans l’habitacle tout confort du nobliau outré. Alteus Mir Dan Danur. Mazette, même son nom était improbable. Et tandis que le jeune Alteus s’étouffait de colère et d’incompréhension, Calixte attendit patiemment, laissant son regard étudier l’intérieur de la calèche. Qui, vraiment, était très appréciable. Le trajet serait nuls doutes confortables pour le fessier citadin du nobliau, et il resterait à l’abri des aléas du climat, de l’embrassade des insectes, des branches parfois un peu perfides. Il avait même là de quoi s’occuper longuement. A lire, à écrire, à peindre, à crayonner, à chanter, à choisir ses prochains achats compulsifs à en croire la multitude de brochures commerciales jonchant les banquettes.

- Je vais vous faire jeter dehors par la Garde ! C’est inacceptable ! conclut Alteus Mir Dan Danur en brandissant son sceptre avec l’aisance maladroite d’un enfant agitant une épée de bois.

Calixte reposa son regard sur le jeune Noble, et attendit que le silence s’étirât encore un peu.

- Je suis la Garde, commenta-t-il finalement. Et c’est à ce titre que je viens vous rappeler les termes du contrat, puisqu’il semble y avoir méprise.

Alteus Mir Dan Danur repartit dans une diatribe sur l’incompétence et le manque au devoir de son escorte, et le temps qu’ils perdaient, et sa fortune lui ouvrant bien des portes, et de l’autorité de son père sans parler de celle de sa mère… avant de bientôt se tarir à nouveau au bout de quelques minutes de monologue. Le coursier, qui n’était pas homme de conflit contrairement à ce que la situation pouvait laisser penser, attendit à nouveau patiemment le calme pour reprendre la parole. Du coin de l’œil, il aperçut Jin qui s’était approché de la vitre du fiacre, et qui observait la scène. Avait-il fui Apolline ? Ou s’impatientait-il ? Ou peut-être le deux.

- Le contrat est simple : vous sollicitez la Garde et la Guilde pour votre protection personnelle dans votre déplacement vers, et de, l’Arbre Sacré. Cette protection entend qu’à choisir, vous êtes notre priorité à monsieur Hidoru et moi-même, pas vos affaires personnelles. Elle comprend aussi un délai maximum, au bout duquel il vous faudra re-solliciter ces institutions si vous souhaitez prolonger la protection dont vous bénéficiez.

Quelques années auparavant, les abus de demandes de protection rapprochée – on se souvenait notamment du soldat Rayann que la Garde avait dû récupérer par la force à un Noble peu scrupuleux qui avait réussi à immobiliser le militaire avec lui pendant un nombre indécent de lunes sous le prétexte d’un projet plus long que prévu – avaient fait ajouter une clause concernant le temps de mobilisation d’un garde auprès d’un civile. L’accord tacite laissait le militaire à la disposition du demandeur pour la durée de son projet, sauf si elle s’éternisait de manière irraisonnable. Il existait ainsi des abaques en fonction du type de projet.

- Je… de quoi parlez-vous ? Utilisez des termes compréhensibles si vous tenez absolument à agacer mes oreilles !
- Autrement dit : ainsi chargés nous attirerons la convoitise d’ici un à deux jours, le mot se relaiera d’ici trois, et nous seront attaqués dans quatre à cinq ; ainsi que sur la fin du trajet selon ce que chacun récupérera. Ce qui n’est peut-être pas plus mal, car ainsi chargés, nous mettrons un peu plus d’un mois pour faire l’aller-retour à l’Arbre Sacré.
- Vous racontez vraiment n’importe quoi.
- Les routes vont rapidement se rétrécir, gênant l’évolution des véhicules. Votre chariot d’affaires menace de s’écrouler à chaque seconde. Je ne suis pas certain qu’une nuit à la belle étoile vous chante, et encore moins l’idée de progresser à pied. Mais peut-être que je me trompe.
- Vous vous débrouillerez ! C’est votre devoir.
- Non, sieur Alteus Mir Dan Danur, notre devoir est de vous protéger vous. Et le contrat couvre actuellement vingt-et-un jours maximum. Mais nous pouvons tout à fait faire un avenant à celui-ci, stipulant que nous protégerons en priorité votre cargaison, et non vous par voie de conséquence, pour une durée plus longue à votre convenance.
- Vous pouvez bien protéger les deux ! Vous êtes deux !
- Exactement, nous sommes deux.

Il y eut une pause où Calixte eut l’impression de voir un enfant bouder rageusement. Emeor Calyx aurait été tellement fier de savoir qu’il connût si bien les termes administratifs des contrats. Et il allait tellement le défoncer s’il faisait déjà capoter la mission.

- J’peux appeler des sociétés privées pour m’accompagner vous savez ! Vous le regretteriez.
- Vous avez tout à fait raison, vous pouvez, acquiesça-t-il parce que c’était vrai.

Des lunes de nettoyage des latrines. Et des entrainements à ne plus en finir avec un lieutenant glacialement furieux.

Alteus Mir Dan Danur agita encore nerveusement son sceptre, mais il avait déjà écoulé une grande partie de son fiel et semblait à présent plus perdu qu’autre chose.

- Bon, bougonna-t-il finalement. On en retire juste un peu. On ira plus vite comme ça, et les gueux nous laisseront tranquilles.
- Juste un peu. C’est fort sage.
- Evidemment que c’est sage. Alfie, vous me retirez les valises les moins importantes. Celles heu…
- Peut-être préfèreriez-vous que l’on s’en occupe ; après tout je vous ai déjà pris suffisamment de temps, et vous aviez sûrement d’autres obligations.
- Oui, des obligations oui. Je suis un homme très occupé. Alfie, vous demandez à ces hommes lesquelles retirer.

Et le temps d’une fraction de seconde, Calixte vit l’aventurier s’éloigner pour élaguer proprement la montagne de paquetages. Ne s’attardant pas plus longtemps dans le fiacre confortable mais de compagnie peu agréable, le coursier rejoignit le chariot qui se faisait délester d’une grande partie des valises entassées, sous les ordres enthousiastes de Jin. Il y avait un petit air de vengeance dans la valse des caisses quittant la plateforme.

A l’aide des nombreux serviteurs mobilisés – car après tout on avait déjà beaucoup trop retardé sa seigneurerie – ils eurent vite fait de retrouver une cargaison plus décente en moins tape-à-l’œil. Même si, en toute honnêteté, le fiacre suffisait pour attirer l’attention. Un peu plus à l’aise sur leur chariot de fortune dont la silhouette ne menaçait plus de s’effondrer à chaque tour de roue, l’aventurier et le garde s’installèrent et la petite troupe se mit enfin en marche.

- A l’aventure, sourit Calixte à Jin tout en contemplant l’imposante demeure qu’ils laissaient peu à peu derrière eux. Dans combien de temps tu crois qu’il va nous faire sa prochaine crise de nerfs ?

Il recala son sac-à-dos entre ses jambes et Apolline vint se poser sur un bout du banc. C’était dire si à présent ils avaient de la place.

- Potion d’ivresse ou de doux rêves s’il est vraiment pénible ? Je suis presque certain qu’Alfie nous aiderait même à le lui servir.

- Oui, Soleil de ma vie ? répondit Apolline avant d’exploser d’un rire graveleux à la remarque de Jin. Oui y a de bonnes possibilités avec son sceptre. Mais il n’a pas l’air très finaud ni très expérimenté, et les jeunots c’est sympa un temps, mais c’est pas c’qu’il y a de plus émoustillant.

Et Calixte se demanda s’ils allaient vraiment passer tout le trajet à discuter d’épée et de cornemuse.

- Quitte à jouer de la gomme ou du crayon, autant le faire avec quelqu’un qui a un bon coup de poignet.

Visiblement oui, ils allaient vraiment passer tout le trajet à discuter d’épée et de cornemuse. Ou de gomme et de crayon.

- Tu dois en voir passer dans ton bureau de chasseur de primes de jolies pièces de tetris, non ? P’tet que ça pourrait être l’occasion d’entrainer ta souplesse. Genre au lieu du paiement en cristaux, une petite séance de pilates à deux. Ou plus. C’est toujours très intéressant le partage des techniques. Est-ce que j’t’ai déjà parlé de Shushu ? C’est l’arbalète de Carci. Celle-là même qui fait du dressage de loutre et d’éléphant, surtout s’ils portent des shorts rouges moule-bi…

Et Calixte n’avait rien contre les discussions graveleuses, surtout si elles lui permettaient d’en apprendre davantage sur son entourage. Mais, sans vraiment qu’il fût question de pudeur, il avait dernièrement acquis certains réflexes lorsque la trousse de cuir commençait à digresser sur son sujet. La fin de la phrase d’Apolline se perdit dans un rire hilare alors qu’elle décrivait une courbe élégante dans les airs pour finir sur le toit du fiacre avançant derrière eux. Contre son bras il sentit du mouvement, et la petite tête de son teisheba glissa hors de sa manche pour voir ce qu’il se passait.

Boule bavarde ?
Partie prendre l’air.
Trop bavarde, conclut Vreneli avec désintérêt en reglissant le long de son poignet.

Ceci dit l’âme artificielle avait mis le doigt sur un point intéressant. Hormis celui des cours de pilates.

- C’est quoi le top des demandes que tu reçois comme chasseur de primes ? demanda Calixte à Jin. C’est pas un peu un casse-tête organisationnel d’être en plus aventurier ? Ou au contraire ça permet de plus facilement se faire connaitre ?

D’élargir la clientèle, les ressources et les contacts. Pas étonnant que la rencontre de Flammèche avec la Luciole de l’Ombre fut sur une enquête. Pas étonnant qu’il eût déjà croisé Vaelin non plus, à l’occasion de la prudence de l’ancien Maitre-Espion. Il y avait là des plates-bandes communes, un terrain de chasse parallèle, entre les deux professions. Et puis avec l’histoire de la Première Ministre, restait-il un espion qui n’ait pas effleuré le chemin du chasseur de primes au moins une fois ?

- T’as des collègues ou tu bosses seul ? poursuivit-il toujours sur le même sujet.

Parce qu’il était vraiment curieux, et qu’officiellement il ne connaissait vraiment rien de l’homme. Jin avait peut-être échappé à l’indiscrétion d’Apolline, mais pas à celle de Calixte.

Comme lors de son précédent trajet vers l’Arbre Sacré, ils empruntèrent la route longeant le Grand Fleuve. Par les temps plus cléments qui s’annonçaient de concert avec la saison chaude se profilant, une petite foule avait saisi l’occasion pour parcourir les chemins du Royaume, et nuls doutes qu’ils seraient loin d’être seuls sur celui du pèlerinage. Alors qu’ils progressaient sans difficultés tout en discutant, le coursier se demanda si leur noble charge souhaiterait passer la nuit dans les étranges auberges dispatchées le long de la route vers l’Arbre Sacré, ou s’il se ferait monter une luxueuse tente garnie de milles extravagances entre deux bosquets pourtant sans prétention.

Progressant moins rapidement avec leurs larges véhicules qu’à rapidodos, l’obscurité commença à gagner le ciel et les terres Aryonaises alors qu’ils venaient juste de quitter le chemin remontant vers la Forteresse pour s’enfoncer sous le couvert de la Grande Forêt. De mémoire, il y avait un relais à quelques kilomètres seulement, et si cela devait ne pas convenir à sa seigneurie, il serait alors toujours temps de dresser un campement.

Les ténèbres se faisaient de plus en plus prégnantes lorsqu’ils arrêtèrent enfin les deux carrioles au niveau de la première auberge s’offrant à eux. Et Calixte haussa les sourcils en reconnaissant la façade. Si Alteus Mir Dan Danur choisissait d’y passer la nuit, ils allaient s’amuser. Et Apolline s’amuserait à leurs dépens.

- S’il prend le dortoir nudiste, on tire au sort pour la protection rapprochée, proposa-t-il à l’aventurier alors qu’ils parquaient les deux véhicules.
- Enfin ! s’écria le nobliau coupant la réponse de Jin. Je n’en peux plus, depuis que les sièges ont été modifiés par monsieur… bref, l’autre là, les trajets sont i-n-s-u-p-p-o-r-t-a-b-l-e-s. J’ai à peine pu… C’est ça l’auberge ? Il y a sûrement mieux ailleurs !
- Pas à moins d’une demi-journée de transport, indiqua Calixte en récupérant Apolline sur le toit du fiacre ainsi que Vreneli qui était finalement allé lui tenir compagnie. Ce qui nous amènerait à voyager dans l’obscurité, vulnérables.
- Bien. Très bien, grommela le jeune Noble en pinçant les lèvres. Alfie, venez avec moi ! Vous, gardez nos affaires, ordonna-t-il en claquant le talon avant de s’éloigner vers l’entrée de la bâtisse.
- Lui aussi, c’est un vrai rayon de soleil, commenta l’âme artificielle à nouveau perchée sur son épaule de prédilection. Alors, vous avez profité du trajet pour faire connaissance ? Tailler la bavette ? Frotter le lard ensemble ?
- Oui, oui, non, répondit Calixte en levant les yeux au ciel.
Frotter lard ?
- Et arrête d’apprendre des bêtises à mes familiers. Ils ont une mémoire sacrément sélective pour ce type de champ lexical.
- Tel maître, tel familier, non ? T’as des familiers, Soleil de ma vie ? Cal en a tellement qu’en d’autres circonstances il aurait pu être maquereau pour…
- Messieurs, sieur Alteus Mir Dan Danur a décidé de passer la nuit sur les lieux.
- Cet endroit est formidable d’authenticité ! Alfie, mes affaires ! Vous deux, restez pas plantés là sans rien faire, venez ! Cocher, vous gardez tout ça.

Et c’est ainsi qu’ils finirent attablés dans la salle principale de l’auberge, une boisson fraiche devant eux, gardant à l’œil le jeune Noble qui papillonnait avec enthousiasme quelques mètres plus loin, devant les articles mis en vente. Dans un recoin de la pièce, des étals présentaient divers objets pieux, estampillés locaux et authentiques. La partie « souvenirs » semblait connaitre un franc succès. A cette étape du trajet, encore proche de la Capitale et de la route principale menant à la Forteresse, le lieu était relativement bondé. L’ambiance aurait pu être franchement chaleureuse si elle n’avait été empreinte de cette touche mystique poussée à l’extrême. A l’extrême ridicule. Il y avait là des affaires un peu à la limite de la moralité, tournant le pèlerinage en tourisme irrationnellement fanatique. De ce qu’il pouvait voir dans les bras d’Alfie, le Noble avait déjà décidé de s’approprier des parchemins de méditation pailletés, trois statuettes de la déesse Lucy, un petit arbre décoratif de fil de fer et de perles, une cape avec marqué « Arbre Sacré, an 1000 », et se penchait avidement sur la panoplie de brindilles en provenance du fameux Arbre Sacré lui-même. Soi-disant.

- Heureusement qu’on avait dit qu’il fallait limiter le chargement, soupira Calixte avant de siroter son jus de fruit. Tu crois qu’il va se contenter du porte-clef brindille ou craquer pour le sceptre « exclusivité saison douce an 1000 » ? demanda-t-il à Jin entre deux gorgées.
- Souvent plus c’est gros…
- Y a pas une histoire comme quoi c’est pas la taille qui compte ?
- Ben ça dépend à quel point faut ramoner. Genre si on prend ton historique à toi, il faudrait…

La fin de la phrase se perdit sous la chope vide que le coursier venait de rabattre sur la petite trousse.

- Comment veux-tu qu’on s’organise pour la nuit ? poursuivit-il à l’adresse de l’aventurier, occultant la remarque salace résonnant sous la chope. Un avec lui et un qui surveille les environs ? Tu as un cristal de communication éventuellement ?

Heureusement, Alteus Mir Dan Danur avait fait l’impasse sur le dortoir nudiste.

Il rit doucement à la remarque de Jin, puis devisa quelques secondes avec Apolline. Avant de la condamner sous une chope vide. C’était un geste qui était devenu récurrent, presque automatique. Finalement il semblait que l’aventurier était aussi d’avis de se partager les tâches pour la nuit, et ils lièrent leurs cristaux de communications pour plus de commodités. Et puis Jin se lança dans une démonstration de pouvoir. Ne s’y étant pas du tout attendu, Calixte ouvrit de grands yeux, et se demanda automatiquement si la patience de l’homme arrivait finalement à bout et l’incitait à faire cramer toute la baraque. Surprise qui passa probablement pour celle de la découverte du pouvoir de son camarade de mission, mais qu’importe. Dans tous les cas, c’était vraiment impressionnant. Le halo de flammes disparut soudain, et le coursier ne put s’empêcher de tendre les doigts pour attraper le bras de Jin avec curiosité. Il se souvint tout juste des règles de bienséance, et marqua un temps d’arrêt avant de toucher la peau de l’homme. Ça aurait été dommage de se faire brûler les phalanges sur un malentendu.

Zahria l’avait informé des pouvoirs particuliers – et particulièrement puissants niveau force brute – de sa Flammèche, mais il était autre chose que de les apprécier en première ligne. Sous ses doigts curieux, en dehors du passage du temps, des entraînements et des diverses quêtes, nulle trace de la morsure des flammes. Une chaleur résiduelle cependant. Pas tant au contact du derme, mais plutôt en halo autours de celui-ci. Ça lui rappelait un peu le pouvoir de Luz, qui vrombissait furieusement pour l’étreindre de volutes d’électricités. Maniables, offensives ou défensives. A quel point étaient-ils comparables ?

- Génial ton pouvoir ! s’exclama-t-il tout en relâchant Jin et en libérant Apolline de sa chope. Est-ce que ça t’immunise des brûlures ? Est-ce que tu peux employer d’autres sources de flammes ou est-ce qu’il faut que ce soit toi qui les produises ? Est-ce que tu peux les projeter ? Les utiliser sous d’autres formes ou d’autre façon ? Ça ne brûle pas tes affaires ? Tu peux t’enflammer entièrement ?
- Tu peux littéralement t’enflammer des parties génita…

Et Calixte était curieux, mais c’était là une image qu’il ne souhaitait pas trop visualiser. Même si c’était un peu trop tard.

- Ca marche sous la pluie ? enchaina-t-il en faisant de gros yeux à l’âme artificielle tout en essayant de se distraire de cette vision perturbante. Ou peut-être que tu évites de te retrouver sous la pluie du coup…
- P’tet qu’il se douche pas, p’tet qu’il se pyrolyse.

Une nouvelle image s’imposa au garde qui se retint deux secondes… puis éclata de rire en imaginant l’aventurier s’enflammer – littéralement – intégralement pour se faire un brin de toilette. Ils allaient se prendre un retour de karma sous forme de retour de flamme.

- Tu nous dis si nos questions te gênent, indiqua-t-il à Jin alors que son rire s’estompait. On m’a déjà fait la réflexion que je pouvais me montrer un chouilla trop curieux. Et puis bon, Apolline…
- C’est toi qui n’es pas sortable. Mes interrogations sont parfaitement légitimes. Comment veux-tu que j’étoffe A.M.I.S sans recherche de terrain ?

Le coursier ouvrit la bouche, puis la referma aussi vite. C’était là un sujet de débat dans lequel il ne comptait pas s’enliser. Il soupira.

- Alors dis-moi, Soleil de ma vie. Qui est le soleil de la tienne ? poursuivit la petite trousse de cuir en tournoyant joyeusement autour de la bière de Jin.

Passant de la silhouette de l’âme artificielle à celle de l’aventurier, Calixte arrêta son regard ambré sur le collier lové contre le cou de ce dernier. La question d’Apolline semblait peut-être anodine, mais il y avait là un intérêt tout particulier pour l’espion et son âme artificielle. Pour avoir en sa possession de similaires articles, il savait qu’il s’agissait là de colliers jumeaux avec pierre de lien. Est-ce que le double du bijou reposait contre la poitrine de la Première Ministre ? A quel point était-ce su ? Assumé ? Levant ses yeux avec interrogation vers l’aventurier, il attendit de voir quelle était la réponse qu’il voudrait bien donner.


- … Apo-strophe ?
- Soleil de ma vie, ça fait beaucoup trop longtemps ! La surveillance rapprochée marche bien ? Vous vous êtes bien rapprochés avec Monsieur Gros Sceptre ? Il te l’a montré ?
- … Calixte a un problème ?
- Non. Mais tu m’as pas vraiment dit c’était quoi la cible de tes coliques bâtonneuses ! Est-ce que tu aimes que les pralines en folies ou aussi les petits chauves à col roulé ?
- J’raccroche.
- Du coup il vient ?
- Il a raccroché. Attends. Aaaah non.
- Passe-moi ce cristal, Apolline. Jin ? Si tout est calme, viens nous voir. On est dehors, au niveau du ballon de récupération de l’eau.

Calixte rangea le cristal de communication et leva les yeux vers le ciel. Le temps était doux, et la nuit enlaçait d’une étreinte ouatée la Grande Forêt. De part et d’autre de l’auberge, les arbres s’élançaient vers les cimes comme s’ils cherchaient à atteindre les étoiles. Perchée en hauteur, accessible via le toit de la bâtisse ou une échelle un peu précaire, la citerne servant de collecteur d’eau de pluie tout comme de réservoir défiait les têtes végétales. Assis sur la plateforme de bois l’occluant en partie, le coursier et la trousse de cuir profitaient du spectacle nocturne. A leurs pieds, l’activité du relai s’était étiolée dans une langueur rêveuse, et alentours la forêt semblait s’être éveillée en contraste. Le chant des prédateurs joignait celui des créatures des ténèbres, et l’on pouvait deviner ici et là, à l’occasion d’un mouvement bref dans les fourrés, d’une réverbération soudaine de l’éclat de la lune, tout le jeu en clair-obscur se dessinant à l’abri des regards innocents.

Le crissement du bois attira l’attention du garde, et il tourna la tête. Parqués sagement contre l’une des parois de l’auberge, le fiacre et le chariot avaient accueilli le cocher qui semblait se satisfaire d’une nuit à la belle étoile. Poursuivant son chemin contre les lignes paisibles du bâtiment plongé dans l’obscurité, son regard rencontra finalement la silhouette de l’aventurier qui venait à leur rencontre. Se poussant un peu, Calixte lui laissa la place de s’installer sur la plateforme. Il espéra que Lucy ne se jouerait pas d’eux en faisant craquer celle-ci sous leurs poids combinés. Mais si les planches grognèrent un peu sous les mouvements inhabituels, elles ne donnèrent pas davantage signe de souffrance. Croisant le regard de Jin, le coursier lui indiqua la voûte dégagée au-dessus de leurs têtes.

- Une pluie d’étoile filantes, indiqua-t-il dans un murmure songeur à son camarade.

Contrastant avec le noir d’encre du ciel, les astres scintillants du firmament semblaient répondre à l’éclat plus éphémère de leurs frères parcourant d’un trait lumineux le sombre tableau avant de s’échouer quelque part dans l’un de ses sombres recoins. Au sud de celui-ci, facilement repérable, brillait l’Ankaa, l’étoile des voyageurs. Des explorateurs. Elle avait semblé si proche, lorsqu’il avait été à la Tour d’Astronomie. Avec Naëry. Un autre temps, une autre époque. Y avait-il encore des chemins en Aryon où il ne retrouvait pas des morceaux de lui, des souvenirs égrenés ? Au-dessus d’eux, indifférentes aux histoires humaines se tissant et se déchirant, les étoiles filantes poursuivaient leur onirique valse.

- Fais un vœu, Jin.


Si Lucy ne les avait pas faits tomber dans l’eau du réservoir de l’auberge, elle leur avait cependant réservé d’autres surprises. Grimaçant à la redoutable vacuité lui faisant face sous la bâche qui aurait dû recouvrir les affaires de sieur Alteus Mir Dan Danur, Calixte se dit qu’il avait manqué de vigilance. L’observant avec curiosité de sa banquette, le cocher épiait le moindre de ses gestes.

- Et vous n’avez rien remarqué ?
- Bah non. C’était pas mon job ça. Même si j’ai dormi juste là. C’était le vôtre.

Oui, oui, c’était bien le sien. Soupirant à l’idée du nouveau laïus qu’allait lui servir le Noble sur son incompétence, il grimaça davantage à celle des remontrances salées qu’il allait recevoir d’Emeor Calyx. Peut-être pourrait-il convaincre Alteus Mir Dan Danur d’acheter tous les souvenirs de l’auberge pour compenser la perte – le vol – de ses affaires ? Il pouvait toujours rêver. Faisant le tour du chariot et du fiacre alors qu’Apolline continuait à ronfler contre sa hanche, le coursier ne mit pas la main sur grand-chose d’intéressant. Toutes les valises du Noble s’étaient envolées. Une multitude d’empreintes courraient ici et là, mais rien de très probant dans un espace voyant nécessairement passer du monde. Notant tout de même les différentes traces de pas évoluant autour des deux transports, il finit par se faire une raison et partir en quête de Jin et Alteus Mir Dan Danur pour leur annoncer la mauvaise nouvelle.

Dans le relai, l’atmosphère chaleureuse s’éveillait peu à peu, et les pèlerins se préparant à reprendre la route côtoyaient les âmes plus paresseuses s’attablant pour un petit déjeuner. Grimpant l’escalier menant aux chambres particulières, Calixte avisa les silhouettes de l’aventurier et du Noble au bout du couloir. Les silhouettes en discussion houleuse. Discussion houleuse qui avançait que…

- Oups, conclut Calixte.

Etrange hasard qu’Alteus Mir Dan Danur eût été dépossédé à la fois de ses affaires en présence de Jin, tout comme de celles surveillées par le coursier. Quelqu’un avait-il profité de leurs quelques minutes de pause à contempler le spectacle nocturne pour dépouiller le Noble de tous ses biens ? Voilà qui était fort gênant. Mais avec sa chance, c’était tout à fait possible.

- Alfie, soyez aimables et amenez sieur Alteus Mir Dan Danur trouver un réconfortant le temps que mon collègue et moi-même démêlions toutes ces complications, fit-il au majordome qui les observait d’un œil réprobateur.

L’homme se mit tout de même en mouvement, et récupéra le jeune Noble qui continuait à vociférer contre l’incompétence de la Garde et de la Guilde.

- Il n’a plus rien là non plus ? demanda-t-il à Jin pour s’en assurer. Zut. Le chariot et le fiacre sont vides, aussi. C’est probablement arrivé lorsque l’on était sur la citerne, désolé j’aurai dû te laisser tranquille. Sauf si tu t’es aussi assoupi. Mais Apolline et Vreneli montaient la garde de mon côté à ce moment-là…

Ou alors un pouvoir ? Ils en sauraient certainement plus en s’activant.

- Je vais interroger le personnel, indiqua finalement Calixte en revenant à des considérations plus factuelles. Puis les autres clients. Tu fais un tour des lieux pour voir si elles ne sont pas planquées quelque part ses affaires ? Voir si y a des pistes ? Des trucs louches ?

Soldat Calixte avait bien une idée – ou plusieurs – mais il ne savait pas trop par quoi commencer ; il y avait après tout une raison pour laquelle il était bien plus à l’aise sur ses missions solitaires d’espionnage. Enfin. Taper la discussion ici et là lui avait appris plus qu’il n’avait espéré, même si au total les informations récupérées n’arrangeaient pas ses affaires. Il était à la fois étrange que Naëry et lui fussent passés complètement à côté de ce qu’il se trafiquait en ces lieux lors de leur quête vers l’Arbre Sacré, et en même temps il était vrai qu’ils avaient évité comme la peste ces étranges institutions de repos tout comme les excentriques pèlerins. Donc bon.

Au moins trois personnes, quatre presque certainement, dont un boiteux. Et des traces qui s’enfonçaient sous le couvert de la Grande Forêt, à l’écart du chemin menant vers l’Arbre Sacré. Ça collait plutôt pas mal aux potins que l’aubergiste avait bien voulu lui lâcher contre quelques compliments et quelques cristaux supplémentaires. Et à l’étrange conversation qu’il avait eue avec Alfie.

- Apparemment il y aurait en ce moment un groupuscule qui s’attaquerait aux biens des Nobles de passage, avec un mode opératoire répétitif : vol de toutes les affaires pendant la nuit. Ici ou sur les autres points de relai, répondit Calixte en fronçant les sourcils. Ce qui n’est pas très étonnant en soi. Ce qui l’est plus, c’est qu’il ne vise pas tous les Nobles de passage. Mais peut-être plus particulièrement ceux qui arborent un sceptre dans leurs affaires, finit-il sans pouvoir s’empêcher de sourire légèrement.

Il n’avait pas obtenu ces informations en l’état, mais en recoupant les données que ses divers interlocuteurs avaient bien voulu lui céder, il en était arrivé à cette étrange conclusion. Appuyée par le majordome. Il y avait donc plus fêlé des sceptres que leur client actuel.

- Faut que je te présente quelqu’un, conclut-il en indiquant à Jin de le suivre.

Ils contournèrent le bâtiment principal de l’auberge et avisèrent la petite écurie abritant les montures des voyageurs de passage. Il y avait principalement là des chevaux, mais aussi quelques rapidodos, et deux magnifiques et robustes catosorus. Près de ces derniers se tenaient Alteus Mir Dan Danur – qui avait enfilé une toge et une cape aux motifs d’arbres nouvellement achetées – et Alfie, en grande discussion avec un jeune homme relativement charismatique.

- … les plus rapides de tout Aryon, et certainement dans ces fourrés !
- J’espère bien ! A ce prix-là c’est presque indécent.
- Ne sont-ils pas plus à l’aise dans les montagnes, monsieur Solitaire ?
- De tout Aryon, que j’vous dis. Alors p’tit’ bonhomme ? On y va ou pas ?
- On y va. Jin – Jin Hidoru, monsieur Solitaire, monsieur Solitaire, Jin Hidoru – a retrouvé la trace de nos voleurs. Celle-ci s’éloigne du sentier menant à l’Arbre Sacré. Si on peut ne pas s’encombrer des carioles et gagner du terrain sur ceux-ci…
- Et mes affaires ! Vous avez pensé à mes affaires ?!
- J’ai pensé à vos affaires : on s’arrangera. Avez-vous réfléchi à votre position ?

Alteus Mir Dan Danur gonfla les joues, fit une moue contrariée, puis bomba le torse.

- Bien sûr que je viens ! J’irai moi-même dire deux mots à ces mécréants. Ah ! Vous pensiez qu’un peu de chevauchée m’effaroucherait ? Et bien vous avez tort ! Si vous manquez clairement de compétences, j’ai moi-même bien des ressources. Par contre faut-il vraiment qu’ils soient aussi poilus ? Ça va bousiller ma nouvelle toge.
- Sûr que Choui et Millé sont poilus, mais j’vous mets au défi d’essayer de les tondre.

Les catosorus furent détachés et menés hors de l’écurie.

- Bon, c’est quoi les paires ? Parce que si vous pensez que j’vais vous laisser diriger mon Millé, vous vous fourrez le doigt dans l’œil jusqu’aux bourses.
- Peut-être vaut-il mieux que vous montiez avec monsieur Solitaire, sieur Alteus Mir Dan Danur, proposa Calixte après un rapide coup d’œil à leur groupe improbable. Il a effectivement l’habitude de ses montures et vous sera certainement meilleur… chauffeur.

Et puis ça leur ferait du repos, à Jin et lui. Ils rangèrent leurs affaires aux sacoches de transport de Choui, et l’aventurier se positionna pour en prendre les rênes.

- Vous seriez pas en train de m’refiler votre paquet là ? lui chuchota monsieur Solitaire en se penchant vers lui alors que Alteus Mir Dan Danur récupérait son sceptre et ordonnait quelques dernières consignes à Alfie qui resterait sur place avec le cocher et les véhicules.
- S’il vous soule trop, je le ferai entrer dans une bille pour le reste du trajet, promit Calixte avec un sourire contrit avant de grimper derrière Jin.

Bon, où mettre les mains maintenant ? Toujours un moment délicat de délibération avec soi-même lorsque les selles n’étaient initialement pas prévues pour deux personnes. Finalement, il choisit de les poser sur les épaules devant lui.

- Hum, si c’est trop gênant – physiquement et/ou psychologiquement – je peux fusionner avec l’une des sacoches, proposa-t-il distraitement à l’aventurier alors qu’Alfie venait vers eux.

Auprès de Millé, monsieur Solitaire aidait sieur Alteus Mir Dan Danur à se mettre maladroitement en selle. Le Noble avait une expression partagée entre l’appréhension et l’anticipation, et le coursier se demanda si, finalement, ils n’arriveraient pas en faire autre chose qu’une poule mouillée. Même s’il était évident que le jeune homme n’avait nullement l’habitude de ce type d’escapade ni d’accommodations, il paraissait d’une curiosité et d’une détermination qui lui permettraient peut-être de comprendre davantage le monde sans dorures qui évoluait autours de lui. Peut-être. Y avait quand même un sacré boulot à faire.

- Prenez soin de sa seigneurie, leur indiqua Alfie les sourcils froncés. Et si notre voleur boiteux est effectivement le Marcheur Céleste, redoublez de prudence.
- Le Marcheur Céleste ?
- Je te raconterai.

Et comme monsieur Solitaire leur indiquait qu’ils étaient prêts, ils ne perdirent pas plus de temps et s’élancèrent sur la piste trouvée par Jin, sous le « que la force soit avec vous » d’Alfie.
Rapidement, selon les propos de leur loueur de montures, ils se rendirent effectivement compte que les catosorus étaient à la fois d’un pas agile et puissant au travers de la forêt. Bien que les voleurs semblassent avoir une demi-journée d’avance sur eux selon les estimations de l’aventurier, chargés comme ils étaient à présent tandis qu’eux même profitaient de transports plus efficaces, ils les rattraperaient peut-être avant le lendemain matin, si Lucy était clémente. Quant à savoir s’il était judicieux de les aborder de nuit si l’occasion se présentait… Ils auraient le temps de se repencher sur la question.

- Du coup, le Marcheur Céleste ? répéta Jin les yeux rivés sur les traces encore relativement fraiches qui se découvraient peu à peu devant eux, au rythme de la foulée du catosorus.
- Ah oui. Il y a bien longtemps – ou en tout cas avant notre naissance, ce brave Alfie a une tendance à la grandiloquence – dans des contrées lointaines à la cité royale de laquelle Melvis Renmyrth installait son règne prospère sur le royaume, s’érigea un ordre sensible aux préceptes de Lucy. Pieux dans les enseignements de la Chance comme sur ses chemins de pèlerinage, mais aussi conscients des dangers persistants sur les routes d’Aryon, ces hommes et ces femmes choisirent le bâton comme compagnon de parcours sur la voie de Lucy. Et comme emblème. Peu à peu, de pair avec la prospérité, la paix s’étendit sur les chemins du royaume, et le bâton devint sceptre. Symbole de foi, symbole de force. Néanmoins l’unité ne perdura pas au sein de ce courant à la foi pieux et martial. Le Marcheur Céleste, autrefois disciple d’Alfie – qui lui-même a appartenu à cet ordre et a initié Alteus Mir Dan Danur aux préceptes de Lucy comme à l’amour des sceptres, pour notre plus grand bonheur – serait notamment à la tête de cette dissidence. N’hésitant pas à s’abaisser aux méthodes les plus viles pour attirer dans son groupuscule ou s’affranchir de l’opposition. Selon Alfie, comme il s’agit d’un courant des plus minoritaires et que les conflits restent principalement intestins, et qu’aucun des partis ne souhaite l’intervention de la Couronne, rien – ou presque – n’est jamais remonté de ces histoires aux oreilles de la Garde comme de la Guilde.

Contre son poignet, Vreneli s’agita et finit par sortir se caler sur l’épaule de l’aventurier, curieux du paysage défilant à toute allure autour d’eux. Contre sa hanche, Calixte pouvait encore entendre Apolline qui ronflait paisiblement.

- Donc soit on va vraiment tomber sur des gens aussi barrés que notre petit nobliaux – voire plus – soit Alfie perd un peu la boule et raconte des cracs. J’crois que les deux sont possibles, conclut-il en rigolant.

Le catosorus s’élança à travers la forêt, et ses puissantes pattes trouvèrent rapidement un bon rythme de croisière. Cela les changeait agréablement de la langueur des carioles qu’ils avaient empruntées la veille. Il y avait une sensation de liberté toute savoureuse à profiter de la course énergique de la vigoureuse monture. Le paysage en camaïeu de vert défilait autour d’eux. Le soleil matinal caressait leur silhouette à travers le couvert en patchwork. Le vent s’enroulait contre leur peau à nu. Tout comme la chevelure de Jin ; sombre et douce, mais surtout longue, qui s’amusait à épouser le visage de Calixte, chatouillant ses narines et lui offrant un repas capillaire dont il se serait bien passé. Les premières heures de chevauchée furent ainsi un peu malaisantes puis, à la première pause, il invita son camarade à lui prêter ses offensives mèches, et il les entortilla autour d’un crayon pour les maintenir en place.

Le reste du trajet se passa globalement sans accroc – bien que sous les lamentations interminables de sieur Alteus Mir Dan Danur – et la dense forêt laissa finalement place à des reliefs plus tortueux, plus escarpés. Alors que l’orangé du ciel leur indiquait l’arrivée prochaine de la nuit, le regard affûté de l’aventurier avisa ce qui devait être le camp de leurs voleurs. Leur piste avait été aisée à suivre, comme s’il ne faisait aucun doute dans leur esprit que nul ne les suivrait. Ou, au contraire, qu’ils voulaient être suivis. Imitant Jin, Calixte mit pied à terre et suivit celui-ci à son point discret d’observation. D’où ils étaient, le garde avait du mal à distinguer autre chose que les chariots bien remplis, et les silhouettes s’affairant autours du campement. Cinq silhouettes. Un jour, il investirait dans une longue vue. Il en avait aperçu des pas mal dans les boutiques de la Capitale, pour certaines dotées d’une vision nocturne. Palliant à leur manque d’équipement, le jeune nobliau sortit sa paire de jumelles incrustées de nacre, et s’offusqua en reconnaissant ses affaires volées. Voilà qui répondait à certaines de leurs interrogations.

- Jin a raison, sieur Dan Danur. Nous n’aurons certainement qu’une seule occasion de récupérer vos valises…
- Et les arrêter !
- … et les arrêter. Mieux vaut être un minimum préparé. Au risque de se faire avoir une nouvelle fois le cas échéant.

Sous les protestations en mauvaise foi d’Alteus Mir Dan Danur, ils s’avancèrent à travers bois pour gagner un espace non loin de leurs cibles, tout en restant à une distance respectable. Alors qu’ils s’établissaient sous le couvert protecteur, sur une surface peu attractive mais aussi très discrète, quelques bribes de conversation, poussées par le vent, leur parvinrent. Ainsi que des rires. Des exclamations aux accents moqueurs. Assis sur une pierre plate, le jeune Noble bouillonnait de rage et marmonnait quelques injures contre le monde qui lui en voulait certainement pour une raison tout à fait injuste.

- J’sais pas c’est quoi votre plan, mais j’vous préviens : j’fais pas babysitteur, leur indiqua avec un certain amusement monsieur Solitaire alors qu’ils s’étaient posés pour discuter de leurs possibilités.

Jin et Calixte échangèrent un regard. Voilà qui était fort dommage, car c’était un peu le plan de base. Ils ne pouvaient décemment pas prendre Alteus Mir Dan Danur avec eux, ils se feraient immédiatement repérer. Mais ils ne pouvaient pas non plus l’abandonner sur place. C’était un coup à ce que Lucy le leur fît payer. Mais si Solitaire ne restait avec lui…

- Apolline et Vreneli feront babysitteur, conclut-il en fronçant les sourcils.
- Ouuuh on va s’amuser !
Attaquer ?
Non, protéger. Ecouter Apolline.
Non !
Vren…
- Vous vous fichez de moi ! Vous me laissez vraiment avec… avec une balle et un asticot !?
- Votre Seigneurie, il serait dommage que vous veniez abîmer la noble fabrique de vos vêtements dans l’entreprise pénible et salissante de repérage à laquelle nous allons nous adonner.
- Oh. Mais vous avez sûrement d’autres options ! L’un de vous peut rester avec moi. Doit rester avec moi !

Alors oui, sûrement, mais non. C’était dans ce genre de situation que Calixte regrettait la solitude du travail d’espionnage. Tellement moins compliquée.

- Malheureusement nous allons avoir besoin des compétences de chacun. Cependant, je peux vous proposer de vous porter, afin que vous ne restiez pas en arrière et que vous ne vous salissiez pas.
- Eh bien voilà ! Pourquoi ne l’avez-vous pas dit plus tôt !

Apolline ricana, et grimpa sur l’épaule de Jin. Adressant un dernier sourire à sieur Alteus Mir Dan Danur, le coursier le fit sommairement fusionner avec l’une de ses billes de bois, et rangea celle-ci dans l’une des poches de sa veste. Voilà qui allait les laisser tranquille un petit moment.

- Pratique !
- Ca n’a pas l’air de le faire taire, par contre.
- Non, effectivement. J’vous propose qu’on se retrouve là dans max une heure pour débriefer. Jin tu prends l’est de leur campement, comme discuté initialement, reprit Calixte en se repenchant sur le plan rustique qu’ils avaient tracé au sol.
- Ouais. Tu prends l’nord ?
- J’irai au nord. Si besoin j’serai plus rapide avec Millé et Choui.
- Donc ouest pour moi. Avec un passage par le point de vue au sud pour nous deux.

Après quelques dernières préparations, ils se remirent en route. Alteus Mir Dan Danur pestant toujours de la bille de bois dans laquelle il avait été fusionné. A quelques mètres du camp des voleurs, les trois hommes se séparèrent en silence – Apolline sur l’épaule du « Soleil de sa vie » – avisant chacun son objectif. Après de longues négociations, Calixte obtint enfin le silence de la part du jeune nobliau, et il put s’avancer discrètement vers l’un des chariots stationnant à l’ouest de la clairière. La plateforme de celui-ci soutenait effectivement les valises reconnaissables d’Alteus Mir Dan Danur, ainsi que du matériel de construction. Il semblait étonnant que ce dernier côtoyât les affaires volées. Les voleurs avaient-ils aussi fait main basse sur celui-ci ? Ou bien avaient-ils profité de leur trajet initial pour alourdir leurs carrioles ? Enfin, qu’importait. La mission était relativement simple : récupérer les biens de leur Noble charge, puis finir ce satané pèlerinage à l’Arbre Sacré. Une arrestation était peut-être de mise, mais Calixte avait moyennement envie de se prendre davantage le chou sur la question. Parce qu’à la limite, des voleurs qui ciblaient les détenteurs de sceptres, c’était presque défendable tellement c’était ridicule.

Il y avait quatre hommes et une femme. L’homme boiteux était reconnaissable au membre faiblard, probablement sur une blessure ancienne, soutenant son poids. Il tenait entre ses mains deux sceptres, dont un que Calixte pouvait reconnaître comme celui d’Alteus Mir Dan Danur. A ses côtés, dissimulé par une large cape sombre, un autre homme de moyenne stature se moquait ouvertement – mais assez savamment, il fallait le reconnaître – du groupe qu’ils avaient détroussé à l’auberge. La jeune femme les observait d’un mauvais œil, agacée. Et s’il se déplaçait un peu plus sur sa gauche… oui, elle était attachée. Donc quatre adversaires contre trois/quatre, sans compter Alteus Mir Dan Danur. Qui, vraiment, ne comptait pas.

- Vous êtes un lâche, Marcheur Céleste. Cela ne marchera pas, finit par dire sèchement la jeune femme.
- N’en soyez pas si sûre, dame Or’gagna. Booba Fête a pris toutes les précautions nécessaires. Et Will Tarcain s’est bien renseigné.
- Nous serons bientôt forts de ce matériel, ainsi que de nos… pièces ajoutées, acquiesça un homme à la silhouette sévère. Encore faut-il que vous jouiez votre part, Marcheur Céleste.
- Surveillez votre ton, Will Tarcain.

Des tensions dans le groupe ? Un rire franc aux échos lugubres s’échappa de la silhouette encapuchonnée, allégeant étonnamment l’atmosphère.

- Gardez votre animosité au chaud, vous en aurez certainement besoin très vite.
- Bien, seigneur Pas Lepatin.

Du mouvement à quelques mètres de lui, dans les fourrés, le fit se figer et se détourner des conversations continuant autour du feu de camp. Portant automatiquement ses doigts à sa lame retour, Calixte observa avec attention le bosquet de fougères… lui délivrer Jin et Apolline. Lâchant un soupir de soulagement, il recula de quelques pas pour se porter à la hauteur de l’aventurier. Ou, tout du moins, c’était l’idée d’origine. Car un énorme raffut rappela rapidement son attention et tourner à nouveau la tête vers le campement. Et Choui, qui venait de débouler au centre de celui-ci, dans une tempête de caisses bousculées. Les crocs en avant, il paraissait prêt à en découdre.

- Choui ! s’exclama Solitaire en surgissant des fourrés accompagné de Millé.
- Choui ! Millé ! Soli ! s’écria dame Or’gagna de surprise.

Le monde était vraiment petit.

- Leya ?

Calixte tourna rapidement le regard vers Jin, cherchant à savoir quel était son avis sur la situation. Profitaient-ils de la confusion pour attaquer, ou laissaient-ils Solitaire – et Leya Or’gagna – se débrouiller pour le moment ? Mais Lucy trancha pour eux. Car la bille de bois dans la poche de la veste du coursier fit soudainement un bond, et Alteus Mir Dan Danur, qui s’était trop débattu de la fusion pour y demeurer le temps escompté, fut propulsé hors de celle-ci. Le Noble s’empêtra les pieds dans un buisson, se cogna contre le flanc de l’un des chariots, et s’étala dans l’herbe sous le regard interdit des sept hommes, trois familiers, la femme et l’âme artificielle. Ça commençait à faire beaucoup d’éléments à prendre en compte. Les doigts de l’espion se resserrèrent sur sa dague.

- Enfin, annonça le Marcheur Céleste en se levant, les yeux rivés sur Alteus Mir Dan Danur.

Quel bordel, songea Calixte en s’avançant prudemment vers la scène. Ça partait en cacahuète cette histoire. Appréhendant la silhouette à la fois indignée et paniquée d’Alteus Mir Dan Danur, celle partiellement enflammée de Jin, et celles engoncées dans leurs retrouvailles de Solitaire et Leya, l’espion se dit qu’il allait peut-être tenter une glissade jusqu’au Noble pour le tirer de l’épineuse situation, et laisser son camarade aventurier faire du ménage au lance-flammes. Du moins, c’était le plan initial.

- Marcheur Céleste, vite, ordonna Pas Lepatin.
- Hé mais c’est mon sceptre préféré que vous avez entre vos sales pattes ! Rendez-le moi immédiatement !

Calixte usa de sa fusion glissée pour réapparaitre à côté d’Alteus Mir Dan Danur et l’extirper de ce qui allait devenir un champ de bataille, mais ses doigts se refermèrent sur du vide. Le Noble s’était jeté corps et âme sur le boiteux Marcheur Céleste. Apparemment la perte de ses précieux sceptres décuplait son ardeur comme son instinct suicidaire. Récupérant l’un de ceux-ci des mains de son adversaire déstabilisé, le jeune homme alla même jusqu’à lui asséner de rageux coups de bâton.

- Hé oh ! Mais ça suffit ! grommela le Marcheur Céleste en se protégeant péniblement de son sceptre restant. Alteus… Alteus, je suis ton pè…

Coup de sceptre. Explosion d’étincelles. Et était-ce là un nain de jardin ? Un peu perturbé, Calixte esquiva au dernier moment la lame de Booba Fête, et il perçut distraitement la langue allongée du feu de camp venir lécher l’homme en riposte. Un rapide coup d’œil alentour lui apprit que, non seulement Jin surveillait ses arrières, mais en plus semblait-il occupé à entretenir le bronzage de Will Tarcain. Se refocalisant sur Alteus Mir Dan Danur, l’espion lança sa lame retour vers Pas Lepatin qui s’approchait un peu trop dangereusement du Noble. Ou du Noble qui s’avançait dangereusement vers Pas Lepatin. Enorgueilli par sa victoire précédente, enragé par le vol de ses précieux sceptres, le jeune homme n’hésita pas davantage à se jeter sur la silhouette encapuchonnée et retenter quelques coups aléatoires de bâton.

- Ah ! Ça c’est pour avoir osé mettre la main sur mes précieux ! haleta-t-il alors que le bois de son arme de fortune tapait contre le flanc de Pas Lepatin déstabilisé par la lame retour qui avait failli mordre sa jambe.
- Libérez votre colère, Alteus ! Et vous pourrez prendre la place de votre pè…

Coup de sceptre. Explosion d’étincelles. Nain de jardin. Récupérant la lame retour qui revenait vers lui, Calixte haussa les sourcils. Qu’est-ce que c’était que ce pouvoir foireux ? Pareillement perturbé – voire davantage avec le ravalement de façade enflammé qu’il venait de se prendre – Booba Fête accusa un temps d’hésitation non loin de lui. Avant de se prendre une petite décharge de Vreneli.

- Aïe ! Oh ! Sérieusement ? C’est quand il tape, ou quand on évoque son pè…

Le coursier se baissa juste à temps pour éviter le sceptre qui volait dans sa direction et qui heurta finalement dans un petit « poc » ridicule la silhouette lourdement armée de Booba Fête.

- Eh bam ! Regardez comment on fait du bon travail, garde. Prenez-en de la graine.

Levant les yeux au ciel, Calixte garda pour lui ses répliques et empoigna le nain de jardin qui avait pris la place de Booba Fête. Il était d’un vert étrange, avec de grandes oreilles pointues.

- Ça ira très bien dans mon parc, déclara Alteus Mir Dan Danur d’un ton ravi.

Les goûts et les couleurs. Allaient-ils seulement conserver cette forme jusqu’à la fin du voyage ?

- Ça les transforme définitivement ? demanda-t-il au Noble en faisant un tour des nains de jardin pour les récupérer.
- Quoi ? Certainement. Ça doit être le pouvoir de ce sceptre ; après tout il s’agit d’une édition rare. J’ai toujours su que j’avais l’œil pour ce genre de choses !

Oui. Ou pas. Solitaire, Leya, et les deux catosorus vinrent à leur hauteur, et ils observèrent un temps Jin qui finissait son duel clairement inégal avec Will Tarcain. De quelque part blottie dans les vêtements de l’aventurier – et cette notion était un peu perturbante – Apolline poussait des exclamations ravies aux mouvements en puissance de son porteur.

- Les sceptres sont une vaste bêtise, lui glissa Leya alors qu’Alteus Mir Dan Danur s’extasiait auprès de Solitaire de ses exploits. C’est son pouvoir qui a cet effet. Le mien est de transformer les gens en étoiles noires si je les touche d’un bâton alors qu’ils disent « mère ».
- C’est un peu particulier. Etonnant que vos pouvoirs soient similaires.
- Etonnant oui, acquiesça-t-elle d’un sourire mystérieux.

Plus loin, Will Tarcain se faufila sous les chariots pour éviter les flammes et la lame de Jin.

- On a besoin de lui vivant, cria Calixte à son camarade qui avait l’air d’être à deux doigts de juste tout incinérer pour en finir.
- Vous n’oseriez pas brûler mes affaires, aventurier !

Et comme le coursier n’était pas certain que ledit aventurier ne céderait pas à la tentation de voler dans les plumes du Noble, il glissa pour réapparaitre près de Will Tarcain. Le menotter, le faire fusionner dans une bille, et ressortir de sous le chariot. Dans la clairière, un étrange calme régnait à présent. Rempli de sceptres, de parterres cramés, et de nains de jardin.

- Bon, c’était sympa, mais maintenant que vous avez récupéré les valises et que vous avez de nouvelles carrioles… à la revoyure, hein, conclut Solitaire qui ne semblait pas pressé de rester en leur compagnie.
- Voici les plans du secteur, leur indiqua Leya en retirant une carte de l’une des carrioles. Vous pourrez ainsi facilement retourner à l’auberge d’où vous venez, ou poursuivre directement vers l’Arbre Sacré.
- Merci. Et juste, heu… les nains vont rester nains ?
- Tant qu’il ne les retransforme pas, oui.

Et vu qu’Alteus Mir Dan Danur n’avait pas du tout l’air d’avoir capté que c’était là son pouvoir, ça ne risquait pas d’arriver de sitôt. Était-ce vraiment grave ? Il pouvait d’ici observer la moue contrariée d’Emeor Calyx. Mais bon. Ce que le Lieutenant ne savait pas ne pouvait pas l’offusquer.

Solitaire et Leya enfourchèrent les catosorus, et sans plus de palabres s’éclipsèrent sous le couvert touffu de la Grand Forêt. Les laissant avec leur étrange butin, et leur Noble charge qui n’en finissait pas de se vanter de ses talents de guerrier. De sa compréhension extraordinaire des sceptres. Et de son chemin visiblement béni par Lucy en personne.

- Qu’est-ce que vous attendez encore ? Allez on y va !
- … à l’Arbre Sacré ?
- Oui, bien sûr. Où voulez-vous qu’on aille d’autre ? Allez magnez-vous ! Il faut vraiment tout faire soi-même ici.

Grimpant sur l’une des carrioles avec autant de dédain qu’il pouvait en afficher, Alteus Mir Dan Danur les toisa de sa hauteur. A voir combien de temps son noble séant allait supporter autre chose que le confort du fiacre. Prenant le parti de ne trimballer qu’un seul chariot, Jin et Calixte transvasèrent la totalité des affaires de leur charge sur celui qu’il avait choisi, et firent un peu de tri dans celles restantes du groupe du Marcheur Céleste. Evidemment Alteus Mir Dan Danur tint à garder tous les sceptres présents, mais ils se délestèrent tout de même encore pas mal de chargement inintéressant. Et, finalement, lorsqu’il semblât enfin qu’ils étaient fins prêts à reprendre la route, Calixte accrocha son pendentif plume à la carriole et le travail des chevaux s’en trouva facilité. Grimpant aux côtés de Jin qui avait repris les rênes, et mettant en sourdine le nobliau qui s’extasiait de ses nouveaux sceptres et de ses nains de jardin, il écouta Apolline lui narrer joyeusement le combat enflammé du Soleil de sa vie.

Le trajet n’avait pas été très long, de la clairière où ils avaient brièvement combattu les voleurs de sceptres à celle de l’Arbre Sacré, mais clairement la patience de Calixte – et certainement celle de Jin – atteignait doucement ses limites pour Alteus Mir Dan Danur. Bien qu’enorgueilli par ses prouesses martiales et la récupération de ses valises, le Noble s’était rapidement replongé dans son activité favorite, à savoir leur casser les oreilles de ses multiples plaintes. Heureusement, jamais contre une occasion de papoter comme de taquiner son entourage, Apolline s’était saisie de la mission d’entretenir le nobliau comme de lui faire la conversation. Le fait que son interlocuteur ne comprît guère le second degré semblait l’amuser au plus haut point.

L’Arbre Sacré se dressa au détour d’un chemin dans sa magnificence en camaïeu d’émeraude, et même Alteus Mir Dan Danur se tût le temps de quelques secondes. Enfin. Même si le trajet avec Naëry lui avait paru long en raison de la complexité de leur relation à l’époque – enfin, ça n’était pas comme si elle allait en se simplifiant – celui-ci ne lui avait pas paru particulièrement court en comparaison, et il lui tardait déjà de faire demi-tour pour se débarrasser au plus vite du Noble. Il aurait tout le loisir de revenir sur les lieux en meilleure compagnie si cela devait lui chanter, tout comme de croiser Jin à d’autres occasions. Entre Zahria et dame Du Lys, il y avait bien moyen que leurs pas se recroisèrent un de ces jours.

Alteus Mir Dan Danur se remit à s’extasier, puis à râler, puis il croisa le regard d’autres pèlerins qui réussirent là où l’aventurier et le garde avaient échoué, et il se tût. Ils s’avancèrent dans la clairière, et tandis que le Noble s’approchait davantage de l’arbre en compagnie d’Apolline pour… prier? se plaindre à nouveau? chercher s’il n’y avait pas un coin de génération spontanée de sceptres? Jin et Calixte restèrent un peu à distance pour profiter à leur manière du lieu sacré. Et du silence.
Lorsqu’Alteus Mir Dan Danur déclara enfin qu’il avait fait tout ce qu’il avait à faire, on était le lendemain. Profitant de la journée qui s’annonçait belle, ils prirent le chemin du retour.


Les hauts murs de la Capitale se profilaient à quelques centaines de mètres, et l’obscurité s’abaissait peu à peu pour épouser les reliefs du Royaume d’Aryon. Ils avaient enfin déposé Alteus Mir Dan Danur à son auguste manoir, alourdi de ses nouveaux sceptres et de ses nombreux souvenirs récupérés au fil des auberges, et profitaient de ce qui ressemblait à la liberté après de longues journées en la compagnie du jeune Noble.

- Je crois que nos chemins se séparent là, indiqua Calixte à Jin en appréhendant les portes de la cité. Peut-être qu’on se recroisera ; sur une mission moins pénible j’espère.
- Oooh je passerai te voir à ton bureau, Soleil de ma vie !
- C’est ça Apo-plexie. A plus Cal’ !

Le coursier adressa un signe de la main à l’aventurier, et leurs pas bifurquèrent. Distraitement, il observa la silhouette de l’homme s’évanouir au hasard des rues, alors que lui-même regagnait la colocation de Zahria et Luz. Sur son épaule, l’âme artificielle racontait déjà à Vreneli les romans que lui inspirait cette expédition.

- Amour, braises et tendresses ; c’est pas mal non ? Avec le Soleil de ma vie et la fleur de la sienne.
- … il va rester, ce « Soleil de ta vie » ?

Elle rit.

- Bien sûr qu’il va rester. Luciole a bien sa Flammèche. D’ailleurs, j’suis sûre elle a plein d’infos pour mon prochain projet.
- … tu verras ça avec elle.

Ce qui était certain, c’est qu’il avait lui plein de chose à raconter à son Ombre. La soirée allait être sympa.