ANOÉ EIGENLICHT

Il retentit un fracas de tous les diables qui fit trembler le village, et ça continua, ça trottina, ça galopa, ça cavala, les cailloux, les branchages et toute la vermine valsèrent et ce pendant des minutes interminables. La nuit se réveilla toute en colère de découvrir des retardataires qui ont refusé d’aller se coucher. Anoé à qui le souffle commençait à manquer courrait d’un rythme effréné en ignorant son état, sur sa route point d’obstacles car sa survie dépendait de sa capacité à Le distancer.
 
Elle désirait à l’origine se faire belle, mais de sa tenue d’apparat anciennement garni de fioritures, il ne restait guère qu’un tablier et un simple fichu. La petite toute débraillée tentait tout de même d’amoindrir les dégâts en replaçant bien soigneusement les fleurs séchées qui garnissaient sa coiffe. Elle ne voulait pas pleurer, de peur d’embuer ses yeux maquillés et de ne plus voir ce qui se présentait devant elle. Ni elle ni lui ne cédaient du terrain et pourtant il eut fallu pour éviter ce qui s’en suivit ; elle chuta lourdement et tous deux se retrouvèrent face contre terre. 

« Vous allez bien ?»

Le majordome du domaine familial releva l’enfant en évitant ses petits pieds et poings.

« Avez-vous pris votre pilule ? »

« NON ! Ces pilules m’empêchent d’être ce que je suis vraiment ! JE NE SUIS PAS UNE ENFANT, JE SUIS UN JAGUAR ET JE DOIS RETROUVER CELUI À QUI JE ME SUIS PROMISE ! »

La sauvageonne hurlait tant et si bien que le domestique craignait de voir débarquer son employeur d’un instant à l’autre. Il aurait tout fait pour ne pas le rencontrer à cette heure tardive, alors il la posa à terre et la gifla, elle reprit entièrement forme humaine d’un seul coup. 

« Votre promis est-il le lynx que l’on voit roder en ce moment près de la maison ? »

Elle acquiesça, ce qui lui soutira un énième soupir. Las, le domestique ramena Anoé chez elle avant de lui souhaiter une bonne nuit. Il ne comprenait pas, ni lui ni tous les autres, pourquoi elle n’arrivait pas à son âge à contrôler un tant soit peu son pouvoir. Elle perdurait à ne pas différencier sa forme bestiale de sa forme humanoïde, elle laissait ses instincts contrôler ses actions et ne montrait pas de signe d’amélioration malgré son traitement. Elle n’avait pas même ses premières chaleurs qu’elle était à la recherche d’un félin pour partager sa vie. Elle mélangeait absolument tout sans rien contrôler, donnant un spectacle régulier aux habitants. Bien, heureusement, sa famille était chérie et respectée par tous. Les Eigenlicht possédaient depuis plusieurs générations des mines contenant des matières précieuses, qu’ils revendaient aux plus offrants. 

Ils avaient réuni une petite communauté d’employés prospères malgré les dures conditions des métiers liés aux mines. Ses quatre frères ainés représentaient la fierté de leurs parents, si bien que la petite dernière avait été relativement gâtée par son entourage proche. À l’approche de sa douzième année on n’avait même pas encore commencé à lui demander ce qu’elle envisageait pour l’avenir. Née noble, elle pouvait très bien vivre de la fortune familiale, même si idéalement, il était bien pour son épanouissement qu’elle se trouve une activité. Un beau jour, alors que sa mère recevait la dernière commande de son joaillier personnel, sa fille lui subtilisa un de ses joyaux, prétextant mourir si on ne lui cédait pas. Sa génitrice, habituée de ses caprices, céda, mais quelle ne fût pas sa surprise quand le soir même pendant le repas elle déclara à tous :

« La prochaine fois, je veux que le joaillier me prenne comme apprentie, c’est non-négociable. J’ai douze ans, l’âge idéal pour commencer un apprentissage, de plus, je sais que vous allez être soulagé de me savoir avec autre chose qu’un cadavre d’oiseau entre les mains. Merci pour tout, je vous aime.»

Personne n’en revenait, des paroles aussi sages… Comment ? Quand ? Pourquoi ? Ils se regardèrent en même temps, incrédules, mais heureux. Il ne connaissait en rien la réalité beaucoup plus sombre derrière cette métamorphose. Anoé était ce genre d’enfant comprenant un peu trop rapidement les choses et qui, avec ses émotions d’enfants conclu que le verre ne pouvait être qu’à moitié vide. Au moins, quand elle se laissait aller en jaguar, elle pouvait oublier toutes ces pensées affreuses. Elle avait jugé que paraître défectueuse aux yeux des autres incarnait une meilleure solution que faire reconnaître une dépression juvénile. Ce joyau au creux de sa pomme, elle avait plongé dedans des heures durant et pour la première fois de sa courte vie elle reconnu que la vie pouvait donner naissance à du merveilleux. Parfois, quand la nostalgie l’envahit elle remercie la Déesse pour cette prise de conscience. 

Le joaillier en question travaillait à la capitale, contre une somme d’argent, il lui apprit tout ce qu’il connut, puis compléta sa formation en l’envoyant chez un confrère orfèvre. Après plusieurs années de passions acharnées, compagnon depuis quelques temps déjà, elle présenta son chef d’œuvre à des maîtres en orfèvrerie et joaillerie ce qui lui permit d’avoir le titre officiel de Maître Orfèvre-Joaillier. 

(À présent, par des évènements incertains, elle s’occupe des joyaux de la couronne et plus globalement elle fait partie des références en matières d’orfèvrerie et joaillerie. Elle a élu domicile dans une petite salle du palais avec le strict minimum pour son matériel. Elle continue tout de même de faire importer des mines familiales le maximum qui lui faut pour ses créations.)