VALERIUS AYMERIC TARANIR

Le rôle d'archiviste royal est essentiel à la vie du royaume. L'Archiviste, littéralement, au-delà de son rôle d'érudit, est le gardien de la mémoire du royaume. Tout ce qui y est consigné constitue un fragment de cette mémoire et la rigueur avec laquelle cette tâche doit être exécutée est vitale pour la bonne santé du royaume. Le Royaume, en fait, est semblable à un organisme, et un organisme dépourvu de sa mémoire, un organisme amnésique, est un organisme dépourvu d'identité, en cela, l'Archiviste royal est, d'une certaine façon, le gardien de l'identité profonde du Royaume, de son humanité, de ses gloires et de ses errances.
C'est avec cette conception de la fonction à laquelle il était promis que Valerius fut éduqué. Né dans une noble famille à qui cette mission était dévolue depuis déjà un certain nombre de générations, Valerius était né responsable d'un rôle dépassant largement l'enfant qu'il était alors. Au fond, même adulte, même vieil homme comme il l'était désormais, ce rôle le dépassait largement, ne dépasserait-il pas tout être dépourvu de bon sens ?
Le premier éveil intellectuel auquel son père sensibilisa Valerius fut d'apprendre à s'étonner. L'étonnement, c'est ce qui permet de prendre du recul sur la densité d'un élément auquel un individu fait face, et en conséquence, c'est la première étape pour apprendre ce qu'est le concept de responsabilité.
La jeunesse de Valerius fut ainsi partagée entre ce plaisir pédagogique, ces étonnements successifs en découvrant de nouvelles connaissances, peut-être plus encore, un réel émmerveillement pour le savoir, mais aussi pour son pouvoir, le mettant en résonnance avec un ordre le dépassant là aussi de façon dantesque, la "Nature" (mais qu'est-ce que la nature à l'échelle d'un individu isolé ? Quel vertige!) ; et d'un autre côté une grande violence dans l'apprentissage.
En effet, il faudrait être de mauvaise foi pour prétendre que l'apprentissage d'un individu se fait systématiquement dans ces successions de beaux moments, l'acharnement avec lequel la famille Taranir a fait peser la responsabilité de la survie de la famille sur les épaules d'un jeune enfant a probablement d'une certaine façon défiguré son rapport au réel, tous ses liens à autrui étaient des liens de responsabilité. Au fond, la responsabilité devenait même un mécanisme de protection, une forme de cynisme où l'irresponsabilité face à une situation justifiait alors de l'ignorer, d'ignorer son humanité face à une injustice dont on était pas responsable.
Ce raisonnement absurde à l'extrême était un marqueur, un stigmate de la violence et du caractère protéiforme de la jeunesse de Valérius. Malgré tout, il faudrait être aveugle pour croire que cela s'est mal fini, jeune adulte accompli, digne héritier et comme tout individu, névrosé par certains éléments de son enfance, le jeune Taranir devait en toute bonne foi bien admettre que son enfance fut heureuse, élevé dans une bonne famille, avec les bonnes personnes, et surtout, au-delà de la violence intellectuelle de ces premières années, il avait obtenu un cadeau qu'il devait à son éducation, l'émancipation, l'autonomie intellectuelle conférée par le savoir, la capacité à juger sans s'en remettre à autrui, peut-être là le cadeau le plus précieux que lui fit jamais sa famille.
Jeune adulte désormais, Valerius n'était plus qu'à un pas de devenir le prochain Archiviste royal, mais alors qu'il n'était encore qu'un jeune érudit du Palais, il rencontra celle qui deviendrait quelques mois, années plus tard, sa femme et mère de son unique fille, Léanore. Si leur idylle semblait parfaite et que l'ascension sociale de Valerius dans la vie d'adulte semblait ne pouvoir se dérouler de meilleure façon, une ironie aussi violente que celle du mythe de Job, aussi cruelle que la sanction des Dieux face à l'hybris d'un héros antique finit par s'abattre sur le Taranir, en donnant naissance à sa fille, sa femme succomba.

Cet évènement tragique ayant eu lieu le quatrième de jou de la première lune fraîche de ses 20ans, sa femme était morte, sans raison. Et Valerius n'avait même pas le droit d'être triste malgré la cruauté de son sort puisqu'un nouveau lien de responsabilité était né pour lui, envers cet enfant nouveau-né, Léanore. Bien entendu, il était dévasté, il aurait aimé ne pas pouvoir sortir de son office, dévasté par le chagrin, pouvoir se morfondre et vivre son deuil comme l'aurait fait n'importe quel veuf, mais cela lui était interdit, trop d'enjeux étaient en jeu. Dans la foulée, comme si les Dieux voulaient abattre Valerius, son père, archiviste actuel du royaume suivi sa femme, donnant là-aussi à Valerius une nouvelle responsabilité, celle d'être le nouvel archiviste royal. Léanore était encore un bébé, il était seul et devait endosser une responsabilité née avant même la naissance de sa fille, avant même sa propre naissance, la responsabilité de protéger le royaume. Ses deux fidélités, bien qu'à l'apparence maudites étaient désormais claires, sa fille et la Couronne étaient les seules choses qui importaient, le reste n'était que contingence de Cour, banalités triviales et mondaines d'une vie à laquelle il ne pouvait plus succomber.

Malgré cette double tragédie, Léanore grandit bien, son père la forma du mieux qu'il le put et, de façon adroite ou maladroite, lui procura tout l'amour qu'il lui restait à procurer. Certes, il n'était pas un père parfait et sa charge d'archiviste occupait son temps, l'empêchant probablement d'être autant à l'écoute de son enfant qu'auraient pu l'être un couple de parents, mais il ne se défaussait pas, ce n'est pas parce que les circonstances étaient pénibles que sa responsabilité en devenait moindre, et il persistait dans sa voie.
Mais voilà, seize ans étaient passés et Léanore, dévorée par l'envie de quitter le palais et la capitale royale finit par s'enfuir, une fois de plus, il avait failli. Cette fois-ci était probablement la pire, non pas parce qu'elle était la troisième fois et que ce troisième échec était en conséquence plus douloureux mais parce que cette fois, il aurait pu mieux agir ; sa femme était partie, il n'y pouvait rien, il en allait de même pour son père mais sa fille était en vie, elle voulait seulement "partir à l'aventure".

Certes ce caprice petit bourgeois lui semblait absurde, qui pourrait reprendre son office ? Mais plus encore, il avait perdu une fille, la seule personne qui lui restait dans son entourage proche et direct et le pire était qu'il ne pouvait, lui, pas abandonner sa charge. N'y avait-il pas là aussi une ironie à ce que, celui qui avait été éduqué par l'obsession des liens de responsabilité ne puisse même pas inculquer une valeur aussi fondamentale, peut-être la seule qui valait le coup d'être enseignée à sa propre chair ?
Valerius avait jusque là utilisé son pouvoir de façon instinctive, en fonction de son âge, ses apports en énergie solaire étaient régulés pour une croissance humaine normale, à ses 36 ans et au départ de sa fille, il décida, consciemment ou inconsciemment pour pallier peut-être cet ultime drame de figer, ou au moins de ralentir autant qu'il le pouvait sa croissance en figeant ses apports en énergie solaire pour être certain que lorsqu'elle rentrerait au palais, elle le retrouve identique. Et ainsi, il entra dans cette longue stase biologique.

Les gens, sans le moindre doute, ne le comprenaient pas, en effet, Valerius n'avait à peu près jamais confié le secret de son pouvoir à son entourage et la question du secret de la jeunesse de Valerius fut une des questions les plus débattues dans les salons mondains de la Cour.
Le désormais confirmé Taranir était désespéré, non seulement il avait failli en tant que père, mais il avait failli aussi envers la Couronne, qui prendrait la relève ? Plus personne ne pouvait lui succéder et il était hors de question qu'il souille la tradition de la charge héréditaire d'archiviste royal.
Ainsi, pendant les années qui suivirent, en dehors de sa charge, il dialogua, avec les gens, le peuple, avec les fleurs, à la recherche de sa fille, sans le moindre succès, rien, le néant absolu, comme si elle avait disparue de la surface du royaume.

Sa carrière d'archiviste continuait, normalement, avec sa rigueur habituelle, et son devoir de retrouver sa fille se mêlait de plus en plus à l'impérieuse nécessité de trouver un héritier, certes, il lui restait du temps à vivre si on excluait le risque d'accident, mais, la situation devenait urgente et trouver un héritier deviendrait de plus en plus compliqué ne sachant pas ce qu'il était advenu de Léanore.

Et deux nouvelles lui vinrent, alors que deux décennies étaient passés depuis la disparition sans retour de sa fille, une terrible, et un miracle. D'abord, sa fille était morte, ensuite, elle avait laissé un héritier.
Malgré tout le temps passé, les décennies à ne plus y croire, le coeur de Valerius fut broyé par la nouvelle, bien plus que dans les autres cas, certes, nous ne nous abaisserons pas à l'obscénité de comparer les deuils, mais le deuil de sa fille, l'idée que sa fille puisse mourir avant son père était contre-nature aux yeux du désormais vieux archiviste. Paradoxalement, il finit par réussir à accepter qu'il ne l'accepterait jamais, et se résigna à déployer ses ultimes efforts dans la recherche du dernier héritier de sa lignée.
Là encore, même modus operandi, des années et enfin une piste, il était en vie, c'était peut-être là le dernier miracle. Il finit par réussir à le rencontrer, et mieux que tout, alors que cet enfant semblait avoir recomposé une famille, à convenir de la possibilité de l'éduquer. Il ne ferait plus la même erreur qu'avec Léanore et lui permit d'organiser son temps entre la formation érudite et la découverte indispensable du monde extérieur, la charge de Valerius ne devait plus, ne pouvait plus écraser une fois de plus sa famille et risquer de détruire tout ce qu'il restait de sa fille.

Trop d'années avaient passé et le rythme de croissance qu'avait adopté Valerius était devenu son rythme par défaut, il devait l'accepter jusqu'à sa mort et profiter de ce temps pour enseigner à cet enfant.

Un petit-fils, c'est un enfant dont les parents sont une barrière dans le rapport qu'on établit avec, mais cet enfant là n'avait plus de mère, il était certes biologiquement un petit-fils, mais symboliquement, il était l'héritier et devait donc être éduqué en tant que fils, probablement avec un équilibre que ni lui, ni son père n'avaient réussi à trouver mais qui était pourtant au coeur de la quête du savoir, il s'agissait pour le désormais vieux Taranir d'entreprendre une ultime quête, celle de la pédagogie et de la modération.