Eivar   O.  Neass

* BAF! *

Je m’en souviens encore, comme si c’était hier. Cette douleur, je pense que jamais je ne pourrais l’oublier. Ça et le regard noir de mon père, son visage crispé… C’était la première fois que je le voyais ainsi, lui qui habituellement était si chaleureux, et toujours aimable, le stéréotype du bon père de famille. Non, il n’était ni violent, ni abusif. Ce coup, cette gifle violente qui me brûlait la joue et qui m’aurait sûrement déboîté la mâchoire s’il ne l’avait pas légèrement retenue, je la méritais largement.

Douze ans, douze longues années d’enfance passées à endurer l’apprentissage des us nobles sans intérêt, des manières pompeuses et du bien paraître de la haute société. Étant seul fils d’une famille importante, j’avais vite appris l’importance de l’étiquette dans ce milieu, et il ne m’avait pas fallu plus de quelques mois pour me rendre compte que ce monde était loin de mon idéal. De la fenêtre de ma chambre, je pouvais entrevoir l’immensité du monde à l’extérieur des murs de la capitale, et je rêvais d’explorer ces paysages divers, sans avoir à me soucier du regard des autres.

J’avais essayé à plusieurs reprises de convaincre mon père de me laisser l’accompagner lors de l’une de ses missions diplomatiques à l’extérieur. Jamais il ne m’y avait autorisé. Il se doutait sans doute que si je mettais le pied dehors, plus jamais je ne cesserais de le bassiner avec mes envies d’aventure…

Mais après ces douze années, ces envies, qui n’étaient que des rêves inatteignables, se changèrent en une obsession. Durant cette période rebelle que traverse la plupart des jeunes de cet âge, je pris une décision qui s’avéra très importante pour la suite de ma vie… Profitant d’une inattention de mon instructeur pendant l’une de mes leçons, je m’étais éclipsé discrètement pour me glisser à bord du premier chariot de transport que j’avais rencontré. Après ce qui me semblait être une éternité, mais qui en réalité devait être environ une heure passée à plat ventre dans un chariot en marche à retenir ma respiration au maximum, une voix rauque s’éleva :

«C’est bon, tu peux sortir de là maintenant, ça fait un moment qu’on a quitté l’enceinte de la ville...»

En relevant la tête, je fus surpris de voir le regard de cet inconnu fixé sur moi, pas étonné pour un sou. Alors que je m’apprêtais à lui demander depuis quand il m’avait remarqué, il ne me laissa pas le temps de prononcer un mot.

«J’étais là avant que tu ne te glisses à bord, je ne risquais pas de te louper… Tu as beaucoup à apprendre en ce qui concerne la discrétion, jeune homme. »

Il s’interrompit un moment, ce qui me laissa le temps de le regarder plus en détail. Il devait être un peu plus jeune que mon père, vêtu d’un drôle d’accoutrement en cuir et en partie maillé, et une longue lance était posée sur le sol à côté de lui. Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre que j’avais affaire à un «aventurier», un homme qui vivait au-delà des murs.

«Quel est ton nom, petit ? Et qu’est-ce-qu’un nobliau comme toi cherche à faire en fuyant la ville ?»

Sans trop comprendre pourquoi, je lui répondis tout naturellement, lui racontant mes doutes concernant mon héritage, mes envies irrépressibles d’aventure, ma soif de découverte… Il s’ensuivit une longue discussion, durant laquelle cet homme, que je venais de rencontrer, me compta plusieurs récits, certaines de ses propres aventures, que je ponctuais de questions, ne pouvant retenir ma curiosité. A chaque minute passée à l’écouter, je me laissais de plus en plus embarquer, et séduire par le monde qui se dessinait dans ma tête. Après plusieurs heures d’échange intense, j’avais l’impression d’en avoir appris plus sur le monde en une journée que pendant toute ma vie jusqu’à présent… Et c’est sur un dernier de ces contes que le sommeil me rattrapa finalement.

A mon réveil, le sol tremblant du chariot avait disparu, tout comme l’aventurier. A la place, je me trouvais dans mon lit, dans ma chambre, de retour à la capitale. Croyant d’abord avoir rêvé tout ce qui s’était passé la veille, mais ne pouvant m’empêcher de penser aux histoires que j’avais entendues, je repris ma routine comme si de rien était, avant de rejoindre la salle commune.

Et à ce moment-là, tout s’enchaîna très rapidement. Alors que je m’apprêtais à saluer mon père comme d’habitude, je sentis la paume se sa main s’abattre sur ma joue violemment. S’ensuivit un long silence, durant lequel son regard furieux ne me laissa pas un instant de répit. Puis d’une voix forte et autoritaire, il commença un long sermon: alors que j’avais passé ma journée à voyager en parfaite sécurité, ma «fugue» avait provoqué un grand remue-ménage dans la capitale. Un bataillon entier de garde avait été chargé de fouiller notre quartier à ma recherche, du matin jusqu’au soir, causant beaucoup d’agitation, et la naissance de rumeurs autour de notre famille qu’il serait difficile de faire taire.

J’appris aussi que c’est finalement en plein milieu de la nuit qu’un homme avait frappé à la porte de la demeure, portant mon corps endormi sur ses épaules. A sa description, je n’eus aucun mal à reconnaître l’aventurier avec qui j’avais passé la journée… en dehors de la capitale. Ce détail, il avait sûrement préféré l’omettre pour ne pas inquiéter ma famille plus qu’elle ne l’était déjà : il leur avait raconté m’avoir trouvé endormi, caché dans une ruelle du quartier. Sans demander son reste, sans même donner son nom, il s’était ensuite éclipsé dans l’ombre de la nuit.


—

Après cet incident, je n’ai plus jamais tenté de m’échapper, et j’ai continué à suivre les directives de ma famille pendant quelques années. Mon père semblait tout faire pour oublier cet incident passé, et plus jamais il n’eut à lever la main sur moi. Bien évidemment, de mon côté, je ne pouvais cesser de penser à ce que je considère encore comme ma première aventure, et à toutes ces découvertes qui m’attendaient en dehors de ces murs. C’est ainsi que passés mes 16 ans, approchant de l’âge où un jeune homme noble commence à avoir des responsabilités plus importantes, je pris une décision qui sonna comme une évidence pour moi : abandonner mon héritage.

J’étais décidé à faire une croix sur mon passé, à tout laisser derrière, jusqu’à ma propre identité, ces 16 dernières années. Je n’avais pas vraiment eu le courage de confronter mon père à ce propos, mais je ne comptais pas salir le nom de cette famille pour autant, c’est pourquoi abandonner mon nom semblait la meilleure chose à faire… Et de toutes les personnes qui auraient pu me faire changer d’avis sur le sujet… Devant la porte de la demeure, droit, mains derrière le dos, il se dressait juste face à moi: mon père. Alors que je m’imaginais déjà devoir me justifier pour ne pas revivre le scénario de la dernière fois, il ne prononça que quelques mots, des mots simples, mais riches de sens. En une phrase, je compris qu’il avait toujours su pour mes idéaux refoulés, qu’il me donnait son aval malgré lui, et qu’il était hors de question que je rejette mon nom.

« Va écrire ta propre histoire, Eivar Olgierd Neass »