- Je vais bien… répondit-il à Emeor Calyx même si ça sentait plus la question rhétorique qu’autre chose. C’était… intéressant.
Ils reprirent à leur tour le chemin de la Caserne, à un rythme moins soutenu qu’à l’aller, et Calixte en profita pour mieux détailler les façades alentours. Ses souvenirs du Grand Ports étaient plutôt anciens, et limités à ses habitudes d’enfant ou de militaires de passage. Même ses séjours comme espion dans le coin avaient laissé certains pans de la ville relativement vierges de ses errances, et de son indiscrétion. Il était loin de connaître la cité portuaire comme la Capitale – et en même temps, il connaissait vraiment très bien cette dernière – et se laissait aisément surprendre par ses multiples facettes familièrement inconnues.
Distraitement, il nota qu’il n’était pas le seul à avoir les yeux baladeurs, mais si lui-même s’attelait plutôt à du lèche-vitrine, alors qu’il semblait qu’Emeor Calyx s’acharnait à lui lécher la silhouette. Et c’était intrigant en soi. Et assez amusant. Laissant le claquement de leurs bottes meubler le silence de cette étrange mascarade, Calixte attendit de voir jusqu’où les mènerait ce ballet non assumé. Finalement, le lieutenant s’arrêta abruptement. Et si l’espion n’avait pas continué à observer son manège du coin de l’œil, il lui serait certainement rentré dedans. Stoppant sa propre foulée juste derrière son supérieur, il attendit patiemment. Sagement. Etudiant avec curiosité les mimiques d’Emeor. Inhabituelles, pour le portrait qu’il s’en était fait. Il y avait dans la posture de l’homme, dans la tension de ses épaules, dans son visage tourné vers l’inconnu, une hésitation. Une possibilité. Une folie. Une touche subtile d’humanité. Immensément fascinante.
Le lieutenant fit soudainement volte-face, et son regard bleu froid accrocha celui ambré du coursier. Il y avait là un éclat inattendu. Une permission qu’il ne s’était pas même accordée lors de leurs échanges martiaux.
- Auriez-vous envie de faire quelque chose de particulier avant de clore la journée sur un bilan général soldat ? Quelque chose pour vous permettre de bien saisir les enjeux de votre poste bien évidemment. et je n'aime pas les tavernes....
Les yeux de Calixte s’arrondirent légèrement, et un sourire menaça de s’étirer sur ses lèvres. Sans plus réfléchir car il sentait que l’occasion ne se représenterait pas de sitôt, et que le vent agitant les pensées du lieutenant était présentement versatile, le coursier céda à la tentation de sourire et attrapa sans plus de préambule de bras de son supérieur pour le tirer vers la porte la plus proche. Il sentit sous sa main une tension s’emparer du corps inhabitué à l’impulsivité désordonnée, mais elle se dissipa peu à peu pour une vibration plus… impatiente ? Anxieuse ? Décidée ? … ou peut-être finalement agacée. Qu’importait. Calixte poussa le battant qui s’offrait à eux, et ils pénétrèrent dans la boutique.
Dans le corridor d’une boutique et d’un escalier menant à d’autres commerces. Devant eux, de grandes lettres lumineuses colorées indiquaient « Chez la raie rose ». Nom très peu glamour, mais certainement révélatrice de son domaine d’expertise. Le sas dissimulait à la rue les objets exposés derrière une seconde vitrine, mais une fois la porte passée, il y avait assez peu de doutes sur l’activité du coin. Derrière le comptoir proche de l’entrée de la boutique, une femme à la coiffure improbable leur adressa un vague geste de la main.
- Promotion sur les lubrifiants. Nouveaux modèles de menottes depuis hier, à côté des jeux érotiques.
- … il y avait un panneau avec une tasse ? demanda le coursier en haussant les sourcils car il lui avait tout de même semblé avoir aperçu un salon de thé, et qu’il n’était pas encore tout à fait prêt à perdre sa place au Bastion pour avoir entrainé son supérieur dans un sex shop sur leurs heures de travail.
Sans un mot de plus, occupée à se limer les ongles, la femme leur indiqua l’étage. Où ils s’empressèrent de monter. Et, effectivement, où ils trouvèrent un petit salon de thé sans prétention. Mais aux doux arômes chaleureux.
- Si vous n’aimiez pas le thé, vous auriez dû répondre à ma question plus tôt, indiqua-t-il avec un regard joueur vers Emeor.
Un vieil homme les accueillit dans un minimum de mots, raccord avec l’atmosphère feutrée du lieu, et ils furent installés en tailleur près d’une table au bois usagé. Des paravents vieillots séparaient les différents groupes de clients, donnant l’illusion d’un peu d’intimité. Après un regard rapide à la carte, le coursier indiqua une boisson et quelques curiosités au vieil homme, puis se relança dans l’activité amusante et fascinante d’observer son supérieur.
- Ce n’est pas une taverne, fit-il en haussant les épaules alors que le regard bleuté d’Emeor revenait vers le sien. Voulez-vous commencer le bilan ici ?
La légère voix fluette de la vendeuse se fit entendre. Le visage d'Emeor se décomposa, quittant l'air sombre tandis que les sourcils tombaient de stupeur ; les yeux s'écarquillèrent à en sortir des orbites, la bouche s'ouvrit n'étant nullement retenue - quelle retenue pouvait-on avoir en un tel lieu ? -, l'ensemble du visage se brisa sous l'effet de l'étourdissement, de l'étonnement, de la honte, de la surprise. Le Lieutenant, en temps normal, aurait repris son aplomb afin de sortir rapidement d'un tel endroit. Or, il ne s'agissait guère d'un simple salon de thé ou d'une auberge dévergondée. Emeor ne put reprendre son visage de marbre, intact et impeccable. Ils auraient dû rentrer. Pourquoi avait-il cédé ne serait-ce qu'une seconde à des pulsions juvéniles et infantiles ? Il s'en voulait profondément, se maudissant à mille reprises. Malheureusement, le militaire n'eut le temps d'agir, de diriger son subalterne hors du lieu afin de reprendre, tranquillement - autant que cela était possible -, la route vers la Garnison. En temps normal, il aurait agi de la sorte. La stupeur le paralysait. Soudain, son esprit fut illuminé, comme si l'odeur venait de se dégageait d'un lourd brouillard d'où on ne pouvait discerner les choses les uns des autres. C'était donc cela... Il avait eu raison de douter en humant l'air. Il connaissait, malheureusement et honteusement, cette horrible effluve nauséabonde. Quelques mots se formèrent sur le bout des lèvres pour s'échouer au fond de sa gorge, voilà qu'on les amenait d'ores et déjà à une table. Emeor ne contrôlait guère la situation, ce qui lui était particulièrement pénible. Il dut se résigner à s'asseoir, sans un mot. Seuls deux autres clients sirotaient leurs boissons en chuchotant - un homme et une femme, tout deux assez jeunes, la fougue de la jeunesse... Emeor avait leur âge, à n'en pas douter -, à l'autre bout d'une pièce à l'atmosphère lourde. Non pas cette atmosphère d'un salon de thé surchargé de tapisseries où les odeurs de thé se mêlaient aux trop nombreux objets disposés ici et là au bon gré du propriétaire à l'allure joviale. Une atmosphère chargée, chaude, presque bestiale, où une étincelle embraserait l'ensemble sans aucune difficulté. Une marée envahissait chaque personne ici. Le Lieutenant toussota. Il se remit en place, droit, bien en tailleur, face à son coursier.
Il eut envie de répondre plusieurs choses à la fois. Premièrement que « thé vert » et « chargé » étaient peut-être un peu antinomiques, mais vu l’état d’inconfort apparent d’Emeor c’était plutôt remarquable qu’il n’eût pas simplement décidé de mettre les voiles. Ensuite il aurait bien juste déclaré « et pourquoi pas », parce que ça semblait être le type de réponse tout à fait adéquat pour voler dans les plumes de son supérieur, et obtenir davantage de réactions. Le temps que quelques secondes, le coursier caressa cette douce tentation, puis il se rabattit sur quelque chose de plus sage. Prenant en pitié le lieutenant, et en considération son désir d’éviter d’être renvoyé dès son premier jour au Grand Port.
- Vous aviez évoqué votre aversion des tavernes dans le même temps que celui me demandant si j’avais envie de faire quelque chose de particulier avant de clore la journée ; il m’a donc semblé approprié de la clore dans un lieu chaleureux et tranquille, répondit-il en haussant les épaules. Mais si j’ai mal interprété vos propos, je vous prie de m’en excuser.
Le serveur revint avec leurs commandes et les disposa devant les deux gardes. Alors que Calixte lui tendait quelques cristaux pour l’ensemble, il lui donna un sachet de toile que le coursier rangea aussitôt dans le petit sac-sans-fond de sa ceinture.
- Le temps que nos thés refroidissent et que nous les buvions, nous serons sortis dans maximum une trentaine de minutes, ajouta-t-il à son supérieur alors que le serveur s’éloignait d’un pas alourdi par les années. Ce qui nous laisse le temps de savourer nos breuvages si les lieux sont à votre goût, ou nous oblige à rester un temps relativement supportable si au contraire ils vous hérissent le poil. D’autant plus si on le meuble avec ce bilan…
Il tapota distraitement ses doigts contre la surface de grès de sa tasse fumante avant de piocher l’une des sucreries qu’il avait commandées.
- A moins que ce bilan, que vous évoquiez plus tôt, ne nécessite plus que des paroles ? demanda-t-il à Emeor en lui tendant le petit récipient de douceurs en offrande.
L’homme ne le frappait pas comme un adepte des friandises – ou de quoi que ce fut d’autre que la rigueur insipide – mais, toujours amusé et intrigué, l’espion poursuivait ses petites expérimentations. Le temps de quelques secondes, l’habitude le rattrapa et il se dit que Zahria allait bien rire lorsqu’il lui raconterait sa première journée au Bastion, puis, tout aussi vite, la réalité se réimposa avec ses gros sabots et une ombre passa dans ses prunelles. Il se demanda alors si le glacial Emeor, engoncé dans sa rigidité calculée, avait déjà connu pareil tourment. Pareille joie que celle des relations amicales ensoleillant les horizons les plus pluvieux. Pareille peine à leur perte. S’était-il seulement déjà laissé aller à l’étreinte de bras aimés et aimants, laissé guider entièrement par une main de confiance ? Laissé atteindre, laissé toucher ? Laissé réconforter. Laissé blesser. Y avait-il seulement des relations fonctionnelles, protocolaires, dans la sphère d’influence du lieutenant, ou existait-il quelques âmes dont la présence émouvait davantage cette créature d’allure impassible en toutes circonstances ? Presque, en toutes circonstances, rectifia Calixte en avisant la rougeur s’estompant peu à peu des joues de son supérieur. Enfin… bien que sa curiosité fût grande, c’étaient là des questions pour un autre jour, une autre occasion.
Le serveur vint servir les boissons, coupant court toute réflexion de la part du Lieutenant qui s'attarda alors sur les gestes du jeune coursier qui, prenant l'initiative, paya la légère addition. Un tel geste surprit Emeor, n'étant pas habitué à ce que quelqu'un lui payasse un verre - le dernier en date devait être celui payé par le Capitaine suite à une mission particulièrement difficile - et il ne put retenir un haussement de sourcils. Silencieux, évitant encore le regard de son subalterne - craignait-il quelque chose de particulier ? -, il remua l'onctueux liquide de sa tasse, y détailla alors chaque fine bulle, chaque tracé produit par sa cuillère comme s'il s'agissait d'un spectacle inédit. Les propos du jeune Alkh'eir surprirent tout autant le Lieutenant qui, cette fois, assez discret, resta de marbre ; jamais un soldat n'avait eu l'audace de s'adresser de la sorte à Emeor Calyx, amoureux passionnément du protocole et de la hiérarchie : un seul soldat s'était-il seulement retrouver dans un salon de thé bien particulier face à Emeor ? Non, aucun à ce jour. Heureusement, personne en cette pièce ne les connaissait et, de ce fait, ne pouvait faire circuler une quelconque rumeur à leur égard. Cette simple pensée fit rougir le Lieutenant qui serra la hanse de sa tasse avec une telle force qu'on eut cru qu'il la briserait. Son honneur semblait touché, blessé, profondément. Était-ce seulement son honneur ? La dernière question du coursier, son supérieur buvant sa première gorgée, provoqua un trémoussement incontrôlé qu'Emeor eut bien du mal à cacher à un tel point qu'il faillit cracher à la figure de son interlocuteur. Il déglutit et respira profondément, n'osant toujours fixer le jeune homme, de peur de perdre son habituel froideur protocolaire et de céder à la panique.
- Eventuellement si le serveur repasse par ici, répondit le coursier en haussant les épaules tout en observant Emeor hésiter sur la conduite à tenir.
En tout cas cela répondait un peu au questionnement qu’il se faisait un peu plus tôt. L’homme n’avait apparemment pas du tout l’habitude de ce type de situation. De moment. De relation. Et c’était à la fois pas tellement surprenant, et un peu triste. Il était pourtant difficile de croire que du haut de ses vingt-six ans le lieutenant n’eût jamais rencontré d’âme tentée par l’entreprise d’aller chercher sous sa carapace protocolaire froide quel type d’émotions l’animait tout de même. Ou alors ce bouclier sévère de rigidité avait-il réussi à repousser tout assaut jusque-là ? Alors quoi ? Le coursier jouait-il simplement de la chance insolente du nouveau-venu ? Emeor avait évoqué qu’il lui trouvait un « rapport particulier à la hiérarchie », et c’était certainement vrai. L’habitude de la Caserne de la Capitale comme les liens fraternels au sein des espions avaient certainement laissé s’installer une indolence dans sa propre appréciation de l’étiquette. Mais au-delà de ça, c’était surtout le maelstrom d’émotions, à moitié étouffé par le couvercle de sa peine immense, qui rendait plus erratique son rapport à son supérieur. Moins contenu. Moins réglementaire. Et finalement, était-ce cela, ou un coup de pouce de Lucy, qui avait suffi à convaincre le lieutenant qu’il pouvait, un peu, se laisser aller à baisser les armes ?
- Si mon comportement vous a incommodé – vous incommode – je vous prie de m’en excuser, fit Calixte en repensant aux mots d’Emeor, juste pour voir ce qu’en dirait – ou pas – l’homme. Avec l’habitude d’un même régiment pendant plusieurs années certaines barrières s’étiolent. Avec vos directives concernant les entraînements n’hésitez pas à me faire parvenir celles pour une attitude plus appropriée.
La remarque aurait pu être insolente mais le ton n’y était pas. Malgré son envie de dépouiller le lieutenant de sa froideur pour découvrir ce qui gisait en dessous, l’espion n’avait pas vraiment l’ambition de se faire jeter rapidement de sa nouvelle affectation et était réellement curieux des éventuelles notes que pouvait lui faire passer l’homme sur ce qu’il trouvât adapté comme comportement de la part de ses subalternes.
- Je ne suis pas certain de rencontrer un jour le Capitaine, poursuivit-il en fronçant légèrement les sourcils. Il a l’air d’être un homme très pris. Par ses gradés, par ses Valkyries, par la Noblesse qui lui tourne autour. Sans compter qu’il doit certainement gérer tout un tas de choses qu’un simple membre de régiment comme moi ne doit pas soupçonner… Mais il a effectivement une certaine réputation.
Il porta sa tasse à ses lèvres et finit ce qu’il restait de son thé. Jetant un regard au petit récipient qui avait contenu les friandises, il nota avec amusement qu’il n’en restait plus que deux. Si lui-même ne s’était pas gêné pour piocher dedans, Emeor n’y était pas non plus allé de main morte. Apparemment l’espion tenait là l’un des péchés mignons de son supérieur. Récupérant une sucrerie, il tendit la dernière à son interlocuteur avec un sourire insistant.
- Si vous avez fini votre thé, nous pouvons retourner au Bastion. Je m’en voudrais de vous avoir éreinté dès le premier jour.
Il était tout à fait possible que le ton ait été à la limite de la taquinerie. Après tout, ils venaient de passer ensemble un peu de bon temps dans un salon de thé – au-dessus d’un sex-shop – et allaient rentrer d’une journée déjà chargée.
- Néanmoins, si l’expérience devait vous retenter sur votre temps libre : vous connaissez mon planning, vous savez où me trouver, proposa-t-il simplement à Emeor en se levant de la table. Je ne suis jamais contre un thé, ou une douceur.
Et si la possible double lecture de cette dernière proposition le fit rire intérieurement, il se garda bien d’en faire la remarque au lieutenant. Pas la peine de pousser davantage sa chance, Lucy ne l’avait jamais eu à la bonne.
Lorsque leurs pas reprirent le chemin du Bastion, les pensées du coursier étaient bien plus légères que celles qui l’avaient accompagné à son arrivée le matin même. Ce changement de régiment s’annonçait plus agréable que prévu. Voire amusant, songea-t-il en repensant au petit sachet de friandises qu’il avait rangé plus tôt dans sa ceinture et qui apparaîtrait un jour sur le bureau de son supérieur.
|
|