A bout de souffle - parce qu'en plus de la nuit, la pluie s'est installée tranquillement et qu'il fallait bien trouver un abri - Jaana débarque alors dans la première auberge qui se dresse sur sa route. Une qu'elle finit invariablement par fréquenter régulièrement, à croire qu'elle ne fréquente que les mêmes routes, encore et encore. La fiabilité a néanmoins parfois du bon et c'est d'un pas décidé qu'elle s'avance vers le comptoir où le tenancier, frère de la propriétaire de la gargote qu'elle commence à bien connaître, la regarde approcher d'un air contrit. "Tu gouttes partout sur le plancher, gamine." Qu'il lui lance de sa voix plus aigüe que son physique tout en largeurs ne le laisse deviner. "Tu vas faire moisir le bois, laisse ta cape à l'entrée bon sang !" Mais il sait que c'est déjà trop tard, Jaana a déjà posé son dynamique postérieur sur un tabouret et ne semble pas prête de bouger. "C'est pas de ma faute si tu traites pas tes sols, Jean-Claude." Lui rétorque-t-elle avec insolence. Il ne s'appelle pas Jean-Claude. Mais Jaana ne se souvient jamais de son prénom, alors elle invente.
Ledit Jean-Claude lève les yeux au ciel, comme il semble l'avoir fait un millier de fois, et disparaît un instant dans l'arrière boutique. Jaana jette alors un regard sur la salle bien remplie. Pas mal de visages connus, quelques uns se démarquent néanmoins. Tous ont l'air maussades. Un grand bruit sur le comptoir de bois orné de métal rouillé fait bondir l'aventurière sur son siège. C'est l'aubergiste qui vient de faire claquer une large chope d'une boisson tiède à l'odeur de miel et à l'alcool faiblard. "Aaah ! Merci Jean-Charles ! Tiens, t'as une minute ? J'ai vraiment eu une journée de merde mais plein de trucs à te raconter. T'as pas l'air trop occupé !"
Le rouge envahit le visage de J-C qui semble à deux doigts de pourrir Jaana pour son outrecuidance. Sans un mot - il a la colère muette - il s'éloigne pour débarrasser d'autres chopines qui traînent sur une table que deux vieux aventuriers arthritiques viennent de quitter d'un pas laborieux. L'attention de la Brailleuse se pose alors sur les quelques clients au comptoir, les pauvres bougres ne la connaissent pas encore. "Eh, je vous ai pas raconté ! Franchement c'est pas croyable. Vous êtes déjà allés bosser au hameau là, près du Lac ? A côté de la rivière. C'est pas des vainqueurs hein ?" Personne n'a l'air de la regarder ni même de faire le moindre signe de l'écouter, dans un premier temps. Puis un regard discret se lève dans sa direction, ce qu'elle prend immédiatement pour un encouragement à continuer son récit. "Ils cherchaient quelqu'un, soit disant pour dégager un tas de gros Globous agglomérés autour des bateaux. Trois personnes qu'ils ont embauchées pour ça. Trois ! Et c'était juste de la vase ! Rien de vivant ! Quand je leur ai dit, ils voulaient que je fasse le ménage pour eux ! Alors j'ai refusé hein, je suis pas là pour nettoyer derrière les crados. Ils m'ont pas payée ces abrutis ! Deux heures à patauger dans la vase pour rien ! Non mais vous y croyez ?"
Jaana regarde sa chope et prend une grande lampée. Il faut admettre que boire chaud par ce temps fait du bien. Elle se retourne encore vers son public. "Et c'est pas tout hein, j'ai passé l'après-midi à me prendre tout le satané patrimoine zoologique de la région sur la tronche, et personne pour me payer à les dégager bien sûr. C'était quoi déjà …" La jeune aventurière regarde au fond de sa chope, comme si le breuvage pouvait lui redonner la mémoire. "Merde c'est quoi ce truc là … comme un gros minet orange…"
… Je veux … Chasser …
Un sursaut. Une autre de ces mauvaises nuits où l’envie te dévorait l’estomac. De remettre le vague repas, semblant de bouillon, qu’ils avaient offert, la veille, dans l’auberge miteuse où tu t’étais arrêté. Un coin bien loin de la jeunesse dans les dorures de la noblesse. Ici, dans les lits, les rats se battaient avec les mites. On pouvait même se demander si certaines créatures ne naissaient dans les murs de ces édifices qui risquaient surtout de s’effondrer. Les Humains étaient parfois assez fous pour oser dormir une nuit. Rarement plus. Lorsque la pluie tombait, certains avaient même l’impression qu’ils étaient dessous, tant ils l’entendaient mais, surtout, la sentaient couler sur leur visage. Un soupir. Un passage sur ton visage, sur ta mauvaise barbe pleine de poussières. Tu te mettais même à espérer que la prochaine halte aurait au moins un bain décent, histoire d’enlever toute la crasse qui te collait à la peau depuis trop longtemps. Pourtant, assis torse nu dans l’obscurité de la chambre, l’estomac grondait. La faim hurlait. Un deuxième soupir alors que tu glissais hors des draps, enfilant le lin de ton pantalon et de ta chemise.
Comme un grondement. De satisfaction. De plaisir. Dans ton estomac, dans l’ensemble de ton corps. Il soupire de plaisir, en vérité. Glissant tes doigts à tes yeux, tentant de chasser le sommeil qui souhaite reprendre ses droits sur ta nuit, tes pieds passent dans les vieilles bottes boueuses et, finalement, fermant ta porte derrière toi, tu descends les quelques marches.
Il … est temps …
La salle était chargée. Sans être pleine, ni rencontrer l’ensemble de sa capacité maximale, plus d’un aubergiste aurait été heureux d’une salle à moitié aussi pleine. Une soirée réussie pour le jeune homme qui venait de reprendre l’édifice depuis quelques mois. Il était assez à l’aise pour connaître les visages familiers et se montrait relativement amical avec les plus inconnus. Un homme qui, au vu de ton œil cicatrisé, avait l’expérience suffisante pour durer un bon moment. Hochant de la tête, tu te posais finalement assez proche pour être rapidement servi.
« La meilleure. », lâchas-tu de ta voix cassée par le temps.
Glissant les deux cristaux, ton regard se posa sur ton mauvais reflet. L’autre avait décidé d’être pénible ce soir. Comme depuis quelques nuits, il ne te laissait plus réellement dormir. Comme s’il essayait un peu plus de t’user. L’âge ne t’aidait définitivement pas dans cette lutte impossible. Un jour, il finirait par gagner, ce n’était qu’une épreuve de temps et d’usure. Le corps affaissé sur le tabouret aussi vieux que ton propre corps, tu n’écoutais que d’une oreille celle qui venait d’entrer. Un autre énergumène qui se pensait au sommet des sommets, sur les toits du monde.
… Alors … Qui ? Dis-moi …
Personne.
« Tu ne sais pas juste la fermer, en fait ? Tu ne vois pas que tu fais chier tout le monde avec ton histoire ? » Il t’agaçait. Tu le sentais. Et elle était la victime de la querelle que vous meniez depuis des années.
… Elle ? …
Te redressant légèrement sur le tabouret, tapant du poing sur la vieille planche, ton regard croisait finalement celui de cette Aventurière. Entourée d’ivrognes et de quelques Aventuriers en quête de repos, un silence intense s’était imposé durant quelques instants, chacun attendant qu’une nouvelle réplique tombe. Que le combat commence. Car, après tout, qui ne venait pas ici pour en voir deux s’empoigner ?
Le seul qui daigne se manifester, un vieux râleur qu'elle n'a jamais vu et qui n'a même rien à lui reprocher, le fait pour la provoquer. Elle est surprise, tout de même. La plupart du temps, on l'ignore ou on l'écoute poliment. Jaana lève les sourcils, ne cachant pas son étonnement en l'accompagnant d'une moue qui trahit une forme d'intérêt pour l'impoli. "Mange un truc hein, t'as l'air d'avoir les crocs." Rétorque-t-elle en affichant un petit sourire. Son regard parcourt l'assistance, ceux qui semblaient l'avoir écoutée. "Je sais me taire mais pour ça il faudrait que j'en aie envie. Personne d'autre que toi ne s'est plaint jusque là, et ils écoutent bien mes histoires à chaque fois !" Jaana ne sait pas pourquoi elle tente d'argumenter ou se justifier parce qu'à être tout à fait sincère, elle se fiche totalement de l'avis de ce gars. Elle le trouve même franchement emmerdant, à taper du poing comme ça.
"T'as pas répondu à ma question au fait." Ajoute-t-elle, sa voix partant dans de drôles d'inflexions. "T'as vite fait de jouer les gros durs, c'est sûr." Elle repose sa chope et s'accoude au comptoir, presque trop haut pour elle, appuyant sa tête sur sa main en regardant le vieux type. "Tu viens dans les auberges pour le silence ? Tu crois pas que tu t'es un peu planté ? C'est un endroit festif, c'est pas aux autres de la boucler pour ton confort, pardon. Va dans un temple." C'est à cet instant que J-C a le malheur de revenir au comptoir après quelques secondes passées à l'arrière. Il est discret, mais pas assez pour passer inaperçu. Jaana l'interpelle alors, comme pour qu'il la conforte dans sa position. "Pas vrai Jean-Christophe ? Tes clients ils viennent pour s'amuser, non ?" Une nouvelle fois, la voix de la jeune femme sembe comme accompagnée d'un sifflement aigü. Quelque chose qu'elle ne perçoit pas vraiment tant elle est habituée à ce que ce que son système vocal produit soit un peu hors du commun. Quelques grognements dans la salle témoignent pourtant de la façon dont c'est reçu par l'assistance.
"Bah quoi, t'es muet maintenant ?" Le tavernier la regarde, interdit. Il ne prononce pas un mot. "Tu m'étonnes que t'attires que des râleurs coincés, si t'ouvres jamais la bouche. Ramène un peu ta frangine, elle sera d'accord avec moi !" Il est vrai que Jaana trouve en elle une oreille plus attentive que celle du tavernier en charge de l'auberge ce soir là. Mais elle est déjà bien trop à son aise pour douter un seul instant de sa position. Ne laissant même pas le temps à une seule réplique d'être prononcée - parce qu'en plus de beaucoup parler, Jaana parle vite et fort - elle ajoute encore, les aigüs semblant s'emballer encore. "Eh bien, tu m'as pas répondu alors, c'est quoi comme animal ? L'espèce de gros chat orange ? J'en ai bien deux qui me sont tombés sur le râble mais pas moyen de remettre leur nom. T'as l'air disons … D'avoir de l'expérience. Tu dois savoir, hein ?"
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