Ah, la saison douce ! Le soleil qui revient, les oiseaux qui s’éveillent ! Les enfants qui fuguent ! Les époux qui se font un sang d’encre ! Les rumeurs qui vont bon train sur la santé physique, mentale et économique d’un couple royal dont l’image publique ne fait que prendre des casseroles depuis quelques mois !  Un délicieux début de soirée s’il en est !
Debout dans les archives, le roux consort soupire lourdement. Récemment, les quelques après-midi et soirées de liberté qu’il arrive à se ménager finissent toujours de la même façon. Grim se retrouve seul avec ses pensées. Fut-il dans son lit, sa sublime compagne endormie dans ses bras ou à un balcon, à contempler le vaste royaume qu’il n’a jamais vraiment voulu, une pensée sincère, omniprésente, s’impose à son esprit.

Quel merdier… Nouveau soupir. Il devrait en parler, s’ouvrir à quelqu’un… Mais qui ? Allys est déjà bien assez inquiète. Et il est le roi consort du royaume d’Aryon, bordel ! Pas la servante qui vient faire les draps le mercredi  au manoir de Léral ! Ça ne va pas. Il ne peut pas se permettre d’avoir cet air de chien battu. Pas devant Allys, pas devant les ministres, pas devant le peuple.

Grim se fige devant un portrait de lui, à la suite de ceux de tous les autres rois d’Aryon. Ce qu’il déteste ce portrait…
Les murs du Palais sont hauts, mais pas assez pour retenir son envie de sortir. Tandis qu’il se passe une main dans sa barbe fournie, une idée lui vient à l’esprit.
« -Garde ! Pas de réponse. Le roi soupire, se redresse. Il n’est pas seul, c’est impossible. Depuis la fugue d’Athy, le seul moyen de rassurer Allys est d’être accompagné en permanence. Grim déteste ça au point de forcer les gardes royaux à se faire discrets en sa présence. -Allons, je sais que vous êtes là. » Pause. Le roux cherche dans son esprit. Qui était son escorte, aujourd’hui ? Avec Allys qui enchaînait les réunions exceptionnelles, qui se déplaçait personnellement pour confirmer ou infirmer la véracité d’informations supposées sur les enfants du couple royal, la majorité des gardes royaux étaient avec elle, ce soir. Leur capitaine aussi, c’était certain. Ah !
« -Jaina, c’est ça ? Je ne vais pas vous manger, promis ! » Un rire secoue les épaules de Grimvor, alors qu’il se rappelle. Il lui avait –avec, soyons honnêtes, un peu trop de fermeté- suggéré de l’attendre à l’entrée des archives.

Ainsi, l’homme sort de la salle des archives. En chemin, il détache ses cheveux longs, qui lui tombent en longues mèches ondulées jusqu’au milieu du dos, couvrent son front, encadrent son visage. L’épaisse toison rouge sombre qui lui sert de barbe transforme son visage. Grim sourit, remerciant silencieusement Allys de le convaincre de se raser et se coiffer  pour chaque apparition publique. Depuis trois jours qu’il n’a pas touché à une fonction officielle, le roi consort ressemble plus à un sauvageon ayant découvert le savon la veille au soir qu’à un membre du couple régent. Il arrive au niveau de la porte.
« -Ah, Jaina ! Excusez-moi pour tout à l’heure, je me suis emporté. Les traits tendus qu’il montrait malgré lui à la garde royale en entrant aux archives ont disparus, maintenant. De nouveau armé du sourire insouciant de cabotin qu’il a depuis des années, le roi prend le bras de Jaina, une lueur de conspirateur dans les yeux. -J’ai besoin de sortir, très chère. Aller dans une taverne, boire un coup. Savoir ce que le peuple pense, la nuit, quand ils se pensent libres de colporter les rumeurs et assez saouls pour croire que leurs théories sont révolutionnaires. » Une excuse presque valable. Qui marcherait, si les occupants du palais n’étaient pas tous déjà au fait de la tendance du roi à… s’éclipser, lorsque l’envie d’un bon godet se fait ressentir. En l’absence de Yuduar, et comprenant évidemment la nécessité pour lui d’avoir une escorte, Grim a donc décidé d’entraîner la blonde dans sa débauche.
« -Allez !, reprend-il sans laisser à la garde le temps de répondre, -On enfile des habits passe-partout, et on file à la taverne ! »

Ouvrant la marche, le roi se dirige vers ses appartements. Il se retourne vers Jaina, tout sourire. « -Je connais le chemin, ne vous inquiétez pas ! On se retrouve devant mes quartiers à la tombée de la nuit ? Poussant doucement la jeune femme de la main, le roi insiste. -Allez, hop hop hop ! L’armure vous sied à ravir, mais elle n’est pas très discrète. On file se déguiser en aventurier et on revient ! »

Satisfait de sa propre pitrerie, pressé de pouvoir prendre un bon verre loin de tous ces gens tendus en permanence au Palais, Grim trépigne d’impatience. Il opte pour un pantalon en toile, des bottes de cuir usées par le temps, un chemisier en toile et une lourde veste molletonnée.  Attachant sa bourse et l’épée qui lui servait jadis, à l’époque où il aspirait encore à l’aventure, le roux fait fi du soudain accès de nostalgie qui l’envahit.
Attendant la tombée de la nuit, Grimvor prend une plume, un encrier. C’est de bonne humeur, qu’il écrit à sa femme. Lui laisse un court poème glorifiant son amour pour elle, lui assurant sa dévotion. En bas de page, il lui écrit de ne pas l’attendre, ce soir.
Le roi ouvre la porte de ses quartiers pendant que les derniers rayons du soleil se meurent, à l’horizon. La lettre délicatement scellée, posée sur l’oreiller de sa dulcinée. Père de deux enfants ou pas, Grim reste un adolescent romantique, au fond.  Et par un étrange miracle qu’il n’explique pas, ça fonctionne encore sur le cœur d’artichaut qu’est la Reine Allys.
Il rejoint Jaina, se frotte les mains avec impatience, tout sourire. Enfilant sa capuche, Grimvor fait signe à la garde d’ouvrir la porte dérobée par laquelle il souhaite aller en ville.
« -Allons-y ! Il me tarde de goûter une bonne bière. Vous allez voir, je vous emmène dans la taverne d’une vieille connaissance de mon père. Le meilleur brasseur de tout le pays ! »

Oh ! La garde se détend ! A croire qu’il suffisait d’être aimable avec elle, c’est fou !, Pense un Grim plein d’ironie. Content d’avoir enfin une conversation qui ne tourne pas autour des affaires du royaume, c’est avec entrain que le roux fait un brin de causette.

« -J’en ai entendu parler, tiens… J’y ferais un tour, un de ces quatre ! »
Elle propose de l’appeler autrement que par son titre. Une idée judicieuse. Le roi attache ses longs cheveux en une queue de cheval tout en réfléchissant. Grimvor ? Grim ? Non, si quelqu’un a un doute malgré sa tête de sans-abri, leur couverture sera cramée. Certes, la plupart des sujets n’ont pas vu de tableau de lui ou même son visage d’assez près pour le reconnaître, mais la prudence reste de mise.

« -Appelle-moi Caldem, ou Cal. Presque personne ne connaît mon deuxième prénom, ça réduira les risques. D’ailleurs, il vaut mieux qu’on se tutoie. Habitue-toi à être familière avec moi, ma chère Jaina. »
Lançant un sourire d’enfant réjoui, l’homme prend la main de la demoiselle. Malgré les stigmates de l’entraînement et du combat, cette dernière a quelque chose de très féminin. La taille, peut-être. Toutes les mains paraissent petites, dans les paluches calleuses de Grimvor. Il l’entraîne dans les grandes rues de la capitale, alors qu’elles s’illuminent des innombrables torches, lanternes et devantures d’échoppes. Le roux lâche un soupir détendu. Bien que son Léral natal lui manque parfois, le charme de ces avenues, grouillantes sous la lumière du croissant de Lune, la vie qui déborde d’entre les fenêtres, les scènes du quotidien que l’on imagine derrière les volets fermés, le brouhaha discret et constant… Il y a quelque chose de magique à la capitale, de nuit.

« -Faisons nous passer pour des soupirants en quête d’une bonne bière, ça incitera les gens à nous ignorer. »
Arrivés à la taverne, Grim lance un sou à un mendiant, devant la porte, puis entre. La devanture n’inspire que peu confiance. La peinture sombre cache difficilement les traces des innombrables bagarres et autres péripéties que le lieu a vécues. En entrant, l’odeur familière de houblon et du parquet lavé à la serpillère termine de rassurer le roux ; il se sent ici chez lui, presque plus qu’au Palais. Le tavernier lui fait signe, s’avance pour lui serrer vigoureusement la main.
« -Ah, Cal ! Ça faisait longtemps, j’avais peur pour mon chiffre d’affaires ! Et qui est la jolie demoiselle ? Ton ami le garde n’est pas là, ce soir ? L’un comme l’autre rient doucement, comme s’ils se remémoraient les idioties auxquelles ces tables de bois massif ont assisté, tard le soir, avec Yuduar, Grim et le tenancier de la taverne.
-Non, pas ce soir ! Je suis avec Jaina aujourd’hui; il faut que tu lui fasses goûter ta bière.
-Enchanté, très chère. », lance le tavernier à la garde.

Visiblement familier avec le roi, l’homme court sur pattes, couvert de cicatrices et au ventre bien rempli rassure Jaina : il ne compte pas révéler l’identité d’un de ses meilleurs clients. Ils s’installent à une table à l’écart, et bientôt deux énormes chopes claquent contre la table.

« -La première tournée est pour moi !
-Dis tout de suite que je vais t’en commander beaucoup d’autres ! les deux hommes rient. Grim s’accoude à la table, se rapproche de Jaina comme pour lui murmurer à l’oreille, tout en s’assurant que leur hôte l’entende aussi.
-Méfie-toi, c’est un véritable grippe-sou. Il t’offrira n’importe quoi, tant que tu restes et que tu commandes plus de boisson. »

Après le départ du tavernier, Grim lève sa chope. « -Santé ! Le bois résonne, quand ils trinquent. Toujours son sourire de gamin aux lèvres, le barbu engage la conversation. -Alors Jaina, qu’est-ce qui  t’as amené à la garde royale ? Ne t’inquiète pas, personne ne nous entendra tant qu’on ne crie pas à la mort. Soyez franche ! »

Si le roi connaissait les grandes lignes de cette histoire, l’entendre de la bouche de l’intéressée et non pas par des bruits de couloirs et infiniment plus agréable. Il prend une longue gorgée de bière, invitant son interlocutrice du regard à faire de même avant de reprendre.

« -Ouuuh, ça fait un bien fou ! »

Oh ! Mais c’est qu’elle commence à se détendre, la Jaina ! Heureux de voir la jeune femme jouer le jeu, le roi consort écoute attentivement son récit. Court, concis. Sans fioriture. Quelque part, ça ne l’étonne pas. Il ne voyait pas la garde se lancer dans une longue histoire remplie de péripéties farfelues et de détails croustillants. Grim est certes, un peu déçu, mais bon. Jaina a raison, de ne pas balancer les derniers ragots de la garde au roi. Laissée convaincre, hein… Tout en faisant l’effort de ne pas imaginer quoi que ce soit, laissant les rumeurs à ceux qui veulent bien les croire, le roux note qu’un lien manifeste existe entre le capitaine de la garde royale et la jeune femme.

Grimvor sourit, quand Jaina mentionne les bruits de couloir du palais. Ainsi, elle voudrait savoir ce qui se dit sur elle. Le roi n’a aucune raison de ne pas jouer franc-jeu.

« -Pour tout te dire, oui. Et vu comme tu en parles, tu en as entendu vent. Les servantes sont persuadées qu’il se passe quelque chose entre Arthorias et toi. Évidemment, les gardes en ont eu vent, et la rumeur s’est répandue comme un feu de paille. Le roux prend une longue lampée de bière, lèvre le bras. Sans un mot échangé, deux bières finissent sur la table. Le roi lève un pouce en remerciement et, chose étrange, le tavernier pose une main réconfortante sur l’épaule de Grimvor.
-J’ai entendu, pour ton frère. Condoléances.
-Merci, vieux frère. Désolé de ne pas t’avoir invité à l’hommage. Vhaésie ne voulait que très peu de monde. Le tavernier s’en va. Après un instant, marqué par la peine sourde qui apparaît soudain sur le visage du roi, ce dernier reprend. -Mais dis-moi, en toute indiscrétion… C’est vrai ? Je veux dire ; quelles sont, réellement, tes relations avec Arthorias ? »

N’ayant jamais côtoyé le capitaine de la garde royale personnellement, Grim est curieux. Certes, il pourrait le justifier en prétextant vouloir connaître d’éventuelles relations pouvant influencer ses troupes… Ce serait despotique, déjà. Et faux, en plus. Le roux est simplement curieux. Il s’amuse, comme un vieil homme, de voir les étincelles de la passion émerger au sein des jeunes gens. Ça, et il attaque sa deuxième bière d’affilée, alors qu’il n’a pas bu la moindre goutte depuis quelques semaines. L’alcool monte plus vite qu’il ne pensait.

« -Pour revenir sur l’image de la garde royale. Honnêtement, une certaine distance est nécessaire. Pour inciter le respect, éviter que l’on ne la tienne responsable de la paix du pays. C’est la mission de la garde civile, et ils sont, pour cette raison, bien plus nombreux. Grim est lui-même surpris de s’entendre parler en homme d’Etat. Lui qui voulait oublier son statut avec une bonne bière. Un sourire désabusé s’affiche sur le visage du roi. -La garde royale est bien trop occupée à gérer les idioties de la famille régente, en plus. »

En tant que parent, Grim se sent très, mais alors TRÈS mauvais. Son fils aîné est à peine revenu au château qu’Atheas fugue. C’est parfait. Comme ça ils ont bien l’air de guignols. En étant optimiste, on pourrait dire que ça donne à la famille royale un air de personnes lambda. Le duc de Léral n’est pas convaincu qu’avoir l’air de gens normaux est une bonne chose, quand on est censé gouverner un royaume.

Grim sourit, quand Jaina s’approche comme si elle allait lui révéler une conspiration qui met en danger tout Aryon. C’est à la fois hilarant et très mignon, cette façon qu’a la garde de tout prendre avec beaucoup, peut-être trop, de sérieux. Le roux rit de bon cœur, quand elle lui assure son intégrité professionnelle.

« -Oh, je ne m’inquiétais pas pour ça ! Justement, j’avais plus peur que les rumeurs n’affectent ton moral et celui de tes troupes plus que ta façon de travailler.  Nouvelle gorgée de bière. C’est vraiment un délice, cette mousse ! -On dirait pas comme ça, mais je m’informe sur les personnalités qui peuplent la Garde autant que faire se peut. Et, entre nous… Grimvor s’accoude sur la table, se rapproche de son interlocutrice. Il l’invite à faire de même, et lui dépose quelques mots à l’oreille. -Les « traitements » dont tu bénéficies sont de l’ordre privé. Ça reste entre ton capitaine et toi, je ne veux rien savoir ! Le roi consort se redresse, un sourire espiègle collé aux lèvres. -Je plaisante, bien sûr ! Les commérages ne m’intéressent que très peu. Mais si tu veux, je tendrai l’oreille dans les couloirs pour te tenir au courant. »

Un air pincé apparaît sur le visage de Grimvor, quand Jaina « défend » les actions d’Atheas. De sa famille en général, en fait. Elle a raison, évidemment. Le roux sait mieux que quiconque à quel point c’est terriblement difficile. L’adolescence, savoir qui l’on veut devenir. Chercher ce destin qu’on aimerait. Ce qui l’énerve, la partie qui le blesse, dans les actions de sa fille, c’est l’égoïsme dont elle fait preuve. Grim mis à part –c’est par amour qu’il a choisi, en toute connaissance de cause, de lier sa personne et son destin au trône d’Aryon. C’est pour être avec l’élue de son cœur, que le roux a jeté ses rêves d’aventure à la poubelle. Mais Allys… Elle n’a rien voulu de tout cela. Ça lui est tombé dessus, et depuis son enfance elle se cache derrière le masque de la reine. La brune se torture pour ne pas montrer l’inquiétude qui la tourmente, presque en permanence. Aeron aussi, prend très au sérieux son statut, et le rôle qui l’attend. Autant Grim ne comprend que très peu ce qui se passe dans la tête de son fils, autant il a beaucoup de respect pour l’abnégation dont il fait preuve. En voyant ces deux-là, même s’il comprend les sentiments d’Atheas… Même si elle est, était et sera toujours sa fille chérie…
« -C’est un comportement que je comprends, sans pouvoir l’excuser. Il serre le poing. Quel putain d’hypocrite il fait. Lui qui vient, justement, de se faufiler en dehors du palais pour se mettre une bière derrière la cravate. -Vraiment, je comprends. La connaissant, je lui souhaite de ne jamais avoir à servir de porte-étendard. Elle ne le supporterait pas. Grimvor soupire. Il a l’impression de lâcher ses entrailles, avec cette dernière phrase. -Mais Allys et Aeron n’eurent aucun choix non plus. Pourtant, ils assument les conséquences de leur statut. Qu’elle veuille voir le monde, je le conçois. Parcourir la campagne avec mon lupignis de combat et mon armure me manque terriblement. Mais je ne peux accepter le choix qu’elle a fait. Les conséquences que ce choix a sur sa mère et son frère. »
On s’en fout, de lui. Il n’est qu’un visage barbu sur un corps musclé, pour entretenir le mythe du roi digne, fier combattant. Sorti de sa tirade, le roux se rend soudain compte que Jaina regarde la chope avec intensité. Les yeux ambrés du roi se dirigent vers la chope. Puis la blonde. La bière. Jaina. La mousse qui déborde légèrement. La garde visiblement en plein conflit intérieur. Grim rit silencieusement. Pousse la chope dans les mains de la belle.

« -Ne te retiens pas. Ne t’inquiètes pas, je ne compte pas finir ivre mort, ni tenter de fuir. Le père de famille reprend une gorgée, lance un clin d’œil à Jaina. -Et je sais me défendre. »

Il termine sa chope. Lève le bras. Deux nouvelles bières apparaissent sur la table. En prenant une, le roi lève son verre.

« -A ta santé. Tiens, au fait : Qu’est-ce qui t’a amené à la civile ? Je veux dire, comment un joli brin de fille comme toi finit dans une armure, à courser les bandits et pourfendre les monstres ? »

C’est vrai, quoi ! Elle aurait pu épouser n’importe quel noble plein aux as, et se faire une vie peinarde, où tout le monde s’occupe d’elle. Avec de la chance, Jaina aurait même pu épouser un homme dont elle est amoureuse ET qui est riche. C’est terrible à dire, mais avec son visage de sainte, Grim n’aurait jamais imaginé Jaina à la garde royale. Alors la civile ! C’est une histoire qui l’intéresse.

C’est important, la retenue. On dirait ce vieux schnock de Delancy, paix à son âme !
Grimvor doit tendre l’oreille pour entendre la suite. Et recule soudainement, éclatant de rire. Elle ne tient pas l’alcool ! En oubliant le fait que survivre dans la garde sans être une alcoolique notoire est un exploit en soit, -Euh, comment ça des choses bizarres ? Le roux lève un sourcil. Il lui en faut plus, merde ! Notant avec malice cette information, le roi consort échafaude silencieusement un plan. Un plan pour bourrer la gueule à la garde royale, évidemment. Il faut bien qu’on s’amuse, merde !

Alors, pendant que Jaina raconte son parcours de vie, le roux l’observe avec les ambres qui lui servent d’yeux. Il la toise de ce regard étrange, qui vous fixe sans vous voir, cette expression neutre et légèrement enjouée d’une personne qui prépare un sale coup vous concernant, sans que vous n’en ayez la certitude. Peut-être rêvassait-il simplement ? Ou peut-être est-il en train de vous déshabiller du regard, là tout de suite. Cette sorte de regard qui vous met en confiance avec des proches et des gens que vous connaissez, qui vous révulsent chez des inconnus.
Bref. Grimvor note que Jaina a un talent pour faire paraître comme triviales et banales des histoires finalement assez inédites. Certes, les enfants abandonnés sont loin d’être rares. Et ceux qui finissent élevés par des adeptes de Lucy non plus. Mais devenir garde ? La violence sous toutes ses formes reste un point très sensible du culte, raison pour laquelle Grim n’a jamais essayé d’y adhérer : Péter la gueule de ses problèmes marche souvent mieux que faire preuve de diplomatie avec un bandit, un criminel ou un monstre enragé. Sa propre sœur utilise des techniques d’intimidation contre ses concurrents les plus gênants, et personne ne semble lui en tenir rigueur ! A cette pensée, le roi consort se rappelle qu’il devrait dire à Vhaésie de calmer ses ardeurs. Il ne la couvrira aucunement, si un jour la vérité éclate. Enfin.
« -Eh ben bravo, Jaina ! Tu dis ça comme si ça n’avait rien de bien méritant, mais tout le monde ne finit pas sa formation à l’Académie militaire. Et de ceux qui la finissent, tous ne sont pas admis à la Garde ! Ayant fini son verre, le roux en commande un autre, qui arrive par magie sur la table. C’est beau, un service bien rôdé ! Grimvor lève son verre. -Aux remarquables réussites d’une jeune femme effacée ! »

L’ex-aventurier commence à sentir les effets de l’alcool. Il serait temps, merde ! D’un geste de la main, il invite son interlocutrice à boire. Prend lui-même une longue lampée de bière, essuie la mousse qui perle dans sa barbe du revers de la main. Sentant la –fabuleuse !- moustache de bière fraîche qu’il a encore sur le visage, le roi active son pouvoir. Ses yeux brillant d’un orange incandescent, il fait doucement monter la température de ses poils. Les vapeurs de houblon lui arrivent directement dans les narines. Un délice. Ne souhaitant pas mettre le feu à l’auberge par inadvertance, Grim se concentre plus qu’il ne le faut pour garder la chaleur émise à un faible niveau. Lui qui, d’habitude, doit se concentrer justement pour foutre le feu à sa crinière.
« -En parlant d’être effacée, j’imagine que ton pouvoir de passe-muraille est compliqué à gérer… Je veux dire, est-ce que tes habits passent la matière en même temps que toi ? Se rendant compte du changement de sujet abrupt qu’il vient d’opérer, Grimvor s’explique. -Moi par exemple, si je ne fais pas attention, je fais flamber toutes mes fringues dès que je m’énerve un peu. Je te raconte pas le nombre de costumes que j’ai foutus en l’air, étant gamin. Grim rit doucement au souvenir d’un après-midi assez curieux. -Mon père en est allé jusqu’à me faire confectionner des vêtements dont la trame des fils étaient fait de fil de fer ! Ça pesait un âne mort, mais je ne me retrouvais plus cul nul au milieu de mon cours de violon. Nouvelle gorgée de bière. Ça y est, je deviens bavard !, se dit le roi. -J’ai toujours détesté le violon. »

Eh ben VOILA ! Les joues rouges, la diction approximative et le soupir bruyant après avoir bu ! La chope qui CLAQUE contre le bois de la table, après l’avoir vidée jusqu’à la dernière goutte ! Là on parle ! Le roux regarde Jaina avec amusement, fier de la voir enfin se détendre ! Il rit de concert, quand elle pointe sa moustache de bière. Grim s’étonnerait de son mouvement de recul quand il utilise son pouvoir, si c’était rare. CA surprend toujours, un type dont les yeux se mettent à briller ainsi sans raison.

Grimvor hoche gravement la tête pendant que Jaina explique les subtilités de ses capacités. Plus il y réfléchit, et plus le roux se dit que les pouvoirs de transformation restent les plus compliqués à vivre, au quotidien. Ils sont loin d’être les plus dangereux, certes ! Lui comme la blondinette ne risquent pas de raser un quartier de la capitale s’ils perdent le contrôle de leurs pouvoirs. Mais l’idée de finir à poil au moindre éternuement est une menace bien assez tangible au goût du roi consort. Surtout quand il s’emmerde à mourir en conseil des ministres, ou que, sur les conseils d’Allys, il se retrouve à ne plus pouvoir aller aux toilettes tranquillement. Sérieusement. Occuper les latrines pendant qu’un garde attend à la porte est une sensation à laquelle le duc de Léral ne se fera JAMAIS.

Le roi consort déforme son visage en une moue boudeuse. « -Pas de démonstration ? Booh… Promis, si tu finis cul nu je ferme les yeux ! » La grimace déçue s’accentue, quand Jaina mentionne la fin des boissons, pour elle. Puis il rit de consort avec elle. « -Tu vois, même toi, tu n’y crois pas ! Allez, prends donc une bière ! Je paie l’ardoise, ce soir. »

Sa concentration se relâchant, les yeux du roux reprennent leur coloration ambrée habituelle. Et sa moustache de mousse restera donc dans cet ignoble état d’imbroglio blanchâtre de bulles séchées et de poils collés. Vraiment, il est méconnaissable. Encore une fois, Grim remercie mentalement son épouse de le pousser à être présentable à chaque apparition publique. Et s’excuse intérieurement à son interlocutrice. Ça doit vraiment pas avoir l’air fameux, vu de l’extérieur. Le roux hausse les épaules.

« -Tu as raison, tiens… Finissons nos bières et rentrons ! »

Grimvor ne l’avouera pas, mais il ne souhaite pas se faire engueuler par une Allys réveillée en pleine nuit en son absence, et qui attend son retour pour le crucifier. Ça tâche, la crucifixion. Et ils viennent tout juste de refaire la tapisserie. Le roi paie donc les boissons, salue chaleureusement le tavernier. Arrivés au palais, le roux se retourne, un doigt devant les lèvres pour indiquer à Jaina la nécessité d’une rentrée discrète. Et, bourré comme il est, ouvre la porte sans délicatesse : la voilà qui grince, qui craque, qui sautille sur ses gonds. Et les gardes qui débarquent au pas de course. Et les gens qui crient « Intrus ! Intrus ! » Et Grimvor qui soupire lourdement. Il va encore se faire engueuler. Se retournant, il lance un regard désolé à Jaina.

« -Bon. On s’est fait eus, ma chère Jaina. Je me débrouillerai pour que vous ne soyez pas punie de mes idioties, n’ayez crainte ! il continue à parler, alors que la garde royale tournoie autour de lui, l’emportant avec un agacement respectueux typique des pauvres soldats forcés de ramener le roi bourré dans ses quartiers trop souvent à leur goût. -Cétait bien sympa, en tout cas ! A refaire ! Il crie presque, pour être entendu au-dessus du son des armures qui tintent. -Merci d’avoir accédé à mon caprice ! Bonne nuit, Jaina ! »