Franchement, c’est moche. Pas le fait d’avoir la chiasse avec la nana qui partage ta couche le soir, parfois en journée, que tu vois au travail, qui te donne des ordres et tout. Ça, bon, j’ai envie de dire, on a tous les deux le même problème, on dégage tous les deux les mêmes effluves pestilentiels qui doivent éloigner tous les prédateurs potentiels qu’ont pas envie de chopper une saloperie en nous croquant, nous qui sommes vieux et malades…

Non, c’est drôlement moche d’avoir choppé la chiasse en bouffant du warg blanc de l’autre côté de la Frontière.

« Après, on va pas se mentir… »

J’suis accroupi dans un buisson, à me vider encore les tripes.

« Quoi, Vrenn ?
- Troquer un voyage du mauvais côté de la Frontière contre simplement un coup de courante, c’est carrément une bonne affaire, hein.
- Oui, vu comme ça, c’est pas mal.
- Puis l’histoire n’est pas forcée de le retenir…
- Parce que tu comptais le raconter ?
- Oh, on sait jamais, si ça peut faire rire les copains… Ils oublieront vite, de toute façon.
- Ils oublieront vite que tu étais concerné, oui. Alors que moi…
- Ouais, c’est ça qui sera d’autant plus marrant, nan ? »

Seul un gargouillis me répond, et on peut reprendre notre route en quête d’un refuge dans lequel s’hydrater, et demander, peut-être, la localisation d’un médecin, sur notre chemin vers la Forteresse. J’devrais commencer à envisager de faire ça, finalement, foutre des médocs dans mon sac sans fond. J’ai bien une potion de soin, mais je vivrais ça légèrement comme du gâchis de la consommer pour ça…

« Ben, t’arrives, Zah ?
- Deux secondes.
- Ah, pardon. J’sais pas comment tu fais. Genre, moi, y’a plus rien, là, donc ça va super vite.
- Attends, attends, laisse-moi me concentrer.
- Bon, bon… »

J’tourne un peu en rond, et j’roule deux clopes en attendant. J’allume directement la mienne. Elle aura la sienne quand elle se décidera à sortir de là où elle est fourrée. Et si elle tarde trop, j’la fumerai p’tet, même. Ce qui m’inquiète, c’est que le temps qu’elle se décide à venir, j’aie besoin d’y retourner, et là, si on décale nos rythmes, on va pas se leurrer, on s’en sortira plus du tout.

Sur un promontoire rocheux, j’vois un smilodon nous jauger, babines retroussées. Puis il secoue la tête, se repart chercher une cible qui puera moins du derche. J’le comprends, j’aurais fait pareil, j’pense. Et j’serais allé me foutre ailleurs que sous le vent, ce qui est très possiblement ce qu’il est en train de faire.

J’suis à la moitié de ma cigarette, assis sur un rocher, que Zahria sort de ses buissons en tenant une ribambelle de petites fleurs blanches. Ahah, j’connais le truc, on me la fait pas.

« Ouais, elles sont jolies, c’est chouette. »

Elle me regarde d’un air interdit.

« Oui, je suppose ? Mais on s’en fiche.
- Ah. Merde. »

Honnêtement, ça se tentait. D’habitude, c’est ça qu’il faut dire.

« C’est quoi, du coup ?
- Si je ne m’abuse, et j’ai raison, au fait, c’est… de la villaope !
- Euh, ok. Le fait que j’aie aucune idée de ce que c’est gâche un peu l’effet d’annonce, j’suis désolé.
- C’est une plante qui va régler notre problème de diarrhées.
- Aaaaah. Parfait, on la mange crue ?
- Non, non, il faut en faire un onguent qu’on s’applique sur l’estomac, et ça devrait être bon, ensuite.
- D’acc’. Besoin d’un coup de main ?
- Oui, prends-en une, et regarde si tu en trouves d’autres dans les environs. Pas dans le fourré, j’ai déjà regardé, cela dit. Pendant ce temps, je vais commencer la préparation.
- Ca roule. »

Et j’me mets en quête de cette plante paraît-il super rare et efficace qui résoudra notre léger souci de transit intestinal. Je sens mon ventre à nouveau en train de gargouiller, et j’me concentre d’autant plus pour en ramener d’autres.

Quelques minutes plus tard, le ventre tous les deux à l’air, avec une crème dessus, on attend.

Et, rapidement, j’sens que ça va mieux.

« Village Perché par Forteresse, hein ? »

D’habitude, les refuges de montagne, c’est toujours un peu pouilleux. Globalement, on est content d’avoir un toit au-dessus de la tête, une cheminée avec un âtre pour faire la popote de fortune qu’on se sera gardée, et un sol en bois ou en terre battue pour éviter les aspérités du roc. Quand c’est jour de fête, y’a une botte de paille dans laquelle se blottir, et parfois même un sommier de fortune sur lequel poser les couchages.

Là, quand les locaux qui nous ont indiqué le chemin ont dit que c’était un refuge de luxe, on a hoché la tête gentiment avec l’air d’y croire, puis on a taillé la route en nous attendant à trouver la somme incroyable de deux pièces séparées avec les chiottes qui sont pas à dix mètres sous la neige de l’autre côté d’une crevasse potentiellement mortelle. Pasque c’est ça, le luxe, chez les pouilleux.

Nous avions manifestement tort.

Le truc tient davantage de l’auberge haut de gamme ou de la maison de maître en montagne que d’un réel refuge pour trappeurs, randonneurs et autres glandeurs des hauteurs. J’profite que Zahria soit sur le ragoût pour aller faire un peu d’exploration. C’est pas pasque ça a l’air bien que ça l’est forcément, y’a qu’à voir quand on était sur l’île, avec les illusions de la bonniche, là. Donc j’préfère m’assurer que c’est le cas ici, talisman d’indépendance et sceau magique sous les yeux.

Et, au cours de mes vérifications, j’tombe sur la salle d’eau.

C’est même plus une baignoire, c’est quasiment une piscine. Un tuyau amène de l’eau bouillante de la source chaude qui doit être voisine, et y’a une légère odeur, mais pas incommodante pour un sou. La vapeur flotte dans la pièce, et on y voit pas à plus de trois mètres. Le bassin en pierre lisse est plus grand que ça. Hm… Se décrasser, ça nous ferait du bien. Et j’compte prendre les devants.

J’me lave sur le côté, avec l’eau chaude, avant de tout balancer dans les canalisations. Puis j’me coule dans l’eau bouillante. Ça rappelle un peu les thermes, mais y’a un côté plus champêtre, moins, professionnel. Ça doit être lié à l’absence de petit personnel, le fait que ce soit gratuit et pas tout construit autour.

Quand Zahria me rejoint, dans tous les sens du terme, on s’amuse un petit peu avant de se relaxer. La chance nous revient, et comme dirait un vieux sage, la routourne a tourné.

Puis on entend des voix qui se rapprochent, alors qu’il reste encore une bonne demi-heure avant que le ragoût finisse de mijoter. J’tends la main vers la pile de mes vêtements, et j’attrape deux couteaux. J’ai encore mes objets magiques sur moi, comme la patronne. Nos métiers font qu’on développe une saine paranoïa, après tout, et trop de chance… C’est pas le moment de baisser notre garde, même alanguis par la chaleur et après l’effort. Et fatigués par notre maladie.

C’est un groupe de quatre personnes qui entre dans la pièce en bavardant. Deux hommes, deux femmes. Deux couples ? Les deux nanas se ressemblent suffisamment pour être sœurs, ou à défaut de la même famille.

« Oh, il y a déjà des gens.
- B’soir, que j’fais.
- On peut se joindre à vous ?
- Bien sûr, allez-y. »

J’garde une arme, cela dit, et j’suis prêt à utiliser tous les tours de mon chapeau magique pour leur en faire de belles. Mais non, rien du tout.

« Vous êtes des trappeurs ? Demande un des gars.
- Non, non, on voyage vers la Forteresse.
- Ah ?
- Et vous ?
- On est des randonneurs. On profite du beau temps pour se promener dans la montagne.
- C’est ses dernières vacances, ajoute une jeune femme avec un sourire narquois.
- Dis pas ça comme ça, répond-il plaintivement.
- Tu sais ce qui t’attend quand le vieux Saka Riz te remettra la main dessus.
- Mai-euuuh…
- Dernières vacances ? Questionne Zah.
- Ouais. On appartient à une vieille famille noble, les Riz, et c’est au tour de Finn d’hériter et de commencer à gérer les affaires familiales, pour que Saka puisse prendre sa retraite.
- Ah. Donc vous fuguez, ou vous êtes en vacances ? »

Léger silence.

« Un peu des deux ?
- Bon, faut que jeunesse se fasse, hein. »

On doit avoir pas loin du double de leur âge, putain.

Mais on est encore jeune et vaillant, hé ? J’fais un clin d’œil fripon à ma patronne.

Parfois, j’me demande si j’suis proctologue, pour croiser que des trous du cul comme ça. J’jette un œil à Zahria, à côté, et j’me félicite de pas l’avoir dit à voix haute. Ç’aurait été ballot, ou malvenu, ou mal compris. Puis après, les explications… N’empêche qu’on aurait dû davantage les pourrir, juste pour leur apprendre. Puis j’aurais utilisé mon pouvoir pour qu’ils oublient, après avoir trouvé leurs affaires saccagées ou quoi… Bref, de quoi leur apprendre le respect.

Ou juste leur casser la gueule. C’est ça, la vraie vie. Pas des ronds-de-jambe et des moues outrées.

C’est ça, le souci des mondes trop différents. Pas les mêmes règles, pas les mêmes codes, et si y’en a bien un auquel je jacte que dalle, c’est bien celui de la noblesse. M’enfin, tant qu’ils sont heureux et que tout roule… Au moins, j’suis certain que j’vais jamais être envoyé espionner en tant que Baron de chépakoi, c’est déjà un bon point. J’serais pas trop à mon aise, après tout, et j’serais cramé en deux secondes et demi à tout casser.

Reste qu’on a bouffé le ragoût et qu’on s’est pieuté calmement.

On reprend la route vers la Forteresse, à partir de laquelle le plan est, si on est logique, de se téléporter au Village Perché pour enfin mettre la main sur notre frère de criminel. Avec le temps perdu de l’autre côté de la Frontière, puis là sur le trajet avec nos soucis gastriques, j’espère qu’on arrivera pas trop tard. A la place de notre parrain, j’aurais délocalisé le frérot ou, plus prosaïquement, creusé une tombe de quelques mètres dans la forêt pour y enterrer tout ce qui serait un peu trop encombrant. Bon, cela dit, j’aurais fait ça depuis le début, j’aurais pas attendu jusque-là, donc…

« Arrête de faire la gueule, Vrenn. »

Zahria me regarde avec un petit sourire, le genre qui dit qu’elle a une idée derrière la tête. Et j’suis rarement surpris défavorablement.

« Hm ? Nan, j’pensais au taf.
- Ah ? Pas à nos jeunes nobles ?
- Oh, nan, ça m’était un peu sorti de l’esprit. Au début de la matinée, ouais.
- Tu sais, on n’est pas obligé d’avoir une action directe, et ne rien faire, c’est déjà agir.
- Comment ça ?
- Ils ont fugué, de ce qu’ils disaient, non ?
- Ouais. Profiter des vacances, tout ça.
- Donc il y a un vieux monsieur qui sera sûrement ravi d’apprendre où son héritier est parti, pour quel motif, et par quel moyen le retrouver rapidement.
- Oh. »

Ouais, un peu moins direct que j’aurais aimé, du coup ça défoule moins, mais ça peut être efficace.

« Et du coup, tu vas demander quelque chose en échange ? »

Elle hausse les épaules.

« On verra. Je vais d’abord regarder ce que j’ai sur la famille, et ce qu’il est possible d’en tirer. Ça dépendra aussi de Höls, je suppose. »

La politique, putain, j’suis bien content de lui laisser ces considérations.

On arrive dans un p’tit village de montagne. Enfin, village… Le terme plus correct serait hameau. Il est sur l’espèce de route défoncée et mal entretenue qui va du Poste-Frontière à la Forteresse, et à mon avis, les soldats feraient mieux de le réparer s’ils doivent subitement se déplacer vers le nord, pasque là, les charrettes sont pas prêtes d’arriver, sinon.

C’est le genre de bled totalement vide la majeure partie de l’année. D’ailleurs, y’a que deux baraques dans lesquelles un feu brûle vaguement, les autres sont bouclées hermétiquement. En été, des trappeurs, chasseurs, tanneurs, viennent passer quelques mois ici, pour certains avec leurs troupeaux, d’autres pour chasser des monstres des montagnes et ramener les morceaux au sud, pour les revendre.

C’est que ça vaut cher, des dents, des cornes, des peaux, bref, tous les trucs rares qu’on peut trouver sur des bestioles plus ou moins hargneuses et précieuses.

On voit un vieux chasseur en train d’aiguiser le fil de sa lance sur une meule en pierre en chantonnant un air sans paroles.

« Holà ! »

Il lève les yeux vers nous, hoche la tête, puis retourne à son ouvrage. Bonne ambiance. Enfin, on s’mêle de ses oignons, ici, au moins.

« Bon, on casse la dalle et on repart, c’est ça ? On devrait pouvoir arriver au manoir des espions en début de soirée, normalement.
- Oui, faisons ça. »

N’empêche, marrant, de les recroiser. Bon, ils se rappelleront pas de moi, vu le temps qu’il s’est écoulé, mais de Zahria, si. Et, effectivement, ça peut être utile s’ils continuent à se rappeler encore un peu. Par exemple, on pourra facilement les attirer dans un piège ou susciter une réaction chez eux et, plus tard peut-être, chez leurs contacts hauts placés.

Ça aurait été vachement plus simple si moi aussi j’avais eu des amis en haut-lieu, tiens. J’aurais été moins emmerdé. J’coule un regard en coin à la patronne. Bon, quelque part, effectivement, je les ai, les contacts, à la réflexion…

On arrive enfin à la Forteresse. Il fait moche comme Elina. Enfin, c’est moins vrai maintenant que ça fait des mois qu’elle est cannée. Après tout, il fait une grisaille un peu triste avec quelques gouttes de pluie, c’est pas non plus le déchaînement des éléments. Alors qu’elle, maintenant, ça doit être les vers ou quoi… Donc l’expression consacrée serait qu’il fait moins moche qu’Elina est devenue, ce qui couvrira à peu près toutes les situations, à ce stade, à moins d’une éruption en plein milieu d’un volcan.

Comme c’est la fin de la journée, y’a pas mal de monde sur la route, y compris celle qui vient du nord. J’suppose que y’a des blédards qui vont retourner dans leur hameau ou leur piaule au beau milieu de nulle part, et ceux qui reviennent justement en ville après une expédition, journalière ou plus longue, à l’extérieur.

Les gardes surveillent vaguement la circulation, et imposent les charrettes, mais les types qui portent uniquement ce qu’ils ont sur le dos passent sans vraiment être emmerdés. De toute façon, on fait qu’un passage rapide par la ville pour éviter de devoir tout contourner en allant au manoir des espions.

« Mais y’a des gens, au manoir ? »

Zahria hausse les épaules.

« Peut-être un autre espion qui était dans le coin et avait besoin d’un endroit calme.
- Ah, ouais, pas de serviteurs pour maintenir les trucs en l’état ni rien.
- Non. Régulièrement, on fait les travaux nécessaires, mais sinon, il n’y a personne.
- Donc on va arriver, il va cailler sa race et le toit fuira peut-être ?
- C’est ça.
- Mais y’aura personne du tout ?
- Voilà. Y’a un problème ?
- Nan, ça me semble même plutôt parfait.
- … Ha. »

On achète à bouffer sur le chemin, de quoi dîner tranquillement en arrivant, sans avoir à se prendre la tête avec nos rations, qui commencent à me sortir par les trous d’nez, et on arrive à la planque des espions. C’est largement la plus belle de toutes celles que j’ai pu voir jusqu’à présent, même si j’les ai pas toutes vues. Zahria débloque la porte avec la clé, et quelques manipulations annexes.

« Pièges ?
- On sait jamais.
- Bien vu. »

Le rossignol noir m’aurait pas protégé, tiens, à moins que le mécanisme puisse aussi activer les autres zones à tripatouiller. Ça mériterait d’être testé, à l’occasion.

« J’aurais cru que tu voudrais directement te téléporter au Village Perché pour enquêter sur le gars.
- Ca sert à rien, il est tard, on doit encore trouver sa maison, enquêter autour, vérifier que c’est bien lui s’il est toujours là et en vie, puis aviser sur comment procéder.
- Tu as déjà une idée derrière la tête.
- Peut-être bien. »

On fait du feu dans la grande cheminée, et on pose nos paniers-repas à côté, pour qu’ils se réchauffent un petit peu. C’est qu’il caillait dehors.

« On a un peu de temps, non ?
- Avant ?
- Que ce soit à nouveau chaud.
- Oui.
- Y’a des lits à baldaquin en haut.
- Oui.
- Allez ?
- Allez. »

Après tout, ce soir, le manoir n’appartient qu’à nous.