Le croyez-vous, Dahlia avait décidé de renoncer à une grasse mâtinée pour aller faire quelques emplettes, en ce jour de permission. Elle avait glissé de son lit à contrecœur, la joue encore frappée de traces d'oreiller, et avait déjeuné en hâte afin de ne pas perdre de temps et rallier au plus vite le cœur marchand de la Capitale.

Elle voulait en effet l'atteindre avant le gros de la foule, mais elle put constater à son arrivée, non sans désarroi, qu'un certain nombre de badauds matinaux arpentaient déjà les lieux. Les doux rayons du soleil projetaient leurs éclats dorés sur les façades des boutiques, et l'artère commerçante bruissait déjà, emplie du grouillement de tous ces potentiels clients, auquel répondait la criée concurrente des commerçants qui étaient prêts dès le matin à les attirer sur leurs étals.

Dahlia portait une tenue de civile en lin, sobre mais de bonne facture, et d'une légèreté appréciable en cette période de l'année, marquée par une augmentation notable des températures. Son pas était tranquille. Il n'était pas rythmé par sa cadence martiale habituelle, ni n'était accompagné de son cliquetis d'armure caractéristique. Toutefois, le maintien de la jeune femme restait empreint d'une certaine raideur, dont elle ne pouvait se départir totalement pour l'avoir trop embrassée.

Elle remonta la rue, pour rejoindre la zone qui l'intéressait : celle des drapiers. En effet, Dahlia venait récemment de regagner un intérêt pour... les tenues féminines. C'était peut-être dû au fait d'avoir revêtu une robe, il y a peu, lors d'un concours à l'issue plus qu'incongrue. Elle était subitement animée d'une envie de garnir sa garde-robe de pièces élégantes... et se dirigeait donc vers les étals garnis de monceaux d'étoffes. Il lui faudrait ensuite trouver un tailleur, mais elle voulait d'abord choisir elle-même le tissu.

Toutefois, elle n'eut pas le temps de s'y pencher, car, alors qu'elle arrivait aux pavillons des tisserands, son regard fut détourné par... Une femme, tout d'abord, à la chevelure diaprée de multiples couleurs. Elle était investie d'une élégance rare, lui donnant un charme étourdissant.

Dahlia la fixa un court instant, avant de remarquer cet homme, face à elle également, dont la démarche un tantinet chancelante l'alerta. Il était tout le contraire de l'inconnue distinguée : sa carrure était trapue et légèrement empâtée par l'âge, et il avait une démarche d'ours. Ses mains carrées portaient un carton avec l'inscription "FRAGILE"...

Et alors, le drame survint : il percuta – ou fut percuté par - une bonne femme qui tenait quant à elle un vase, dans un vacarme cristallin. L'homme ne tarda alors à tonner :

« Mes précieuses bouteilles ! Vous auriez pu regarder où vous alliez, tête de linotte ! »

« Non mais je rêve, la faute vous revient, triple buse ! Vous savez la valeur du vase que vous venez de briser ? » rétorqua la femme sur un air outré.

« Cessez donc de faire l'autruche, je me laisserai pas pigeonner ! »

Ils échangèrent encore des politesses pendant un moment, avant de se retourner vers les seules témoins présentes... La femme inconnue à la chevelure chamarrée, et Dahlia. L'homme lui demandait de plaider en sa faveur.

« Heu… Vous ne voulez pas régler ça à l'amiable ? Trouver un terrain d'entente ? Non ? Vous êtes sûrs ? »

Les torts étaient certainement partagés, comme ils ne voulaient l'entendre, alors il fallait écourter ce supplice.

« La vue de Madame devait être obstruée par son vase, étant donné sa hauteur... C'est donc manifestement elle qui a dû vous percuter. »

La captivante inconnue à la chevelure arc-en-ciel avait pris la parole, à la grande surprise de l'auditoire présent, incluant Dahlia. Qu'une personne de cet acabit, dont la toilette taillée à partir d'étoffes luxueuses laissait présumer une appartenance manifeste à la noblesse, daignât porter son attention à cette scène de ménage digne d'une basse-cour, cela avait en effet de quoi surprendre.

Son jugement sur la laideur de la tenue de l'homme avait fait sourciller la garde, qui l'avait invitée à verser davantage d'explications. Reprise suite à son interpellation, Dahlia avait alors pu noter le nom, et la qualité de grande couturière, de cette attrayante femme aux nippes fastueuses. Dans un autre contexte, cette information aurait pu l'intéresser, mais elle était présentement bien trop frappée par la morgue qui habitait cette noble - qui aimait être appelée sa Radiance, tout de même... Et si en effet, elle éclatait par son élégance, son arrogance semblait avoir également un sacré chatoiement.

Dahlia écouta attentivement l'argumentaire déployé par la grande couturière, qui prenait la défense de la dame au vase dont les tessons constellaient le sol. Celui-ci provoqua en elle... une vague d'indignation. La nuque raidie par le sentiment d'injustice qui enflait en elle, elle releva le menton d'un air indigné avant de rétorquer :

« Vous avez sans doute l'habitude qu'on vous accorde autant de déférence... Lady Belmont. » veilla à ajouter Dahlia, avant de continuer : « Mais il est tout de même inadmissible qu'on puisse se promener avec des œillères, et compter sur la vigilance des autres pour éviter le désastre... »

Dahlia faisait pourtant elle-même partie de la caste des nantis, sa famille étant de l'aristocratie guerrière. Elle aurait donc pu se ranger du même côté que lady Belmont, et ne pas faire autant de cas de cette situation. Mais ses années à la Garde lui avaient façonné un sens éperdu de la justice.

« Chacun est responsable de là où le mènent ses pas... Madame aurait dû résolument prendre ses précautions en transportant ce vase. Elle devrait donc endosser la faute de cette déplorable altercation. »

Une foule de badauds curieux et intrigués par la scène - et peut-être attirés par le charme solaire de la grande couturière, était venue s'amasser autour d'elles. Leurs murmures bruissaient tout autour d'elles, et certains semblaient même faire des paris.

« Je ne me suis pas présentée, au demeurant... Je me nomme Dahlia Delancy, de la Garde civile. Je dois avouer être un peu étonnée de rencontrer une personne de votre qualité en ces lieux... Madame la grande couturière. »

En effet, les valets et cousettes pouvaient se charger d'honorer les commandes en draps et autres soieries luxueuses de leurs patrons fortunés. Que la grande couturière en personne décide de se mêler à ce peuple domestique, cela était plutôt intriguant, et elle n'avait pas pu retenir sa question.

Le discours de la grande couturière affecta Dahlia plus qu'elle ne l'aurait voulu. Car, lorsqu'elle avait rejoint la Garde, plus jeune, et contre sa volonté, elle n'était pas éprise de justice. Elle s'en tamponnait même complètement le coquillard, de tous ces nobles idéaux sous la bannière desquels officiait la Garde. Ils n'étaient alors, à ses yeux, que des vœux pieux qui avaient tendance à imposer une vision manichéenne du monde... Mais à force d'avoir battu le pavé, force était de constater qu'ils avaient fini par lui coller à la peau, malgré elle. Et ça, ça l'ébranlait un peu, de le réaliser.

La noble lui apporta ensuite des éléments de réponse, sur un ton toujours aussi acide et hautain, concernant la raison de son déplacement dans la rue marchande. Elle semblait donc garder une certaine appétence pour le terrain, faisant encore l'effort d'aller admirer en personne les derniers arrivages de tissus, et tâter les étoffes qu'elle allait travailler. Cela était tout à son honneur.

Le conflit était sur le point de se tarir, la dernière sentence de lady Belmont sonnant le glas de cette querelle qui allait finir par leur faire perdre bien du temps, en effet, en s'éternisant stérilement. Mais les deux maladroits à l'origine du différend ne voulurent toutefois s'en satisfaire... Et la poitrine de la garde finit par enfler d'un profond et saillant agacement, qu'elle dirigea, en premier lieu, vers sa précieuse interlocutrice :

« Vous savez quoi, Lady Belmont... Je préfère encore être une garde aveugle, se berçant des chimères de la justice, qu'une noble qui verse en permanence dans l'hypocrisie ! »

En permanence était peut-être une notion un peu trop étendue, mais Dahlia était trop échauffée pour être lucide, et elle alla même jusqu'à renchérir :

« Vous pouvez vous parer des plus belles toilettes d'Aryon... Elles ne suffiront jamais à masquer la laideur que vous couvez, sous ce masque d'apparence délicate, et qui exsude de vos pores parfaitement poudrés ! »

La garde ne retenait plus ses mots, car à présent que le câble de sa contenance était mystérieusement lâché, il n'y avait plus moyen d'arrêter les tirs. Elle pensait ce qu'elle disait : les abords affables et distingués qu'arboraient les nobles l'avaient toujours dotée d'une grande méfiance. Car plus ils étaient proprets sur eux, plus ils pouvaient se révéler dangereux, fomentant des complots à tout va derrière leur façade d'hypocrisie. Mais jusque là, Dahlia s'était toujours gardée de le dire...

Les badauds de la foule agglutinée autour d'elles allait devenir bleus, à force de retenir leur souffle. Cet amas grégaire qui les cernait tout en buvant avidement les paroles de leur conflit commençait d'ailleurs à lui taper sur les nerfs également :

« Et vous, les voyeurs attroupés... Vous n'avez pas fini de vous rincer l'œil, avec votre curiosité malsaine ? Circulez, y'a rien à voir ! »

Mais à vrai dire, personne n'osa bouger. Ils continuaient à coaguler autour d'elles, non sans nourrir, très probablement, une secrète jouissance face à la discorde qui s'attisait de dangereuse manière.

La situation commençait à prendre une tournure de plus en plus inquiétante. Car l'échauffement ne gagnait pas uniquement les deux jeunes femmes entraînées dans cette joute verbale aux accents vains, mais s'était également emparé de la foule amassée autour d'elles. Cela allait-il finir en étripage collectif ? Probablement, si elles ne parvenaient à endiguer cette colère irrépressible et montante à temps.

Les deux responsables de l'accrochage qui avait, semblait-il, tout provoqué se retrouvèrent, à nouveau, à se heurter, en raison d'un coup hasardeux de Dahlia. À la différence près, cette fois, que ce furent leurs corps qui s'entrechoquèrent, et non plus leurs chargements, qui n'étaient plus là pour offrir un tampon. La collision les laissa sur le carreau, et alors que la populace échauffée s'apprêtait à étriller les deux femmes, Lady Belmont dressa... une barricade de protection, faite d'une résine sucrée mais non moins résistante, autour d'elles.

Dahlia écarquilla les yeux, envahie par une stupeur incrédule. Voilà que la noble faisait la démonstration d'un pouvoir particulièrement impressionnant, et intéressant. Sa proposition le fut également, malgré l'effrayant sourire qui l'accompagnait.

« Un objet volé, dites-vous ? Ma foi... ça devrait être dans mes cordes. »

Un signalement de ce bien dérobé avait-il été effectué en bonne et due forme, auprès de la Garde ? Rien n'était moins sûr, et cela sentait plutôt l'affaire quelque peu officieuse... Mais Dahlia n'avait pas vraiment le temps de négocier, vu leur situation présente.

« Marché conclu, Lady Belmont. J'accepte volontiers votre aide, et j'essaierai de vous prendre la pareille concernant votre... problème, à la mesure de mes moyens. »

En achevant cette tirade, Dahlia réalisa soudainement qu'elle se trouvait étonnement lucide, et calme. Comme si on avait jeté un seau d'eau sur la flambée de colère qui l'avait précédemment animée. Se pouvait-il que la barrière dressée par la couturière joue le rôle d'un écran, qui les protégeait non seulement des badauds échauffés, mais également des effets d'une magie opérant aux alentours, à l'origine de cet énervement collectif ? C'était l'hypothèse la plus probable, selon son esprit recouvré.

Et, par chance, ce rempart sirupeux possédait une ultime qualité : il était translucide. La garde regarda au travers, en levant les yeux au dessus du flot des manants exaltés qui étaient entrain de griffer les parois dans leur transe véhémente. Elle vit alors, juste à la marge des lignes les plus éloignées de l'essaim fébrile, un homme qui lui parut étrangement stoïque. Et ses lèvres remuaient imperceptiblement... Il devait certainement incanter.

« Lady, regardez cet homme... Il ne paraît pas affecté par le bouillonnement environnant, et je parierai qu'il est entrain d'incanter le sort à l'origine de celui-ci. »

Dahlia réfléchit alors en vitesse à un plan qui leur permettrait de le neutraliser, tout en se concentrant pour faire émerger ses cornes, sur son encéphale. Elle allait en avoir besoin, pour charger dans la foule et s'y ménager un passage. Lorsque les spirales furent entièrement déployées, elle demanda alors à son alliée :

« Pourriez-vous ménager une ouverture dans la barrière... Je vais foncer pour l'attraper. Si vous avez la possibilité d'entraver ses jambes avec votre pouvoir, lorsqu'il tentera de fuir, ce serait d'une grande aide également. »

Dahlia ne connaissait pas l'étendue du pouvoir de la noble, mais elle comptait notablement dessus, pour parvenir à régler cette histoire. Son concours allait lui être plus que précieux. Quant au prix qu'il allait lui coûter... Dahlia n'était pas encore en mesure de l'évaluer, présentement, et elle espérait qu'elle n'avait pas accepté un accord trop déséquilibré. Mais cela, seul l'avenir le lui dirait.

Lady Belmont avait proposé une alternative à Dahlia, pour atteindre le maraud incantant à la lisière de la foule emportée. Ce marche-pied en sucre d'orge, était, selon elle, plus indiqué qu'une brèche dans laquelle le flot de la populace aurait eu tôt fait de s'engouffrer, tel un torrent bouillonnant. Certes, cela pouvait s'entendre... mais cela restait, aux yeux de Dahlia, une entreprise peu engageante. Car une fois en haut, le saut et l'atterrissage qu'elle devrait assurer, en veillant à ne blesser personne, n'étaient pas pour la réjouir. Il fallait toutefois concéder qu'elles étaient à court d'autre option.

La balle immobilisante que la grande couturière, ou plutôt confiseuse, lui avait fournie dans une main, Dahlia inspira une grande bolée d'air parfumé à la fraise, et gravit les marches rayées de blanc et de rose. Une fois en haut du promontoire improvisé, qui lui offrait un point de vue de choix, elle regarda à nouveau l'incantateur, pour évaluer la distance les séparant et jauger son saut.

Sauf que, ainsi dressée sur cette hauteur, ce dernier la remarqua également. Ils échangèrent tous les deux un regard, lors d'une fraction de seconde suspendue dans le temps, et le maraud décida alors de prendre la fuite. Dahlia parvint à anticiper suffisamment sa trajectoire et lança la sphère rouge au sol sur celle-ci afin de l'intercepter. Le piège collant vint éclater au sol en une flaque visqueuse, que l'homme atteignit dans sa course effrénée, ne pouvant corriger le trajet de sa lancée à temps. Il s'y enlisa.  

Le sort ayant été interrompu suite à l'arrêt de son incantation, les badauds de la foule, en contrebas, reprirent peu à peu leurs esprits, un air hagard imprimé sur leurs traits, ne comprenant pas ce qu'ils faisaient là, au pied de ces contreforts sucrés.

« Faites place ! » cria Dahlia sans tarder, tandis qu'elle sautait à terre, et fonçait sur sa cible engluée.

Une fois à sa hauteur, elle l'approcha en veillant à ne pas s'embourber également, et lui passa les menottes qu'elle gardait toujours avec elle par sécurité.

« Vous êtes en état d'arrestation. Vous allez me suivre à la caserne. Vous avez le droit de garder le silence, et tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous. »

L'homme allait avoir le loisir de s'expliquer sur ses agissements lors d'une garde-à-vue bien austère. Dahlia s'adressa alors à la grande couturière qui les avait rejoint, et libérait les jambes de l'homme de l'emprise sucrée, afin qu'il puisse suivre la garde. Elle se tourna alors vers la noble :

« Merci, Lady Belmont. Je n'oublierai pas ma dette, et je suis disposée à en écouter les détails lorsque le moment sera propice. »

Une affaire résolue, et une autre qui ne faisait, semblait-il, que commencer.