C’est le bordel quand on arrive au Village Perché. C’est un miracle qu’il nous soit pas arrivé une énième merde sur le chemin, pour nous faire perdre quelques jours, quelques heures supplémentaires. Si j’y croyais un tant soit peu, j’dirais que Lucy fait tout pour qu’on file la paix à notre mafieux, et qu’on le laisse profiter de sa cage dorée, probablement en charmante compagnie si on excepte les gorilles qui surveillent les allées et venues et filtrent les entrées. Ça pourrait aussi bien être pour sa sécurité, réellement, que pour l’empêcher de bavasser ou devenir pote avec le Capitaine du Village Perché.

N’empêche, ça serait cocasse, m’enfin.

Arriver à une fête, c’est plutôt pas mal, en réalité. Quelques jours avant, ç’aurait été encore plus optimal pour repérer les alentours, identifier la cible, déterminer la sécurité qui le surveille, tout ce genre de tremblement qui fait partie intégrale de notre dur métier. En tout cas, là, on se fond dans la masse des festivaliers, et faudra que j’sois attentif pour le repérage.

« Sympa, comme fête. Tu sais pourquoi c’est ?
- Aucune idée, Vrenn. Tu le reconnaîtrais ?
- A moins qu’il ait beaucoup changé, probablement, ouais. Pourquoi ?
- Si on le croise tout seul dans une ruelle…
- Ca me paraît optimiste, mais ouais. »

Bon, j’ai pigé, j’me concentre.

Enfin, jusqu’à ce que je ressente un truc bizarre.

« On est reparti pour un tour, hein ?
- J’en ai bien l’impression.
- Quel enfer.
- C’est pas toi qui disais que ça passerait tout seul et qu’il fallait pas s’en faire ?
- Tu t’es déjà demandée si notre vie n’était pas finalement qu’un rêve, une illusion, une simulation, et que les événements bizarres seraient juste quelqu’un qui jouerait avec nous comme nous on jouerait avec un familier ? Et on pourrait en sortir en avalant un genre de pilule, par exemple. »

Elle me jette un regard bizarre.

« C’est marrant, de te voir faire de l’introspection, comme ça.
- Ouais, t’as raison, c’est débile, comme idée.
- Non, mais pas forcément…
- Hm ?
- C’est comme si les étoiles, c’était en fait des boules de gaz qui brûlent à des milliers de kilomètres au-dessus de nous, avant d’exploser sur elles-mêmes et de manger le tissu de la réalité autour d’elles. »

Zahria garde une expression sérieuse, mais j’vois dans le pli de sa bouche, et l’étincelle de ses yeux, qu’elle se fout de ma gueule.

« Bonne ambiance. J’me fais martyriser par ma patronne, quoi. »

Elle me flanque une bourrade.

« Allez, au boulot, Sbire. »

On arrête de se regarder que l’un l’autre, et on se concentre sur ce qui nous arrive, et ce qui se passe autour.

« C’est normal, si j’me vois partout ? J’pensais pas être si égocentrique.
- Je vois ce que tu veux dire. Toutes les nanas ont ma tête, et tous les mecs la tienne.
- Même les vieux et les enfants.
- Bon, voilà qui va pas nous faciliter les choses…
- Tu penses que les autres voient quoi ?
- Comme nous, donc eux-mêmes ?
- Ouais, probablement. Dérangeant, par contre. C’est le moment de coucher avec soi-même, cela dit.
- T’en fais pas, y’en a qui ont déjà commencé, visiblement. »

Elle pointe du doigt deux Vrenn qui sont en train de s’embrasser, et l’un d’eux descend la main pour agripper fermement le fessier de son camarade.

« Ca me fait tout drôle.
- T’as jamais essayé avec tes clones ?
- Nan. Pour avoir les clones, faut que y’ait quelqu’un de présent qui serve de médium, de catalyseur, tu vois ?
- Ouais. »

On a beau marché, on voit toujours que nous-mêmes.

« Bon, voilà qui va singulièrement compliquer l’affaire.
- Ou pas : les gens se rappelleront pas de nous…
- Ils se rappelleront pas de toute façon.
- Et surtout, ils auront pas de mal à répondre à nos demandes d’indications.
- Pour peu qu’on tombe pas fortuitement sur le gars qu’on cherche, ouais.
- Ah, oui. Ça serait drôlement ballot, ça… »

Franchement, une guigne pareille, c’est peu probable, hein ?

Donc Ugo aurait créé un plan où il refile la même gueule à tout le monde et en profiterait pour se carapater ? Ca me paraît pas déconnant outre-mesure, surtout que je vois mal le bonhomme se satisfaire d’une cage dorée aux confins du monde, même si c’est que le Village Perché, surveillé par les hommes de main de son frère, pendant que ce dernier raffermit son contrôle sur la mafia qu’ils ont monté ensemble, après avoir hérité de papa.

Enfin, il me semble que c’était ça l’histoire. Que c’était plutôt une affaire familiale un peu confidentielle à l’origine, et que l’accession et la collaboration des deux frères en a fait le gros gang incontournable que c’est devenu par la suite. Du coup, se faire évincer salement… encore que c’est p’tet lui qu’a tenté un coup d’état ? Peu importe, c’est leur popotte interne. Maintenant, c’est l’autre, donc si on peut les forcer à se trahir pour ramasser toute la bande, les rues n’en seront que plus sûres…

Pendant quelques semaines ou mois, au mieux.

La nature a horreur du vide, après tout, et quelqu’un se présentera bien vite pour prendre la place laissée libre. C’est pas comme si le crime allait subitement disparaître. Le mieux, à la limite, ça serait de ramasser suffisamment de trucs sur le chef, peu importe quel frère c’est, pour le coincer et le forcer à garder ses activités sous contrôle, sans trop déraper. Un genre de pègre d’état, quoi, vraiment sanctifiée au plus haut niveau, pour maintenir de la stabilité et servir de soupape de sécurité. Les gens verront que y’a du crime, qu’ils peuvent magouiller un peu, et ça leur suffira pour se sentir bien.

Mais j’sens que Zahria est pas encore tout à fait mûre pour écouter cette proposition, donc autant attendre de voir comment les pièces vont tomber là. Et j’parle même pas de ses chefs à elle, et les miens partant de là. Eux, ils sont encore dans un délire très manichéen dans lequel les gens sont foncièrement gentils. Ça fera un bel exemple, aussi. D’un autre côté, pour ce que je m’en brosse…

C’est plutôt que j’me considère comme quelqu’un de cultivé sur le sujet ? Hm.

On termine nos bières.

« Comment tu veux le retrouver ?
- On peut commencer par la maison. Et garder l’œil ouvert pour si on voit un type rôder avec des gardes du corps ?
- J’suppose que c’est la seule chose à faire, ouais… »

Au moins, les directions nous ont été indiquées, c’est déjà ça. Et y’a vraiment une sacrée presse dans les rues. Ça doit lui pomper sec sa magie, mais s’il s’est bien préparé, j’suppose que c’est jouable.

« Tu crois qu’il a des améliorations de pouvoir, ou des objets qui vont avec ?
- C’est probable. Je n’ai jamais eu connaissance de quelqu’un qui avait un pouvoir aussi puissant naturellement.
- Ouais, d’habitude, ça va du point de détail à des trucs sérieusement utiles, mais modifier les visages ou les perceptions de toute une ville, quand même…
- Oui, c’est ça. »

S’il est équipé, ça paraît être une raison supplémentaire de se méfier. Enfin, on n’avait pas besoin de ça en plus du reste, cela dit.

« Eux ?
- Nan, groupe de potes. »

Ils sont tous avec une boisson et rigolent informellement. Et, surtout, y’en a pas un au milieu ou devant qui est manifestement légèrement à l’écart. Et si Ego… Ugo entretenait de si bons liens avec ses gardiens, il serait p’tet pas dans cette situation. On sort rapidement de la ville, pour emprunter le chemin qui mène aux différentes villas qui parsèment la forêt autour. Certaines sont magnifiques, juchées dans des arbres tellement larges que trente hommes ne pourraient pas en faire le tour en se tenant la main. D’autres sont posées à la jonction, ou la séparation de troncs, et les branches entrent et sortent au gré de leur croissance. Le tout bruisse doucement dans le vent.

« C’est celle-là, pointe Zahria.
- Y’a des types à l’entrée.
- Donc on peut supposer qu’il est là ?
- Ouais, sinon ils seraient moins nombreux ? Enfin, m’étonnerait qu’il y ait quarante types pour le surveiller, quoi, ça serait excessif, nan ?
- On saura vite.
- Ouais… »

Bon, j’attendais pas d’une bande de loubards qu’ils soient polis, même s’ils appartiennent à une mafia maintenant établie et qu’ils peuvent s’élever au-dessus du statut de simples brigands, m’enfin y’a des limites. On est censé être collègues, quoi, merde. Si ça arrivait dans la rue, et que j’avais du temps libre, à l’époque, j’suivais les gens pour les bousculer dans une autre ruelle, leur faire un croche-pattes ou quoi… Mais on va pas se mentir, j’ai rarement le temps de le faire, maintenant.

Puis j’me vois pas demander à Zah de m’attendre dix minutes le temps que j’règle mes comptes de manière un peu vaine.

N’empêche que ça défoule.

« Putain, que j’jure.
- M’en parle pas, y’en a qui abusent.
- Grave. Bon, allez, reprenons la balade. »

Elle émet un rire bref.

Le manoir est immense. Il se fout pas de la gueule de son frère, en tout cas. Tout est un peu impersonnel, mais ça devait être un bon coin pour servir de planque, ou simplement pour aller faire la fête quand les occasions s’y prêtaient. Là, m’est avis que c’est pas la joie tous les jours. Le coin grouille de gardes du corps, quasiment pire que le palais un jour de festival. On circule dans des enfilades de salons meublés avec goût, certains plus ou moins modernes, plus ou moins dansants, ou au contraire plus intimistes, avec des teintures et des tapisseries, et d’épais tapis en poils de monstres qui absorbent les bruits, la chaleur ou la fraîcheur, suivant si la salle est plutôt ambiance été ou hiver.

Franchement, c’est du gâchis, de leur filer ça. C’est ces moments qui me font regretter de pas être un noble avec les doigts de pied en éventail, avec du petit personnel, et où la plus grande question à laquelle j’dois répondre le matin en me levant, c’est quelle pièce j’vais utiliser après être enfin sorti du plumard, vers midi.

Cela dit, ça tombe bien, on travaille justement à leur enlever tout ça.

« Sacrée cabane.
- Ah ça, Ugo s’est pas moqué d’Alfonso.
- Enfin, à part la surveillance.
- Ca vaut mieux pour tout le monde. Et même si personne a spécialement envie d’être placé ici, ça fait un coin presque tranquille. Faut pas se planter dans le protocole de sécurité, sinon le chef gueule, mais on craint finalement rien.
- Hein ? »

J’la regarde de plus près. Nan, c’bien Zahria. Attends, dans la bousculade, du coup, on… ? Oh, merde, quoi.

« J’espère que Vaelin va bien, n’empêche, que j’lâche.
- Qui ?
- Mais si, Vaelino, tu vois pas ?
- Là, comme ça…
- Ah, c’est les roulements d’équipe, ça. J’te le décrierais bien, ou pointerais bien du doigt, mais là, c’est compliqué, tu vois…
- Hm… »

Elle me jette un regard soupçonneux. Ouais, ils ont p’tet pas inventé la poudre, mais si c’est l’occasion pour Alfonso de s’enfuir, c’est aussi l’occasion pour des assassins d’entrer.

« Et ça fait longtemps que t’es là ? Qu’elle demande.
- Oh, quelques jours.
- Ah, donc t’es arrivé avec le dernier arrivage.
- C’est ça. »

J’lui balance un coup de déjà-vu, pour qu’elle soit plus sensible à mon mensonge, et soit bien persuadée que c’est le cas.

« Bon, la dernière étape de la ronde, c’est de passer devant la chambre d’Alfonso, pas vrai ?
- Pas du tout.
- Dommage. »

On est justement dans une pièce vide, et les deux portes sont fermées. Mon poing va pour s’écraser en plein milieu de sa face, mais elle a déjà sorti une matraque, et se tourne pour que j’touche que son épaule. Elle encaisse sans sourciller, et j’ai mal aux jointures. Bordel, j’suis tombé sur une adepte de la musculation, sous les dehors de Zahria ?

Son attaque ne coupe que le vide, vu que j’suis déjà téléporté derrière elle, avec une clef au niveau de sa gorge. Son pied s’écrase sur le mien, mais pas correctement, alors j’la fais chuter avec moi par-dessus. J’entends que le son de nos souffles qui ahanent, et le sang dans mes oreilles. J’reçois des coups de coude dans les côtes, mais pas assez fort pour me déloger.

Au bout de plusieurs dizaines de secondes, son corps se ramollit. J’maintiens ma prise quelques instants de plus, puis j’la laisse glisser au sol, avant de la traîner derrière un canapé. Puis j’me frotte les mains en reprenant ma respiration. Bon, on a fait le tour d’une bonne partie du manoir, pas de raison que je le trouve pas.

D’une pensée, un clone apparaît. Impossible de dire quel âge il a vraiment, vu qu’il a ma gueule actuelle. Avec ça, j’aurai pas l’air suspect, au moins.

J’viens à peine de me débarrasser de ma copine mafieuse que y’a un bruit bizarre, mais c’est vachement étouffé. J’dois être complètement au bout du manoir, et ça a l’air loin, donc au-delà des murs qui tremblent et un tableau qui tombe par terre avec un claquement un peu sec, j’sais pas trop quoi en penser. Mon clone hausse les épaules. Parfois, j’me demande s’ils en ont quelque chose à foutre, de ce qui peut m’arriver. Probablement pas, vu qu’ils vivront pas assez longtemps pour le savoir de toute façon…

Perturbant.

Puis y’a de la fumée. Elle se déplace pas normalement, à longer le sol puis à monter progressivement, comme le niveau de l’eau au moment de la marée montante. Quand j’bouge les pieds dedans, c’est pareil, on dirait un mélange entre du liquide et du gazeux, avec une certaine lourdeur associée. J’prends une petite inspiration, sans rien de particulier à déclarer. Ça veut rien dire, y’a pleins de poisons inodores.

N’empêche que ça a davantage de chances d’être un pouvoir un peu bizarre. Tête lourde. Mauvais plan, de rester là. J’ouvre une fenêtre dans une salle proche, et j’dis à mon clone de rester derrière. Il continue à s’en foutre, et s’allonge tranquillement sur un canapé. Bon, s’il canne, au moins, j’le saurai, c’est déjà pas mal.

Dehors, la morsure de l’air froid me vivifie un peu, mais le gaz étrange me suit, et remonte le long de mes jambes. Mon clone pionce, ou hallucine complètement derrière, alors j’le coupe. Rien à en tirer, de toute façon, dans le stade où il était tombé. J’commence à monter la façade du manoir pour échapper à ces conneries, mais mes membres sont déjà gourds.

J’ai des fourmis dans les mains, et j’loupe une prise, donc j’tombe au sol, dans l’herbe, avec un son sourd. Le gaz me recouvre, et j’sens mes paupières qui s’ferment petit à petit. Rah, quelle chiasserie, putain. Avec ce qui me reste de neurones pas complètement anesthésiés, j’me téléporte au-dessus du toit, et j’retombe dessus. J’glisse un peu sur les tuiles, mais j’parviens à éviter la chute en plantant mon couteau.

Et j’hyperventile, dans l’espoir d’expulser le gaz, ou la magie, ou peu importe ce dont il s’agit. C’est p’tet un mélange d’alchimie et de pouvoir, tiens, par exemple.

Au bout de quelques dizaines de secondes, j’sens que ma vision s’éclaircit, j’ai plus juste des nuées floues sur les bords et la difficulté à Focus. Va être temps de regarder ce qui s’est passé, alors. J’me retourne sur le ventre, puis j’me mets à quatre pattes. J’avance doucement vers l’entrée du manoir, pour me retrouver à contempler des ruines fumantes. Autour, pleins de moi et de Zahria s’affairent à examiner les décombres et organiser des patrouilles pour sortir le maximum d’entre eux d’affaire.

J’m’applatis par réflexe au sol.

Merde, j’me demande bien ce qui se passe ? J’capte enfin la décharge d’énergie magique de Zahria dans la pierre de lien et le collier jumeau. J’secoue la tête pour essayer d’éliminer ce qui reste d’étourdissement, et j’prends un peu d’eau. Puis j’attrape mon cristal magique, et j’fais sonner deux fois, un coup long et un court. Un code comme un autre pour pas trop la distraire.

Quelques secondes plus tard, j’sens qu’elle essaie de me contacter.

« Ouais ?
- T’es en sécurité ?
- Plus ou moins. Toi ?
- Sur une branche, en contrebas du manoir.
- Des signes d’Alfonso ?
- Pas chez moi. Tu es où ?
- Sur le toit, vers les décombres. Pas de signes particuliers. A mon avis, il a pris la poudre d’escampette.
- Probable.
- Bon, on s’retrouve et on s’arrache ?
- Oui.
- Retour à la case départ… »

La communication vient à peine de se couper, qu’une Zahria me pointe du doigt.

« Hé, tu fous quoi, toi, là ? »

J’la regarde d’un air surpris.

« J’me suis mis à l’abri quand tout a pété.
- Descends ici tout de suite ! »

Ouais, ou pas.

« J’arrive ! »

Un clone semi-consistant se redresse alors que j’deviens invisible. Plus qu’à descendre retrouver la patronne et aviser. Si j’y arrive, pasque j’me sens encore drôlement patraque.