Faut qu’on parle.
Ivara
C’est ainsi que, légèrement vêtue au vu des chaleurs estivales, elle sortit de sa boutique pour se rendre dans d’autres commerces. Elle y était habituée depuis sa plus tendre enfance et la plupart des commerçants la connaissaient de nom lorsqu’elle passait chez eux. Ses blessures étaient dissimulées par de nombreux bandages et le moindre pas lui faisait mordre sa langue. Ce que ça faisait mal ! Elle se retenait de pester et de pousser le moindre juron, surtout en présence du vendeur. Celui-ci lui indiqua les premiers articles dont elle avait besoin et elle procéda rapidement au paiement. Munie de son tout nouveau petit sac sans fond, elle put aisément ranger ce qu’elle venait d’acheter. Il s’agissait principalement de victuailles et d’épices.
Elle se dirigeait vers une autre boutique lorsqu’une silhouette familière l’interpella. Il était de dos mais possédait une stature que Ivara avait déjà pu observer, particulièrement dans ce qui semblaient être les souvenirs venant de Inaros… Il était bien plus grand qu’elle et la sculptrice n’apercevait que sa tignasse brune. Inaros l’avait-il mentionné dans le carnet ? Peut-être était-il important dans les affaires du mercenaire ? Ce n’était pas une de ses fréquentations, elle en aurait mis sa main à couper. Alors, qui était-il ? Elle était tellement plongée dans ses pensées qu’elle ne faisait absolument pas attention à où elle mettait les pieds et écrasa celui d’une autre femme. Tandis que Ivara s’excusait platement auprès de cette femme, qui se montrait très peu compréhensive, son regard croisa celui du grand brun. Les pupilles de Ivara se dilatèrent en le reconnaissant. Nora Eos, l’aventurier. C’était lui. Sans qu’elle ne comprenne pourquoi, ses joues s’empourprèrent et elle détourna vivement la tête pour répondre à la matrone qui essayait de lui faire comprendre qu’elle devait être plus attentive à son environnement.
Faut qu'on parle
Un périple long et douloureux, une marque laissée au scalpel dans la psyché du jeune homme, rouvrant une cicatrice n'étant alors plus la sienne, il était – il y a quelques jours de cela – en déplacement pour escorter une certaine demoiselle. De cette escorte il en tira une certaine blessure. Qui était-il déjà, sinon un enfant partit trop tôt du foyer, progéniture d'un père également partit à l'inconnu sans jamais revenir, d'une mère partit en cendre avec la demeure familiale ? Le destin ne laisse que peu de place au hasard, mais il semblerait que son grand tracé est immuable, sous toute ses formes, ne sommes-nous pas coupables de notre propre malheur ? Dès la naissance, mis face aux responsabilités, commençant à partir de notre premier balbutiement, s'achevant lorsque le souffle de la vie quitte nos lèvres. Et bien, Nora était probablement, bel et bien responsable de la vie qu'il avait aujourd'hui, ces regrets enterrés avec ses mémoires douloureuses avaient été exposés au jugement cuisant d'un soleil trop proche et trop impartial, l'émotion l'avait envahi pour quelqu'un d'autre. Il y a une semaine de cela, il avait retrouvé la sensation d'aimer. Il y a moins de temps, la sensation de perdre. Il s'en tirait plutôt bien, mieux que la noble qu'il escortait de nouveau jusqu'à la Capitale et, le voici vagabondant en ville, à la recherche des derniers préparatifs pour son voyage presque éminant, bien que retardé de quelques jours par de nombreux évènements (notamment une rumeur concernant le Grand Port, empêchant les navires de prendre la mer jusqu'à nouvel ordre, semblerait-il).
Il se retrouvait donc dans les allées marchandes, jetant un œil à ce qu'il pourrait emporter, sans trop être au courant de ce qu'il verrait vraiment une fois à l'Archipel. Nombreux passants se bousculaient autour des poteries et autres accessoires de maison, laissant le champ libre face aux étales de forgeron et producteur d'équipement, ainsi il se démarqua du reste de la foule pour rejoindre quelques autres aventuriers en quête de matériel. Le regard du brun défila sur les différents produits vendus passant de pièces d'armures à diverses armes et s'arrêtant sur tout ce qui pouvait toucher à la vie sauvage, du camping avec des grilles pour les cuissons au feu de bois et des cordes pour l'escalade. Le tirant de ses rêveries, le jeune homme entendit une plainte derrière lui, provenant d'une femme qui se mit à rouspéter sans en tarir d'arguments ni de geignement. D'un regard par-dessus son épaule, la première chose que vit le chasseur fut une chevelure dorée, lâchée au vent, ainsi qu'un regard qui fit manquer un battement à son cœur. Ivara, la véritable. Pas son étrange sosie aux manières déplacées et, bien loin de lui l'idée de détester cette curieuse personne, elle était même très efficace en plus d'être perspicace, mais il préférait de loin la douce Ivara. Le sort dont il avait été incombé la première fois semblait amoindrit, mais pas totalement résorbé, le jeune homme s'avança donc vers elle et s'interposa entre les deux femmes, dont l'une ne laissant placer mot à l'autre.
- "Mademoiselle, veuillez excuser mon amie. Elle a été maladroite comme ça nous arrive à tous, je vous serais extrêmement reconnaissant si vous pouviez lui pardonner."
Empreint d'une allégresse qu'il ne se connaissait pas lui-même, il semblerait que cet élan charismatique aida à calmer la situation, la femme précédemment enragée sembla soupirer avant de tourner les talons, tout de même contrariée. Une fois qu'elle fut assez loin, Nora souffla un coup et fit face à la demoiselle, retrouvant cette fois-ci un semblant de sourire un peu plus honnête.
- "Bonjour Ivara, il est agréable de te recroiser. Comment vas-tu ?"
Son teint était plus pâle que la dernière fois, ses cernes plus creusées, l'aventurier avait perdu de son splendide avec les derniers évènements, un semblant de tristesse habitant le coin de ses yeux à chaque instant. Il avait sûrement besoin de plus de temps pour se remettre pleinement de toute ses nouvelles émotions, malgré quoi il fit de son mieux pour dissimuler cet amas refoulé au plus profond de son cœur, le temps de cette discussion avec une amie qu'il avait quitté sans un au revoir il y a une semaine.
Faut qu’on parle.
Ivara
Mais la demoiselle faisait face à un nouveau problème, incarné en la personne juste devant elle. Elle n’avait pas prévu ce qu’elle dirait à Nora si d’aventures elle venait à le recroiser. Les propos de Inaros dans le Bifröst avaient été très clairs sur les agissements de l’aventurier, et le mercenaire semblait le tenir dans une certaine estime alors même que Nora ignorait tout du pourquoi et du comment des deux personnalités qui logeaient dans le corps de Ivara. Si seulement il avait deviné la moindre chose et ne s’était pas embarqué dans d’autres pistes farfelues. Pourtant, l’idée d’un sortilège réunissant deux esprits dans un même corps était étrange, même pour ce monde ! Inaros et Ivara ne savaient rien des pensées de Nora. Une autre question tauraudait la jeune femme. Que pensait-il désormais d’elle ? De son côté, elle en avait gardé un très bon souvenir. Le trajet qu’elle avait partagé à ses côtés avait été des plus agréables et elle essayait constamment de se débarrasser des souvenirs flous qui ne lui appartenaient pas et qui montraient l’aventurier tenant, face à elle, une jeune fille en sang. Ivara était effrayée à l’idée de déraper et de dire un mot de travers. Elle réussit pourtant à lever les yeux vers Nora et à soutenir son regard. Elle allait le laisser prendre la parole et ne pas trop en dire. Ivara réussirait peut-être mieux à savoir ce qu’elle devait dire s’il parlait en premier. N’était-ce pas l’une des techniques de Inaros lorsqu’il se trouvait dans une situation dans laquelle il en ignorait les tenants et les aboutissants ?
Les pupilles de Nora étaient animées d’une légère pointe de tristesse et l’état général de l’aventurier laissait à désirer. Il n’avait pas la prestance qu’elle avait aperçut durant quelques heures lorsqu’il avait travaillé pour elle. Il était encore plus pâle qu’elle, ce qui relevait de l’exploit sordide puisque la demoiselle ne prenait que très peu le soleil. A contrario, la voix de Nora était chaleureuse et le sourire franc qu’il lui offrit ne put que la faire sourire en retour, surtout après les quelques mots qu’il prononça.
Faut qu'on parle
La jeune femme souriait en retour et un air soulagé apparut sur le visage du garçon. Il ne pouvait pas mettre de côté ses souvenirs d'Inaros, ces corps si similaires, l'un lui souriant présentement, l'autre tuant de sang-froid sous ses yeux, il y a une semaine à peine. Certes, il existe des circonstances dans lesquelles il vaut mieux se défendre, mais cela ne rendait pas pour autant la vue du sang agréable au brun. Mais tout allait bien, son timbre de voix était aussi doux que dans ses souvenirs, presque fluet et chantant contrairement à celui de l'assassin, monotone, peu expressif. Elle déplora des douleurs et l'aventurier ne put s'empêcher de penser qu'une implication quelconque avec les malfrats de la dernière fois en était la cause. Inquiet pour la demoiselle, il fit un pas dans sa direction et posa sa main sur son épaule, son regard planté dans le sien en une expression de communication muette. Il serait là pour la protéger et, il voulut par la même occasion s'enquérir de son état général. Sans piper mot, il observa les traits de la demoiselle changer à mesure qu'elle devait se triturer le cerveau puis finalement, elle reprit la parole d'elle-même.
- "Je ne voudrais pas te retenir, je suppose que tu n’es pas ici simplement pour le plaisir. Je dois t’avouer que le temps m’est un peu compté et j’ai encore quelques emplettes à faire. Seulement… Je tiens à m’excuser pour la dernière fois. Je ne sais pas trop ce que tu sais, ou ce que tu ne veux pas savoir, mais c’est important pour moi. Tu as été très brave la dernière fois."
Son air inquiet, sa petite bouille fuyant son regard, le chasseur pu oublier un instant ses propres problèmes pour l'escorter, il tapota alors son épaule en pouffant bravement.
- "Allons, allons, ne fais pas cette tête. Je n'ai rien de prévu aujourd'hui, tu auras sûrement l'utilité d'une paire de bras en plus pour tes achats ? Si tu me permets de t'escorter, évidemment. Et puis, nous avons certainement des choses à nous raconter, depuis le temps."
Sans réellement répondre à son interrogation, il se contenta pour le moment de faire bonne figure et il lui offrit son bras pour l'accompagner, un geste qui lui sembla étonnamment naturel malgré sa timidité en général. Ainsi, il défila avec elle sur les devantures des boutiques, s'arrêtant ponctuellement chaque fois que son attention semblait dériver sur un produit à sa convenance. Il profita également du fait de ne jamais suivre les mêmes personnes pour s'aventurer un peu plus sur les sujets disons ... sensibles, il était de rigueur de rester vigilant, d'autant plus lorsque ça concernait la sécurité de la demoiselle.
- "J'ai effectivement vu des choses, pour le moins ... hors du commun. Ne t'en fais pas cependant, ça ne change rien au regard que je te porte, tu ne peux pas être responsable des agissements d'autrui. J'ai confiance en cette Ivara, celle à mes côtés actuellement."
Regardant droit devant lui, il jeta un œil vers la demoiselle avec un sourire taquin, la situation devait la peser alors autant que possible, il se devait de la détendre.
- "Puis tu m'as l'air bien trop aimable pour te comporter comme ... l'autre." Il changea de sujet en sentant une pointe d'hésitation. Devait-elle vraiment tout savoir ? Ne chercherait-elle pas à enquêter ? Il valait mieux s'assurer de sa sécurité sur le long terme, en priorité. "Tu as pu remettre de l'ordre dans la boutique ? Je t'aiderais à terminer le ménage si besoin."
Son regard se replaçait sur leur route, bien heureux de la sentir aussi proche, il ne voyait aucune objection à ce que la balade se prolonge un peu. Après tout, il est rare de pouvoir escorter une aussi belle plante, d'autant plus dans de bons termes. Les magasins d'objets en tout genre défilaient au rythme des pas du duo, lorsqu'une odeur attira l'attention du jeune homme. Il était encore tôt et il n'avait pas réellement déjeuner, ainsi, le parfum s'échappant d'une échoppe spécialisée en viennoiserie attira son attention. Le brun s'écarta un instant de la demoiselle et alla y commander deux pâtisseries, il n'avait que rarement eu l'occasion d'en goûter, alors voici une bonne occasion de s'y essayer. Revenant vers son amie, il lui fit don d'une des deux gourmandises.
- "J'espère que ce sera à ta convenance, je n'ai jamais vraiment goûté les produits de la Capitale, mais essayer ne peut pas faire de mal !"
Faut qu’on parle.
Ivara
Dans un premier temps, elle l’emmena vers les boutiques où elle devait se rendre. Les étals étaient toutes très attrayantes, mais les objectifs de Ivara étaient clairs. Elle ne pouvait pas se permettre de dépenser un seul cristaux à côté. La compagnie de Nora était charmante, même lorsqu’il revint sur le sujet épineux. Il mentionna l’autre, ainsi que la confiance qu’il plaçait en Ivara. Cela lui faisait plaisir. Si tout avait été normal, elle était certaine que l’aventurier aurait pu être un très bon ami. Dans cette situation, les sourires réconfortants qu’il lui apportait étaient les bienvenus. Malgré toute la colère qu’elle ressentait envers Inaros, sa bienveillance s’opposait à ce qu’elle crache sur son compagnon de vie.
Lorsqu’elle le vit revenir avec deux délices, son ventre se mit à gargouiller très fort et elle saliva juste en les regardant. C’était une grande gourmande et le moment du petit-déjeuner se faisait trop lointain. Ses yeux triplèrent de volume, s’illuminèrent et elle s’empara du trésor. Elle redevenait une véritable enfant en présence de la pâtisserie.
Faut qu'on parle
- "Je préfère être franche avec toi. Tu m’as dit avoir confiance en moi, je ne préfère donc pas bafouer ce sentiment. Et puis j’ai l’impression qu’on se connaît depuis des années, comme si cette aventure en avait valu une centaine d’autres."
Si ce n'était pas là ce qui fit s'arrêter net le jeune homme, le voilà qu'il ne s'appelait plus Nora. Son visage traduit plusieurs émotions, dont la gêne, la joie mais aussi la passion. Passion comme étant la première fois qu'il ne sentit pas son cœur s'affoler mais bien s'apaiser, battre un rythme doux envoyant une vague de frisson dans son corps entier à chaque pulsation. Ces mots, que la belle Ivara venait tout juste de prononcer n'en avaient peut-être pas l'air, mais valaient tout l'or de la Capitale. La confiance est une ressource rarissime à son état le plus pur et si le chasseur dût se restreindre pour ne pas l'enlacer ou fondre d'émotion, son sourire et son regard oublièrent un instant les démons qui les hantaient juste avant. La sculptrice continua son discours et ne souhaitant en rien lui faillir, l'aventurier eut du mal à contenir son excitation.
- "Tu peux ! Enfin ... je ... je veux dire, tu peux, oui ! Je serais honoré de pouvoir t'aider, à soulager ton fardeau, à écouter tes peines et te venir en aide autant qu'il m'est possible de le faire. Pas en tant qu'aventurier, mais en tant qu'ami."
Le rouge lui monta aux joues. Venait-il de dire ce qu'il venait de dire ? Gêné par la situation, il détourna le regard en retrouvant un peu de couleur par la même occasion. Foutu sort qui le voulait tout à la guise de cette demoiselle et, bien que cela ne le dérange pas le moins du monde, venait inévitablement le doute sur l'authenticité de ces sentiments. Absorbé par ses pensées, il opéra par automatisme pour l'aider à porter ses courses le temps qu'elle les paie, puis il retrouva bien assez rapidement ses esprits lorsque le dialogue reprit et que la blonde apprécia verbalement la gourmandise offerte. Elle laissa filer que la boutique rouvrirait dans deux jours et qu'elle souhaiterait entendre la version de Nora, ainsi, il ne put se faire languir et lui offrit de nouveau son bras en la serrant un peu plus contre lui, sûrement par réflexe, à mesure qu'ils approchaient de la boutique. Maintenant qu'il avait bien en tête que l'endroit avait été piégé, par Inaros, il n'allait certainement pas s'aventurer inconsciemment et serait certain de faire confirmer trois fois l'emplacement de la salle de bain à Ivara s'il devait l'emprunter. Ainsi ils reprirent la route et le chasseur garde un œil discret sur la demoiselle à tout instant.
- "Avec plaisir, oui. On pourra vérifier ensemble les serrures et les entrées, en passant."
Et sur ces notes, Nora commença à réfléchir comment aborder le sujet. Sûrement le plus simplement du monde ? Pourtant trop hypnotisé par les traits de la demoiselle, il ne pipa mot pour les premières minutes de marche, détaillant la forme de son visage, ses grands yeux innocents, l'arrête fine de son nez et la pulpe de ses lèvres rosées. On aurait pu faire plus discret et pourtant, le garçon eut du mal à ne pas la regarder moins de trois secondes chaque fois qu'il tournait la tête vers elle, justifiant chaque œillade par un sourire un peu gêné ou un regard fuyant. Foutu sort, encore une fois ! Il se ravisa alors à observer le pavé du sol, fait de plusieurs pierres lisses imbriquées pour rendre la marche plus agréable. L'ombre sinueuse se glissant entre chaque fragment de roche suivait le chemin qu'ils empruntaient et se révéla une bonne distraction pour éviter de plus dévisager la demoiselle.
Après avoir respecté ces quelques minutes de silence, le garçon finit alors par se lancer et cette fois-ci, plantant son regard dans celui de la jeune femme avec un prétexte un peu plus valable.
- "Je l'ai rencontré dans le manoir, à un moment où je t'ai perdue de vue. Celui où on devait livrer la sculpture de Mist. Ses manières étaient ... disons différentes des tiennes et je ne ressentais plus ce sent-" il se mordit la lèvre de justesse. Allait-il simplement lâcher cette phrase sans y réfléchir ? Au contraire, il tenta de rattraper sa bourde pour couvrir la piste du sort. "- cette sensation lorsqu'on parlais. La discussion est simple et agréable avec toi, avec l'autre, elle est plus froide. Il est aussi un peu plus ... expéditif, il a réussi à capturer un voleur, seul."
Savait-elle pour sa sculpture ? Si ce n'était pas le cas, il valait mieux commencer tranquillement la discussion et déjà, le profil de la boutique se dessinait après un tournant. Il serait sûrement plus judicieux de continuer la discussion à l'intérieur, ainsi, il n'ajouta rien jusqu'à ce qu'ils atteignent la porte d'entrée, devant laquelle s'arrêtait le garçon pour laisser passer Ivara.
Faut qu’on parle.
Ivara
Le silence qui suivit ne fut nullement gênant et, bras dessus et bras dessous, Ivara marchait aux côtés de Nora en le guidant jusqu’à son atelier. Au fur et à mesure qu’ils s’en approchaient, elle sentait son compagnon se tendre et la serrer un peu plus contre elle. Ivara reconnaissait là un geste protecteur, mais elle ne put s’empêcher de grimacer de surprise. Certains hématomes étaient encore sensibles mais il n’avait pas à s’en faire, il ne l’avait pas blessée. Avec candeur, elle tourna son visage vers lui et son regard croisa le sien durant quelques secondes, avant qu’il ne semble happé par le visuel de la rue. Elle devait sans doute imaginer les regards de Nora sur son faciès. Plus rêveuse qu’elle ne le laissait paraître lorsqu’elle gérait son affaire, Ivara avait tendance à sur-interpréter le moindre élément de son environnement. Heureusement, sa sincérité ne voyait là que la gêne de l’aventurier pour aborder le sujet sensible dont ils allaient désormais pouvoir parler. Elle avait acquiescé à la proposition du grand brun. Vérifier les serrures et les entrées n’étaient plus de trop à ses yeux. Inaros n’avait pas encore eu le temps d’installer d’autres pièges, elle le lui aurait d’ailleurs interdit. Le risque qu’elle-même ou qu’un de ses clients se blessent était trop important et elle ne comptait pas le prendre. Elle préférait apprendre à se défendre, réflexion qu’elle se faisait depuis la veille. Inaros lui avait donné les muscles, il fallait juste qu’elle apprenne à s’en servir pour sauver sa peau. Si d’autres malfrats lui en voulaient… Un frisson parcourut son échine à cette pensée et elle se ravisa bien vite, préférant se concentrer sur son interlocuteur qui la cherchait du regard. Levant ses yeux vers lui, ses sourcils blonds se froncèrent un peu en percevant que la conversation allait être très sérieuse. Enfin, ils allaient aborder le sujet épineux. La description qu’il livra de Inaros la fit sourire. Elle ne l’avait rencontré qu’une seule fois dans sa vie et elle n’aurait plus jamais la chance de l’avoir en face de lui. Terrible châtiment qu’elle n’avait pas mérité mais dont elle s’accomodait de plus en plus… Du moins, elle essayait.
Elle avait légèrement moufté du nez, secouant la tête de gauche à droite et s’apprêtant à prendre la parole lorsque la boutique se dessina devant eux. Elle n’avait alors pas l’occasion de lui répliquer tout de suite, et elle passa devant lui afin de déverrouiller l’entrée. La pancarte indiquant “FERMÉE” était toujours en place. La jeune femme poussa la porte et entra à l’intérieur, attendant que son ami entre à son tour pour fermer à clés derrière eux.
- Un tapis rouge et moelleux permettait au client de pouvoir se rendre directement de l’entrée à l’estrade.
- L’estrade était située sur la gauche. De taille modeste, elle était contre un mur et plusieurs chaises étaient disposées juste devant. Au centre, un fauteuil plus confortable que les autres était lui-même surélevé.
-Le comptoir était de l’autre côté. Il y avait un seul tabouret, de son côté.
- Le monte-charge était de ce côté.
- Un peu partout, plusieurs de ses créations étaient exposées. Les sculptures ne dépassaient pas les quatre-vingt centimètres de hauteur et représentaient plusieurs formes qu’on trouvait dans la nature, ainsi que des bijoux, qui commençaient à être sa spécialité.
- La porte d’entrée, pour y revenir, était entourée par deux grandes baies vitrées horizontales, qui permettaient aux petits curieux d’observer ce qui se passait à l’intérieur.
L’ambiance était plutôt chaleureuse et Ivara présenta tout cela à Nora, avant de l’inviter à la suivre derrière le comptoir. Là, il y avait un petit couloir qui permettait de se rendre à gauche ou à droite. Ivara ne montra que très sommairement cette direction à Nora, qui pouvait bien là reconnaître la fameuse porte piégée. La blonde invita l’homme à la suivre à l’étage, partant donc sur la gauche. Il s’agissait de ses appartements privés, constitués de quatre pièces -si on comptait les latrines. Il y avait d’abord une petite pièce qui faisait office de cuisine et de salon, avec un petit canapé très confortable au milieu. Au bout, il y avait sa chambre, dans laquelle se trouvait aussi son coin d’eau pour la toilette. Enfin, une autre porte menait à son atelier. Celle-ci était toujours fermée, c’était le lieu où elle adorait se perdre pendant des heures, se cloquant les mains pour donner le meilleur d’elle-même. Elle invita Nora à prendre place sur le canapé et ouvrit plusieurs placards de la cuisine afin de sélectionner quelques biscuits. Sur la pointe des pieds pour atteindre ses victuailles, elle s’arrêta quelques instants, pinçant sa langue entre ses lèvres avant de se tourner vers Nora.
Faut qu'on parle
Finalement, la porte s'ouvrait sur ce qui était inscrit dans la mémoire du jeune homme comme une scène d'enquête qu'il partageait avec Inaros il y a quelques jours à peine, malgré quoi, la revoir lui laissa un sentiment de nostalgie, comme s'il avait toujours connu l'endroit et revenait après des années. D'un pas calme et léger, il entra à la suite de la demoiselle en redécouvrant la boutique, en bien meilleur état que la dernière fois. Il n'était évidemment pas au courant de ce qu'avait pu soutirer Inaros comme information aux cambrioleurs, ainsi, il se contenta simplement d'observer de loin l'accès qui mènerait à sa pièce personnelle, piégée et qui serait le pilier de nombreuses choses par le futur, tant l'a-t-elle déjà été par le passé. Ivara, plus joyeuse que le chasseur ayant subit une légère baisse de morale en retrouvant l'endroit, lui présenta alors les lieux en défilant, n'évoquant alors que très brièvement la pièce du mercenaire. A l'entendre, il comprit qu'elle aussi était au courant du danger qu'elle représentait, il n'en releva rien de plus, se contentant d'acquiescer d'un hochement de tête. Il la suivit alors sur la gauche, au fond de la salle d'exposition, grimpant une à une les marches menant à l'étage, ne pouvant s'empêcher de noter certaines grinçantes, comme il supposerait que son allié de traque l'aurait fait lui-même. Au bout de la rampe se trouvait alors un nouveau décor, un petit salon aux apparences confortables ainsi que plus loin, d'autres accès menant à un atelier et la chambre de la demoiselle. Il prit alors place dans le canapé confortable dans lequel l'invitait Ivara et elle lui proposa un large choix de boisson. Il opta pour une de ses préférées, qui ne serait pas de trop pour combattre ses cernes.
- "Dans ce cas, ce sera un thé noir pour moi, s'il te plait."
Et l'instant d'après, elle revenait avec de quoi largement les gâter pendant un moment. Attentif à sa demande, Nora commença à l'apercevoir sous un nouveau jour. La blonde ainsi positionnée et décontractée avait laissé s'évanouir l'image de la sculptrice pour être tout simplement elle-même, le sort profita de ce même instant pour s'émousser jusqu'à lentement laver de la rétine les semblants chimiques d'affection qu'il éprouvait pour la demoiselle. Oh il ne la détestait pas, bien au contraire, c'est tout comme s'il apprenait à la redécouvrir, avec un regard neuf et surtout sain. Elle avait effectivement son charme, mais les profanités prononcées par cette même bouche et le sang versé par ces mêmes mains dessinait lentement un certain écart, que l'aventurier peinait à éloigner. Gardant la désagréable impression pour lui – il faut dire, c'était plus simple avec l'illusion d'être attaché – il écouta ses paroles en hochant la tête à chaque ponctuation, confirmant également pour lui-même les informations qu'ils avaient en commun. Il apprit aussi que le tueur semblait apprécier le travail du brun, un sentiment non-réciproque malheureusement car le chasseur ne préconisait aucunement le meurtre. Finalement, la plainte dans les yeux d'Ivara alors qu'elle parlait de son évanouissement réveilla des interrogations dans l'esprit du brun qui les garda pour la fin, car son interlocutrice revenait avec un bol de sable et la volonté de lui fabriquer un présent. Gêné par l'attention, Nora aurait refusé si ses iris n'avaient pas cet air partagé entre l'insistance et la détermination, malgré son air candide. Il faut dire que même sans sortilège, elle n'en restait pas moins une femme avec plusieurs atouts et un certain charme.
- "Hum, c'est gentil mais ... je ne pense pas qu'une de tes œuvres supporte bien les voyage à la sauvage ... laisses-moi donc y réfléchir, je trouverais bien quelque chose. En attendant, j'aurais une question qui me taraude, concernant votre ... 'relation' si je puis dire."
Il pencha la tête sur le côté et mettant de côté l'humilité et le tact, y alla franchement pour satisfaire sa curiosité. Après tout, il en savait déjà probablement trop.
- "Vous êtes ... sœurs jumelles ? Quoique, certains détails ne collent pas mais ... mes autres théories sont probablement trop farfelues."
Se perdant un instant dans l'hésitation, il écourta sa propre panique en enchaînant, après sa réponse, sur la suite du sujet. Il lui résuma alors à l'oral la longue journée que fut celle de sa rencontre avec le faux double, en omettant plus ou moins volontairement les meurtres, ne savait-on pas comment la demoiselle réagirait en l'apprenant. Il détailla alors la traque du voleur de sculpture en expliquant la nature de son pouvoir ayant permis d'éclaircir la situation plutôt rapidement, le retour avec Inaros, la mise derrière les barreaux du criminel, la traque de la civile blessée par le carreau d'arbalète ainsi que la séparation des deux pisteurs. Il écourta donc les scènes d'affrontement en décrivant des "appréhensions rapides et efficaces", terminant son récit sur la demoiselle qu'il emmenait voir un médecin et à laquelle il mentait pour éloigner les soupçons au maximum. Après plusieurs minutes sans en tarir d'information, Nora prit une gorgée du thé, commençant lentement à devenir tiède, puis il reprit sa position, courbé en plantant ses coudes dans ses genoux, les mains soutenant sa tête tournée vers la demoiselle.
- "C'est ... à peu près tout, je ne pense pas avoir oublié grand-chose. Je ne l'ai pas recroisé depuis ce jour-là."
Il arrêta provisoirement le monologue, laissant à son amie le temps d'assimiler autant d'informations. Il faut dire, ce n'est pas tout à fait simple de s'imaginer au cœur de ce genre d'histoire et ce, sans son propre consentement, ainsi, après quelques instants accordés à la réflexion, le chasseur changea de sujet.
- "J'ai ... peut-être une idée de ce que je pourrais te demander, avec le verre. Il faut dire que les flèches normales sont efficaces mais perdent vite de leur perforant ... S'il était possible de créer des flèches résistantes en verre, je serais intéressé de les essayer. Après tout, je n'aurais pas vraiment l'utilité d'une sculpture sur la route ... pas que je ne les apprécie pas, elles sont incroyablement belles ! Mais elles ne feront probablement que m'encombrer et je regretterais amèrement d'en briser une par mégarde ..."
Nerveusement, il passa sa main gauche contre sa nuque en étirant un sourire légèrement crispé, un peu moins à l'aise pour parler de ses préférences artistiques que du boulot, un sujet sur lequel il ne manque pas de répartie. Évoquer une requête ou formuler une demande n'a jamais été réellement le fort du garçon qui se vit rougir en y repensant, bien loin de lui l'envie d'être malpoli ou quoi que ce soit. Peut-être n'était-ce pas si mal, finalement, de parler de son expérience passée au contact d'Inaros.
Faut qu’on parle.
Ivara
Au fur et à mesure qu’il parlait, Ivara avait tout le loisir de contempler les nombreuses cernes qui avaient tendance à assombrir le regard de l’aventurier. Est-ce que ça pouvait avoir un lien quelconque avec le saccage de la boutique et l’appréhension des voleurs ? La jeune femme ne préférait pas émettre d’hypothèses pour le moment. Peut-être que la cause serait abordé un peu plus tard. Seulement, avant de véritablement entrer dans le vif du sujet, Nora revint sur l’histoire du présent qu’elle pourrait lui confectionner. Il semblait un peu gêné d’aborder le sujet. Essayait-il de refuser poliment ? Il est vrai que son verre n’était pas assez résistant, ni assez cristallin à son goût. Cela faisait déjà de longues journées qu’elle réfléchissait au moyen d’y remédier. Il fallait qu’elle améliore son pouvoir.
L’opportunité était trop grande. Qui sait si elle se représenterait un jour ? Inaros était si méticuleux, ordonné et précautionneux dans tout ce qu’il entreprenait qu’il semblait impossible que la situation se reproduise. Nora pouvait sans doute être la seule personne à tout savoir véritablement… En réfléchissant, Ivara avait baissé la tête et attrapé son menton entre son pouce et son index - un tic partagé avec Inaros, bien qu’ils l'ignoraient - oubliant pendant un instant qu’on ne faisait pas attendre ainsi les autres dans une conversation. Un peu confuse, elle redressa la tête et frotta l’arrière de son crâne en adressant un sourire d’excuse à Nora. Elle décida de jouer franc jeu.
Ivara avait visiblement du mal en affrontant un fait qu'elle avait pourtant déjà assimilé comme étant l'état du présent. Elle joua avec ses mains, occupa son esprit, tout en laissant l'aventurier terminer lui-même certaines déductions qu'elle avait du mal à prononcer. Ou était-ce le cas ? Un doute revint à la charge et malgré les airs sincères de la demoiselle, il ne saurait dire si sa contrepartie – qu'il apprit masculine seulement à l'instant – partageait son point de vue sur la chose. Pour récapituler, tout commença au manoir, du point de vue de l'aventurier, où il fit la rencontre d'Inaros. L'enquête menée pour trouver le voleur d'Ivara les aura mené dans un piège tendu le jour-même, menaçant la vie de la sculptrice et finalement, les voici quelques jours après à éclaircir la situation. Nora prit un air songeur, coinçant son menton entre son pouce et son index en fixant le cocotier de verre posé sur la table. Une bien curieuse malédiction, si l'on y réfléchissait un peu mieux, d'autant plus car elle abritait bel et bien deux âmes dans le même corps. Autrement, son pouvoir, au manoir, aurait renvoyé les souvenirs d'Ivara et non ceux d'Inaros, ce n'était donc pas une simple maladie mentale ou une bipolarité extrêmement bien réglée.
- "Je te crois."
Il la fixa droit dans les yeux, l'air très sérieux, sans lâcher le bout de son propre visage. Ses iris perçantes dans celles de la demoiselle, il reprit très calmement, comme il le faisait pendant le travail lorsqu'il devait décrire la situation.
- "Mon pouvoir me permet de lire les souvenirs récents de la personne sur qui je l'utilise. Si elle rêve, je verrais ce qu'elle imagine. Je l'ai ... utilisé sur toi, ou plutôt Inaros, lors de notre rencontre, il me semblait suspect et je n'ai pas vu notre voyage en charrette, j'ai vu l'intérieur de la boutique, ta chambre, sans même y avoir jamais mis les pieds. Ces souvenirs n'étaient pas les tiens, mais ce corps l'était."
Pour marquer ses mots, il tapota la clavicule de la jeune femme comme pour battre cette idée en elle. Il est important qu'elle ne se sente pas dépossédée de sa seule réelle propriété, cette personne face à lui était en tout droit sur sa propre vie, simplement endormie une journée sur deux. Nora s'en doutait bien mais depuis le début, c'était bel et bien Inaros l'imposteur. Maintenant comment rediriger la discussion, car il n'avait aucune réelle interrogation. Du moins aucune à laquelle Ivara pourrait répondre elle-même, la prochaine personne à interroger serait son alter ego.
L'aventurier prit une gorgée du thé et se leva pour s'étirer de tout son long, malgré lui un crac sonore lui échappa de la colonne vertébrale, témoignant d'une nuit passée à dormir dans des positions pas possibles. Il offrit un regard gêné à la demoiselle et en profita pour rebondir sur l'occasion.
- "Tu as déjà été tentée par l'aventure ? Dormir à la belle étoile, chasser en solitaire, parcourir Aryon à pieds ... Ce genre de choses ? La question est maladroite mais ... avec un potentiel comme le tien, qu'est-ce qui t'a fait pencher vers la sculpture plutôt que le grand air sauvage ?"
Bien, attaquons sur les passions, ainsi elle saura peut-être se décrisper un peu. Son sourire était bien trop précieux pour le laisser partir aux oubliettes après une discussion aussi sinistre, alors peut-être que lui faire parler de son métier l'aidera à mieux faire passer la pilule et ainsi, embrayer sur des sujets moins houleux. Le chasseur se félicita par ailleurs de ne pas avoir trouvé à dire sur le beau temps et l'heure, contrairement à ses tentatives de discussion habituelles qui se soldaient les trois quarts du temps par de longs blancs désagréables. Qui sait, apprenait-il aux côtés d'Ivara l'art de la discussion comme on l'entends loin des commérages, loin des banalités et plus proche d'une expression saine ? Après tout, même les plus solitaires peuvent apprendre ce genre de chose.
Faut qu’on parle.
Ivara
Soulagement.
Elle redressa son buste, gardant son séant posé sur le tapis, et osa cette fois conserver son regard droit dans celui de Nora. Mais comment pouvait-il la croire ? Peut-être que ce n’était qu’un moyen de ne pas la rendre complètement hystérique dans son salon, une protection pour s’assurer de repartir bien vivant de la pièce - il n’aurait eu aucun mal à la maîtriser - ou bien avait-il les preuves possiblement matérielles de ce qu’il avançait ? De ce qu’elle savait, Nora était à ce jour la seule personne qui avait communiqué avec Ivara et Inaros en sachant la vérité. Il était donc le plus apte à deviner le vrai du faux. Les explications ne se firent pas attendre et révélèrent davantage de choses sur l’aventurier. Inaros lui avait conseillé à plusieurs reprises de se méfier du pouvoir du brun, la citoyenne comprenait désormais pourquoi mais n’en avait pas peur. C’était ce pouvoir qui permettait de prouver sa bonne foi et de ne pas la faire passer pour une forcenée. Après tout, elle avait accepté cette possibilité. C’est pour cela qu’elle n’en avait même pas parlé à sa famille, elle ne voulait pas passer pour une malade mentale. Elle hocha, avec beaucoup de douceur dans son geste et moins de crispation, sa tête à plusieurs reprises pour approuver les paroles de Nora.
Ivara n’y avait jamais véritablement réfléchit. Son enfance avait été paisible. Elle avait grandi entourée d’une famille aimante et fille unique. Elle avait passé des journées entières dans l’atelier de son père, à admirer ses créations et à rêver de faire son métier. Elle n’était sortie que très rarement en-dehors de la Capitale. Elle ne connaissait pas réellement la vie sauvage et n’avait jamais rêvé d’aventures et de s’évader. Lorsque Nora évoqua son “potentiel”, elle songea tout de suite que sa vie aurait été diamétralement différente si elle n’avait pas croisé le chemin de Inaros. C’était à lui qu’elle devait ce “potentiel”. Pour l’obtenir, ses mains s’étaient tâchées de sang mais elle évitait constamment d’y penser. Elle s’était mis des barrières mentales pour ne pas sombrer dans la folie. Elle qui était si innocente - pas seulement en apparence -, cela aurait signé la fin de sa vie.
A une interrogation innocente, Ivara lui dévoila une partie de son passé, justifiant son choix de vie penchant vers celui d'un marchand citoyen plutôt que celui d'une aventurière. Oh, oui. Il n'est pas simple de partir à l'aventure et parfois, beaucoup plus aisé de marcher dans les traces d'un membre de la famille proche qui depuis tout jeune aura permit d'inculquer des valeurs spécifiques à sa descendance. C'était d'ailleurs le cas pour Nora aussi, ayant suivit les traces de sa mère en devenant chasseur, elle si connue dans son village natal pour ne pas être seulement professeure enseignant sa passion de la traque, mais aussi une excellente tireuse. Il faut dire que cette seule qualité était certainement son plus gros héritage et celui lui ayant le plus servit jusqu'ici. L'aventurier continua de boire les paroles d'Ivara avec intérêt et lorsqu'elle le questionna sur son passé, Nora évita assez habilement le flashback mélancolique pour se concentrer sur ses années précédant son seizième anniversaire.
- "Non, pas vraiment. A vrai dire, je voulais même devenir garde, plus jeune. C'est ma mère qui m'a donné le goût de la chasse à mes dix ans et de fil en aiguille ... me voici aventurier."
Une feinte de sourire et un regard attendrit par la nostalgie, il en oubliait peu à peu ses problèmes immédiats, bien que ses traits, eux, ne s'estompaient pas avec autant de facilité. Le sujet redevint d'ailleurs un peu plus sérieux et caressant la gamme grave du piano, les mots de la blonde résonnaient avec autant de profondeur qu'une mélodie jouée à l'honneur d'un décédé. A vrai dire, il y en avait même deux, des morts à déplorer, aucun que l'aventurier n'ai vu ni connu de leur vivant, mais la peine transmise par la fille brisée, laissée orpheline avait fait office de miroir, renvoyant le brun à un évènement tragique de sa vie. Oh, la solitude si dure, si impartiale, sitôt qu'elle vous prend, jamais elle ne vous quitte vraiment. Elle devient séduisante lorsque le monde est trop cruel, tortionnaire lorsque l'on souhaite regagner espoir et immuable dans les mots et les gestes lorsqu'elle s'accapare à elle seule d'un cœur. Une amante de douleur qui reste à vos côtés jusqu'à trouver un but, une rédemption, jusqu'à cicatriser éventuellement. Mais gare aux esprits torturés car il n'est pas peu commun que l'on prenne goût à sa compagnie. La panique légère et féminine d'Ivara tira le garçon de sa réflexion et maintenant, avec le recul de se trouver en la compagnie d'une amie, il ne se soucia que trop peu des formalités. En fait, il se pouvait qu'elle n'ait pas tort, ni que ses mots soient réellement exagérés. C'est tout comme s'il avait vécu une seconde fois la mort qu'il s'était efforcé d'oublier pendant ses 4 ans au sein du culte. Un sourire léger, à la limite d'être forcé fut celui qu'il afficha, une peine qu'il avait provisoirement oublié regagna son regard désolé. Que fallait-il faire ? Lui dévoiler ce qu'il avait vu, vécu ? Ou garder pour lui ? Elle était parfaitement étrangère au problème et là se trouvait sa chance. Il ne voulait pas non plus déprimer son amie, aussi il était encore temps de détourner habilement la conversation vers un sujet plus joyeux. Oui, voilà exactement ce qu'il fallait faire à l'instant présent, profiter de ces courts moments de joie et laisser au passé ce qui est au passé. Voilà exactement ce qu'il s'apprêtait à faire, il clarifia alors sa voix et s'exprima.
- "Je ... ne suis pas tout à fait dans mon assiette, non. Il s'est passé un paquet de choses, ces derniers temps et ... je ne suis pas sûr d'arriver à tout suivre."
Son regard partit des mains de la sculptrice, remontant lentement le long de ses bras, s'attardant sur sa clavicule et finalement, gagna le sien, dans lequel il se planta sans laisser d'échappatoire à la demoiselle.
- "Quoi qu'il advienne, quoi qu'il se passe à l'avenir, sois prudente. Je ... je souhaite veiller sur toi, à ma manière."
Soudainement, il réalisa l'étendue que pouvait avoir ses propos et un rouge faiblard gagna la pâleur de ses joues, comme s'il reprenait légèrement des couleurs à ce court instant.
- "Euh, enfin ... pas vraiment comme ça que je voulais le placer mais ..."
Un soupire.
- "S'il te plaît, ne fais rien qui te fasse sortir de l'ordinaire. Je me doute que ton métier est particulier et qu'il nécessite que tu te mettes en avant, juste ... si tu as le moindre souci, le moindre doute, fais-moi convoquer par la guilde. J'arriverais aussi vite que possible."
L'idée d'acheter un passe de téléportation lui traversa également l'esprit, qui sait à quel point il en aurait besoin le moment voulu ? Le destin est plein de surprise et ne sait-on jamais si ses prochains plans trahiront ou pas les espoirs de l'aventurier. Vite ravisé sur la conversation ayant tourné au dépressif, ce malgré lui, Nora tenta de bifurquer sur un sujet abordé précédemment pour s'éloigner du malaise.
- "Et, hum ... à l'occasion, si elle se présente bien-sûr, je t'emmènerais passer une nuit à la belle étoile, c'est particulier, mais c'est aussi une expérience à vivre au moins une fois !"
Et voilà que son discours revirait à la déclaration d'amour, plus subtile cette fois-ci, malgré tout. Un regard en coin et l'espoir dans les yeux, on aurait pu croire à une supplique dans l'intonation de l'aventurier, bien que son but fût plutôt d'éloigner les sujets houleux qui plombaient l'ambiance.
Faut qu’on parle.
Ivara
Ivara avait eu besoin d’ouvrir son cœur et s’était confiée - presque intégralement - à Nora sur Inaros. Elle n’avait pas eu l’occasion de lui parler de son ressenti, de la souffrance qu’elle essayait de gérer au quotidien, des moments de doute qu’elle ressentait mais aussi de compréhension envers le mercenaire, voire même d’affection. Le caractère de la jeune femme était loin d’être rancunier et mauvais. Douce et bienveillante, elle avait pour habitude d’essayer de comprendre les autres pour leur venir en aide. Inaros avait besoin d’aide et, malgré la colère qu’elle ressentait envers lui, elle ne pouvait s’empêcher de garder cette information dans un coin de sa tête.
L’ouverture de Ivara permit peut-être à l’aventurier de se confier à son tour. Des souvenirs devaient refaire surface, tout comme pour la demoiselle. Chacun de leur côté, ils revivaient une partie des choix qui les avaient conduits à ce moment précis. Sans rien laisser paraître, ils apprenaient juste à se découvrir davantage. Nora lui parla de ce qu’il avait souhaité faire. Garde. Ils n’auraient certainement jamais eu l’occasion de se rencontrer… Ou, pire encore, il aurait pu être le garde qui avait interrogé Ivara le fameux jour de l’événement, comme elle aimait l’appeler.
Pour se remettre à hauteur de son compagnon, elle reprit place sur le canapé. Il était bien plus agréable de profiter d’une telle conversation dans ces conditions. Le regard ancré dans celui - hypnotisant - du brun, elle ne fut pas dupe quant à son détournement de conversation. C’était une commerçante, elle avait la tromperie dans l’âme même si celle-ci ne ressortait que lorsqu’elle travaillait. Elle fut néanmoins très touchée par les paroles de Nora. Même si celui-ci ne lui avouait pas tout de suite ce qui n’allait pas, elle allait bien réussir à creuser pour qu’il se livre davantage. Ne venait-elle pas de le faire ? Une amitié fonctionnait dans les deux sens. Si elle n’était pas capable de l’écouter et de le soutenir, méritait-elle vraiment de l’être ?
Elle n’était pas assez douée pour ressentir la gêne de Nora quant au fait de mener une conversation, mais elle essayait de lui faire passer un moment agréable et de le détendre. Évidemment, certains petits esprits tordus pourraient penser à autre chose, mais ce n’était pas là le but de cette discussion.
Ivara n’avait pas lâché le morceau, loin de là, mais elle profitait de la question de Nora pour pouvoir rebondir sur un autre sujet qu’il avait mentionné plus haut. Elle allait commencer par l’aider à se décoincer un peu en le laissant parler un peu plus de lui. La blonde avait bien trop parlé depuis tout à l’heure. Beaucoup plus libérée et moins confuse dans son esprit, elle retrouvait une légèreté et une joie de vivre qui était nécessaire au vu des récents événements.
Un petit rire ponctua la fin de sa phrase pour noter son caractère humoristique. L’idée de changer d’air l’effrayait un peu.
Ses yeux fixèrent un point un peu plus loin et elle sembla réfléchir durant un petit moment.
Elle haussa les épaules et laissa un petit flottement avant de reprendre.
La conversation avait lentement dévié du sujet principal, ce pour le mieux, car le brun avait à présent du mal à la tenir sans repenser aux atrocités dont il avait été témoin jusque-là. Du sang. Beaucoup de sang, des effusions à tout va et lui relégué au second plan dû à son incapacité. Inaros était un mercenaire efficace et un tueur hors-pair, il n'en faisait pas l'ombre d'un doute. Mais pour autant, il ne se sentait pas de suivre la même route. Son souhait était de venir en aide à Ivara qui elle, se retrouverait probablement embarquée dans ces histoires dangereuses, pourtant restait-il encore une fois impuissant. Après un court soupire, Nora attendit que son amie termine de parler avant de répondre à sa dernière interrogation sur un air amical trahit par les cernes et la mine déconfite.
- "Ahah, ne t'en fais pas, ce ne sont que des trivialités. Je ... je préfère ne pas en parler."
Un sourire discret et il se redressa, entreprenant quelques étirements, comme s'il avait été assis ici depuis trop longtemps. Que lui dire de plus ? Elle savait déjà la moitié des choses qu'il avait à raconter, le reste, la mort des parents Milan, ce n'était pas ses affaires. Aussi, son flair lui disait qu'il y avait bien plus derrière cet assassinat, du moins sans connaître la véritable réputation de la matrone ayant tendance à se faire des ennemis. Le chasseur réhaussa son sac sur son épaule et sentant une pointe désagréable manquant de le faire retomber dans un état déplorable, élabora en vitesse face à la blonde pour trouver une manière de s'extirper de l'endroit.
- "Je, hum ... Je pense que je ne devrais pas rester plus longtemps ici. J'ai encore quelques affaires à régler en ville et tant que ce ne sera pas fait, je ne trouverais pas le repos. Excuse-moi de partir de manière aussi précipitée."
Il inclina le haut du torse et muni de ses effets personnels, prit l'escalier en sens inverse, traversa la boutique et la quitta sans regarder derrière lui. Il prit le premier tournant dans la ruelle face à la devanture du magasin et s'engouffra dans une ruelle, proche d'une évacuation menant au caniveau et y rendit ses tripes en tombant à genoux. Le stress, la dépression, le souvenir du sang, des corps ouverts et des vies prises. C'en fut de trop pour le chasseur qui ne supportait pas ces formes de violence gratuite. Il prit un instant pour essuyer ses lèvres du revers de la manche et légèrement en titubant, regagna son équilibre après quelques pas. Il y avait plus loin quelques passants s'étant arrêtés en observant la scène, mais il n'en fit rien, disparaissant deux tournants plus loin pour se mêler dans la foule et vaquer à ses priorités.
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