Interviews de voyages

+ Proposé par : @Aeron Renmyrth
+ Participants : Rebeca et Whiskeyjack
+ Objectif : Rassembler des informations sur l'autre côté de la Frontière

Aeron, engoncé dans un imposant fauteuil de son manoir secondaire, observait le soleil filtrer par les énormes fenêtres qui s’assuraient que la luminosité serait toujours maximale à l’intérieur. Le siège était si profond qu’il semblait y disparaître, encore davantage avec le plaid duquel ne dépassait que son visage. Il avait, une fois n’était pas coutume, un peu d’avance dans ses dossiers, et Vlora achevait de rédiger quelques documents qui portaient déjà sa signature, conformément à ce qu’ils avaient discuté un peu plus tôt.

Le Prince se demanda s’il retrouvait l’efficacité qui avait été la sienne avant… auparavant, songea-t-il en coupant brusquement le fil de ces pensées. Peu probable : il supputait que la reine l’avait momentanément déchargé pour lui permettre de se reposer un peu. En tout cas, il était bien certain de ne pas avoir de rendez-vous médical cet après-midi, mais il n’était pas à l’abri d’une consultation surprise, que ce soit avec le docteur Weiss, ou avec un autre spécialiste que les recherches de ses parents auraient exhumé d’un trou perdu du Royaume, qui se bornerait à quelques observations vagues et sans intérêt, avant de partir les poches chargées de cristaux indûment gagnés.

Ses doigts jouaient mécaniquement avec la bordure de la couverture, abîmant le tissage qui, lui, avait assurément mérité son prix. Aeron réfléchit à ce qu’il pouvait faire. Prendre de l’avance dans son travail du lendemain ? Non, il attendait des retours. En plus, il souhaitait que Vlora profite de l’après-midi pour se reposer. Aller chevaucher un peu, peut-être, avec son hongre ? Aucun intérêt, et bien trop dangereux, à y réfléchir, même avec quelques gardes royaux pour l’accompagner. Ils seraient impuissants si l’entité décidait de l’attaquer à nouveau.

Il cligna des yeux.

L’entité, évidemment. La Frontière recelait peut-être l’explication à toutes ces histoires, et s’il n’avait pour l’instant rien trouvé en examinant minutieusement les données de l’immense bibliothèque royale, cela ne voulait pas dire qu’il n’y avait rien à trouver. Ce qu’il lui fallait, c’était un autre axe d’exploration, qu’il s’agisse d’obtenir des informations différemment. Les rapports de la Guilde avaient été décevants à cet égard, et Lucy savait qu’il avait passé un temps fou à en examiner les moindres recoins. Peut-être pas suffisamment. Mais une idée lui était venu.

« Je vais transmettre vos questions et remarques, Votre Grâce, fit Vlora.
- Merci. Pouvez-vous envoyer Akua, je vous prie ?
- Bien sûr. Bonne après-midi. »

Sur une dernière révérence malgré ses bras chargés de parchemin, la secrétaire aux cheveux roses sortit, et envoya immédiatement une autre servante, qui ramassa prestement la note griffonnée par le Prince, avant de prendre congé également. Puis Aeron s’absorba dans l’examen du paysage qui lui faisait face, en grignotant de loin en loin le plateau posé sur le guéridon à ses côtés.


La demande avait été traitée avec une célérité tout à fait surprenante. Il s’était presque attendu à revoir Jin Hidoru et Nora Eos, les deux aventuriers qui lui avaient rendu service –moyennement finances, évidemment- auparavant, mais c’était Rebecca et Whiskeyjack qui avaient répondu à l’appel. Aucune importance, dans la mesure où ils semblaient parfaitement aptes à y répondre, et que des résultats étaient bien la seule chose attendue d’eux.

Les deux inconnus avaient été introduits dans le grand salon de son manoir, hors du palais, après une rapide vérification de leur identité. Il était peu probable qu’il risque quoi que ce soit de leur part, dans tous les cas : les gardes étaient à la porte, il avait son pouvoir, et ils n’étaient qu’humains, finalement… Et un serviteur restait à l’intérieur, prêt à intervenir si nécessaire.

L’homme arborait une fière moustache, était Examinateur de la Guilde, et transpirait la sympathie. Aeron manqua de lui sourire, figea son visage dans une expression neutre alors qu’il soupesait la jeune femme qui l’accompagnait, une autre aventurière blonde. Effectivement, ne faire appel qu’à des examinateurs risquait de l’entraîner dans les mêmes directions que lors de ses premières recherches, à savoir la paperasse mise à disposition par la Guilde.

Il laissa le majordome poser un plateau avec des rafraîchissements à portée, deux tasses de thé et quelques biscuits secs. Il n’avait de toute façon pas le temps d’y consacrer des heures, il s’agissait de se faire comprendre efficacement.

« Mademoiselle, Monsieur. Je vous remercie d’avoir répondu favorablement à ma demande. Comme vous le savez déjà, je cherche des informations sur ce qui se trouve de l’autre côté de la Frontière. J’ai évidemment déjà consulté les registres de la Guilde, ainsi que d’autres documents d’ors et déjà en possession de la famille royale… ma famille. Cependant, je souhaiterais également avoir d’autres données, au plus proche de la réalité du terrain. J’aurais pu contacter directement les Saphirs, mais ils sont, comme vous le savez sans doute mieux que moi, très sollicités. »

Aeron jaugea ses vis-à-vis, estima qu’ils portaient toute l’attention nécessaire.

« Or, un certain nombre de Saphirs survivent à leur service à la Guilde, et jouissent ensuite d’une retraite amplement méritée. N’étant pas en possession de leurs noms et coordonnées, contrairement à la Guilde des Aventuriers, je fais donc appel à vous. Je souhaite avoir des récits de première main de la situation hors du Royaume, tout ce qui peut s’y passer d’inhabituel, y compris si vous les avez des indications géographiques, topographiques… Bref, toutes les informations possibles, à toutes fins utiles. »

Il replaça une mèche rebelle et remonta ses lunettes sur l’arête de son nez.

« Avez-vous la moindre question ? Vous aurez bien entendu tout mon soutien dans vos recherches. »

Le Prince montra deux parchemins, ornés de son sceau, qui spécifiaient la mission dont il venait de charger les aventuriers, et précisait bien qu’ils agissaient en son nom, et que les aider revenait à lui rendre service à lui. Après la dixième ligne, en tout cas, c’était bien écrit, sous tous les titres et descriptions généalogiques.

Une fois les aventuriers congédiés, il étouffa l’espoir qu’il ressentait à l’idée de trouver une piste, et trempa sa plume dans son encrier, avant de reprendre le fil de son travail.

Cette journée commença par trois surprises.
La première ne fut pas très agréable, vous en conviendrez rapidement. Le conseil devait rendre son verdict sur la nomination du nouveau conseiller le lendemain et vous pouvez me croire que je commençais sérieusement à ne plus tenir en place. Les rumeurs sortant de la salle du conseil évoquaient des débats houleux où des belles expressions de notre belle langue nationale servaient régulièrement à mettre en doute les capacités cognitives des autres conseillers. Une bonne ambiance, quoi. Et commencer à ne plus tenir en place était un doux euphémisme. Je ne pensais qu’à ça. Au point d’avoir du mal à travailler. Mais les sages ne se sont pas encore décidés et l’annonce a été reportée d’au moins une semaine. Misère. La deuxième surprise, elle vint de cette demande officielle rédigée sur un papier de qualité avec une écriture soignée qui n’a rien à envier à celle de Lou Trovnik, quoique celle là semblait transpirer un peu d’humanité. Une demande du prince. Rien que ça. C’est l’examinateur en chef qui m’a refilé la demande avec son même petit air indifférent, me conseillant de ne pas jeter la honte et l’opprobre sur la guilde en me comportant mal. Sur ce point, j’ai limite plus peur de la réaction de Trovnik que celle de la famille royale. Vous ne pouvez pas savoir ce que ça fait de devoir ranger, en punition, l’ensemble des dossiers commençant par « BA » dans l’ordre alphanumérique par décennal dans les armoires des archives, à la lueur d’une faible bougie avec pour seul compagnie le courant d’air glacial sortant d’un soupirail.

La troisième surprise fut de rencontrer Rebecca. La Rebecca Hekmatyar que j’ai rencontrée lors d’une inspection au manoir Veriano, il y a… pouah ! Je dirais plus d’un an. Comment je m’en souviens ? Parce que j’ai une bonne mémoire, mais aussi parce que c’est la femme du capitaine de la garde royale, alors, ce n’est pas n’importe qui. Enfin. Quand j’ai demandé si son mari allait bien, elle m’a bien fait comprendre de ne plus aborder le sujet qui semblait faire partie de l’histoire ancienne. Bon. Bah. Une première gaffe pour commencer. On a connu mieux, Whiskeyjack. Quelle surprise aussi de la découvrir dans la guilde, je n’avais pas vu passer son nom, mais en même temps, il y a de nombreux examinateurs et de nombreux aventuriers. On ne peut pas tout connaître. Je me souviens qu’elle avait, malgré ses responsabilités auprès d’une des familles les plus importantes du pays et son ex-relation avec le protecteur en chef de la famille royale, une certaine facilité à côtoyer les gens simples et les bars de la ville. Du coup, la retrouver dans la grande famille des aventuriers, ce n’est finalement pas si déconnant. C’est plutôt bien de la revoir, elle était sympathique, je crois. J’espère qu’elle a signé la pétition pour moi. Enfin, je ne lui en voudrai pas si elle ne l’a pas fait. Les autres candidats méritent eux aussi d’avoir du soutien. Même Trovnik. En repartant du manoir du Prince Renmyrth, je l’interroge un peu sur ses projets. C’est sur que de passer de conseillère de la famille à Veriano à aventurière, c’est pas forcément le plan de carrière qu’on voit le plus couramment. Ça montre qu’on est une institution attractive. C’est bon pour l’image.

On retourne donc à la guilde pour vérifier les registres des anciens Saphir encore en vie, leur lieu de vie et, accessoirement, les informations sur leur état de santé. Ils ont beau partir en retraite en vie, ça ne les empêche pas d’y avoir laissé quelques cases et quelques morceaux en chemin, de sorte qu’ils ne soient pas forcément très facile de communiquer avec eux. Certains habitent loin, préférant le calme relatif de la campagne et de l’isolation au tumulte de la vie à la capitale où dans d’autres lieux accessibles via les téléporteurs. Ça réduit les possibilités. On finit par trouver une dizaine de noms pouvant remplir ce pour quoi on est là. Leur soutirer des informations pour la future couronne du pays. Il y a de quoi mettre un peu de passion à l’ouvrage. On repart donc dans les rues de la capitale, voyageant en voiture, parce qu’on ne pas se priver d’un peu de luxe et qu’une attestation de sortie de la couronne a le don de convaincre beaucoup de monde de l’importance de votre mission et qu’il serait malavisé de ne pas concourir à vous aider dans la tache.

Les premières visites ne sont pas concluantes du tout. Entre l’ex-saphir qui ne souvient plus de rien, même de son prénom et celle qui refuse totalement d’avoir à parler avec des membres de la guilde, on est pas aider. Le troisième non plus, car il est mort il y a cinq jours. Je m’étonne même que ce ne soit pas déjà consigné dans les registres de Lou Trovnik. Comme quoi, chacun est capable de petites erreurs même si dans le cas présent, s’en est pas vraiment une pour le commun des mortels. Mais Lou Trovnik n’est pas le commun des mortels. Est-il même mortel ? Là est la question. Notre salut viendra peut-être d’un duo de saphir. Les archives indiquent qu’ils ont menés de nombreuses missions ensemble par delà la frontière. Le fait qu’ils soient toujours ensemble et vivant l’un en face de l’autre semble être encourageant. Peut-être qu’on va avoir les informations que le prince veuille. Parce que revenir bredouille, ça serait tout de même pas très productif, même si passer la journée avec Rebecca est loin d’être désagréable, évidemment.

-Vous prendriez bien de la goutte ?
-Juste un fond.
-Roooh. Un gaillard comme vous ? J’me doute bien que vous voulez rester pro’, mais mon p’tit doigt a bien compris le message. Une bonne rasade, ça vous requinque un homme.
-Non mais ça…
-Laisse, ça restera entre toi et moi.

Une tape sur l’épaule, paternaliste, avec une force qu’on ne soupçonnerait pas chez une personne de cet âge, Danny est clairement un type qui ne laisse personne indifférents. Petit et massif, il ne se sépare que rarement de son énorme sourire, ses yeux pétillants d’une malice riante, encadrés par une franche de cheveux blancs luisants. Le visage marqué par les balafres, les cicatrices et les rides du temps est un formidable tableau à la rugosité certaine. Pas un millimètre carré de peau n’a été épargné, comme s’il avait mis un point d’honneur à se refaire le portrait sous toutes les coutures. Et avec des coutures, probablement. Il m’a posé dans son canapé rouge et gris, plutôt confortable si on omet le fait qu’on s’enfonce un peu et après ses dires, s’est empressé de me verser une grande rasade d’une boisson translucide enfermé dans une bouteille sans étiquette par un bouchon inadapté au contenant : tout un programme. Le liquide diffuse en une minute une forte odeur d’alcool dans toute la pièce, à pronostiquer que les tissus vont être probablement imprégnés pour les deux prochaines semaines. Danny s’en verse un, le bois d’un trait, puis s’en sert un autre, comme s’il s’agissait d’un verre d’eau. Il capte mon regard surpris.

-L’alcool ! Ça conserve ! Ahah !

Dire qu’il va sur ses soixante-dix ans. Il ne les fait pas. Quand j’ai ouvert la porte, il m’a accueilli d’un air bourru, mais quand j’ai causé de la guilde et de ma quête de recueillir des informations auprès des vieux saphirs de la guilde, ça l’a fait rigolé.

-Le plus drôle, c’est que de mon temps, j’avais fait une mission de ce genre pour un conseiller de notre reine actuelle à une époque où elle était même pas encore adulte. Cette maraude des gens à vouloir se renseigner sur la frontière alors qu’elle change pas si souvent, c’est quand même dingue.
-Drôle, en effet.
-Tu bois pas ?
-Si si, bien sûr. C’est juste un peu… fort.
-Ah bon ? Je trouve pas.

Je prends mon carnet de notes. Il reprend un verre. Chacun ses armes.

-Dites-moi, Danny…
-tu peux m’appeler Dan.
-D’accord, Dan. Si je ne me trompe pas, tu as plusieurs missions à ton actif de l’autre côté de la Frontière ?
-Ouaip. Faut dire qu’on est peu à y aller. Déjà que c’était pas très souvent autorisé, mais parfois, faut ce qu’il faut. Même parmi les saphirs, on était pas nombreux à s’y frotter. La majorité l’a fait une fois pour ne jamais recommencer. C’est que c’est un endroit particulier. Tu sens que cet endroit veut ta mort. Tu le sens. VRAIMENT. Même dans tes os.
-Ah oui. Quand même. Mais vous n’étiez pas seul.
-Non, bien sur. J’avais mon courage ! AHAHAH.
-Vous étiez aussi accompagné de la saphir Sandy, il me semble.

Il me regarde soudainement de travers avant de partir dans un rire phénoménal. Je sens d’ici les bourrasques d’alcools qui traversent la pièce. Il en pleure même de rire de là où je suis. Puis, il finit par s’arrêter pour s’expliquer.

-Ah oui… Sandy… ahah. Il y a pas mal de choses que vous savez pas sur Sandy. Des trucs qu’on dit pas dans les rapports et que les gens qui savaient à l’époque sont plus de ce monde ou cacher dans des trous à la campagne au milieu de leur petits enfants.
-Vous n’avez pas d’enfants ?
-Des gosses ? Quelle idée ! Je suis pas un type qu’on raccroche si facilement à un foyer ou qu’on me dit c’que je dois faire ! C’était pas pour moi ces conneries ! Moi, c’était l’aventure, ma femme, rien d’autres.
-Aaah. Du coup, Sandy ?
-Sandy…  ça remonte de l’époque où des peignes-cul de l’administration pensaient que c’était mieux de mettre les aventuriers en duo pour optimiser je sais pas quoi. Alors, ils me l’ont mis dans les pattes. C’que je peux vous dire, c’est que son titre de saphir, je sais pas où elle l’a eu.
-Elle aurait été pistonné ?
-P’t’être bien. Ou qu’elle a montré ses talents aux bonnes personnes. Vrai que la devanture était pas mal, mais sur les qualités indispensables d’aventuriers, c’était pas la joie. Gaffeuse. Imprécise. Tête en l’air. J’en connais des dizaines d’anecdotes ou ses faiblesses ont bien failli nous faire la peau. Du coup, heureusement qu’elle était associé avec un type comme moi, sinon, ça aurait fait longtemps qu’elle ait canné dans un trou inconnu.
-C’est tout de même étonnant que vous viviez si proche.
-M’en parle pas, une vraie sangsue. A chaque fois que je bouge, elle bouge. Elle m’a pompé l’air pendant des années et faut qu’elle continue à m’emmerder jusque dans la retraite. Il y a pas idée de laisser faire ce genre de choses, c’est du harcèlement !
-Faudrait vous plaindre.
-Ouai… mais bon… j’ai de la pitié pour elle. Elle a plus toute sa tête. Je suis pas du genre à taper sur les handicaper, moi.
-Combien de missions avaient vous fait ensemble dans la frontière ?
-Euuh… attends, je rebois un coup… ah…. Ça va mieux. J’aurais dit trois. Trois vraies missions.
-On commence par la première ?
-Pas la plus intéressante, je vous avoue. On devait enquêter sur des traces d’une créature particulièrement dangereuse repéré depuis la forteresse. Ils savaient pas ce que c’est et en haut, on voulait pas avoir un truc dangereux capable de passer la frontière sans avoir une idée de ce qu’elle était capable. Alors, on m’a envoyé. Enfin, on a envoyé mon et l’autre pimbêche. Elle faisait le fier genre c’était sa première mission dans la frontière alors que moi, c’était la deuxième fois. Les pisseuses qui pensent que c’est une promenade de santé, je peux pas les encadrer. Surtout que ça s’est plutôt mal passer. En vrai, c’était juste un solstice particulièrement curieux et un peu différent, genre sous espèce. Je suis pas spécialiste. Pas un grand mal, même si faut respecter ce genre de bébé, mais avec l’autre dans les pattes. Olalalalala. Je te dis même pas. J’aurais préféré affronté un Fenrir. C’était bourde sur bourde.

Visiblement, il a beaucoup à dire sur son associé. Il sera étonnant de savoir qu’elles sont les informations recueilli sur Rebecca. Autre individu, autre point de vue.

-Ah, faut dire, Tatiana, c’était un sacré bout de femme. Elle faisait tourner la tête à pas mal de monde à la guilde.
-Même vous ?
-Moi ? Nooon. Bien sur que non. Ah ah. Quelle idée. Moi, je suis un bonhomme. Ça me passe au dessus de la tête. Mais c’est toujours agréable à regarder, hein, t’es pas de mon avis ?
-Ah si, bien sûr. Le plaisir des yeux, comme on dit.
-Voilà. Bah après sa mission avec Sandy, c’était plus la même. Elle a perdu une case ou deux dans l’aventure, on sait trop ce qu’ils ont fait dans cette mission, mais ça l’a rendu à moitié apathique. Du coup, elle a sacrément perdu en charme. Physiquement, c’était toujours… bah… voilà. Mais quand elle vous regardait, au lieu de son superbe regard bleu, vous voyez alors qu’un regard vide à vous en foutre la frousse. Clairement, une grosse perte. Surtout pour son mec.
-Ah oui, triste pour lui. Il était quoi ?
-Saphir, aussi.
-Un couple d’aventuriers ? Prestige !
-Ouai ! J’avais réussi à me débarrasser de la Sandy sur ce coup là, mais on avait brisé le couple et mit le type avec moi. On s’entendait bien. Il avait une sacrée chance d’avoir chopé son cœur, c’est sûr, même si ça m’intéresse pas, hein. Bon. Après, il a eu ses propres problèmes lui.
-Qu’est ce qui lui est arrivé ?
-On a été pris dans une tempête de neige. Il dit s’être fait choper par un truc qui la tabasser à coup de poings.
-A coup de poings ? Ça existe ?
-Ouai. Y a des choses bizarres dans la frontière, c’est sûr. Moi, j’ai rien vu. Tu me connais, je l’aurais défendu.
-Il l’a pas tué ?
-Non. c’est ça qu’est fou. Comme s’il lui en voulait de quelque chose et voulait lui foutre une rosse. Moi, je fouine pas plus et je te conseille d’en faire autant. Il y a des choses bizarres qu’il vaut mieux ne pas déterrer. C’est du passé maintenant, en plus.
-Il leur est arrivé des sacrés misères ce couple.
-Tu l’as dit. Ils ont quittés la guilde pour s’occuper l’un l’autre. C’est bien triste… J’aurais fait différemment…
-De quoi ?
-Ah non, rien. J’étais perdu dans mes pensées. Ça va toi ?

Je sais pas combien de temps je passe à noircir les pages de mon carnet. Dan a totalement été en roue libre pour raconter sa première exploration de la frontière avec Sandy. A côté des anecdotes sur son incapacité à faire correctement ce qu’il lui disait de faire, j’ai pu récupérer tout ce que je pouvais qui pourraient servir au commanditaire royal. Ça a été compliqué. Lui parlait beaucoup de Sandy tandis que moi, j’essayais de l’aiguiller vers la topographie, vers de la faune et la flore. Des informations utiles. Sa mémoire lui joue des tours, aussi, évidemment. C’est le problème quand on demande à des vieux experts. La mémoire se perd et la connaissance avec. Là où Dan est le plus prolifique quand il ne s’agit pas de se plaindre de son associée, c’est surtout pour décrire ces impressions. A plusieurs reprises, il s’est arrêté un instant pour me regarder droit dans les yeux, sans sourire, les impressions de morts que lui inspirait cette terre. Rien, là-bas, ne veut te maintenir en vie. Tout est hostile. Et vu comment il la décrit, même sa camarade lui rendait la vie difficile. Je commence à avoir un peu mal à la main et puis, la goutte qu’il me sert, c’est quelque chose. Ça commence à chauffer drastiquement.

-Je me sens un peu…
-Malade ?
-C’est pas ça… J’ai un petit coup de chaud.
-Ah. Je vois le genre de problème. Mais heureusement, on a de la bonne médecine sous la main. Ressert toi donc. Une bonne rasade.
-Ah mais non !
-Mais si ! Tu vas voir que tu vas mieux te sentir après ça.
-Je crois vraiment pas.

Il souriait jusque là. Il s’arrête de sourire et me dévisage, le regard froid. C’est pas la frontière, mais je suis sûr qu’il aimerait que ça le soit en ce moment.

-Tu fais pas confiance à ma médecine ?
-Si… Si… bien sûr.
-Alors bois.

Lentement, je bois. A nouveau, ça me désinfecte tout le système digestif. C’est qu’une fois la dernière goutte ingurgité que Dan part d’un grand rire jovial. Il a retrouvé son sourire.

-C’est de la bonne, hein ?
-Kof… kof… Raaah. Houai.
-Ou en était, du coup ?
-La mission avec celui qui s’est fait tabasser ?
-Ah ? On peut pas passer à autre chose ?
-Vous ne vous souvenez pas d’informations qui pourraient être utile à la couronne ?

Je vous fais pas le détail de ce qui a suivi directement, notamment par Dan est resté assez évasif sur les détails. Il a prétexté à plusieurs reprises des trous de mémoires, ce qui était tout de même bizarre, vu qu’il se souvenait beaucoup mieux de sa première mission avec Sandy. Décidemment, elle l’avait marqué cette fois là. Un moment, j’ai cru qu’il essayait de cacher quelque chose, mais j’ai dissipé l’idée. Je ne voyais vraiment pas ce que ça pourrait être. Une drôle d’impression, du coup. Bref, j’ai pas su en tirer quelque chose d’utile. Alors, on a rapidement dérivé sur la mission suivante. Nouvelle page.

-Vous avez retrouvé Sandy sur celle là ?
-Ouai. Ça faisait deux ans depuis la dernière fois que j’étais allé à la Frontière.
-C’est long.
-Ouai. J’avais eu quelques soucis émotifs, mais rien de bien grave. Inutile de m’interroger dessus.
-J’ai rien dit.
-T’allais le faire.
-Je le jure que non.
-Mouai. Bref. A l’origine, j’étais parti seul. Fallait retrouver un type qui s’était retrouvé là-bas par magie. Une histoire bizarre de défi de l’été, moi, j’y ai jamais rien compris, mais on me demande pas forcément de comprendre les tenants et les aboutissants, on me demande de faire mon job. Le gus en question, c’était quelqu’un d’important, un genre de fils de noble dont je me foutais carrément, mais le paternel savait qu’il était là-bas et avait les moyens pour se payer une ribambelle de saphir pour retrouver sa progéniture. On y est allé à plusieurs, à celui qui le retrouve le plus vite possible. Accès aux portails de téléportation, transport par la garde, il avait mis le paquet. On lui donnait vingt-quatre heures pour survivre seul et je peux te dire que c’était vachement optimiste. Ça devait en faire douze quand on est arrivé dans la zone. On s’est séparé et on devait rentrer au bout de douze heures si on le chopait pas. Je l’aurais eu, si j’avais pas du éviter un Béhemot pendant une paire d’heures. Dit pas que je suis pas capable de m’en farcir un, mais dans la zone, si tu veux te battre avec un bestiau pareil, fais toi plaisir, mais attends toi à ce que des petits copains arrivent pendant ce temps. Et ça serait devenu ingérable. Non. Je fais profil bas. J’ai juste vérifié qu’il avait bouloté notre cible.
-Attendez… c’est Sandy qui l’a trouvée en premier ?
-Ouai. Gagné. Je me demande bien comment qu’elle a fait. Je les ai choppés dans un trou à se coller pour pas que l’autre gus crève de froid. Si tu veux mon avis, l’autre en profitait au passage. Clairement, il puait l’unique hériter corrompu par le vice et les grands airs de son paternel. Des types comme ça, j’en ai croisé à la capitale et je les aurais balancé moi-même à la frontière si j’avais pu. Mais non. Fallait le ramener. Qu’est ce qu’on ferait pas pour avoir sa paie, hein ?
-Mais du coup, ça s’est mal passé ?
-Boarf. Comme d’habitude avec Sandy. Et puis, elle faisait la fier. « Gnagnagna, c’est moi qui l’ai trouvé, Gnagnagna » et l’autre peigne-cul qui la brosser dans le sens du poil. J’avais envie de l’encastrer. Je peux dire, ça n’a pas été de tout repos, oh que non.

-Et là, elle m’a dit que j’étais pas si mal finalement !
-Sérieusement ?
-Ouai ! J’étais complètement sur le cul !
-T’as… t’as dit quoi ?
-Bah… j’ai rigolé.
-Ahahahah !
-Ahahahah !
-Elle a réagi comment ?
-Plutôt bien…
-Vraiment ?
-Mais non ! Elle m’a foutu une mandale dans la gueule !
-Ah ouai ! Ahahahah !
-Pif, dans la neige !
-Petit plongeon !
-Ah oui, tout comme ça. Ahahah !
-Pfiou, j’ai chaud moi.
-Plus malade, hein ?
-Ah non. Plus du tout.

C’est à ce moment là où je me rends compte que je suis totalement déchiré. La gnole de Dan rivalise avec celle de Gégé. C’est bon, c’est chaud, mais qu’est ce que ça tape sur la tête. C’est à peine le soir et je suis déjà rond comme une queue de pelle. Mais n’allez pas croire que je vais dégobiller dès que je mettrais un pas dans la rue, je ne suis pas faire de ce genre de moi. Ça ne m’arrive jamais. Il va falloir prendre des trucs pour éviter d’avoir la caboche en vrac demain parce qu’il ya du boulot, quand même. Je jette un œil à mes notes. Les lettres bougent un peu toute seul, mais j’arrive à me rendre compte que sur la dernière page, j’ai pas été extrêmement assidu pour retranscrire ce que je me disais l’ex-Saphir. En même temps, si ma mémoire ne fait pas trop défaut, c’est le moment où on commençait à beaucoup divaguer du sujet initial, privilégiant les anecdotes cocasses et les rumeurs grivoises. C’est qu’il en entendu des belles. Jamais d’attaches, jamais de cœur pris dans sa carrière, mais ça l’a pas empêché de se faire plaisir. Et l’alcool aidant, on a peut-être un peu oublié de récupérer des informations sur la frontière. De toute façon, l’intéressé n’avait pas l’air très enclin à continuer sur le sujet. Je ne sais pas si c’est parler sans arrête de ces déboires avec Sandy qui lui rappelait des mauvais souvenirs, mais sur la fin, ça tournait beaucoup autour d’elle. Décidemment, cette femme l’a beaucoup marqué. En mal, comme il dit.

-Bon, c’est pas tout ça… mais je crois que je vais y aller.
-Déjà ? Mais on n’a même pas fini la deuxième bouteille.
-Oui ! Et c’est peut-être une bonne idée de la garder pour plus tard.
-Comme on dit par chez moi, bouteille à moitié terminé, année totalement foiré.
-C’est peut-être exagéré.
-Ah non ! Je l’ai bien vu quand j’avais quatre ans. Depuis, je fais bien gaffe à vider les bouteilles.

Et il vide le tiers manquant d’un trait. Il rote. Puis il affiche un sourire réjouit et je crois voir un petit peu de fatigue aux fonds des yeux. C’est une petite victoire parce que chez moi, je suis plutôt éteint. J’ai du mal à me lever et je profite de la salle d’eau de Dan pour faire la vidange. Puis je prends congé et je sors. Je prends un instant en m’asseyant sur un muret, respirant à grand coup pour m’habituer au bruit et aux odeurs extérieures après tout ce que j’ai bu. Ça fait un savant mélange qui me fait vriller la cervelle, je peux vous dire que c’est pas très agréable. Puis je passe en revue mes notes. J’ai noirci mon carnet. Des tas d’informations, utiles ou pas, je ne sais pas, parce qu’au final, qui sait les véritables velléités royales ? Il y a peut-être des conséquences incroyables dans un gros caillou particulièrement moche dans la frontière. C’est possible. Et c’est pas à moi d’y réfléchir. Alors je me contente de transmettre.

Du coin de l’œil qui lutte pour pas trop tourner, je capte Rebecca qui sort de chez sa Saphir, la porte se fermant abruptement derrière elle. Mh. On dirait bien que les relations n’ont pas été aussi cordiales qu’avec moi. Je lui fais un signe de la main un peu trop rapide et je manque de me renverser sur le côté dans le mouvement. J’essaie de retrouver une certaine stabilité avant qu’elle n’arrive.

-Alors. C’était bien ?
-Ca aurait pu être pire. Tu as noté des choses intéressantes ?
-J’ai noté des choses. Et toi ?
-Pareil.
-En tout cas, j’ai bien l’impression qu’ils sont très liés, les deux.
-Je pense surtout qu’elle est amoureuse de lui.

C’est à ce moment là que la fenêtre à l’étage de chez Sandy s’ouvre violemment et l’ex-Saphir laisse passer sa trombine déformé par un rictus de dégout.

-CE N’EST PAS VRAI ! C’EST VRAIMENT LE PIRE MEC DE TOUTE LA CREATION !
-TU T’ES REGARDE VIEILLE PIMBECHE ?!

De sa voix puissante, on l’entend avant même qu’il n’ouvre son propre volet, pointant un doigt accusateur sur son ex-collègue.

-DEBILE ! CANAILLE !
-EMPECHEUSE DE TOURNER EN ROND ! MORUE !
-ATTARDE ! CRAPULE !
-PINTADE ! GOUGNAFIERE !
-Je crois qu’il est temps de rentrer, non ? On en tirera rien d’autre.

Elle est d’accord. Et c’est tant mieux. C’est que la fatigue se fait sentir.

Le Prince récupéra les notes des deux aventuriers. Un des deux carnets était marginalement mieux organisé que l’autre, il fallait bien en convenir, et c’était d’ailleurs plutôt logique : un des deux était examinateur, et l’autre était aventurière. En bref, l’un d’eux était spécialisé dans la rédaction. Maintenant, il s’agissait de filtrer les informations judicieuses pour en tirer la substantifique moelle, comme le tout venant disait.

D’abord, il fallait savoir ce qu’il pourrait récolter.

Seuls deux Saphirs avaient été interrogés. Les autres n’avaient visiblement pas pu être contactés, que ce soit car ils étaient malheureusement décédés, ou bien refusaient tout simplement de collaborer. Aeron hésita à faire appel à des arguments percutants, ou d’y aller lui-même. Mais cela ne suffirait peut-être pas. Quand bien même, cela vaudrait le coup d’essayer, s’il avait un trou dans son emploi du temps bien trop occupé.

Au fur et à mesure de sa lecture, les critiques entre les deux Saphirs devenaient de plus en plus agressives. Heureusement, il y avait encore quelques informations pertinentes sur le paysage de l’autre côté de la Frontière, les dangers qui pouvaient s’y trouver… Le plus intéressant était peut-être les tangeantes de Danny sur cette impression persistante que tout, de l’autre côté de la Frontière, conspirait à la mort des intrus : les monstres, le climat, même le paysage, le sol, la montagne. Cela méritait peut-être bien d’être creusé : il pouvait s’agir d’une forme de malédiction, de présence qui hante…

Le jeune homme ne put se retenir de hausser un sourcil en voyant que les insultes et critiques fusaient de plus en plus, jusqu’à ce que la nouvelle, presque prévisible, ne tomba : les deux éprouvaient manifestement des sentiments l’un pour l’autre, qu’ils ne parvenaient pas à exprimer. Peut-être aussi avaient-ils besoin chacun d’espace, surtout après une vie d’aventures et de dangers, et que l’arrangement actuel leur convenait. Ils avaient leur tranquillité, tout en étant proches l’un de l’autre, une relation confortable, connue et sans surprise.

Il médita quelques secondes sur la possibilité d’intervenir subtilement, peut-être en organisant une fête et en les conviant tous les deux, pour le plaisir de l’exercice intellectuel. Mais ce n’était clairement pas à lui de se mêler de ces affaires. Il ne put s’empêcher toutefois d’avoir un sourire attendri en lisant le compte-rendu du dernier échange.

Dans tous les cas, Callahan et Hekmatyar avaient bien mérité leur récompense. Quant à lui, il restait encore à vérifier et croiser les informations avec les rapports dont il disposait déjà. Nul doute qu’en cherchant suffisamment, il séparerait le bon grain de l’ivraie et pourrait en retirer des informations qui n’y figuraient pas de prime abord.

Somme toute, il était certainement de bonne humeur.