Troisième jour de service à son nouveau poste.

Java avait passé le premier jour à éplucher des rapports et à papoter avec les membres les moins timides de sa division. Occupation triviale, mais nécessaire. Elle avait passé le deuxième jour à s'entraîner avec eux, d'abord sans utiliser son pouvoir, puis ensuite avec. Beaucoup plus amusant à ses yeux, mais toujours aussi important. Elle avait décidé de passer sa première semaine à gagner la confiance de ses hommes, non sans les évaluer grâce à différents exercices. Mais pour être sûre qu'ils soient en forme, elle ne pouvait pas non plus les accabler sous le travail : alors aujourd'hui, elle avait décidé de leur donner quartier libre.

Une occasion de souffler un coup, et de revenir sur les lieux de son affrontement contre un redoutable mort-vivant – terrible autant par son odeur que par son organisation. Quels secrets cachaient donc la Grande Forêt ? Pensive, Java avance entre les arbres. Est-ce qu'elle avait vraiment besoin d'une réponse à cette question ? Pour la justice et l'honneur, oui. Mais peut-être qu'elle préférerait l'obtenir avec un pince-nez. La nécromancie, ça sent jamais très bon, malheureusement.

Elle arrive dans une jolie clairière, et une silhouette la sort de ses pensées. Tiens ? On dirait les épouvantails du vieux Badak. Sauf que lui, il les mettait dans ses champs, là où ils étaient utiles. Celui qui avait fichu le sien en plein milieu de la forêt n'avait clairement pas réfléchi – c'est pas comme ça qu'on épouvante les oiseaux, enfin ! Java rit doucement et s'approche de quelques pas, ce qui suffit à faire partir les oiseaux.

▬ Bah alors mon vieux, qui t'a planté là ?

Oui, bon, des fois elle parle aux objets. On le fait tous, quand on est tout seul – ou dans ce cas précis, quand on pense l'être. Elle s'accroupit et passe ses bras autour de lui pour le tirer hors du sol... et se rend compte qu'il n'est pas du tout « planté », en fait. De la magie ? Un piège ? Une embuscade ?! Elle saute en arrière, se met en garde et vérifie ses angles morts, s'attendant à voir une troupe de bandits sortir des fourrés pour l'attaquer. Rien. Ah ? Non, juste un écureuil.

▬ Bizarre...

Les yeux plissés, elle lui tourne autour. Pas de pièges dans la zone, pas de bruits de pas... Juste un épouvantail qui tient tout seul dans une clairière. Peut-être que c'était un repère pour une nouvelle secte sortie d'on-ne-sait-où ? Un symbole ? Ou peut-être que c'était LUI, le piège ? Java avait connu bien trop de surprises magiques par le passé pour ne pas s'attendre à un vilain retournement de situation.

Elle tire son arme de derrière son dos, et du bout de son fourreau devenu bâton, elle appuie doucement sur la partie ventrale de l'épouvantail. Ca a bien l'air d'être de la paille. Sauf qu'il... bouge ?! Non, impossible. Quoique ? Elle se penche pour le regarder d'en-dessous, et vérifier s'il y a des fils que le tirent. Ce n'était pas une marionnette, donc. Ne voyant plus qu'une seule possibilité, elle se redresse et hausse un sourcil. Autant vous dire que ce n'était pas sa possibilité préférée.

▬ Y a quelqu'un là d'dans ?

Elle continue de tapoter doucement le corps du bonhomme de paille avec son bâton, à la fois curieuse de voir si elle obtiendra une réaction (peut-être qu'il dort, après tout) ou si elle est juste en train de parler dans le vide. Au pire, elle pourrait toujours l'emmener sous son bras et le mettre dans sa chambre comme souvenir. Ou l'offrir à un des paysans avec qui elle avait grandi ! Riche idée, ça, tiens.

Java sursaute quand l'épouvantail prend vie. Elle avait bien raison, il y a quelque chose qui cloche avec ce truc ! Est-ce qu'il est maléfique ? Est-ce que le marionnettiste est arrivé ? Des questions plus qu'intéressantes, mais qui attendront leurs réponses : avant tout, cet épouvantail semblait... vexé. Elle remet son bâton dans son dos, comme pour signifier qu'elle ne compte pas le transformer en botte de foin aujourd'hui. Même si ce geste de bonne foi arrivait visiblement bien trop tard, au moins, elle pourrait toujours essayer de prolonger cette conversation !

▬ Tu peux toucher mon bide s'tu veux qu'on soit à égalité. Pas sûre que ça aide, mais au moins, tu pourras pas dire que j'ai pas proposé !

Elle incline la tête tout en observant son masque. Allons. Pourquoi un épouvantail aurait besoin d'un masque ? Ou de parler de façon aussi formelle ?

▬ Et... Justement, c'est pour ça que je t'inspecte. Pourquoi tu fais pas ton travail dans les champs ? T'en as eu marre ? Attends, non. J'ai pigé le truc à l'envers.

Ca lui aura pris un peu moins longtemps que d'habitude.

▬ Donc t'es un vrai type ? Eh bah... J'ai vu mon lot de magies hors-normes, mais là, c'est la cerise sur la brioche. Ca marche comment à l'intérieur ? Tu peux manger ? Tu fais comment pour pisser ?

Visiblement, son questionnement initial avait évolué. Il faut dire que ses années passées à rediriger des talents oubliés vers l'académie avaient laissé leur marque – avant de convaincre qui que ce soit, Java devait toujours identifier la situation pour trouver les bons arguments. Et peut-être que c'était une déformation professionnelle, ou juste de l'opportunisme, mais elle venait d'avoir une idée de génie pour occuper Sire Épouvantail, puisqu'il n'avait visiblement rien de mieux à faire que de jouer les perchoirs à oiseaux. Un comble, ça, quand même.

▬ Ca doit pas être facile tous les jours, hein ? Moi, c'est Java.

Avec un grand sourire, elle se présente fièrement.

▬ Lieutenant Java Anggun, d'ailleurs. Et j'serais un bien mauvais lieutenant si je m'occupais pas d'identifier les épouvantails perdus dans ma forêt, non ? D'ailleurs, tu t'appelles comment ?

Ca fait bizarre de le dire pour de vrai, mais ça fait du bien ! Avec un peu d'entraînement, elle commencerait peut-être même par annoncer son titre avant de balancer son prénom, mais ne pressons rien. Même si elle n'était pas peu fière d'elle, Java était avant tout concentrée sur l'étrange individu sous ses yeux...

Java ne cache ni sa compassion – ni sa déception – en apprenant que l'épouvantail ne mange pas. Non seulement c'est beaucoup plus drôle de l'imaginer pondre des petites boules de fumier, mais en plus, ça veut dire qu'il ne peut pas, ou plus, profiter d'un des bonheurs les plus simples que la vie puisse offrir. Voilà qui semble bien fade.

Il se présente tout de même gentiment, et lui offre même une bonne blague avec ça. Encore un peu déçue, elle rit quand même en imaginant l'idée. Une Java noble qui possède des arbres... Rien que de s'imaginer noble, c'est complètement ridicule, mais en plus avec des titres de propriétés pour des feuillus ? Il a un bon sens de l'humour, ce type. Ca lui plaît bien.

▬ J'ai bien dormi dans quelques chênes, mais de là à dire qu'ils m'appartiennent...

Elle se laisse inspecter sans broncher. Chacun son tour, non ?

▬ Justement, faut bien que quelqu'un surveille un peu ce qui se passe dans les bois, tu crois pas ? Y a des divisions qui s'occupent du Village perché, mais y en a aussi qui surveillent un peu ce qui se passe en dessous.

Ses yeux bridés cherchent par réflexe une émotion à lire sur le masque d'Elijah – en vain. Oups. De toute façon, même en dessous, il y a pas vraiment de quoi faire un sourire, apparemment. Au moins, il parle ! C'est mieux que rien. Et puis, c'est pratique pour éloigner les oiseaux.

▬ J'voulais retourner voir un coin particulier, mais je suis tombée sur toi en chemin, sinon. Tu connais la suite.

Java hausse les épaules, puis reprend un sourire confiant. Il n'a pas besoin de savoir les détails. Après tout, l'affaire qui la tracassait n'était pas encore publique, et de toute façon, elle n'aimait pas embêter les civils avec les détails macabres de son quotidien.

▬ Si tu voulais passer inaperçu, on y revient, mais t'as mal choisi ton décor. Et si tu pensais être tranquille... j'crois bien que t'as mal choisi ton jour, Elijah !

Enfin, civil... En y repensant, elle ne savait pas vraiment ce qu'il faisait de sa vie, lui. Mais s'il avait le temps de laisser des oiseaux se reposer sur lui, peut-être bien qu'il ne faisait pas grand chose. Ou peut-être qu'il était, lui aussi, au repos pour la journée ? Autant demander directement.

▬ Et toi ? J'ai pas l'impression d'avoir interrompu une grosse journée de travail, sans vouloir te vexer.

Java s'amuse devant la curiosité du bonhomme. Il devait vraiment s'ennuyer, pour s'intéresser autant à la vie d'une inconnue, non ? Heureusement, elle avait une solution pour ça... Mais chaque chose en son temps. D'abord, elle se devait de l'avertir. Après tout, satisfaire sa curiosité n'était pas une si bonne chose, encore moins si ce n'était qu'un épouvantail innocent qui aimait jouer avec les petits zozios.

▬ Le lieu d'un combat. Il devrait pas se démarquer, justement... Normalement la zone a été nettoyée.

Est-ce que ça suffirait à lui faire peur ou à le dissuader ? Peut-être que ça lui donnerait encore plus envie de la suivre. Sans perdre son sourire, elle se garde bien de rajouter des précisions. Dans tous les cas, le choquer inutilement n'était pas sur son agenda.

▬ Je sais pas si je devrais t'emmener, par contre. Ca pourrait être dangereux, si y a encore des pièges.

Elle hausse les sourcils pour le taquiner, et surtout, dédramatiser un peu la chose. Ca pourrait être dangereux pour tout un tas d'autres raisons, en soi. Pourquoi est-ce qu'elle serait la seule à retourner sur les lieux du crime ? Et si le repaire du « Non-mort » était à proximité ? Toutes ces raisons de ne pas y aller ne lui donnaient que plus envie de refaire un état des lieux – en personne, cette fois-ci. Son regard parcourt l'épouvantail de bas en haut, puis de haut en bas.

▬ Mais t'es pas vulnérable comme n'importe qui, toi, hm ? Tu peux venir si tu veux, tant que tu sais dans quoi tu t'engages. Je te protégerai si besoin.

Transition parfaite sur la réponse à sa dernière question.

▬ Sinon ouais, t'as tout à fait raison. Mais une Java en vaut deux, alors je m'inquiète pas trop pour moi. Je suis jamais vraiment toute seule !

Et qui osera lui dire qu'elle a tort ? Son pouvoir avait toujours été sa plus grande faiblesse comme sa plus grande force : et ces derniers jours, justement, il lui servait de mieux en mieux. Certes, elle avait toujours du mal à porter son nouveau collier, censé lui permettre de communiquer par la pensée avec ses doubles – mais de toute façon, elle préférait le garder pour des interventions stratégiques. Pas besoin d'en faire des tonnes pour du repérage sur une journée de repos, en soi.

Un coup d’œil sur l'écorce des arbres, les ombres projetées dans la clairière, et elle se dirige près de l'endroit où était assis Elijah. Derrière, les fourrés forment une masse oppressante, presque analogue à certaines jungles qu'elle a déjà traversé.

▬ C'est par là-bas. Alors ? Si tu viens avec moi, tu passes devant. Je couvrirai tes arrières.

Son ton confiant a un arrière-goût d'impertinence. Rien d'inhabituel en soi. Seule, avec cet inconnu à la fois formel et presque enfantin, elle retrouvait ses aises dans ce poste bien plus grand qu'elle, ses vieilles habitudes, et perdait tous ses doutes. Pour aujourd'hui et seulement aujourd'hui, elle pouvait bien se le permettre, non ?