Un pas à droite, un pas à gauche, un pas à droite, un pas à gauche, un autre pas à droite, encore un pas à droite et une silhouette se baladant dans les rues de la capitale s'effondra soudainement sur le sol avec un petit cri aigu.

-*hic*

Le choc fut dur, le choc fut violent, si bien que la personne resta à terre pendant plusieurs minutes en attendant que la douleur s'estompe.
Était-elle en train de sangloter, abandonnée dans les rues de la capitale ? Ou en train de rire de sa propre stupidité ? Seules les étoiles dans le ciel sombre au dessus d'elle détenaient la vérité.  
Lentement, se plaignant de manière incompréhensible, ce qui semblait être une jeune femme tenta de se relever tant bien que mal, ses membres la trahissant parfois pour la refaire tomber misérablement.
Ce ne fut qu'après de laborieux efforts que la femme aux cheveux blancs teintés de rouge se releva et se remit à marcher, emportant avec elle une bouteille d'alcool qu'elle avait protégé lors de sa chute.
Sans savoir où elle allait, sans aucun but, sans aucune notion du temps ou sens de l'orientation, elle marcha en tanguant, de toute évidence ivre. Combien de verres, combien de bouteilles avait-elle ingéré ? Un nombre qui dépassait les doigts qu'elle avait sur les deux mains, très certainement.
Un seul coup d’œil suffisait pour deviner ce qu'il s'était passé ce soir. La bouteille, les tâches d'alcool, l'odeur, tout indiquait qu'elle avait bu et pas qu'un peu. Elle avait bu pour tenter d'oublier et buvait bien plus depuis quelques temps. Oublier quoi exactement ? Tout. Sa nuit avec elle, le fait qu'elle avait brisé une amitié qu'elle chérissait, et pourquoi pas, son passé et son identité. Qui était-elle en réalité ? Astrid Dalgaard ? Non, pas que. Edmond Delancy aussi. Peut-être. Un mélange des deux, aucun des deux, ou seulement l'un, ou l'autre. Une nouvelle crise d'identité qui la torturait occasionnellement, et ce depuis sa plus tendre enfance. Ça faisait longtemps cela dit, et ça ne lui avait pas vraiment manqué.
Ensuite, il y avait l'état de son visage et de ses cheveux. Décoiffée, des tâches de sang, du liquide rouge coulant de son nez et de sa bouche, quelques hématomes. Encore une fois, Astrid avait provoqué des bagarres, mais ne s'en était pas ressortie indemne contrairement à d'habitude.
Elle se souvenait vaguement de s'être fait jeter de la taverne pour avoir causé trop de problème, et avait dès lors commencé à se diriger vers….où ? Bah. Ce n'était pas exactement important. Ce qui l'était, c'était de marcher, d'avancer, un pas devant l'autre. C'était ce qu'elle avait tenté de faire en vain depuis ce jour fatidique où elle avait révélé à Dahlia la vérité. Combien de jours, de semaines, ou de mois depuis ? Dans un grognement, la jeune femme porta la bouteille à sa bouche pour en boire quelques gorgées. Ne plus y penser. À quoi bon ressasser ce qu'il s'était passé ? Elle s'y était attendue et s'y était préparée. Mais malgré tout….
Écarquillant les yeux, Astrid fut étonnée de ne rien sentir traverser son gosier, et avec dépit, elle comprit rapidement que la bouteille était vide. Dans un profond soupir, elle la jeta au sol et su quoi chercher : une autre taverne. Et il ne fallut pas longtemps pour en trouver une ! Comme par instinct, ses pas l'avaient menée vers ce paradis.
Prenant une grande inspiration, elle ouvrit la porte dans un grand fracas et beugla en se forçant à sourire :

-BSOAAAAAAAAAAAR ! Astriiid est dans la *hic* place ! Un verre svouplait !

-Oh Astrid ! S'exclama le tavernier qui, d'abord heureux de voir la jeune femme, fut très vite choqué de voir dans quel état elle était. Par Lucy, ça va ?

Mettant ses mains sur ses hanches et bombant le torse, elle répondit avec un air confiant :

-Ué tkiète pas. J'vé bien. Trèèès bien. Juste euh…..une bogarre. Heh. Comme d'hab. Une bière steuplet !

-Hmm, si tu le dis…

-Héhé, tu veux qu'j'te raconte l'blague du ptit dèj… ?

-Tu me l'as déjà raconté dix fois.

-Ahhh merde….J'ai vraaaaiiiiment pas de bol, haha*hic*haha !

Même déprimée, la jeune femme s'était faite le devoir de ne pas inquiéter son entourage, aussi, elle avait continué d'agir normalement (plus ou moins) depuis cette journée à la plage. Toujours la même Astrid blagueuse, farceuse, débile, et agissant comme une véritable clown au plus grand déplaisir de ses amis et connaissances. La seule différence qu'une personne extérieure aurait pu noter était sa consommation d'alcool qui avait monté en flèche, de jour comme de nuit, jusqu'à en inquiéter Zilith, sa colocataire et collègue qui avait été l'une des rares personnes à avoir remarqué que quelque chose n'allait pas avec la citoyenne et à s'inquiéter pour elle.

-Elle doit être en train de dormir….marmonna la femme à tout faire en allant s'installer à une table vide avec sa bière. Ou en train de m'attendre… ?

Encore une fois, Astrid ne méritait décidément pas une telle amie non plus. Tout comme elle n'avait pas mérité l'amitié de Dahlia…
Pour noyer sa tristesse, elle avala sa bière d'une traite et en commanda une autre fissa, ayant bien l'intention de finir ivre morte. C'est alors qu'elle remarqua un petit bol de cacahuètes qui lui soutira un rire sans joie et sans énergie. Avec lassitude, elle s'amusa à les lancer en l'air pour les rattraper avec sa bouche, et, sous le regard interrogateur des autres clients, le bol se vida petit à petit, et peu à peu, les cacahuètes sur le sol se multiplièrent, n'atteignant jamais le ventre de la femme dépitée.
Sans doute était-ce parce qu'elle était déjà torchée et voyait double, ou parce que….
Un autre verre, ensuite une chope, puis un autre verre, une bouteille…..

-BUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUURP.

La voilà qui vomissait pathétiquement derrière la taverne.

*Un mouton, deux moutons, trois moutons...*

Immergée dans l'onde d'obscurité qui envahissait sa chambre, Dahlia fixait d'un regard éteint la voûte enténébrée, tout en entonnant mentalement cet incessant couplet censé l'aider à gagner les bras de Morphée. En vain. Cela faisait un certain moment, déjà, qu'elle déployait toutes les astuces possibles et imaginables à cette fin, sans que celles-ci ne lui aient conféré l'ombre d'une somnolence. Sa conscience demeurait là, éveillée et inébranlable, instillant en elle une rengaine continue de pensées superfétatoires. Ses peurs, ses doutes, ses regrets... semblaient résolus à accaparer son esprit, y tourbillonnant dans une boucle insidieuse et infinie.

*Bon, autant sortir se changer les idées.*

Puisqu'elle ne pouvait pas – en l'occurrence – compter sur ses congénères pour s'extirper de ce bourbier mental, Dahlia jugea plus constructif de ressortir du lit. Prendre l'air et se dégourdir les jambes l'aiderait peut-être à faire le vide dans son esprit et à tenir à distance – pour un temps, au moins - ses démons intérieurs. Elle délaissa donc la douceur de sa couette et se rhabilla, enfilant une tenue passe-partout adaptée à la fraîcheur du climat sévissant actuellement dans les rues de la Capitale, puis s'éloigna de la Caserne.

Dahlia erra un temps, sans réel but pour aiguiller ses pas, dans le lacis urbain. Les ruelles étaient plongées dans une noirceur entrecoupée par les halos lumineux projetés, à intervalles réguliers, par les cristaux des lampadaires, et leur animation était bien moindre, comparée à celle qui y bruissait en journée. Seule la clameur avinée émanant des tavernes, qui en jaillissait en même temps que d'abondants rais de lumière par leurs portes parfois entrouvertes, lors d'arrivées ou de sorties de clients, venait déchirer cette chape de silence vespérale.

Finalement, la devanture familière d'un restaurant invita Dahlia à stopper son errance pour pénétrer dans celui-ci. Le brouhaha ambiant, la douce chaleur diffusée par la cheminée, tout comme le bouquet des fragrances entremêlées de nourriture et d'alcool, l'enveloppèrent rapidement de leur chaleureuse ambiance. S'installant au comptoir, elle prit une première commande. Puis une autre, et encore une autre... Elle ne les compta pas, à vrai dire.

Le plus étrange fut que Dahlia fut très peu abordée. Mais ses épaules affaissées, sa tenue pas spécialement affriolante, et son air maussade devaient suffire à éloigner le quidam à la recherche de rencontres accortes. Tout, dans l'attitude de la garde, demandait à ce qu'on la laisse tranquille. Elle rembarra quelques lourdauds que l'alcool rendait aveugles à son aura moribonde, et resta confinée dans sa solitude, en plein milieu de la liesse ambiante.

En revanche, il n'y eût personne pour l'exhorter à arrêter de boire. Lorsque, après un nombre inconnu de choppes ayant dévalé son gosier, un haut de cœur la prit, elle eut tout juste le temps de se précipiter à l'arrière de l'auberge, pour y déverser le contenu de son estomac – pas très rempli au demeurant, ce qui fut encore plus éprouvant - dans une rigole, tout en retenant sa crinière givrée rabattue d'une main. Une fois ceci-fait, elle connut un soulagement sans pareil...

Mais celui-ci fut de courte durée. Car, en relevant le visage de l'ornière, elle remarqua une chevelure blanche ébouriffée, et surtout, un profil strié d'une balafre étrangement familière, également penché à quelques pas de là au-dessus du caniveau. Cette vue stoppa net son myocarde, qui en oublia tout bonnement de battre.

« Astrid ? »

S'approchant d'une démarche titubante vers l'inconnue qu'elle croyait identifier, Dahlia ne s'arrêta que lorsqu'elle fut assez près d'elle pour pouvoir examiner les contours de son faciès, et osa même pincer sa joue pour vérifier sa tangibilité. Alors, dans son esprit aussi embrumé de fatigue que d'alcool, le doute se mua en certitude. Il s'agissait bien de celle qui avait été, jusqu'à il y a peu, une très précieuse amie. Jusqu'à ce que la garde découvre qu'elle était en réalité... la réincarnation de son honni grand-père.  Dahlia ne l'avait jamais revue, depuis cette révélation, et elle fut ébranlée par un flot d'émotions contradictoires.

« Je... »

Dahlia esquissa un mouvement imperceptible en direction de la citoyenne. Elle avait, durant cette fraction d'instant, envie de la prendre dans ses bras, et de s'excuser pour la froideur inhumaine avec laquelle elle l'avait traitée, ce jour-là, sur la plage... Mais, l'instant suivant, elle se remémorait ses paroles, se rappelait de l'identité réelle de son amie, et fut soufflée par une bouffée de colère. Comment était-il possible d'aimer et détester autant une même personne ? Cela restait un mystère, mais la haine avait manifestement décidé de prendre le pas, présentement.

« Je te déteste ! Maudit sois-tu, satané ancêtre de mes deux ! »

Et alors, Dahlia ne chercha pas moins qu'à étrangler Astrid, sa prise heureusement rendue malaisée par ses doigts gourds.

Mal. Très mal. Elle se sentait horriblement mal. Et ce n'était pas seulement parce qu'elle vomissait. Non, en réalité, une fois vidée, elle s'était même sentie….mieux. Soulagée. Même si un poids restait constamment sur ses épaules, il fut, l'espace d'un moment, plus léger. Elle aurait pu, certes, utiliser son pouvoir pour en finir avec son ivresse et ne pas avoir à régurgiter ce qu'elle avait avalé mais cela ne l'aurait pas aidé, bien au contraire. Elle était dans cet état là, et voulait y rester. Et maintenant qu'elle allait un peu mieux, elle allait suivre ce fameux dicton qu'elle appréciait tant : « Vomir, c'est repartir ». C'était bien la raison pour laquelle elle avait avait une bouteille de vodka dans la main, prête à se remettre une murge jusqu'au moment elle n'en pourrait plus. Elle s'apprêta donc à porter le doux nectar à ses lèvres lorsqu'une voix familière attira son attention :

-Astrid ?

-Hein ? Koi ?

L'ivrogne posa son regard trouble vers la source et se figea instantanément, son cœur ratant un bond sous le choc et la surprise. Non, ça ne pouvait pas être...elle ? Astrid ne pouvait décemment pas croire à une telle coïncidence. Après tout, quelles étaient les chances qu'elles se rencontrent ce soir en particulier, derrière une taverne en particulière à cette heure là de la soirée en train de vomir au même moment ? Mais alors que l'autre personne s'avançait vers la citoyenne, cette dernière n'eut envie que d'une chose : fuir. Prendre ses jambes à son cou et partir de là au plus vite. Malheureusement, ses membres ne lui obéirent pas, plantés dans le sol comme des poteaux, et lorsque l'inconnue fut assez prête, l'esprit de la citoyenne embrumé d'alcool tourna à plein régime. Ces cheveux blonds pâles, ces yeux mauves, ces traits….Il n'y avait aucun doute sur le fait que c'était bel et bien Dahlia. Se sachant pertinemment ivre, la voyant même presque en double, la femme à tout faire s'osa à pincer en retour ce qu'elle ne pensait être qu'un tour de son esprit.
La conclusion arriva rapidement et elle dût se rendre à l'évidence. En chair et en os, par un hasard quelconque, un coup du destin, une blague de Lucy, Dahlia se tenait en face d'elle.
Qu'est-ce qu'elle faisait là ? Une simple coïncidence ou l'avait-elle suivie ? La panique gagna peu à peu et insidieusement la blanche qui ne sut pas quoi dire ou comment réagir. Elle n'avait pas prévu une telle éventualité et avait pensé ne jamais la revoir, totalement rayée de la vie de la garde à tout jamais. Partagée entre la joie de revoir son amie qu'elle n'avait plus revu depuis des mois, la confusion de la croiser dans de telles circonstances et la désolation de constater que leur relation en était arrivée là, Astrid resta tout simplement tétanisée, l'alcool ne l'aidant absolument pas à réfléchir correctement. Mais malgré ça, il y avait une chose qu'elle avait voulu dire à la plage et qu'elle n'avait jamais eu l'occasion de dire.

-Dahlia, je…euh….j'suis dé…

Et l'occasion ne se présentera pas tout de suite non plus car avant de pouvoir terminer, Dahlia la coupa. Pas seulement sa phrase, mais également son cœur encore meurtri. Elle la détestait ? Ce n'était pas des mots étrangers et qu'elle avait même entendus maintes fois, mais ce soir là c'était sans nul doute un coup dur pour la femme à tout faire qui fit un pas en arrière sous la surprise et la violence de ces mots. Ébranlée et encore éméchée, elle ne vit même pas venir les mains se refermant autour de son cou, et bien que la prise était loin d'être ferme, le simple fait que la garde cherchait à tuer Astrid la mit dans tous ses états. Avait-elle planifié tout ça ? C'était donc là la conclusion à laquelle la garde était arrivée pour se venger et apaiser son esprit.
Mourir des mains de la petite-fille d'Edmond n'était peut-être pas une si mauvaise idée en réalité. Il avait après tout gâché sa vie, alors n'était-ce pas là une bonne compensation ?
Non. Ele n'avait pas hérité des souvenirs de ce vieux commandant pour mourir comme ça, et si elle devait mourir maintenant ce serait avec bien trop de regrets et c'était tout bonnement inacceptable.
Montrant sa bouteille de vodka malgré la situation, elle réussit à dire :

-Je...ne...parlerai qu'en…présence de mon avodka… !

Lâchant alors l'alcool qui roula sur le sol, l'alcoolique se débattit de toutes ses forces – c'est à dire pas grand-chose vu son état -, tentant désespérément de desserrer encore plus la prise de Dahlia qui avait elle aussi l'air d'être sous l'emprise de l'alcool. Et autant dire qu'un combat d'ivrogne était assez pathétique et triste à regarder. Chaque mouvement était maladroit, chaque pas pouvait entraîner une chute, mais malgré tout, la femme à tout faire réussit à se dégager de l'emprise de la personne qu'elle considérait encore comme une amie pour reculer de plusieurs pas en titubant et en toussant. Ne voulant pas laisser à la garde une autre occasion de l'attaquer, Astrid eut l'ingénieuse idée de vouloir foncer sur elle à pleine vitesse pour la plaquer contre le sol afin de l'obliger à se calmer et à l'écouter. Mais parce qu'Astrid était Astrid et parce que sa malchance était légendaire, la bouteille de vodka se plaça en travers de sa route, obligeant ainsi sa face à soudainement rencontrer pour une énième fois et de façon classique le sol juste devant les pieds de sa camarade.
Si cette dernière n'avait pas réussi à étrangler et tuer la citoyenne, la propre bêtise d'Astrid avait peut-être fait le travail à sa place car....elle resta immobile.

Les doigts de Dahlia avaient beau être engourdis par l'alcool pulsant en elle, ils ne s'enroulèrent pas moins tels des tisons ardents autour de la gorge d'Astrid, tandis qu'elle l'invectivait d'une voix tremblante de colère. Aveuglée par sa peine et sa rancœur, la garde ne voyait plus face à elle son ancienne amie, en cet instant, mais les traits indistincts car imaginés de son défunt grand-père. Cet aïeul dont l'acte de bravoure passé avait causé de lourdes répercussions sur sa vie, lui faisant subir plutôt que choisir sa destinée. Tout était de la faute de cet homme, et elle comptait bien le lui faire payer, aussi chèrement que possible.

Dans sa fureur débridée, Dahlia avait-elle réellement le dessein d'étouffer Astrid ? Peut-être pas, car elle restait une personne fondamentalement pacifiste... Quand elle avait toute sa lucidité, tout du moins. Or force était de constater que celle-ci se trouvait présentement réduite en charpie, anéantie à la fois par la fatigue, l'alcool un peu trop abondement présent en elle, et cette montagne de regrets et de ressentiment amoncelée depuis toutes ces années. Saurait-elle recouvrer un semblant de clairvoyance avant de commettre l'irréparable ? Rien n'était moins sûr, à vrai dire.

Prise dans l'étau de ses doigts, la citoyenne ne sembla pas lui opposer beaucoup de résistance, de prime abord. S'était-elle résignée à périr entre les mains de sa petite-fille ? Cela aurait été quelque peu ironique... Mais - heureusement - Astrid finit tout de même par balbutier une ébauche de défense. Lorsque Dahlia entendit le jeu de mots dont il s'agrémenta, sa prise vengeresse de racine étrangleuse perdit une once de fermeté, ses doigts se desserrant peu à peu tandis que le souvenir de l'amie boute-en-train qu'elle chérissait se rappelait à elle.

Cela contribua probablement au fait qu'Astrid parvienne à se libérer de son emprise, après des gesticulations aussi confuses que mues par le désespoir. Lorsque la citoyenne, libérée de son étreinte, recula et prit un peu de champ, Dahlia resta coite un instant, aussi hébétée et hagarde qu'un nouveau-né qui vient de naître. Toujours à cause de son alcoolémie, un vertige vint s'emparer d'elle, et elle dut s'appuyer contre la façade pierreuse de la taverne pour tenter de le juguler. Elle ferma alors les yeux une fraction d'instant, expirant lentement pour tenter de calmer le rythme effréné de son cœur et reprendre ses esprits.

Lorsqu'elle rouvrit les paupières, Dahlia vit alors corps d'Astrid, mollement allongé sur le parterre froid saupoudré de givre un peu plus loin, étrangement immobile.

« A-Astrid... ? »

Se rapprochant d'elle d'une démarche chancelante, la garde observa à nouveau l'enveloppe inerte de la citoyenne étendue au sol, comme si son esprit peinait à prendre la mesure de ce qui venait de survenir. Durant son instant de confusion, Astrid était visiblement tombée, et le choc l'avait probablement assommée, à en juger par son présent état d'inconscience. Un poinçon d'inquiétude vint rudement clouer la poitrine de Dahlia, mouchant comme une chandelle le ballet d'émotions qui avait fait rage en elle, un peu plus tôt.  

« Hé, Astrid ! Tu m'entends ? »

Silence. Son anxiété croissant ostensiblement face à l'absence de réponse de la citoyenne, les jambes de Dahlia se dérobèrent sous elle et elle finit agenouillée aux côtés de son ancienne amie. Elle apposa alors une main sur son buste afin de vérifier si celui-ci se soulevait, puis avança une oreille près de ses voies respiratoires, espérant percevoir un souffle. Il lui sembla que oui, mais sa tête cotonneuse ne l'aidait pas à étayer ses conclusions. Finalement, Dahlia lui tapota vivement les joues – sa panique l'effeuillant de toute délicatesse - et lui pinça même assez rudement le nez.

« Si t'as le malheur d'être morte, je te promets que je te retrouve dans ta troisième vie  - que t'as intérêt à avoir - et que je t'étripe en personne ! Si tu crois t'en tirer comme ça... »

Une quête que Dahlia était réellement prête à entreprendre, tant elle ne pouvait accepter qu'Astrid trépasse maintenant et aussi bêtement, après une énième chute s'avérant fatale, cette fois-ci – elle lui avait dit, en plus, d'acquérir un objet antigravité, pour contrer sa malchance légendaire. Dahlia la secoua finalement avec force, comme un cocotier, tout en s'exclamant :

« Réveille-toi, nom d'un fenrir ! Tu n'as absolument pas le droit de mourir ! »

Un mouton sautant par dessus une barrière, un deuxième, puis un troisième, puis un quatrième….Puis, étrangement, le 5ème avait des cornes incurvées sur la tête...pas un mouton donc, mais un bélier ? Hmm, un bélier sautant par dessus la barrière, un deuxième, puis….
Plus qu'un bélier, c'était désormais une forme humaine qui traversa le champ de vision de la citoyenne. Une jeune femme aux cheveux blancs et des cornes de béliers qu'elle reconnut immédiatement. Donc, on en était-elle ? Bah.
Une Dahlia sautant par dessus une barrière, une deuxième, une troisième, et soudainement les trois s’arrêtèrent pour se tourner en même temps dans sa direction.

-Astrid ?

-Ah ! S'exclama la femme à tout faire dans son rêve, avant de subitement se réveiller dans le monde réel.

Mal à la tête, autant extérieurement qu'intérieurement, la nausée, une envie de vomir même…Que s'était-il passé et où était-elle ? Ouvrir les yeux l'aurait sûrement aidée, mais ses paupières restaient extrêmement lourdes et une folle envie de retomber dans un profond sommeil la prenait. Toutefois, la voix familière de son amie eut l'effet d'un véritable électrochoc, lui rappelant vaguement le pourquoi du comment elle était allongée misérablement sur le sol pour la énième fois. Dans sa vaine tentative de plaquer Dahlia par terre, c'était elle qui s'était mangée le sol, perdant ainsi momentanément conscience.
Il ne fallut pas longtemps pour que la honte envahisse chaque parcelle de son corps et de son être pour ne donner qu'une envie à Astrid : celle de creuser un trou pour s'y cacher éternellement. Mais faute de pouvoir le faire, elle se contenta de rester immobile pour jouer la morte, bien trop gênée pour se réveiller comme si de rien n'était après ce spectacle misérable. L'embarras était tel qu'elle se mit à rougir, espérant que la garde prendrait ça pour l'effet de l'alcool ou qu'elle ne le remarquerait pas à cause de la nuit. Mais comme si ce n'était pas assez, Dahlia tenta de la réveiller en lui donnant des claques (bon, comme ça, la rougeur s'expliquerait) et en lui pinçant le nez.
« AIE AIE AIE AIE AIE AIE » cria-t-elle mentalement en continuant de faire semblant d'être inconsciente.
Et voilà qu'elle se faisait secouer comme jamais ! Pas le droit de mourir hein...En effet, elle n'avait pas ce droit. Pas pour l'instant, et pas avant un moment. Maintenant, comment se sortir de cette situation cocasse…. ? Surtout après cette tentative de meurtre ?
Ouvrant peu à peu les yeux qui se posèrent directement sur son amie, la femme à tout faire dit à voix basse :

-D...Dahlia… ? Qu'est-ce que...Qu'est-ce qu'il s'est passé…. ?

Ah bien sûr. Oublier et faire comme si rien ne s'était passé. Ça lui éviterait bien des ennuis.
Si seulement le coup à la tête avait réussi à lui faire oublier cette chute, ou sa mémoire d'Edmond, ou ne serait-ce que l'incident de leur première rencontre…Hmm, elle tenait quelque chose. Peut-être qu'en se tapant la tête suffisamment de fois contre un mur….
Tant bien que mal, Astrid se redressa péniblement et passa sa main derrière la tête pour palper le point de chute avant de faire une légère grimace de douleur. Cela lui ferait une belle bosse demain qui lui rappellerait sans mal (ou avec beaucoup de mal plutôt) cette mésaventure.

-Aie….

Hésitante, son regard allant du vide à Dahlia, étant parfaitement incapable de la regarder directement dans les yeux, la citoyenne porta une main à son cou, ayant encore la sensation des doigts à son cou et demanda d'une voix rauque:

-Qu'est-ce que...tu fais ici ?

Était-ce pour la tuer ? Non, si ça avait été le cas, la garde aurait pu en finir avec elle dans son état de faiblesse, et surtout….elle n'aurait pas cette mine si inquiète sur le visage qui serra tant le cœur de la jeune femme.

Lorsque les paupières d'Astrid se rouvrirent, révélant qu'elle était bel et bien en vie et consciente, Dahlia fut envahie d'un tel soulagement qu'elle ne put s'empêcher de l'étreindre. Toutefois, son embrassade fut on ne peut plus bourrue, et dut assurément étouffer Astrid, voire comprimer ses côtes jusqu'à y faire poindre de la douleur, dans son manque de ménagement. Mais Dahlia relâcha la citoyenne aussi rapidement qu'elle l'avait enserrée, défaisant l'étau aussi abrupt que fugace de ses bras.

« Ce qu'il s'est passé ? Eh bien… Tu as une fois de plus démontré ta propension à embrasser le sol. Enfin, si tu parles bien de ça… »  

Se remémorant qu'elle avait tout de même tenté de l'étrangler, quelques instants plus tôt à peine, Dahlia détourna honteusement le regard, qui alla fuir dans un coin de pénombre. La garde se demandait, à vrai dire, si Astrid en gardait le moindre souvenir, suite à son choc, ses paroles n'étant pas revenues sur cet incident, comme si rien ne s'était produit. « Si seulement », songea Dahlia en son for intérieur. Elle aurait tout donné pour que les circonstances de cette soirée, tout comme – et surtout – les évènements l'ayant précédée, ne soient jamais survenus.

À l'entente du râle de douleur de son ancienne amie, que celle-ci venait de laisser échapper alors qu'elle tâtonnait la conséquence de sa chute, qui bourgeonnait déjà à l'arrière de son crâne, Dahlia reporta à nouveau son attention sur elle. Ce fut alors que la garde réalisa qu'Astrid n'en était pas à sa première blessure.  
En effet, le faciès de la citoyenne arborait déjà plusieurs stigmates : des hématomes le parsemaient, et il se trouvait même ensanglanté à certains endroits, des traces de sang s'épanouissant notamment sous son nez et sa bouche. Ces vestiges semblaient antérieurs à leur altercation, mais Dahlia ne les constataient que présentement. Sa fureur impétueuse et impromptue, à laquelle elle avait donné libre cours, un peu plus tôt, l'avait rendue totalement aveugle à ces empreintes pourtant ostensibles.

Dahlia se sentit alors subitement mal, et son cœur ne fit que se contracter davantage en voyant la main de la citoyenne se porter à sa gorge, témoignant qu'elle venait certainement d'être effleurée par le fantôme du souvenir de son étranglement. La culpabilité lui cloua la poitrine, mais Dahlia la mit provisoirement de côté pour répondre à la dernière question posée par Astrid.

« À l'origine, j'étais juste venue rendre tripes et boyaux après avoir un peu trop bu. Or il a fallu que… tu sois là également. Et lui. Enfin, vous. »  

Dahlia était bien en peine pour qualifier et nommer à la fois Edmond et Astrid. Dans son esprit, elle ne pouvait s'empêcher de les dissocier. Tenter de les superposer lui causait une insoutenable dissonance cognitive. Et pourtant… Ces deux personnes se trouvaient bien mêlées en Astrid.

« Je voudrais m'excuser pour avoir essayé de… d'attenter à ta vie. J'y suis peut-être allée un peu fort. »

Même si la garde détestait encore profondément son grand-père pour ce dont il était responsable, cela n'était pas – et ne serait jamais - une raison suffisante pour vouloir l'occire. À présent qu'elle avait recouvré quelque peu sa lucidité, Dahlia se devait de l'avouer… et de demander pardon pour son acte outrancièrement déplacé, qui l'emplissait présentement de honte.

« Tu as besoin de soins… Si tu veux, on peut aller chez moi. Je peux me charger de te soigner, pour faire amende honorable. »

Sur ces paroles, elle se remit debout sur ses jambes, puis tendit une main à Astrid, lui offrant sa dextre pour l'aider à se redresser à son tour. Bien sûr, la citoyenne restait libre de l'empoigner ou non. Tout comme d'accepter son aide et de la suivre. Elle pouvait tout aussi bien décider de rentrer chez elle et d'oublier sa petite-fille dotée d'étranges pulsions meurtrières.

« Ne crois pas que j'aie pardonné quoique ce soit à Edmond, mais je peux te promettre que… Je ne tenterai plus de te blesser. De quelque façon que ce soit. Encore désolée pour ça. »  

Non pas que l'envie ne risquerait pas de l'effleurer encore à quelques reprises, mais Dahlia n'était pas une personne belliqueuse, et tout acte de violence ne relevant pas de la légitime défense restait condamnable à ses yeux. Lorsqu'elle n'était pas trop bourrée, tout du moins.

Les yeux d'Astrid s’agrandirent du stupeur lorsque Dahlia, pour une raison quelconque et obscure, la prit dans ses bras. Est-ce que c'était vraiment le genre de chose qu'on faisait à une personne qu'on détestait ? La citoyenne ne savait plus où se donner de la tête mais était néanmoins profondément heureuse de retrouver la garde...si on oubliait qu'elle avait tenté de la tuer plus tôt.
D'ailleurs, elle la serrait un peu trop, si bien que la jeune femme blessée crut l'espace d'un court instant qu'elle allait finir le travail et l'étouffer, ou même l'écraser par la seule force de ses bras.
Heureusement, tout doute fondit comme bonhomme de neige au soleil lorsqu'elle la relâcha immédiatement, permettant à la jeune-vieille de prendre une grande goulée d'air frais salvateur. Elle n'aurait jamais cru que l'air puisse être si bon et ce deux fois dans la même soirée. Pfiou….

-Aaah ? Ouaaais, le sol et moi, toujours la même grande histoire d'amour haha… Et j'ai toujours pas acheté l'objet antichute dont on avait parlé la dernière fois à la pla...elle s'arrêta net, se mordant l'intérieur de la joue en mentionnant ce jour fatidique où la vérité avait explosé et tout détruit. Enfiiin, avec la gravité de ma situation économique, je peux pas me permettre un objet anti...gravité même si j'aimerais héhé.

Toujours un humour pourri, que ce soit pendant qu'elle se faisait étrangler, ou après. C'était bien à ça qu'on reconnaissait la citoyenne qui voyait dans chaque moment une occasion pour caler des blagues à deux cristaux. Cela étant, elle était toujours embarrassée d'être tombée et d'avoir joué la morte, et se joues encore rouges le montraient bien.

Donc Dahlia était aussi de sortie ce soir pour boire jusqu'à en vomir ? C'était bien là la petite fille d'Astrid ! Enfin, d'une certaine façon.
Cela restait une sacrée coïncidence tout de même, qu'elles aient toutes deux décidé de boire dans la même zone pour ensuite saupoudrer le sol au même endroit. Lucy avait, comme toujours, un sens de l'humour assez discutable. Bien sûr, ce n'était pas comme si Astrid avait cherché à éviter Dahlia, mais elle n'avait pas osé la recontacter ni la revoir vu les circonstances même si ,à ses yeux, il aurait été préférable qu'elle disparaisse de la vie de son amie et qu'elle soit oubliée. Mais Lucy en avait décidé autrement….

C'était bien la première fois qu'une personne s'excusait auprès de la citoyenne pour avoir essayé de la tuer. Elle avait tellement été habituée au « j'ai pas réussi cette fois mais la prochaine fois je te tuerai pour de bon » qu'elle ne sut pas trop quoi répondre mis à part :

-Oh euh, pas de souci, c'est pas la première fois qu'on tente de me trucider, j'y suis habituée. Rien que ce soir on a bien essayé deux...elle plissa les yeux en tentant de se remémorer sa soirée...peut-être trois fois, sans compter ta tentative ! Haha.

Une mauvaise, très mauvaise habitude, mais étant la chieuse professionnelle farceuse et casse-couille qu'elle était, ça n'avait rien d'étonnant. Même si ces temps-ci, elle cherchait bien plus les emmerdes qu'auparavant pour se changer les idées faute de pouvoir véritablement oublier.
Astrid hésita en voyant la main tendu de la garde mais finit tout de même par la prendre pour se relever. Peut-être était-ce là une occasion de se réconcilier ou de discuter. Du moins, l'espérait-elle même si sa camarade fit bien savoir qu'elle n'avait pas pardonné Edmond.

-Ne plus me blesser ? Répéta-t-elle avec un sourire en coin. T'es sûre de pouvoir tenir cette promesse ? Pas que je suis chiante et que je mérite des taquets ou des baffes de temps en temps mais….heh. Et c'était exactement un moment où une baffe aurait été la bienvenue pour qu'elle se taise afin de ne pas empirer la situation qui était déjà assez compliquée. Reprenant un air et un ton plus sérieux, elle rajouta en prenant son courage à deux mains pour regarder son amie dans les yeux : C'est plutôt à moi de m'excuser. Pour ne pas avoir dit la vérité plus tôt et pour mes...ses actions dans le passé.

Pas besoin de décorer la dure réalité avec des guirlandes, elle se rendait bien compte que Edmond avait été loin d'un père ou d'un grand-père idéal, ayant ruiné la vie de ses enfants et de ses petits-enfants, que ce soit par sa façon d'éduquer, de se comporter, et par le lourd héritage qu'il avait laissé derrière lui en mourant contre un Fenrir. Aussi, Astrid comprenait parfaitement la colère et la haine de Dahlia à son encontre, ayant face à elle – plus ou moins – la responsable de sa situation actuelle alors qu'elle aurait pu vivre une vie plus normale et plus libre, sans être attachée au nom « Delancy ».
Et pour cela, elle se sentait coupable. En plus de l'autre accident...

-Je sais que ça ne se pardonnera pas comme ça mais….je suis prête à faire mon possible pour qu'un jour ce soit le cas, même un tout petit peu, et pour qu'on redevienne peut-être...amie ?

Nulle trace de malice dans ses yeux, seulement une pure sincérité et un réel désir de renouer des liens. Et même si elles ne redevenaient pas amies, elle espérait au moins qu'elles puissent se quitter en de bon termes contrairement à la dernière fois.
Mais d'abord, direction chez Dahlia!

-Tu euh...habites toujours à la caserne… ?

Elle ne cacha pas sa petite grimace, se remémorant des souvenirs d'une autre vie pas forcément agréables lié à cet endroit.

La mention des soucis financiers d'Astrid, couplée à l'évocation des multiples tentatives de meurtre dont elle avait déjà fait l'objet le soir-même, plongèrent Dahlia dans une certaine perplexité. Il n'y avait pas à dire, la seconde vie de l'ancien Commandant de la Garde Royale avait pris un virage radicalement différent de la première… En songeant à quel point ses existences différaient, Dahlia esquissa un léger sourire malgré elle.

« Quatre en un soir ? Tu vis donc une seconde vie au moins aussi dangereuse que la première… Ce qui doit bien être leur seul point commun, il semblerait. »

Astrid accepta sa main tendue, et bien que Dahlia ne le réalisait pas encore pleinement, cela était en effet le signe qu'elles amorçaient une nouvelle étape, celle de la… réconciliation ? Du pardon ? Ces concepts étaient encore bien difficiles à appréhender, pour la garde. Aussi, lorsqu'Astrid lui présenta ses excuses au nom d'Edmond, ainsi que sa volonté de se racheter, Dahlia demeura muette, ne sachant quoi répondre. Redevenir amies ? Pour cela, elle aurait dû outrepasser tellement de sentiments délétères présents en elle… Sa colère et sa rancœur accumulées envers son grand-père, mais aussi cette honte indicible pour avoir…

« Oui, toujours. » Lui répondit-elle sommairement, interrompant le fil de ses pensées pour se recentrer sur l'instant présent. « Tu peux marcher, ça ira ? » s'enquit-elle alors, en jaugeant à nouveau l'état de la citoyenne d'une œillade un brin soucieuse.  

Devoir faire le chemin en sens inverse, avec encore une certaine dose d'alcool dans le sang, ne s'annonçait pas extrêmement simple, y compris pour Dahlia, mais elles finirent tout de même par arriver à bon port, après quelques zigzags d'une démarche peu affirmée. Dès qu'elles pénétrèrent dans l'appartement de Dahlia, Keruberosu se décupla pour chaleureusement les accueillir toutes les deux, visiblement plus qu'heureux de revoir la citoyenne. Les lieux étaient vides, les derniers colocataires de la garde étant partis vers d'autres horizons et leurs chambres laissées vacantes n'ayant pas encore été réaffectées.  

« Installe-toi sur le canapé, je reviens. »

Ce dernier trônait au centre de la pièce commune, qui conservait une ambiance quelque peu austère, mais dont la sobriété martiale se trouvait contrebalancée par quelques ajouts de Dahlia, notamment des plantes et des décorations pour le Solstice. Le tic-tac d'une grande horloge en bois sur pied brisait le silence vespéral. Ses aiguilles dorées pointaient sur une heure avancée, bien après minuit. La garde s'éclipsa dans une pièce annexe puis revint quelques instants plus tard, avec une bassine d'eau chaude et le matériel nécessaire pour effectuer des premiers soins. Elle s'assit alors en face d'Astrid et commença par nettoyer ses plaies de façon consciencieuse. En passant près de la balafre qui lézardait sa joue, une interrogation revint l'effleurer :

« Je me demandais… Tu l'as eue comment, cette balafre ? »

Dahlia n'avait encore jamais eu l'occasion de lui poser cette question, et n'avait présentement pas pu réfréner sa curiosité. Elle attendit qu'Astrid lui réponde, puis lui confia à son tour, ne pouvant garder cela en elle plus longtemps :  

« Cet… après-midi, à la plage, il m'en a laissé une aussi. Intérieure et intangible, mais non moins… prégnante.  Et je ne sais pas si elle parviendra cicatriser un jour, à dire vrai. »

Depuis cet épisode durant lequel elle avait découvert la réelle identité de son aïeul, un vide brûlant emplissait sa poitrine, que Dahlia ne parvenait à réellement estomper, même après s'être confiée à des proches. Le pouvait-elle seulement ? Sa voix baissa d'un ton, ayant toutes les difficultés du monde à quitter ses lèvres, tandis qu'elle ajoutait :

« J'aimerais juste… oublier. Effacer de ma mémoire notre… erreur, à défaut de pouvoir la supprimer réellement. »

Dahlia aurait donné n'importe quoi pour remonter le temps et donner un autre cours à leur histoire commune, qui avait démarré de façon pour le moins… tonitruante, mais dans l'erreur la plus totale. Et la garde l'avait d'ailleurs pressenti, car elle avait veillé à ne pas la reproduire alors qu'elle ne savait pourtant encore rien de la précédente identité d'Astrid. Son intuition s'était toutefois manifestée un peu trop tardivement.  

« On pourrait peut-être trouver un moyen pour nous rendre amnésiques ? Après tout, la magie regorge de possibilités. »

Cette idée, qui venait de poindre en elle, lui apparut soudainement comme la seule envisageable. Cela constituait certes une solution de facilité, mais c'était bien la seule que Dahlia entrevoyait, pour effacer cette gêne incommensurable qui lui donnait parfois envie de mourir, lorsqu'elle repensait à leur faute impardonnable.

« Et alors, une fois délestées de ce fardeau moral, peut-être qu'un jour nous pourrions redevenir amies, en effet. Je suis en tout cas prête à tenter de te… lui pardonner, eu égard à notre ancienne amitié. Elle m'était en effet trop précieuse pour y renoncer sans essayer. »

Pardonner à Edmond pour pouvoir continuer à côtoyer Astrid et retrouver leur amitié d'autrefois. Un concept étrange, mais qui constituait pourtant la réelle et unique motivation de Dahlia. Y parviendrait-elle ? La garde essaierait, tout du moins, comme elle venait de l'affirmer à son ancienne amie.
Tout en dévidant ces paroles, elle n'avait pas omis de nettoyer puis désinfecter les plaies émaillant son visage. Elle termina en appliquant une noix de pommade à l'arnica sur sa bosse, qu'elle massa d'un mouvement circulaire avant de déclarer :

« Et voilà, cela reste des soins sommaires, mais ça devrait avec un peu de chance l'empêcher de trop grossir. J'espère que tu me pardonneras d'avoir tenté de t'occire, avec ça. »

Astrid était bien d'accord que le seul point commun entre elle et Edmond était que leur vie n'était pas sans danger, mais pour des raisons bien différentes. De l'un, un garde protégeant de sa vie la royauté et le bon peuple sans se soucier de son bien être, de l'autre une citoyenne chieuse risquant sa vie pour emmerder ce même bon peuple qu'elle avait juré de protéger dans son ancienne vie. Si un jour, par une magie quelconque, Astrid devrait faire face à Edmond, nul doute qu'ils ne seraient pas amis, loin de là.

-Ouaaais, je peux marcher. Répondit la citoyenne qui ne put pas faire 5 pas sans tanguer et sans se rattraper à un mur. Ooook, laisse moi, euh, une minute…. ?

Le chemin vers la caserne fut fait dans le plus grand calme, la femme à tout faire n'osant à la fois pas briser le silence gênant qui s'était installé et à la fois pour se concentrer à bien mettre un pied devant l'autre sans s'écraser la figure une nouvelle fois sur le sol. Maintenant qu'elle y pensait, ce n'était pas la première fois qu'elle était rentrée légèrement (oui, légèrement) ivre à la caserne. Ce chemin, elle aurait même pu le faire les yeux fermés, tant elle y avait été habitué fut une époque lointaine grâce à ses souvenirs embrumés lorsque Edmond était encore jeune et loin des responsabilités de capitaine ou de commandant.
L'espace d'un instant, Astrid crut être rentrée chez elle, assaillie de toute part par ses trop nombreux familiers qui l’accueillaient toujours chaleureusement à coups de léchouille mais non, c'était Keruberosu qu'elle n'avait pas revu depuis la dernière fois.

-Héhé, moi aussi je suis contente de te revoir. Lui dit-elle en lui (leur) caressant la tête avec affection.

L'un des trois familiers dans les bras, elle s'installa lourdement dans le canapé, totalement épuisée par la soirée qu'elle avait passé, autant physiquement que mentalement. Avec un profond soupir qu'elle ne chercha pas à cacher puisque de toute évidence il n'y avait personne à part elle et Dahlia en ce lieu, elle attendit patiemment que son amie revienne, réfléchissant à quoi lui dire. C'était après tout la première fois qu'elle cherchait à se faire pardonner pour les actions d'Edmond et pour avoir couché avec sa petite-fille...et ce n'était pas comme si elle avait pu chercher conseil étant donné la complexité et la bizarrerie de la situation qui lui donnait toujours cette folle envie de se cacher dans un trou jusqu'à la fin de sa deuxième vie. Toutefois, elle le savait bien : la fuite n'était pas toujours une option durable et contrairement à Edmond qui n'avait jamais été franc et honnête avec ses sentiments et ses relations, Astrid elle ne souhaitait qu'une chose : redevenir amie avec la garde.

-Ma balafre ? Répéta-t-elle en haussant les sourcils, ne s'attendant pas à cette soudaine question. Euh...Petit moment d'hésitation alors qu'elle continuait à caresser Keru...ou Bero, ou Su. Tu saiiis, rien de spécial, j'ai travaillé comme garde du corps d'un noble influent avec beaucoup d'ennemis et on est tombé dans une embuscade de 20 épéistes expérimentés. Elle gonfla la poitrine et afficha un air fier. Cette cicatrice je l'ai eu en les battant tous héhé !

Bien sûr, ce n'était pas crédible. Aussi, elle abandonna très rapidement tout acte pour dire la vérité en regardant ailleurs, honteuse d'elle-même :

-C'est absoooolument pas parce que j'ai foncé dans un buisson la première fois où j'ai utilisé mon pouvoir quand j'étais petite, haha pas du tout....

Aaah, c'était bien à ça qu'on reconnaissait la fameuse Dalgaard ! Chaque événement de sa vie étant une vaste blague. Forcément, c'était bien moins classe que les autres raisons qu'elle avait pu inventer jusqu'à là : un combat féroce contre un Kerberus Alpha, une tentative d'assassinat d'un membre d'une société secrète et malfaisante et bien d'autres choses encore. Et à vrai dire, tous ces événements auraient été préférables à ce qu'elle vivait à cet instant lorsque Dahlia lui informa que leur rencontre avait laissé une plaie béante chez la jeune femme qui ne se refermerait peut-être jamais. Une blessure qu'elle partageait également et qu'elle avait tenté d’aseptiser avec de l'alcool, en vain. Boire pour oublier, elle avait tenté, sans grand succès, mais à l'idée d'une magie permettant une telle chose...les yeux de la femme à tout faire s'illuminèrent. Si cela permettait de mettre sous le tapis un événement aux conséquences désastreuses pour les deux femmes en plus d'être un premier pas vers le pardon et une nouvelle amitié sur des bases plus saines, elle était prête à tenter sa chance. Tout comme les soins prodigués par Dahlia (qui lui arracha une petite grimace à lorsque la pommade fut appliquée sur sa bosse), cette magie d'oubli serait à même de guérir cette blessure causée par Lucy et son humour plus que discutable et pas du tout à cause d'entités supérieures sadiques.

-Merci Dahlia.

Des mots d'une telle simplicité qu'elle n'aurait pas espérer reprononcer un jour, mais là voilà, dans une chambre dans la caserne, un lieu qu'elle n'aurait pas pensé revisiter un jour non plus. La vie était faite de surprise.

-Et c'est pardonné oui, après tout occire ça rime avec….avec...euh, rire ? Haha.

Une tentative comme une autre de détendre l'atmosphère. Était-ce réellement la bonne chose à faire ? Pas vraiment, mais après tout….c'était Astrid, et elle était ce qu'elle était.
Rapprochant un peu plus l'un des trois familiers contre elle, cette dernière continua en souriant :

-Ça me fait plaisir et ça me soulage de savoir que tu envisages de pardonner à Edmond, parce que notre amitié m'est aussi très importante. Sinon, j'suis normalement d'avis d'apprendre de nos erreurs, mais...y'a pas grand-chose à apprendre dans celle-ci, mis à part à d'abord connaître le nom de famille et faire une recherche généalogique avant de...dormir ensemble.

Se remémorant fugacement cette fameuse nuit, la blanche se retint de foncer droit dans un mur de la chambre pour s'auto-assomer. Au lieu de ça, rattrapée par la fatigue, l'alcool et ce souvenir douloureux et honteux, elle s'avachit un peu plus sur le canapé et grinça des dents avant de pousser un long et profond soupir dans lequel on pouvait entendre tout son désespoir.

-J'aimerais tellement oublier aussi, et je me dis qu'en faire de même avec les souvenirs d'Edmond ne serait pas mal non plus...

En effet, il n'y avait rien à apprendre de… « ça », contrairement à sa première vie où elle avait apprit des erreurs et des regrets du commandant pour vivre une meilleure vie.
Enfin, meilleure, selon le point de vue.

-En faisant quelques recherches, en demandant des informations par ci par là, une telle magie ou potion devrait être trouvable...Et ce sera comme si cet incident n'était jamais arrivé et personne ne sera au courant, ni même nous !

Il n'y avait pas à le dire, mais cette option lui paraissait de mieux en mieux et, peut-être aidée par l'alcool, elle en devenait même optimiste :

-Je m'y mets dès maintenant, j'demanderai à tous mes contacts que je me suis fait au fil de ces dernières années s'il le faut ! On va oublier !

Prise d'une énergie nouvelle, elle se releva précipitamment, et même peut-être trop précipitamment pour une personne encore ivre, car elle retomba immédiatement dans le canapé.

-Réflexion faite, je m'y mettrai à partir de demain...héhé...

L'imagination de Dahlia pouvait parfois être fertile, et son esprit s'était déjà égaré sur une myriade d'hypothèses concernant l'origine de la couture d'Astrid – certaines plus plausibles que d'autres. Nourrissant son imaginaire, la citoyenne lui fit un instant miroiter des circonstances particulièrement héroïques sur sa cause – ce qui l'étonna de la part d'Astrid, car un tel haut-fait aurait plutôt été de l'étoffe d'Edmond – avant de rapidement rétablir la vérité.

En se figurant la malencontreuse et brutale rencontre d'Astrid avec un buisson, engendrée par la découverte de son pouvoir, Dahlia esquissa un sourire. Qui s'éteignit bien vite, car cela l'amena à se remémorer le jour où sa propre capacité s'était manifestée. À ses douze ans, lors d'une dispute particulièrement véhémente avec sa mère sur son avenir, qui s'était soldée par cet accord d'officier dans la Garde jusqu'à y être promue Capitaine, à minima. L'une des réminiscences les plus douloureuses de son existence, récemment détrônée par celle de cet après-midi à la plage marqué par l'insoutenable révélation d'Astrid, et celle de leur nuit ensemble.

Mais heureusement, ce dernier souvenir allait normalement pouvoir être oublié. Astrid, après l'avoir remerciée et pardonnée pour leur récent incident – qui continuait d'embarrasser Dahlia, mais la citoyenne ne semblait heureusement que peu rancunière – semblait en effet confiante quant au fait qu'un moyen devait en effet exister, visiblement aussi désireuse d'oublier qu'elle. Cela emplit Dahlia d'un regain d'espoir, avant qu'elle ne se fasse assaillir par un sentiment, de culpabilité soudaine.

« Heu, à vrai dire… Ce désastreux épisode ne tombera pas dans l'oubli pour tout le monde. » avoua-t-elle à Astrid, en réponse à ses derniers dires, la voix tressaillant d'embarras.

« J'en ai en effet parlé… à deux personnes proches. Aelith, une amie chère et… Arthorias, le Capitaine de la Garde Royale. »

Dahlia n'avait en effet pas pu réprimer le besoin de se confier, et avait par là-même brisé le sceau de confidentialité tacite qui entourait la réincarnation d'Edmond. Elle espérait que la citoyenne n'allait pas trop lui en vouloir pour ça. Toutefois, elle s'était gardée de fournir trop de détails sur sa seconde identité, comme elle le lui apprit avec la volonté de la rassurer :

« Ils ne connaissent pas précisément ta nouvelle identité, toutefois, sois assurée que je suis restée évasive à ce sujet. Par ailleurs, ils m'ont promis de garder ça pour eux, bien sûr, et ont mon entière confiance à ce sujet. »

Puis, face à l'empressement d'Astrid pour aller dénicher ce moyen magique en mettant à profit tous ses contacts et leurs ressources, Dahlia lui sourit avec douceur.

« Demain sera bien assez tôt, en effet. Tu peux rester dormir ici pour la nuit, cela paraît préférable au vu de ton état. Je vais te chercher une couverture, et tu peux faire comme chez toi pour le reste. »  

Le canapé de la garde s'avérait plutôt confortable, et devait peut-être même être d'un luxe immense en comparaison des autres endroits dans lesquels Astrid devait parfois finir sa nuitée, supposa Dahlia. Après que la citoyenne lui eût donné son accord, elles se laissèrent donc pour la nuit. Ce à quoi ne pouvait se résoudre Keruberosu, qui entreprit de dormir blotti contre la citoyenne, en tant que seconde – quadruple – couverture.


Les deux jeunes femmes ne se retrouvèrent que quelques jours plus tard, après qu'Astrid eût découvert le nom d'une boutique proposant la solution tant recherchée : des potions d'oubli. Dahlia s'empressa de rejoindre la citoyenne devant celle-ci sitôt prévenue. La devanture du magasin ne payait pas de mine, à vrai dire. Il s'agissait d'un petit boui-boui encastré entre deux maisons aux chambranles cagneux. Mais le plus important était ce qu'il renfermait.

Une fois à l'intérieur, elles furent accueillies par un homme d'une trentaine d'année, qui semblait s'ennuyer ferme derrière son comptoir. Il leur demanda d'un ton où perçait une grande serviabilité, manifestement content d'accueillir deux nouvelles clientes potentielles :

« Bonjour Mesdames, que puis-je pour vous ? »

« Bonjour, nous sommes à la recherche de… potions d'oubli. Nous avons entendu dire que vous en proposiez, vous en reste-il ? » alla droit au but Dahlia, sans même s'attarder sur le contenu des présentoirs disposés dans la pièce.

« Ah en effet, nous en avions il y a peu, laissez-moi vérifier ça. » S'abaissant pour sonder le contenu de ses tiroirs, il poursuivit : « Elles partent vite, voyez-vous. Mais cela se comprend, au vu de leur effet, qui permet d'oublier définitivement un souvenir ciblé… Ah, voilà. Il m'en reste deux, vous avez de la chan... »

« Ne dites pas un mot de plus et prenez mes cristaux. »  

Dahlia ne lui avait même pas laissé le temps de finir sa phrase, assénant sa bourse sur le comptoir dans un tintement caractéristique. Il fallait dire qu'elle ne comptait pas manquer l'occasion de mettre la main dessus. Ce qu'elle ne pouvait voir, toutefois, c'était que les stocks détenus par le vendeur n'étaient pas si dépourvus, en réalité. Mais à chacun sa stratégie commerciale, après tout.

Astrid cligna des yeux plusieurs fois d'incompréhension lorsque Dahlia dit que cet accident ne serait pas oublié par tout le monde. Puis, comprenant peu à peu les implications qui se confirmèrent par les paroles de son amie, la citoyenne se décomposa petit à petit et cacha son visage derrière ses mains. Le rouge de l'ivresse s'était accentué et c'est avec force qu'elle se retint de ne pas pousser un petit hurlement d'embarras. Elle en avait donc parlé à d'autres personnes ! Merde ! Bordel de merde ! Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah, la honte ! Elle ne trouverait jamais le repos même après la mort de cette seconde vie après ça ! Cela dit, elle ne pouvait pas vraiment blâmer Dahlia de s'être confiée, après tout Astrid avait failli le faire elle-même, mais bon saaaannnnnng !
Oui, elle était bien plus paniquée par le fait que d'autres personnes sachent pour cet acte innommable que par le fait qu'ils savaient qu'Edmond Delancy s'était réincarné. Chacun avait ses priorités.
À défaut de réveiller toute la caserne avec un cri de désespoir, la femme à toute faire se contenta de hurler mentalement en maudissant intérieurement encore une fois Lucy.

-Arthorias ? Répéta-t-elle soudainement en entendant ce nom. Ce coureur de jupon invétéré qui a trompé sa femme avec une recrue ? Qui a ensuite tenté de draguer une ministre de la magie ? Le même Arthorias ?!

Elle n'en croyait pas ses oreilles ! Elle savait pertinemment que ce n'étaient que des rumeurs, mais que le capitaine de la garde royale en soit victime, c'était qu'il n'avait pas été assez vigilent ! Une honte ! Une disgrâce ! C'était les anciens commandants et capitaines qui devaient s'en retourner dans leur tombe !
Mais plus important…quelle était la relation de la garde avec ce Don Juan de pacotille ?! La commère à l'intérieur de la citoyenne s'agita dans tous les sens, réfléchissant malgré l'esprit embrumé par l'alcool aux diverses possibilités. Sa curiosité maladive fut toutefois réprimée par l'importance de la situation, mais ce n'était pas pour autant qu'Astrid ne remettrait pas ça sur le tapis et elle chercherait sûrement à en savoir plus.
Cela étant, la femme à tout faire se calma un peu. S'ils ne savaient pas qu'elle était la réincarnation d'Edmond, c'était déjà ça.
Avec une moue qui resta légèrement boudeuse, elle soupira et dit:

-Si tu leur fais confiance, je vais pas trop m'inquiéter mais bon…

Moins de personnes étaient au courant, mieux c'était. À part le commandant Arban, le couple royal, le capitaine Yuduar, Dahlia, voilà qu'elle devrait faire attention à cette dénommée Aelith et le capitaine de la garde royale.
En effet, étant donné son état, la femme à tout faire se voyait bien incapable de refuser l'offre qui se présentait à elle et elle accepta l'offre bien volontiers en se couchant immédiatement sur le canapé qui était bien plus confortable que n'importe quel sol et n'importe quelle poubelle odorante qui lui aurait sans aucun doute servi de lit ce soir. Et, pour la première fois depuis bien longtemps, Astrid passa une nuit l'esprit tranquille, soulagée et pleine d'espoir de voir cette relation repartir sur le bon chemin.


Des heures et des heures de recherche, des repas sautés, des douches non prises, du sommeil non rattrapé mais par contre…toujours de l'alcool le soir, la seule constante chez Astrid Dalgaard. Elle avait donc tout sacrifié, sauf ça, pour trouver la boutique tant convoitée devant laquelle les deux jeunes femmes se trouvaient.
Elles n'avaient qu'un seul et unique but en venant dans un tel endroit et elles ne ressortiraient pas sans ce qu'elles cherchaient. D'ailleurs, lorsque le vendeur affirma avoir des potions d'oubli, le doux son de deux bourses pleines de cristaux frappant le comptoir put très rapidement se faire entendre (presque) à la vitesse du son.
Aucune hésitation ne se voyait dans les yeux des deux femmes qui avaient bien l'intention d'oublier.

-Hé bien hé bien, je ne sais pas ce que voulez effacer de votre mémoire mais vous avez l'air déterminé.

-Un peu, mon neveu ! File nous ces potions et que ça file ! On a pas toute la journée devant nous ! Une potion pour mon amie et moi, hop hop hop !

Bien qu'impatiente, Astrid ne put s’empêcher de faire une petite grimace en donnant les cristaux demandé par l'homme. Ce n'était clairement pas donné et elle aurait pu tenter de faire baisser le prix un temps soit peu, mais maintenant qu'elles avaient toutes les deux montré leurs cristaux, il était difficile de faire marche arrière sans paraître ridicule...Bah ! C'était là le prix de leur erreur !
Potion enfin en main, la citoyenne se tourna vers la garde et leva la fiole pour trinquer :

-Santé !

Sans plus attendre, elle avala la potion d'une seule traite et faillit bien la recracher tant la mixture était amer. Avec toute la magie d'Aryon, ils n'avaient pas pu rendre ça plus...buvable ?

-Y'avait pas une saveur fraise ou chocolat ? Demanda Astrid en jetant un regard outré au vendeur. Berk, c'est absolument immonde et ignoble. Un goût bière aurait été pas mal aussi.

-Et puis quoi encore. Concentrez-vous plutôt sur le souvenir que vous voulez effacer et il disparaîtra dans une minute.  

-Ah ouais ouais….

Tout en grognant, elle repensa donc à cette fameuse nuit et reposa ses yeux sur sa camarade. La douceur de ses lèvres, la chaleur de son corps nu mêlé au sien, le plaisir partagé, les rires et les cris de jouiss…..

-….AAAAAAAAAAAAAAAAAAAH ! Hurla-t-elle en se tenant la tête entre les deux mains. Putaaaaaaaaaiiiinnnnnn ! J'ai juste envie de me fracasser la tête contre un mur ! Mille millions de mille Fenrirs, j'ai pourtant bu comme jamais pour enfouir ce souvenir au plus profond de moi et maintenant il faut que j'y repense ?! Gaaaaaah !

Incapable de tenir sur place, la femme à tout faire usa de son pouvoir pour tourner en rond dans la boutique, se forçant à se remémorer dans les moindres détails cette partie de jambes en l'air maudite qui n'aurait jamais dû avoir lieu. Une immense erreur, qui même si n'avait pas été désagréable, était source d'une honte incommensurable. Cette fameuse et fatidique nuit où….où...
...
Tout d'un coup, Astrid s'arrêta.
Où quoi déjà ?
Plissant les yeux inutilement dans un vague effort pour se souvenir, elle ne trouva...rien. Une sensation étrange d'avoir oublié quelque chose d'important la gagna, mais en même temps, elle était étrangement soulagée.
Essoufflée à cause de sa petite course dont elle ne se rappelait plus l'origine, elle demanda à son amie avec un air interrogateur :

-Euh, ça a….marché ? Je….crois ?

Elles étaient là pour une potion et effacer quelque chose de leur mémoire, ça elle en était certaine.

-La confusion est un état normal après avoir bu la potion d'oubli.  Commenta le vendeur.

-Ooook…. ? Bizarre. Vraiment…chelou même.

Elle ne sut pas trop quoi penser...Bah ! Le plus important, c'était de désormais savoir si…

-Et donc Dahlia ? On peut...euh...redevenir amie ?

Droit au but!

Dahlia ne pouvait qu'abonder dans le sens d'Astrid : l'inventeur de cette potion aurait pu veiller à ce que son élixir ait un goût un peu moins infect, lors de son élaboration. Comment avaient-ils pu breveter sa formule ? Et pourquoi, de façon générale, les remèdes devaient-ils tous avoir pour caractéristique commune et immuable d'être tout bonnement immondes à avaler ? À croire que leurs confectionneurs, ces magnats des médications magiques, le faisaient exprès et y prenaient un malin plaisir teinté de sadisme… Quelle indignité! Tout en se faisant ces réflexions, Dahlia dut prendre sur elle pour ne pas recracher aussitôt le breuvage emplissant sa bouche, et déglutit avec peine afin qu'il dévale tant bien que mal son œsophage.

Puis, fermant les yeux pour mieux rassembler sa concentration, elle s'appliqua à suivre les instructions du vendeur et s'efforça d'exhumer cette inavouable réminiscence, qu'elle avait jusqu'alors enterrée dans les tréfonds de sa mémoire… dans l'espoir de réussir à l'oublier. Mais, malheureusement – ou heureusement, car cela allait l'aider dans son présent exercice – cette nuit passée avec Astrid avait été bien trop mémorable pour être occultée par sa seule volonté.

Le souvenir de ces instants intimes partagés réafflua donc dans son esprit sans trop de peine, non sans y éveiller une myriade d'échos gênants. En repensant à l'expertise de la citoyenne et à la palette de sensations qu'elle avait ressenti, ce soir-là, la gorge de Dahlia se noua. Car, au-delà de l'indicible honte qu'ils avivaient en elle – et qui teintait si ostensiblement ses joues que le vendeur devait certainement s'être fait une petite idée de ce qu'elle entreprenait d'oublier – ils vinrent également la submerger… d'une inexplicable tristesse.

Mais bientôt, cette nuit et toutes les émotions qui y étaient liées s'évaporèrent, comme un rêve au matin dont on ne parvient plus à renouer les fils. Et son cœur, ainsi libéré de la pesante chape qui l'avait lesté depuis plusieurs lunes, lui parut étonnement léger.

Reportant ses yeux sur Astrid, visiblement aussi confuse qu'elle et pourtant déjà préoccupée par le sujet de leur réconciliation, Dahlia finit par réussir à articuler :

« Je… ne sais pas ce qu'on vient d'oublier, mais je me souviens toujours que tu as été… Tu sais qui. » Se reprit-elle en hâte, après avoir jeté un regard en biais en direction vendeur. Mieux valait-il ne pas prononcer le prénom d'Edmond devant lui, se figura-t-elle. « Et de mes griefs envers lui. Alors… Il va d'abord falloir travailler à expier ses erreurs, avant que nous puissions être à nouveau amies. » 

Au fond d'elle, Dahlia se savait encline à pardonner à Edmond, mais il fallait pour cela qu'il commençât par racheter ses fautes et leur incidence délétère sur la vie de sa descendance. Elles n'eurent toutefois pas le loisir de poursuivre davantage sur ce sujet, car le vendeur profita d'un fugace instant de silence pour reprendre la parole :

« Alors, pas déçues par cette potion d'oubli, n'est-ce pas ? » Tout en se fendant d'un sourire empreint d'une certaine sagacité, il ajouta : « En outre, j'ai le plaisir de vous annoncer que vous avez toutes les deux droit à... un ticket offert de notre loterie, au vu des montants dépensés. Vous pouvez le piocher dès à présent dans cette urne. »

Indiqua-t-il en pointant du doigt la petite caisse en bois qui trônait sur le comptoir. Dahlia adressa un regard interrogatif à Astrid, étonnée qu'elles se voient ainsi gratifiées d'un ticket de tirage gratuit. Il ne lui fallut cependant pas longtemps pour accepter, après un haussement d'épaules résigné :

« Bah, après tout, on n'a rien à perdre, n'est-ce pas ? »

Il restait à voir quel tour Lucy allait encore leur jouer. Plongeant sa main dans le récipient, Dahlia en mélangea brièvement le contenu avant d'en extraire un ticket en papier sur lequel se trouvait inscrit un numéro. Une fois qu'Astrid eût fait de même, le vendeur compulsa attentivement son recueil des récompenses associées. 

« Hé bien, mesdames, il s'agit manifestement de votre jour de chance. Vos numéros vous octroient tous deux le privilège… d'acquérir, pour moitié prix, l'un des familiers au choix de notre refuge. »

La circonspection s'imprima clairement sur les traits de Dahlia, dont les prunelles améthystes s'agrandirent à nouveau de surprise. Un familier à moitié prix ? Ne cherchaient-ils pas à confier des créatures abandonnées qui ne trouvaient d'adoptants, par cette combine, à tout hasard ? Peut-être, sûrement même, mais les deux jeunes femmes suivirent tout de même le vendeur dans l'arrière cour de la boutique, qui accueillait les enclos des familiers.

« Je n'avais pas dans l'idée de prendre un nouveau familier, à vrai dire… Mon Canitribus est déjà bien assez… »

La voix de Dahlia s'interrompit abruptement, alors que ses yeux venaient de se poser sur l'une des créatures nichée dans la pénombre dans l'un des box. Semblable à un cheval tout en étant plus grande au garrot qu'un équidé moyen, l'entièreté de son corps se trouvait bardé d'écailles. Par ailleurs, de fines ailes étaient repliées dans son dos, d'aspect trop frêle pour lui permettre de voler, présuma la garde. Les longues griffes acérées prolongeant ses pattes, tout comme les cornes surmontant son crâne, lui conféraient au demeurant une aura assez inquiétante. Bien que, présentement, l'animal semblait surtout épris d'une immense solitude. Lorsque le regard de Dahlia plongea dans ses yeux d'un cyan luminescent, elle ne put s'empêcher de demander :

« Cette créature… de quelle espèce s'agit-il, je vous prie ? »

« Un Skur nocturne. Ils font de très bonnes montures en tant que familiers, reconnues pour leur rapidité et leur endurance. Comme leur nom l'indique, ils vivent toutefois principalement la nuit, et sont incommodés par l'éclat du jour. Celui-ci a été recueilli suite à la mort de son maître. »

Dahlia se mordit la lippe. Ce rythme de vie nocturne l'interrogeait quelque peu, de par son incompatibilité potentielle avec sa vie diurne – rythmée notamment par ces incessants appels de la Garde dès les premières lueurs de l'aube -, mais il y avait parfois des choix qui s'imposaient à soi malgré ce que la raison pouvait bien intimer.

« Je souhaiterais l'adopter. » Annonça-t-elle de façon simple et directe, sans davantage atermoyer. Dans son esprit, le nom de son nouveau familier était déjà tout trouvé - Skirfir - tout comme la place qu'elle souhaitait lui accorder dans sa vie.

Un énorme poids avait été levé de son cœur et de ses épaules maintenant qu'une partie de sa mémoire avait été effacée. Un poids innommable qu'elle aurait probablement porté toute sa vie si ça n'avait pas été pour cette potion d'oubli. Qu'elle en soit arrivé à cette extrémité avec Dahlia était un acte amplement suffisant pour que la citoyenne se doute que cela soit justifié et que ce souvenir désormais disparu avait été traumatisant, au point que son moral avait été au plus bas.
Comme à son habitude, une part d'elle était curieuse de savoir de quoi il en retournait, même si elle savait que c'était une mauvaise idée. Et tout le monde savait qu'Astrid n'était pas du genre à reculer malgré l'idiotie de ses actes. Toutefois, pour ce cas particulier…elle préféra mettre sa curiosité maladive de côté, effrayée de ce qu'elle pourrait découvrir.
Du moins, pour l'instant.

-Expier ses erreurs hein...répéta Astrid en ressentant des frissons d'effroi la parcourir, l'inquiétude se lisant sur son visage.

Dit d'une telle manière, ça faisait un peu froid dans le dos et la citoyenne sut qu'elle devrait s'attendre au pire venant de la petite-fille d'Edmond. Mais c'était malheureusement le prix à payer pour les erreurs d'une autre vie qui avait gâché celle de Dahlia, et la blanche était prête à faire le nécessaire afin de se réconcilier avec son amie.
...Et quoi de mieux pour se rabibocher que de se retrouver autour d'un verre ! Beaucoup plus enthousiaste et avec un grand sourire sur le visage, la femme à tout faire s'apprêta à proposer à sa camarade d'aller dans une taverne pour boire un coup, mais fut arrêtée par le vendeur
Un ticket ? Haussant un sourcil, la farceuse qu'elle était s'attendait à une arnaque quelconque. Et elle s'y connaissait en arnaque et tricherie ! Plus ou moins. Aussi, elle resta sur le qui-vive, alerte à toute forme de duperie.
Haussant également les épaules, elle accepta et répondit :

-J'ai jamais eu de chance, surtout niveau loterie heh, Lucy m'aime pas vraiment. Par exemple la dernière fois j'ai gagné des mouchoirs et du maquillage et des paillettes pour me rendre ignoble. Ahah, ça me déprime...

Astrid préférait compter sur soi-même que sur sa chance inexistante, d'où sa tendance à souvent tricher aux jeux d'argent et de hasard. Mais dans le cas présent, il lui était difficile d'utiliser une ruse pour tirer le meilleur ticket.
…
Un familier au choix à moitié prix ? Ok, il y avait clairement anguille sous roche. Cela dit, elle était tout de même intriguée par les familiers dans ce refuge.

-Ouais non merci, j'ai déjà bien trop de familiers aussi. Un ouranbos, un ribec blanc un glooby, un drarbuste, un kit-sune, je peux vraiiiimmmennnt pas me permettre de me prendre un autre familier. Parce que ça coûte pas mal de les entretenir déjà, et ma maison commence à être un peu petite. Puis j'ai le loyer à payer aussi.

Elle hocha la tête à ses propres arguments d'une logique implacable qui avaient plus pour but de s'auto-convaincre que de persuader le vendeur qui s'en moquait éperdument.

-Allez, allons plutôt boire un coup Dahlia !

Petit silence.

-Dahlia ?

Trop tard. Le regard de la garde était déjà subjugué par un familier à l'allure de cheval avec des écailles.
Merde.
Elle l'avait perdu.

-Dahliaaaaa ? T'es sûre de toi ? Demanda son amie, inquiète. T'es sûûûûre que c'est une bonne idée ? Ok il est grave stylé et tout, mais il a un peu un nom de merde. Genre, « Skur » c'est ce que crierait un gamin en te voyant chevaucher un tel familier en pleine nuit : « Oskur, Oskur ! » hahaha ! Haha….ha...ha ?

Son rire s'estompa peu à peu lorsque ses yeux croisèrent ceux d'une espèce de félin aux muscles saillants et aux dents acérées.
Le coup de foudre.
Serrant les dents, Astrid se força néanmoins à tourner la tête. Pendant ce temps, une ange de la raison et une diable tentatrice se posèrent sur chacune de ses épaules.
Non. Elle ne pouvait pas se le permettre.
Mais en même temps, il était à moitié prix.
Cela dit, ça ferait 6 familiers et c'était bien trop !
Mais à moitié prix quand même, il n'y aurait pas d'autres occasion, n'est-ce pas?
Par contre, ce familier engendrerait des coups supplémentaires en entretien.
Mais il pourrait être utile pour son travail. Et il était à moitié prix !
Vrai qu'à moitié prix...

Putain d'ange ! Elle avait cédé ! Trahie par son propre bon sens… ! Qui était quasi-inexistant de base, donc le résultat était couru d'avance.
À force d'arguments et de contre-arguments, la femme à tout faire se mit à suer à grosses gouttes, se rapprochant assez de la cage pour pleinement contempler cet animal si majestueux.

Elle n'en avait pas besoin.
Elle n'en avait pas besoin.
Elle n'en avait pas besoin.
Paaaaaaaaaaaaaaaaaas du tout.

-Hein ? Fit-elle en clignant ses paupières. Qu'est-ce que…. ?

Quelques minutes plus tard, avant qu'elle ne s'en rende totalement compte, là voilà déjà à l'extérieur de la boutique avec Dahlia, la laisse de leurs nouveaux familiers entre les mains et sa bourse de cristaux bien plus légère qu'au départ.
Tombant à genoux et levant dramatiquement les bras au ciel, la victime de ses désirs et de sa propre faiblesse hurla avec tout le désespoir du monde :

-Nooooooooooooooooooooooooooooooooooooooooooooooooooon ! La propriétaire de la maison et Zilith vont me tuer ! Pourquoi est-ce que j'ai faibli au pire moment! Comment je vais faire bordel ! Elle arrêta son cinéma un instant pour se retourner et câliner son Rarwük dont on pouvait déjà lire l'épuisement : T'inquiète Rawr, je t'adore déjà hein !

Est-ce que les familiers pouvaient soupirer, totalement exaspérés par leur nouveau maître ? La réponse était oui, clairement.