- Du coup, t'vas faire quoi ? T'viens à la taverne aussi ?

Valravn resta un moment en suspens. Seul, il est certain qu’il aurait passé son chemin et serai comme il en avait manifesté l’intention parti vers le nord-est pour rejoindre la campagne d’abord puis les montagnes ensuite. Seulement il n’était pas seul, et le cadeau de Nemue, bien que l’ayant touché l’embarrassait.
Alors sans répondre, il fit un signe de tête peut-être un peu fataliste et haussa les épaules puis il emboîta le pas à Yuka.

L’arrivée de la dame noble avait interrompu la seule vraie conversation qu’il ait eu depuis… la disparition du Vieux Frère. Il lui arrivait bien de parler au corbeau, mais l’animal se lassait vite et il n’avait obtenu une bague de communication que très récemment. Honnêtement, elle ne servait pas beaucoup, avec le sien en tout cas, car ils se croisaient et suivaient depuis si longtemps qu’ils en étaient arrivés à communiquer, il connaissait la signification de ses mouvements de tête, de certains de ses croassements, il pensait même savoir interpréter les voltes qu’il exécutait en vol, mais là, peut-être se trompait-il.

D’ailleurs, où était-il ? Il leva de nouveau la tête à scruter le ciel. Pourvu que la cape ait tort et qu’il n’ait pas pris pour argent comptant le « va-t-en » prononcé dans un mouvement d’énervement et de crainte.

Il regardait Yuka tout en le suivant à distance convenable. Il avait l’air aussi heureux de ses nouvelles possessions qu’un enfant auquel on vient de faire un cadeau pour la fête du solstice. Il redressa le chef, les yeux écarquillés, comment diable se souvenait-il de ça ? On ne lui avait pas fait de cadeau depuis… avant l’apparition du premier dragon, et les fêtes n’étaient pour lui qu’un moyen de gagner un peu plus de cristaux, en travaillant beaucoup plus et beaucoup plus dur qu’à l’ordinaire… Bah, ça n’avait pas d’importance en soi.

Toujours est-il que la joie du gamin faisait plaisir, Valravn d’une façon générale était toujours satisfait du bonheur des autres, le bonheur, ça rebondit, quand un homme est heureux on se sent touché par la grâce. Il ne comprenait pas les gens qui s’en aigrissaient, jaloux, envieux…

L’auberge trouvée, il eut un mouvement de recul instinctif, la perspective de passer la nuit emprisonné dans un endroit d’où on ne peut pas voir le ciel ni  sentir l’air circuler… Et puis, il y aurait des hommes bien sûr ! les auberges étaient les tanières des hommes. Mais observant Yuka, il vit en lui à la fois de l’appréhension et un tel soulagement qu’il n’eut pas le cœur de montrer ses réticences. Il laissa donc l’autre garçon avancer, se parant de cette assurance qu’il savait factice et fragile, et expliquer qu’ils étaient envoyés par Dame Nemue pour laquelle ils avaient travaillé.

Lui à vrai dire se fichait de la réaction du  tavernier et s’il les avait chassés, il  serait parti sans rien demander de plus. Mais Yuka avait semblé avoir peur, il commençait à comprendre que plus l’adolescent affectait l’assurance et plus il était en fait dubitatif. En tout cas, l’homme les accueillit avec un grand sourire à l’énoncé du nom de leur bienfaitrice. La chambre indiquée fut même très correcte, du moins du point de vue de Valravn qui en fait n’avait jamais vu de chambre…

Le seul souci était le lit : un lit immense, mais solitaire. Il vit Yuka se raidir à la perspective de devoir dormir avec lui, mais il n’osa pas demander une autre chambre. Valravn dés que l’homme fut parti en leur indiquant que le repas serait servi dans une heure s’ils étaient intéressés, il s’empressa de prendre les devants.

- Je vais dormir par terre, j’ai l’habitude.

Il tâta le matelas, sacrément mou et épais.

- J’aurais peur de m’étouffer en dormant là dessus. Je te laisse le lit, le tapis m’ira très bien.

Il avisa la fenêtre et l’ouvrit, cherchant de nouveau dans le ciel désormais sombre. Mais où diable était parti ce corbeau ! Son regard refléta son angoisse et il se mordit violemment les lèvres.

Refermant la fenêtre, il s’assit sur un tabouret près de la porte et posa bâton et baluchon sur une table qui le jouxtait.

- Tu dors souvent dans des auberges ?

- Il te suit souvent quand tu viens en ville ?

Valravn soupira.

- Il me suit partout, enfin quand ça lui chante, mais même quand il va chasser ou explorer, il revient. Il doit juste avoir trouvé un truc qui lui a plu.

Toutefois, sa mine contredisait ses paroles, il avait peur qu’il soit parti, vraiment parti. Bizarrement, même si ça n’était qu’un corbeau, c’était le seul ami qu’il ait. Les gens auraient sûrement ri en l’entendant qualifier un oiseau sauvage, à peine dressé, d’ami, mais le fait est qu’il n’en avait pas d’autre.

- Il va revenir, les corbeaux c’est comme les hommes ça dort la nuit.

Il regarda son paquet de vêtements, la veste oui, il n’en avait plus depuis… Oh ! il ne se souvenait pas tellement c’était loin, et avoir un peu moins froid ne l’ennuierait pas, mais la cape ? il en avait déjà deux dont une toute neuve en plus en tissu anti-climat ! Et les chaussettes… Il eut un sourire navré en regardant ses pieds, à force d’être privés de protection, ils étaient devenus durs comme du bois. La peau avait pris une texture à la fois lisse et solide, et le dessous était matelassé de corne. Il ne savait même pas s’il pourrait encore supporter des chaussures, et de toute façon, les cristaux gagnés ne seraient pas gâchés pour en acheter.

- Tu as l’usage de plusieurs paires de chaussettes ? et de deux capes ?

Il regarda Yuka, question gabarit, ils étaient sensiblement de la même taille, s’il était plus musclé, il était aussi plus maigre, ce qui lui allait devait donc aller à l’autre adolescent. Et puis clairement, ni l’un ni l’autre n’avait les moyens de se plaindre d’un vêtement un peu grand. Certes il pourrait les vendre, mais il savait bien que quand il vendait, les marchands profitaient amplement de sa misère -apparente comme réelle- pour minorer le prix payé. Alors autant que ça profite à quelqu’un, il voulait juste manger si possible une fois chaque jour… Brader de bons vêtements ne lui servirait pas à grand-chose.

Il sourit, le regard brillant comme légèrement moqueur.

- Tu sais, je ne te mangerai pas. J’ai pas l’habitude de partager mon gîte, mais c’est déjà arrivé, et tous mes compagnons d’une nuit sont partis vivants au matin, et même en bon état !

Il le regarda dans les yeux, maintenant une distance d’environ deux mètre entre eux puisque la taille de la chambre le permettait.

- Puis crois-moi, je n’ai pas dormi dans un lit depuis… des années. Et jamais je pense  sur un matelas pareil. Un lit pour moi, c’est une paillasse posée sur un châlit qui t’isole un peu du sol, et une cape comme couverture… J’ai pas besoin de plus, et…

Il perdit son sourire, soudain très grave.

- Je n’aurais jamais ce genre de lit, quoique je fasse de ma vie, alors c’est pas la peine que mon corps se souvienne de ce que ça fait d’y dormir. Ce que tu ne connais pas, tu ne le regrette pas. Ça sert à rien de se créer des occasions de souffrir plus.

Il se reprit et ajouta, inquiet.

- Tu crois qu’il nous fera payer le repas ? elle a dit quoi je me souviens plus ? juste une chambre ? ou une nuit à l’auberge tous frais payés ? Après tout, on a mangé ce midi ? Je ne me souviens pas d’avoir jamais mangé deux fois dans la même journée.

Il regarda sa silhouette dans le miroir en face du lit. Par les dieux… Un inconnu mince à l’extrême -aux vêtements déchirés qui gardaient encore trace de rapièçages et de raccomodages, tentés jusqu’au moment où l’aiguille n’avait plus trouvé de support pour coudre-  des pommettes saillantes, des joues creuses, ses yeux jaunes qui paraissaient immenses … Il n’avait jamais réalisé que ses cheveux étaient si longs, ni si noirs d’ailleurs. Quand même, sa dégaine ne lui déplaisait pas tant que ça… les deux ceintures et la dague accrochée à sa jambe lui donnait l’air d’un aventurier… Enfin d’un bien pauvre aventurier.

Il ne se reconnut pas, enfin ne reconnut pas le souvenir qu’il avait de sa personne. Après, c’était peut-être le souvenir qui était erroné, il était si vieux. Quand il vivait en forêt, il n’avait que très peu l’opportunité de se voir, éventuellement un reflet dans l’eau, mais ça n’avait pas d’importance, et dans les villes, il évitait les vitrines, les miroirs, et tout ce qui lui renverrait son double, pour justement ne pas perdre le peu d’assurance qu’il parvenait à conserver parmi les hommes.

Abandonnant l’examen de sa personne, il reporta son attention sur Yuka.

Une fois la première impression oubliée, et l’étrangeté de son regard, il était plutôt mignon. Un peu fin ? Mais il était très jeune, un visage sympathique qui devait l’être encore plus si on arrivait à gagner pleinement sa confiance…

- Pourquoi tu as peur d’approcher les autres ?

Il n’avait pas conscience de mettre les pieds dans le plat. Avait-il bien analysé la raison de la distance maintenue par le garçon ?

- T’as eu des soucis ? des gens qu’ont voulu te faire des trucs ? te toucher… enfin… -il rougit, bon sang qu’il était bête, bien sûr ça arrivait les gens qui vous tripotaient ! Peut-être plus aux filles qu’aux garçons, et encore… Parfois, il suffisait d’avoir l’air d’accord pour que le type cesse, mais Valravn n’avait jamais tenté le diable en paraissant autoriser ce genre d’invite. Lui se contentait d’un coup de genou bien ciblé et éventuellement, s’il ne pouvait pas fuir, d’un bâton dans les jambes histoire de les immobiliser le temps qu’il se barre, mais peut-être que Yuka n’avait pas su ou pu ?- je ne suis pas comme ça tu sais.

Il continua, essayant de dévier la conversation, ce qu’il venait de suggérer le gênant quand même beaucoup.

- D’abord t’as vu non ? Tu veux pas qu’on te touche, j’ai même pas essayé quand j’ai compris que ça te dérangeait ? Si on a réussi à travailler ensemble, on doit bien pouvoir se poser à distance respectable dans une grande chambre comme ça ?

Du rez-de-chaussée, une odeur de nourriture riche et agréable montait. De nouveau la tête lui tournait, par les dieux qu’il avait faim… si seulement il avait été sûr que le repas serait payé par la dame noble et qu’elle n’en serait pas indisposée au point de ne plus le réembaucher…

Il répêta « tu crois qu’elle a prévu de payer le repas du soir aussi ? »

- on y va ?

Valravn sourit, autant savoir oui, ça sentait trop bon.

- Si c’est pas prévu, on paye chacun sa part, les vêtements tu en as autant besoin que moi, plus sûrement vu que t’as l’air de vouloir être humain. Moi j’ai juste besoin d’avoir un peu chaud, de toute manière, je présente mal, je n’inspire pas confiance.

Son regard brillait encore, pas carrément moqueur, mais amusé. Lui se serait volontiers passé des hommes s’il avait pu, mais il lui fallait bien en passer par eux pour vivre. Non pas qu’il en veuille au genre humain tout entier, en fait, il n’en voulait à personne, même pas à ceux qui étaient directement à l’origine de son état actuel.

Le Vieux Frère disait que chaque être naît avec un livre déjà écrit, et que quoi que tu fasses tes pages te rattrapaient. Parfois disait-il, il se passe un grand moment avant que l’histoire d’un individu se montre, il réussit à esquiver, à l’éviter, il se donne l’impression d’écrire lui-même son roman, mais les dieux savent ce qu’il doit être, et à la fin, il reprend toujours le chemin tracé pour lui.

Quel était le chemin tracé pour Valravn Wraith ? Etait-il en train d’esquiver ou suivait-il la bonne route ? Et Yuka ? Comment savoir qui était sur sa voie et qui avait dévié ? ça devait être comme les dragons, depuis quelques temps, Valravn en rencontraient qui affichaient plusieurs couleurs, comme s’ils hésitaient entre deux états. Au début, ça l’avait terriblement troublé, et puis il avait admis que c’était logique d’une certaine façon, les âmes aussi devaient parfois hésiter entre deux conduites. Bien sûr, ça rendait la lecture plus compliquée…

Enfin, la société des hommes était toujours complexe, il y avait des coutumes, des non-dits, des interdits, des choses qui n’étaient pas des ordres mais qui si on ne les suivaient pas vous causaient préjudice, des lois -changeantes parfois d’un endroit à l’autre, ou d’une classe sociale à l’autre-…

Avec les animaux, tout était plus simple, il y avait les dominants et les dominés, les prédateurs et les proies, et jamais un daim ne chassait un loup. Il se secoua, s’il continuait à rêvasser, jamais il n’atteindrait la grande salle, ni ne poserait la question qui les tarabustait tous les deux : le repas du soir était-il offert par Nemue, ou non ?

Yuka lui avait de la suite dans les idées, une fois décidé à aller manger, il avait tracé tandis que Valravn suivait quelques pas en arrière. Il n’entendit pas sa question, mais vit l’aubergiste éclater de rire et montrer la salle d’un vaste geste de la main et du bras, les invitant à choisir une table.

A part une grande tablée qui semblait réunir une trentaine de marchands accompagnés de leurs serviteurs et des gardes qui les escortaient, la salle était vide. Yuka marqua une hésitation qui lui permit de s’approcher d’une petite table, proche de la cheminée, mais en retrait, pas très loin des cuisines. Dans ce petit coin, ils voyaient et n’étaient pas trop vus. L’aubergiste parut soulagé de son choix, et Yuka également.

Quelques minutes plus tard, une grande servante propre et accorte leur posait sous le nez une énorme assiette remplie de viande et de légumes. Elle posa une grosse corbeille de pain, une carafe d’eau et un pichet de vin, et compléta par un bol plein d’étranges graines et de petites charcuteries.

- Le patron veut savoir ce que vous prenez à l’apéritif ?

Abasourdi, Valravn regarda Yuka.

- Euh comme toi ?

La serveuse sourit d’un air taquin et se tourna vers l’autre garçon qui la bouche ouverte faisait l’inventaire de tout ce qu’il pourrait ingurgiter.

- Si vous ne savez pas, on a une bière excellente ou alors un alcool aux fruits macérés ?

Le vagabond, perdu, redemanda :

- C’est Dame Nemue qui paye ? on est d’accord ? ce que vous voulez, pas trop fort pour moi s’il vous plaît, j’ai pas l’habitude.

Elle rit, et répêta « C’est Dame Nemue qui paye oui, allez cesse de trembler gamin, ça trouble la digestion ! » Elle se tourna vers Yuka « Alors ? Si c’est toi le chef ? bière ou alcool ? les deux sont légers ».

- C'trop bon ! Tu trouves pas ?

Valravn sourit.  Il aurait menti en le niant, mais voir manger Yuka était un plaisir ! Il avait rarement vu quelqu’un qui profite autant de l’instant présent et qui attache autant d’importance à ce qu’il ingurgitait. Non pas que Valravn n’y soit pas sensible, il appréciait indubitablement, il aurait fallu être à la fois fou et bien ingrat pour ne pas le faire, mais pour lui, ça n’était qu’un moment agréable, alors que pour son compagnon ça semblait une fête fabuleuse…

Il guetta l’effet de la bière, si le gamin n’en avait jamais bu, ça lui paraîtrait amer d’abord, bizarre, la mousse et les bulles le surprendraient, et l’effet secondaire même si elle était « légère », mieux valait qu’il le découvre seul… S’il mangeait rarement à l’auberge, à vrai dire, avait-il déjà mangé à l’auberge ? non, ou alors sa mémoire était encore plus défectueuse qu’il ne le pensait.  S’il ne mangeait donc jamais à l’auberge, il avait déjà bu de la bière, du cidre, du vin, et tout ce que les tâcherons pouvaient partager pendant les grands travaux des champs ou sur les chantiers quand sa petite taille et sa minceur ne rebutaient pas les patrons.

Il se souvenait de sa « première fois » et de la courante qu’il avait attrapé, ne se méfiant pas du tout… Il faudrait qu’il dise à Yuka de ne pas en boire trop. Sinon, non seulement il serait ivre, mais il se sentirait très mal et risquait de perdre le bénéfice de ce plantureux repas.

Il regarda autour de lui, les marchands braillaient, déjà bien imbibés. Deux des rouliers qui les accompagnaient avaient décidé de séduire la serveuse qui semblait rodée à l’exercice de repousser les comportements inconvenants. Sans se départir de son sourire et de sa bonhommie, elle remettait les mains baladeuses à leur place, écrasant un pied au passage avec une candeur qui fit sourire le garçon.

Dans les auberges comme partout, une fille attirait les hommes, et si elle savait y faire, comme partout, ils n’arrivaient à rien… Il ne comprenait pas que les humains se conduisent en toute circonstance comme des animaux en rut. Il ne lui serait jamais venu à l’esprit d’incommoder une femme, juste parce qu’elle était femme et que lui était un mâle…

Il rougit. A vrai dire, son expérience en la matière était tout bonnement nulle. Autant il avait vu des tas d’espèces s’accoupler, autant les relations entre humains restaient un mystère. Certains des hommes dont il avait partagé le labeur disaient qu’une fille qui dit non veut dire oui ? Il lui avait bien semblé pourtant que les filles qui disent non savent ce qu’elles disent, et si ce non voulait dire oui, alors clairement jamais il ne fréquenterait la moindre fille, c’était bien trop compliqué à comprendre.

La serveuse repoussa vertement un des hommes, attirant l’attention de l’aubergiste et du patron du gars qui intima l’ordre de cesser d’une voix forte. Le domestique eut un regard de haine comme Valravn n’aimait pas en croiser mais la femme parut se satisfaire de l’intervention du gros marchand.

Reportant son attention sur leur table, le vagabond picora dans le plat, prenant conscience que Yuka sans même le vouloir engouffrait tout ce qu’il y avait sur la table. Lui avait faim oui, mais toujours ce souci de ne pas pouvoir avaler autant qu’il aurait voulu… Il devait absolument rééduquer son estomac, il s’était beaucoup trop négligé. Buvant la bière et grignotant dans les coupelles que la serveuse avait appelé « apéritif » il remplit son assiette de viande et de légumes, pour sauvegarder sa part, et lança un sourire éclatant à l’autre garçon.

Yuka rougit et prit conscience du mouvement de tsunami qui poussait au fond de sa bouche la majorité des denrées échouées sur la table. Valravn eut de nouveau un demi-sourire et les yeux brillants de malice… Au moins, partager un repas avec lui c’était agréable ! Pas comme avec certains partenaires de boulot qui faisaient les blasés et dénigraient la nourriture offerte.

Il tourna la tête vers la fenêtre la plus proche, la nuit était tombée, elle paraissait calme mais glacée, les vitres fortement embuées témoignaient de la différence de température entre la salle et l’extérieur. Toutefois, malgré l’heure tardive et le bruit, il lui semblait avoir entendu un croassement ? Il n’osa pas se lever pour aller vérifier, mais scruta autant qu’il put à travers les vitres presque opacifiées. Non, décidément, le manque de corbeau lui montait à la tête. Pourtant, cette ombre noire ? Il avait beau regarder, la noirceur d’une nuit sans étoiles ni lune l’empêchait de voir.

Revenant au repas, il s’appliqua à profiter de l’instant présent. Aux plats de viande et de légumes succéda un plateau de fromage que la serveuse déposa sans qu’ils ne demandent rien. Yuka ouvrit de grands yeux et dès qu’elle eut le dos tourné commença à stocker dans ses poches… Ce qui eut le don d’amener un sourire encore plus grand sur les lèvres de son compagnon.

Le jeune garçon ne perdait pas le nord ! Ayant compris qu’il ne pourrait jamais tout avaler, il organisait la retraite des troupes ! Valravn pris un morceau de fromage à pâte dure et le fit disparaître dans la poche de sa cape, lui-aussi, mais se fit le plaisir d’en étaler un autre bout, à pâte moelleuse et coulante sur une grosse tranche de pain.

Son compagnon eut un geste navré, genre « je ne peux plus » qui le mit en joie. La serveuse, voyant que le plateau s’était beaucoup plus vidé que les estomacs ne s’étaient remplis eut elle aussi un sourire -complice- et asséna le coup de grâce en amenant à chacun une grosse part de gâteau. Anticipant le souci, elle avait mis la crème qui devait le recouvrir dans un petit bol, pour que la part restante puisse rejoindre le fromage et peut-être bien un ou deux morceaux de viande dans les poches de Yuka. Le plus jeune des garçons émit un gémissement instinctif qui la fit rire.

- T’es pas aux pièces, savoure mon gars ! sinon tu vas être malade ! on t’fera pas les poches va… Mangé ici ou demain, le patron il s’en fout clairement !

Elle tourna les talons et revint aussitôt, tenant en main deux grands sacs en papier solide qu'elle leur tendit, un pour chacun…

- Faudrait pas qu’ça s’écrase hein ?

Valravn vit son partenaire s’empourprer, manquant de cracher la grosse bouchée de gâteau qu’il avait dans la bouche… Il tourna vers la grand femme un visage reconnaissant, souriant de toutes ses dents blanches tandis qu’elle repartait l’air de rien.

Dire qu’ils repartirent légers vers la chambre, ce serait mentir… S’ils se sentaient libérés de la préoccupation de se nourrir pour une journée ou deux au moins, ils avaient une certaine difficulté à marcher…

Arrivés dans la chambre, Valravn cette fois-ci était sûr ! Un croassement net et bien reconnaissable lui fit ouvrir la fenêtre, une bouffée d’air glacé entrant. Le corbeau, posé sur le rebord tenait en son bec un … (Non pas un fromage !) petit tas de plumes filiforme, roulé en boule, apparemment frigorifié : un shallum ! Valravn pris le corbeau et sa « proie » que l’oiseau avait pris soin d’à peine effleurer. Jamais à part sur des dessins dans un livre du Vieux Frère il n’avait vu cette créature. Emerveillé, il referma la fenêtre et prit le petit animal dans ses mains pour le réchauffer…

Yuka regardait ça, sans dire un mot.

Regardant le corbeau qui se lissait les plumes, apparemment satisfait de lui, le vagabond murmura : «c’était donc ça que tu voulais montrer ! Je me demande ce que ça mange ces animaux là… Il a l’air tout jeune ». Comme à son habitude, il approcha la tête de celle de l’oiseau qui répondit au geste en faisant une caresse rapide et reprit sa toilette.

Valravn caressait l’animal avec un regard émerveillé… Lui qui rêvait d’un compagnon, est-ce que le corbeau avait compris à force de l’entendre en parler ? Comment diable avait-il découvert cette petite créature ?

Blanc avec des reflets parme, il mesurait 40 à 50 cm, et sous l’effet des caresses s’était réfugié autour du cou de Valravn, formant une écharpe de fourrure.

« On dirait un bébé animal, mais je n'arrive pas à reconnaître. Il fait souvent ça ? »

« C’est un shallum si je me souviens bien du bestiaire qu’avait le Vieux Frère, je crois que c’est très rare. Ça ne doit pas être un bébé mais il est jeune, ou alors c’est un petit spécimen… »  

Il marqua un arrêt, repensant aux exploits du corbeau ces derniers temps…

« Non, jusqu’à présent il ne m’a jamais ramené d’animal vivant. Mais il me ramène des tas de trucs, dont je me passerais, je vais finir en prison avec lui… Il est attiré par ce qui brille en général, il me rapporte des cristaux, mais pas des noirs, parfois même des transparents ! Tu imagines la réaction d’un marchand si un mendiant comme moi lui sort un cristal transparent ? Et puis des bijoux… Des bijoux très chers parfois, alors je les laisse sur place, j’ai peur qu’on m’accuse de vol… »

Il soupira, parfois ça lui pesait tellement de laisser sur place l’équivalent de dizaines de jours de travail, juste parce qu’il n'osait pas prendre le risque de le proposer à la vente ou de le dépenser… Mais qui irait croire qu'il l'avait "trouvé" ? On l'accuserait d'avoir dressé l'animal à voler, les gardes le frapperaient peut-être pour le lui faire avouer, même s'il jurait que c'était faux... Valravn n'était pas lâche, mais il n'avait aucune confiance en la justice des hommes, trop souvent il avait pu constater que l'apparence suffit à condamner un pauvre bougre, et que la parole des miséreux comme lui n'a pas le même poids que celle d'un riche homme...

Il regarda Yuka, essayant de deviner ce qu’il en pensait, est-ce qu’il paierait un repas ou une chambre avec un cristal transparent lui ?

Il fut soudain parcouru d'une crainte viscérale, se sentant un poids sur l'estomac... Pourvu que le petit shallum n'ait pas été volé à son propriétaire ?! Une bête comme celle-là se reconnaîtrait entre mille... Il se rendit compte qu'il transpirait. Il réentendit les bruits de lutte pendant qu'il travaillait à la boutique de Nemue, contre qui le corbeau se battait-il ? Sa petite proie ? Pourtant il l'avait rapportée avec beaucoup de délicatesse ? Un prédateur qui attaquait le petit animal ? ou un homme qui cherchait à protéger son familier ?

Essayant de ne pas se torturer sans raison, Il revint à la contemplation de son nouveau compagnon qu’il avait retiré de son cou, craignant de le blesser. Prenant sa cape neuve en tissu anti-climat, il fit un nid au shallum, se méfiant de l’ancienne qui aurait pu être jalouse.

S’enveloppant lui-même dans la cape à âme artificielle il s’allongea sur le tapis au pied du lit et sourit à Yuka.

- Bonne nuit, profite bien de l’auberge.

Il se retourna avant de dormir « Tu penses faire quoi après ? ça te dirait de partir à l'est pour apprendre à découvrir des plantes et mieux connaître les animaux ? Il n’y aura pas d’auberge, enfin sauf si on trouve un trésor… Mais si on va dans les montagnes et qu’on arrive chez moi, on aura un abri quand même, pas un palace, mais un endroit où j’aime être … ».

Valravn se réveilla avec l’aube à son habitude. Laissant le petit shallum dans la chambre, il descendit discrètement dans la cour, le corbeau sur l’épaule, retira sa chemise et tirant un seau d’eau au puit se frotta vigoureusement malgré l’air glacé. Il remit la chemise -sale- et s’enveloppa dans la cape terminant sa toilette en toute intimité, dissimulé aux regards d’éventuels lève-tôt.

Les fenêtres de l’auberge étaient pour la plupart sombres, à l’exception d’une rangée au-dessus des cuisines qui devaient abriter l’aubergiste, sa famille et les domestiques à demeure. Propre, il remonta par le même chemin et s’installa dans la chambre assis dans la pénombre, à réfléchir.

Il sourit en voyant son nouveau compagnon lové contre Yuka endormi.

Dans la carte déployée dans sa tête, il traçait la route à suivre pour remonter « chez lui », essayant de deviner lesquels de ses employeurs habituels pourraient avoir besoin de deux garçons en plein hiver. Il espérait bien entraîner Yuka jusqu’à la cabane du « vieux frère » en dispensant sur le trajet l’enseignement promis sur la faune et la flore… et éventuellement en lui donnant quelques notions d’auto-défense… S’il n’était pas un guerrier, Valravn maniait le bâton, et en fait n’importe quel outil, suffisamment pour en faire des armes défensives. S’il n’aurait jamais attaqué, il ne se laissait pas faire non plus même si son premier réflexe était de fuir la violence.

Faire découvrir l’endroit à son jeune partenaire lui paraissait important. Pourquoi ?

Il eut comme un sourire dans la semi-obscurité… Pourquoi tenait-il à profiter au maximum de la compagnie de ce garçon, lui qui avait toujours refusé toute présence… Pourquoi se sentait-il en confiance ? Qu’imaginait-il…

En lui-même, il se morigéna, presque certain qu’il serait déçu comme toujours. Et puis qu’avait-il à offrir ? Le gamin semblait bien décidé à s’intégrer dans la société que lui fuyait toujours. Il était plus jeune que lui, plus éduqué aussi, il avait toutes ses chances.  Se dire que ses tentatives de séduction -si le terme n’était pas outré- étaient vouées à l’échec lui fit mal, comme une vraie blessure. Il haussa les épaules mécontent.

Se levant en faisant le moins de bruit possible, il se plaça devant le miroir, supportant sans broncher le reflet au visage taillé à la serpe, à la tignasse indomptée, enlaidi par la vilaine cicatrice qui lui barrait la joue droite… Tristement il fit le seul constant qui pouvait être fait :

- Tu te sens seul Valravn Wraith… Tu te sens seul et c’est dangereux… Il ne peut rien en sortir de bon… Personne ne s'intéresse à toi !

Il ne se rendit pas compte qu’il avait parlé à haute voix, pas murmuré, bien parlé, sans retenir le volume.

Valravn se retourna honteux. Il le savait que ces endroits-là n’étaient pas pour lui ! Pourquoi avait-il accepté d’y venir… Peut-être pour rester avec Yuka ? Enfin certainement pour rester avec Yuka. Le gamin avait raison, le corbeau, le nouveau petit familier, ça ne remplaçait pas un humain… Seulement les humains, tous ceux qui avaient traversé sa vie s’étaient volatilisés, le laissant plus seul et plus vulnérable.

- J'croyais que tu voulais éviter les gens... Mais p't'être que, euh, ça te ferais du bien à toi aussi de les côtoyer plus, non? 'fin, c't'une proposition hein, just' comme ça! Mais c'normal d'souffrir d'solitude... J'peux comprendre ça...

Il s’assit sur le lit, tout à coup en proie à un désespoir sans nom formé d’une masse informe mais énorme de souvenirs qui s’entrechoquaient, exigeant de sortir de la mémoire où ils avaient été séquestrés !

Dans un gémissement primal, il se recroquevilla, la tête sur les genoux et les mains devant les yeux, secoué de sanglots qu’il avait réprimé depuis… des années. Il pleurait son enfance, le vieux frère disparu, l’innocence qu’il perdait de jours en jours repoussée par les regrets, l’amertume, les espoirs perdus, le refus de planifier son avenir.

Il avait dit  « Si cela devient insupportable, remplace chaque jour passé par un jour à venir… Les souvenirs ne sont pas indispensables… Se rappeler fait souvent mal, tu oublieras, une journée comporte bien assez d’épreuves pour ne pas les accumuler », seulement à un moment donné, les souvenirs ressurgissaient, furieux d’avoir été brimés, en quête d’existence, luttant pour leur survie. Et oui, ça faisait mal, si mal, mal à en mourir de douleur… et de solitude.

- Excuse-moi, fais pas attention, c’est cet endroit…

Il se sentit obligé d’expliquer, dans l’état où il était alors qu’il avait jusqu’alors montré un visage calme et maîtrisé, il devait bien ça à Yuka. Il sentait le garçon interloqué et … inquiet ? Il chassa mentalement le mot, personne ne s’inquiétait de lui, il fallait qu’il cesse de se frapper lui-même avec ce genre d’idée !

- Le Vieux Frère, celui qui m’a -il hésita sur le terme, élevé ? recueilli ? accompagné ? accepté ? qu’est-ce qui était vrai dans tout ça ? il lui avait ouvert les bras et permis de rester, il l’avait soigné, lui avait appris ce qu’il savait, l’avait nourri et vêtu… oui ça devait bien être « élevé » ?- élevé… Il disait que si les souvenirs sont douloureux, il faut juste les chasser et leur interdire de revenir… Seulement je ne peux pas !

Submergé par une autre vague du passé, il étouffa un hurlement en se sentant lacéré par un grand dragon noir…

- Ici, c’est pire. Quant je suis seul dans la nature, je vois le présent. Les souvenirs il n’y en a pas, même si je connais l’endroit, parce que la nature change, un arbre n’a jamais la même feuille d’une saison à l’autre, une racine ne donne jamais les mêmes fleurs, même les animaux évoluent tant que tu ne sais plus si tu les as déjà vus.

Les animaux, sauf le corbeau, le corbeau qu’il avait pris enfant pour un soigne-âme mais qui était tout à fait normal, à part qu’il l’aidait oui… Même s’il avait sans doute oublié pour de bon lui, comment ils s’étaient rencontrés.

Il tenta de se reprendre, mais la cour de l’auberge ressemblait trop à un endroit surgi dans sa mémoire. Les pleurs qu’il ne contrôlait pas reprirent de plus belle, épouvantant le petit shallum qui s’était lové à la tête du lit pour mettre de la distance.

- Quand j’étais petit, je croyais que tout le monde m’aimait. Enfin c’était même pire, je croyais que les gens s’aimaient tous les uns les autres… Je croyais que seul l’amour existait, que les gens mauvais étaient juste tristes et qu’en les aimant énormément on chassait la haine…

Il marqua une pause pour reprendre son souffle et redressa la tête, levant un visage noyé de larmes et déformé par une douleur indicible. Il soupira aussi, incrédule, comment avait-il pu vivre en pensant tant d’idioties ? même juste sept ou huit ans ?

- Je voyais bien que mon père ne s’occupait pas de moi, mais les autres disaient que je lui rappelais ma mère et qu’il avait du chagrin, alors j’essayais de l’aimer moi, pour qu’il se sente mieux… Je me disais qu’il avait dû beaucoup l’aimer et qu’à travers moi il pourrait la retrouver un peu, et l’aimer encore plus.

Il hoqueta tentant de retenir un nouveau raz de marée de visions du passé, ses épaules se soulevèrent à nouveau tandis que les larmes inondaient son visage, impossibles à retenir. Il continua, peut-être qu’en expulsant tout ça, ça sortirait à jamais de sa mémoire ?

- Quand il s’est remarié, j’ai été content, on ferait une famille, une vraie. Et quand mon petit frère est né, encore plus content, je jouerai avec lui, m’occuperai de lui, le protégerai de tous ceux qui voudraient l’embêter… Je me sentais bien, j’aimais tout le monde, j’étais persuadé que le fait d’aimer ne pouvait me rendre que de l’amour en retour.

Le dragon cracha une langue de feu qui le fit reculer, en proie à une terreur atroce. Dans le présent, Yuka ne dut voir qu’une expression d’effroi suivi d’une autre explosion de pleurs.

- Et puis elle a montré son visage… Elle voulait bien une famille, mais moi je n’en étais pas… Elle voulait mon père, mon frère -son fils-, le nom, les fermes, les terres… Mais moi… Moi j’étais juste l’ombre de ma mère qui risquait de contrarier ses plans…

Il se redressa complétement et respira très fort, aspirant l’air pour reprendre son calme…

- Si je n’avais pas eu le pouvoir, s’il ne s’était pas réveillé à ce moment-là, je serais juste mort. Elle m’aurait envoyé en forêt avec son frère, et j’aurais eu un accident. Elle aurait sans doute pleuré avec mon père, ils auraient fait des battues pour trouver l’ours ou le fauve qui m’avait tué, et mon jeune frère serait devenu l’unique héritier. Seulement j’ai vu le dragon…

Encore livide, il se tût, il en avait beaucoup trop dit, mais le dire l’avait comme « lavé ». Touchant sa balafre, il se demanda une fois encore si ce fameux dragon avait été si matériel qu’il l’avait blessé comme il l’avait longtemps cru, ou s’il s’était juste arraché un bout de joue en courant dans les ronces et les arbres. Il y a des vérités qui vous tuent même si on les enfouit. Plantant son regard dans les yeux de Yuka, il dit :

- Ça n’a pas d’importance, ça ne te regarde pas, tu n’en as rien à faire… Et si je parvenais à le chasser totalement je me sentirais beaucoup mieux. J’espère que la parole libère l’esprit, il y a des gens qu’on dit sages et qui prétendent ça. Si de l’avoir dit ça m’en débarrasse alors je suis désolé que ça soit tombé sur toi, mais au moins je ne le reverrais jamais plus.

Au fond de lui, il sentait comme une présence, et il entendait ce chant… Le Vieux Frère lui avait dit que les morts ne meurent pas mais continuent à habiter ceux qui se souviennent… Au fond de lui, il y avait le vieil ermite… et ? sa mère ? Il se garda bien d’en parler, déjà que son partenaire d’un jour le prendrait pour un fou, s’il lui disait qu’il entendait sa mère tout au fond de son cœur et qu’il était sûr qu’elle prenait soin de lui ! Il porta machinalement la main au cylindre orné de dessins bizarres qui lui avait appartenu, et ses larmes séchèrent, lui laissant juste un visage ravagé et une impression d’épuisement…

Sa chemise était trempée, il la retira pour essayer de la faire sécher devant le feu qu’il avait relancé avant de descendre se laver. Témoin muet, son torse exhibait des cicatrices diverses, certaines profondes et laides… Depuis longtemps il n’y prenait plus garde, il était ce qu’il était « on m’appelle Valravn Wraith »… Comment m’appelais-je quand je suis né ? Par les dieux je ne veux plus savoir !

Il regarda le shallum qui avait levé un museau plein d'espoir et tendit la main. La petite bête s'enroula autour de son bras.

- Il s'appelle... Espoir.

Rester seul ? Valravn eut un sourire navré… Non, il n’aurait pas voulu rester seul, il aurait voulu… Que quelqu’un le presse contre son cœur et lui caresse la tête en lui murmurant des mots tendres, comme la vieille femme qu’on disait nourrice de sa mère quand il avait trop de chagrin pendant son enfance…

Au contraire des autres, elle ne lui disait pas que son père l’aimerait, qu’il était trop seul depuis trop longtemps et pleurait sa mère… Savait-elle que c’était faux et qu’il n’était qu’un égoïste doublé d’un homme froid, ou simplement pensait-elle que ça ne servait à rien de parler ? Elle le serrait juste contre elle en lui caressant les cheveux, et le laissait pleurer à mouiller sa robe. Elle ne prononçait jamais un mot, peut-être était-elle muette ? mais sans rien dire, ouvrait les bras et il s’y jetait. Plus tard, le Vieux Frère avait eu presque la même attitude, quand il revenait triste, découragé, bredouille, il ouvrait les bras et l’attirait contre son torse, le laissant s’y perdre jusqu’à ce qu’il retrouve la force…

Mais Yuka n’aimait pas les contacts, et puis pourquoi l’aurait-il fait ? Déjà, il s’était approché, sans doute plus qu’il ne l’avait fait avec quiconque s’il en croyait leurs conversations passées. Et puis, c’était sans doute mieux, l’adolescent se sentait étrange en sa présence, il sentait au fonds de lui qu’un contact prolongé, affectueux, l’aurait obligé à se contrôler beaucoup trop.

Au lieu de cela, il enfouit sa tête dans la fourrure plumeuse d’Espoir qui paraissait se prendre pour une écharpe, et caressa d’une main la tête du corbeau auquel il n’avait jamais donné de nom et qui était venu sur son épaule lui picoter les cheveux à son habitude…

Il ferma les yeux.

C’était un bel échec… Des années à poser jour après jour des couches de présent sur ces événements du passé pour les voir l’assaillir comme ça !

« Quand tu seras prêt, tu reviendras, et tu iras au-delà des brumes… Il y a de nombreuses façons de les franchir, je vais en employer une Valravn, mais toi, tu es jeune… Quand tu seras prêt, pas avant. Si tu venais trop tôt, tu ne ferais que t’y perdre, et tu ressortirais plus meurtri qu’en entrant… »

Il avait essayé, après son court séjour là-haut avec Niraen et Aube, il avait cherché les brumes. Mais elles n’étaient pas apparues, simplement, la cabane lui avait apporté un réconfort, un apaisement… Depuis des années il avait senti qu’il avait un chez lui, il y demeurait seul certes, mais c’était son foyer.

Il se leva, provoquant la fuite du corbeau qui se percha sur l’armoire. Tâtant sa chemise il jugea qu’elle était portable et couvrit son torse du chiffon froissé et troué. Prenant sur la chaise la veste offerte par Nemue, il l’enfila, fixa la vieille cape à âme artificielle au bâton après avoir vérifié que tout ce qu’on leur avait donné la veille au repas s’y trouvait, mangea au passage un tout petit bout de fromage à pâte dure, et se drapa de la cape neuve.

Quand Yuka toqua timidement, il était prêt à partir, le jour entrait par la fenêtre, on voyait que la journée était froide mais que le soleil sortirait peut-être de derrière les nuages. Voyant son compagnon étendre sa lessive, il posa le bâton et retira cape et veste.

- Tu crois qu’on peut rester jusqu’à quelle heure ? Elle a juste dit une nuit à l’auberge, si on reste trop ils vont demander qu’on paye et je ne suis pas assez riche pour payer juste du confort…

Espoir changea de position sur son cou, lui procurant une sensation de douceur chaude et mouvante.

Il revit la route qu’il aurait voulu prendre, repartir vers l’est, aller jusqu’à l’arbre sacré, y prier s’il pouvait puis partir au nord jusqu’aux montagnes. Sans doute la plupart des gens le prendraient-ils pour un fou de remonter dans les montagnes en hiver, mais il avait ce besoin d’être « chez lui », de se ressourcer…

L’autre garçon était-il toujours d’accord pour le suivre après sa crise de larmes et d’apitoiement sur son sort ? Est-ce qu’il lui paraissait toujours assez fiable et solide pour être un compagnon de voyage ? Avait-il simplement envie de partager quelques jours avec lui ?

Regardant Yuka d’un air gêné, les yeux encore rougis par les tonnes d’eau qui s’en étaient échappées, il ne savait comment poser sa question. Cela eut pour conséquence de le pousser à redire :

- Je suis désolé, je ne sais pas ce qui m’a pris, je n’aurais jamais dû t’imposer ça …

Il tendit la main, comme pour « faire la paix » puis la retira gauchement en se souvenant que Yuka n’aimait pas ça. Soupirant, il se demanda comment il faisait pour être si lamentable… Bon sang c’était si dur à dire « je voudrais que tu m’accompagnes, es-tu encore d’accord pour le faire ? »

Planté au milieu de la pièce, il attendait, il regarda Yuka dans les yeux puis baissa les siens, faisant un mouvement de tête de dénégation…

- Je vais repartir vers l’est, et puis j’irai au nord jusqu’à chez moi.

Il marqua une pause, guettant la réaction du gamin.

- Et toi ? -il se mordit les lèvres et son torse se souleva, creusant le ventre, son regard se fit suppliant- Tu peux venir… Je ferais comme on a dit, je te montrerais les plantes et les animaux, et si tu veux, je t’apprendrai à te défendre avec ce qu’on a sous la main ?

Ses yeux criaient « dis oui, s’il te plaît, dis oui ! si tu savais ce que ça me coûte de proposer… s’il te plaît ! »

- On trouverait sûrement du travail, dans au moins deux fermes, et peut-être un camp de bûcherons, l’hiver ils ont moins de volontaires… Et puis là-haut… Si tu savais comme la montagne est belle en hiver, le ciel y est bleu marine et on y voit les étoiles comme sur une parure de reine les diamants… L’eau des rivières et des lacs est gelée, on peut marcher dessus et même sauter à pieds joints, et puis, les arbres ont des guirlandes de glace et la neige neuve étincelle comme des milliers d’éclats de feu au soleil…

Il ne dit pas, elle est belle mais si dangereuse, il faut la gagner comme on gagne le cœur d’une femme. Sa neige cache parfois des crevasses qu’il faut apprendre à détecter, la faune a faim et est donc aux abois, tu risques de te perdre dans une tempête… Tout cela aussi était vrai, mais il y avait survécu combien de temps ? dix ans ? Chaque hiver était une nouvelle merveille, comme chaque saison d’ailleurs.

- Il y a des fleurs dans la neige, des fleurs blanches qu’on voit à peine… et certaines baies sont milles fois plus sucrées une fois le gel passé…

Les souvenirs mauvais étaient recouverts par toute cette neige, congelés dans un passé néfaste, le shallum sentant son nouveau compagnon revivre émit une sorte de gloussement satisfait.

Valravn était debout, il regardait Yuka intensément ayant conscience que si l’autre répondait « non finalement je vais aller en ville, la campagne l’hiver très peu pour moi » toute une partie de son individu sombrerait…

- D'bord vers l'est ? Pourquoi ?

Il choisit délibérément de répondre à cette question-là, et non à la suivante « pourquoi tu as si peur… » A l’autre, il n’aurait su répondre sans creuser tout au fond de lui-même, et il craignait d’y trouver quelque chose de… dérangeant.

Les préparatifs de Yuka, à commencer par sa préparation personnelle qui consistait à engouffrer le plus de nourriture possible lui firent plaisir, ils préjugeaient du « On y va ? » qui suivit.

- « Vers l’est pour plusieurs raisons. D’abord le chemin est plus facile que si on part direct au nord-est, ensuite il y a plus de hameaux et de fermes, et près du fleuve des maisons de pêcheur. Et aussi » -il hésita- «  je voudrais prier l’Arbre sacré ».

Son compagnon allait sûrement le prendre pour un fou, prier un arbre ! Mais... oui, cet arbre-là était pour lui une divinité comme les autres… On priait bien Lucy alors que personne ne la voyait jamais, pourquoi pas un arbre vieux comme Aryon, peut-être plus encore ?

Il remit sa veste et sa cape, retira à regret ses pieds de devant le feu, tendit le bras pour que le corbeau s’y pose, cacha Espoir sous la cape pour qu’il n’ait pas froid et avança vers la porte qu’il ouvrit.

Eut-il une hésitation en franchissant le pas et en quittant la chaleur et la sécurité… peut-être à vrai dire, même s’il essaya de le cacher. Bien sûr que ça devait être agréable, finir sa journée de travail, marcher à grands pas vers « chez soi », y retrouver des gens aimants, un repas fumant, du feu qui vous tient chaud… Entendre dehors le vent et la pluie, et regarder le temps se dégrader à travers les vitres d’une fenêtre… Oui…

Il se secoua ! Arrête de rêvasser Valravn Wraith ! Chacun a sa place en ce monde et la tienne n’est pas à te dorer la peau comme un châpon qui cuit.

Se retournant vers l’autre garçon, il réprima à nouveau un geste de la main, mais qu’est-ce qui lui prenait de vouloir toucher tout le monde ? Enfin… tout le monde ? ou juste Yuka ? Bien que ça ne remplace pas le contact souhaité, il caressa Espoir qui ronronnait comme un chat.

Secouant ses doutes et son apathie, il enfila le couloir et descendit l’escalier, la serveuse de la veille leur fit un signe et cria du bout de la salle :

- « Vous prendrez bien un petit déjeuner ?! -voyant la mine de Valravn elle ajouta- c’est compris dans le prix de la chambre, j’voulais pas vous réveiller, Dame Nemue elle est gentille mais quand on travaille pour elle on fait pas semblant… Et travailler, ça fatigue, même deux jeunes gaillards. »

Le vagabond se retourna vers son compagnon, avec une idée bien nette de la réponse qu’il apporterait à la question. Du regard il indiqua qu’il ferait comme lui.

Comme les autres fois, la capacité de Yuka à ingurgiter des quantités de nourriture qui lui paraissaient astronomiques suffoqua Valravn. Non seulement il n’aurait jamais eu l’envie d’avaler autant, mais son corps se serait refusé à en conserver ne serait-ce que la moitié… Il sourit néanmoins en voyant la satisfaction d’un estomac bien rempli et d’une nuit de sommeil au chaud transfigurer le garçon.

Il paraissait d’attaque, Valravn l’était aussi.

Se mettant en route, il indiqua un chemin plus qu’une route qui partait en sinuant en direction d’une zone semi-boisée à l’est du village. Tout en marchant, il transvasa délicatement les denrées les plus périssables cachées au fond de la cape-sac dans le sac de conservation qu’il avait oublié posséder, donnant au passage un bout de viande sèche à Espoir qui gloussa de contentement.

Le petit shallum chipa également deux noix et s’arrêta, surpris par le regard noir de Valravn « Il faut demander, on ne vole pas ! », comme s’il comprenait, Espoir se resserra tout penaud en position d’écharpe, non sans avoir cassé et croqué ses fruits.

Il se retournait de temps en temps pour voir si Yuka suivait, et s’il ne peinait pas. Sans se cacher il regardait la jambe du garçon, guettant un signe de boiterie qui donnerait le signal d’un nécessaire ralentissement voire d’une obligation de chercher un abri. Au bout d’environ deux heures de marche intensive à défaut de forcée, il montra une sorte de promontoire dénué de neige, légèrement abrité par une corniche « on va faire une pause, il y a une source si tu as soif, tout près ».

Aidant son compagnon à se hisser, il profita de la dernière couche de neige avant l’abri pour dessiner une sorte de plan. Manillam qu’il représenta d’un gros rond avec des tas de petits carrés, les maisons, à droite le chemin qu’ils avaient emprunté, puis une croix « on est là », il continua le chemin, dessinant une ébauche de bâtisse plus à l’est environ à la même distance « on va là, enfin on essaie, c’est une bergerie, à cette saison elle est vide mais pas trop en mauvais état », il poursuivit son ruban dans la neige, symbolisant un village apparemment plus petit que Manillam au nord du chemin, si l’échelle était respectée il devait être à pas loin d’une journée de marche… Puis pas trop loin encore vers l’est, quelques maisons « une ferme, peut-être du boulot, ils récoltent des baies d’hiver et ont besoin de mains pour les cueillir avant qu’elles se perdent », il dessina encore un bout de ruban… marquant les fermes, bâtisses abandonnées, grottes… ainsi que les sources, puits, éventuels abris de fortune…

Le corbeau, disparu pendant la marche, ramena un animal à demi-dévoré non identifiable et devant la dénégation de Valravn entreprit de le déchirer à coup de bec. Espoir avait montré son nez mais paraissait peu tenté par de la charogne…

Tendant la main à Yuka, il leur permit une pause d’une demi-heure environ, silencieux, le visage tourné vers le ciel à suivre la marche des nuages. Par moment, il levait la tête et paraissait suivre une odeur. Dans cet environnement, le garçon misérable, timide et renfermé qu’on croisait en ville se métamorphosait, il se fondait au paysage, pieds nus sur la roche glacée, le nez au vent, les cheveux décoiffés, ses yeux avaient pris de l’assurance, ses oreilles semblaient à l’affût…

Aidant son compagnon à se relever, il prononça d’un ton légèrement inquiet « c’est curieux, il n’y a pas d’animaux à proximité, on est encore un peu près de la ville mais on devrait au moins en sentir la trace ? » sa perplexité se lisait dans son regard, il n’était pas encore en alerte, mais la chose le gênait incontestablement.

« Il faut repartir, même dans les plaines la nuit tombe vite à cette saison, ça serait bête de se laisser surprendre ». Il huma encore l’air, se plaçant sous le vent… un léger tic fit bouger sa balafre, il ne dit rien de plus mais ajouta à l’attention de Yuka « ne t’éloigne pas ».

Il reprit la route en accélérant l’allure, le corbeau restait à proximité dans le ciel, Espoir s’était caché sous la cape, sentant son nouveau partenaire nerveux. De temps à autre, l’adolescent vérifiait que l’autre garçon ne peinait pas trop.

Après une progression digne d’un exercice militaire par sa rapidité, ils atteignirent la bergerie, le soleil déclinait déjà et commençait sa descente vers l'ouest. Les précédents occupants avaient laissé du bois et quelques bottes de paille, Valravn alluma rapidement le feu, leur confectionna deux lits dans le grenier et barricada la porte après avoir visité le petit bâtiment de fond en comble, vérifiant l'absence de trous dans les murs et d'hôtes indésirables.

S’asseyant devant la cheminée il sourit à Yuka « je ne t’ai pas trop fait courir ? On est à l’abri là, on dormira là-haut, en retirant l’échelle on sera absolument sûrs d’être tranquilles ».

« C’est pour ça que je suis parti à l’est » ajouta-il.

Il ne demanda pas « tu as faim » il craignait de connaître la réponse.