Une énième journée enfermée, réprimandée pour son escapade récente qui aurait pu tourner au vinaigre. La colère sourde de son père et le mépris de son frère avaient forcés Gardenia à faire profil pas les jours qui avaient suivis, la moitié du temps avachis sur son lit ou sa table à fredonner, dessiner ou lire. Elle voulait aller dehors, encore. Elle voulait rencontrer des gens, revoir ces deux hommes. Elle voulait retourner dans le jardin, se rendre encore à la forge.
Dans son ennui, Gardenia était étalée sur son lit satiné, faisant l'étoile, la tête à l'envers regardant par la fenêtre. Il devait être tard maintenant, le ciel était si sombre, ponctués de petites lumières célestes. Elle roula sur le côté, se retrouvant sur le ventre et les bras ballants hors du lit. Un soupir lui échappa et elle ferma les yeux, tentant de se rappeler de ces deux échanges uniques qui avaient ouvert un peu plus le monde hors de ces murs. Était-ce mal de vouloir partir, de vouloir apprendre par elle-même plutôt que dans ses livres ? Lentement, ses yeux se rouvrirent, perdus dans le vagues. Il n'y avait rien de mal.

Elle ne s'arrêterait pas d'essayer. Elle désirait tant aller de l'avant et s'améliorer, apprendre à se maîtriser, connaître ses limites ; pourquoi ne pas les dépasser si elle le pouvait ? Si elle se contentait, encore, de rester dans sa chambre, elle n'avancerait pas et perdrait ce qui pourrait faire d'elle quelqu'un de meilleur. C'était pour ça que, cette fois-ci, elle s'était vêtue un peu différemment, prenant ses vêtements les plus sombres et les moins riches. Une affaire compliquée compte tenu de la couleur blanche si emblématique de sa famille, mais une cape d'un bleu foncé ferait l'affaire. Les cheveux attachées en une queue de cheval un peu brouillonne, les bijoux retirés, Gardenia s'apprêtait une nouvelle fois à s'échapper, résolue à se rendre dans les quelques rues voisines. Étrangement, l'image d'un Nivan soupirant lui traversa l'esprit, comme si elle était convaincu qu'il lui dirait qu'elle prenait encore un risque inconsidéré ; mais soit. Sa fenêtre était ouverte, les gardes semblaient assez loin, et le muret n'est pas hors de portée.

Gardenia enjamba les jardinières, posant ses pieds protégés par des bottines chaudes sur la terre tendre. Refermant doucement la fenêtre derrière elle, la jeune femme tendit l'oreille, n'entendant aucun bruit de pas. Une situation pour laquelle elle remerciait son pouvoir qui pouvait lui permettre d'entendre si quelqu'un approchait. La voie étant libre, elle s'élança au travers du jardin, excitée à l'idée de prendre un nouvel envol.

Elle trottinait, puis se mit à courir, le sourire aux lèvres alors qu'elle savait qu'elle se rapprochait de l'arbre qu'elle comptait grimper pour ensuite passer au de-là du mur. Elle courrait, tenant sa capuche de ses doigts délicats, ignorant que parfois les gens pouvaient ne pas faire de bruit.
L'arbre entrait dans son champ de vision et Gardenia ralentit l'allure, prenant le temps de calmer sa respiration avant son nouvel effort ─ l'endurance n'était pas son fort, après vingt années de confinement. Poussant un soupir, elle tendit les bras vers l'arbre et leva le pied pour le poser dessus, une main parvenant à toucher une branche pour grimper ; un bruit à sa gauche.

Elle se figea, là, dans son mouvement, à moitié perchée, la visage tourné vers l'origine du bruit. Un garde, juste là, visiblement posté précisément à cet endroit, ou qui devait faire sa ronde dans le coin. Un garde qui clairement lui faisait face et ne pouvait pas nier sa présence un peu suspecte, en train de faire l'acrobate sur la première branche.

─ ...

Ridicule, honte, peur et surtout, confusion absolue ; que devait-elle faire, dire ? Allait-il appeler ses collègues ? La confondre avec quelqu'un d'autre ? Lui ordonner de descendre ? La tuer sur le champ ? Elle ne bougeait pas. Figée dans son mouvement, attendant que le temps passe. Ne pouvait-il pas juste prétendre qu'il avait une hallucination et continuer son chemin ?

Un véritable géant, cet homme. Plus grand encore que Nivan qui lui avait pourtant semblé titanesque à la base. Gardenia était figée à observer la figure du garde royale, à en deviner la tenue. Évidemment que sa famille avait prévu le coup. Ils avaient dépêché un garde spécifiquement pour elle, pour l'empêcher de sortir. Elle ne savait pas si c'était par réel souci pour sa sécurité ou par punition, mais quelle qu'en soit la raison, elle savait que la confiance était brisée du côté de ses parents.
L'homme s'avançait et elle se refusait à bouger, ses sens en alerte. Il retira son casque, dévoilant un visage très masculin aux traits secs que l'on aurait dit taillés dans la roche. Que faire pour se sortir de ce pétrin ? Devait-elle le soudoyer ? Non, il se ferait virer après. Elle ne voulait pas qu'un homme ne faisant que son devoir se retrouve embringué dans ses histoires... mais elle ne voulait pas non plus céder. Alors qu'il lui demandait de descendre, Gardenia sentit comme un élan de frustration la prendre ; alors son nez se releva vers l'arbre et reprenait son activité.

Sauf qu'à force de rester suspendue et inactive, ses forces maigres d'oiseau en cage étaient déjà épuisée. Elle serra les dents et força sur ses petits muscles avant de pitoyablement se rendre à l'évidence qu'elle ne grimperait pas d'un centimètre de plus. Elle força, insister, sans même qu'on eût besoin de s'inquiéter de la voir réussi. Une belle détermination pour un spectacle qui faisait peine à voir.
Finalement, elle accepta que cette option ne soit plus viable. Doucement, elle reposa alors les pieds au sol, ridicule et le rouge au joue par son effort. Elle se racla la gorge et abaissa sa capuche, faisant face à l'homme... au géant. Il l'intimidait, définitivement. Alors, poings sur les hanches, elle fronça les sourcils, déterminée à ne pas laisser passer sa chance.

─ Incroyable.

C'était le sentiment d'injustice qui la prenait. Elle se sentait suivie, attachée, avec un garde qui n'avait rien demandé. Ne pouvait-il pas, juste une fois, regarder ailleurs ? Ne voulant pas paraître effrayée et encore moins montrer à quel point il l'intimidait, elle prit une inspiration, se répétant inlassablement qu'il ne pouvait rien lui faire.

─ Je suis descendue. Très bien. C'est pour me ramener dans ma cage que vous avez été engagé ? Fort bien. Fort fort bien.

Non, ça n'allait pas. Elle était si frustrée, si agacée qu'elle avait envie de gronder ce pauvre innocent ; et le gronder comment, exactement, elle qui ne savait pour ainsi dire pas même s'énerver ? Elle soupira, secouant la tête avec dépit.

─ Dites moi, Messire, vous arrive-t-il de faire ce dont vous avez envie ? demanda-t-elle, avant de réaliser sa propre grossièreté. Elle secoua négativement la tête avant de croiser les bras. Non, ce n'est pas ce que je veux dire. Mmmh...

L'ordre avait été de l'empêcher de sortir visiblement, pas de la protéger, elle ne pouvait donc pas trouver de faille à cet ordre simple et direct.

─ Vous ne voulez pas juste prétendre ne pas m'avoir vue ? Ou m'accompagner ? Non, évidemment, vous ne le ferez pas... C'est bien embêtant, non seulement je ne peux pas vous échapper mais en plus vous n'allez pas prendre le risque de courroucer mes parents qui ne manqueraient pas de vous le faire payer...

En soupirant une nouvelle fois, la jeune femme défi l'attache de sa cape à son cou, continuant de parler sans même le regarder.

─ Je ne sais pas si l'on vous a dit, mais je ne peux pas être touché, au risque de me provoquer des crises de douleurs intenses qui peuvent m'aliter des heures durant. C'est pour cela que je suis enfermée comme un animal de compagnie fragile. Mais vous savez...

Bref coup d'oeil vers lui ; d'un coup, elle lui lança sa cape à la figure, visant maladroitement, avant de s'enfuir à toute jambe dans le sens inverse, détalant dans le jardin comme un lapin ─ à l'endurance minable mais elle avait l'avantage de connaître le lieu. Alors, au détour de ce buisson, elle filait se cacher sous la table, espérant que ça avait marché. Espérant. Devait-elle aussi préciser que son coeur battait à toute allure et que l'adrénaline pulsait dans son corps ? Car véritablement, elle se montrait plus audacieuse ainsi qu'elle ne l'avait jamais été face à quelqu'un. S'il vous plait Lucy, que la chance soit de mon côté !

Elle se cachait, espérant un peu innocemment qu'il ne la retrouve pas et laisse la voie libre ; mais la vérité, c'était qu'elle n'y croyait pas trop. Si elle pouvait juste gagner un peu de temps avant de retourner dans sa chambre, c'était déjà mieux que rien. Sa main tenait le pied de la table et elle tendait l'oreille, entendant le juron étouffé comme s'il lui criait directement dans l'oreille. Elle ne broncha pas. Les bruits qui suivirent, en revanche, devinrent confus. Une sorte de bruissement d'ailes comme elle pouvait l'entendre chez les oiseaux, mais cette fois-ci le bruit était beaucoup plus puissant. Un envol, des battements forts et lorsque le bruit sourd fut assez violent pour la forcer à plaquer ses mains sur ses oreilles, Gardenia leva la tête pour constater que le garde était dans les airs.

La surprise qui se peignit sur son visage lui fit oublier un instant quel avait été son but initial. Elle se fit repérer mais ne chercha pas davantage à s'enfuir, le regardant atterrir avec des yeux écarquillés. Il pouvait voler, il pouvait passer au de-là des murs et des arbres, partir loin dans les airs. Si Gardenia entendit les paroles qu'il prononça, son émotion dominante demeurait la surprise mêlée avec de la fascination ─et une bonne pointe d'envie. Combien de fois avait-elle rêvé de pouvoir s'envoler dans les airs, voir le monde d'en haut, comme les oiseaux ? Combien de fois avait-elle espéré atteindre cette liberté de mouvements, sans restriction, où elle pourrait se laisser porter par le vent ?
D'autres gardes arrivaient mais elle ne décrochait pas son regard clair de la silhouette de l'homme, en proie à une soudaine admiration. Si grand, si fort, avec un pouvoir qu'elle associait à la liberté. Elle voulait savoir comment cela faisait de pouvoir s'envoler, quelles sensations l'air froid au dessus des terres pouvait procurer, s'il craignait les chutes ; l'idée même qu'il l'emmène dans les airs pour qu'elle en fasse l'expérience elle-même lui traversa l'esprit mais bien évidemment, elle l'abandonna tout aussi rapidement, baissant la tête.

Trente secondes pour sortir et la noble fronça les sourcils, gardant la tête basse. Ses bras entouraient ses genoux qu'elle rapprocha davantage, se sentant bien considérée comme une enfant fragile. Elle avait vingt-sept ans. Elle devait être en âge de pouvoir sortir, aller et venir quand bon lui semblait. Elle s'en sentait capable et ne pensait pas être plus stupide que tous les autres. Et cet homme ne faisait que son travail, pourtant cette situation la frustrait et l'insultait.

─ Ce mur est la limite... répéta-t-elle à voix basse.

Elle ferma les yeux en soupirant, puis se résigna à sortir de sa cachette, se relevant en s'aidant de la chaise voisine. Elle n'osa pas regarder le garde dans les yeux et pivota la tête de façon à regarder le mur, plus loin, hors de sa portée. Ses poings se serrèrent et elle annonça, de but-en-blanc, au garde comme pour elle-même, ou pour quiconque pouvant l'entendre.

─ Demain, je recommencerai. Et le jour d'après, puis ceux qui suivent. Même si vous revenez ici, même si vous réussissez à m'en empêcher à chaque fois, je vais continuer.

Le refus d'abandonner était sincère. Pour ce soir, elle admettait sa défaite. Reposant les yeux sur l'homme, elle pris une légère inspiration avant de baisser à nouveau la tête.

─ Je m'excuse pour mon geste effronté précédemment, cela n'avait rien de personnel. Je ne tiens pas à ce que vous subissiez les conséquences de mes actions non plus, mais je veux que vous sachiez que je ne renonce pas pour autant.

C'était tout ce qu'elle avait à dire à cet homme. Elle voulait qu'il sache que, quoiqu'il arrive, quoiqu'il fasse, aussi menaçant et autoritaire soit-il, elle se refuserait à abandonner. Trop de temps avait-elle passée à craindre les affrontements, la vie, la simple réalité des choses, par peur d'être blessée. Tout le monde avait mal, à un moment où à un autre. C'était peut-être prétentieux de croire qu'elle comprenait la vie au travers de ses livres mais Gardenia se disait que l'écriture et ces récits étaient des reflets d'expériences diverses. D'une façon ou d'une autre, ces mots composant des histoires avaient trouvé un sens grâce aux émotions, aux leçons quotidiennes que la vie avait offertes à leurs auteurs.
Reprenant la marche, Gardenia s'éloigna tranquillement, visiblement résignée à ne pas tenter une nouvelle fuite tant que ce garde était sur ses talons. Mais puisqu'il l'autorisait à se promener dans le jardin et qu'il n'allait visiblement pas la laisser tranquille au risque de la voir faire une nouvelle tentative, elle pouvait au moins profiter de l'extérieur et il pouvait, au moins, l'écouter. Cela lui offrirait un échange un peu plus humain, même s'il n'était ni le plus réceptif, ni le plus bavard. Et puis, si cela pouvait un peu détendre l'homme en armure également, elle ferait alors un brin de discussion. Même s'il se décidait à ne pas répondre.

─ Vous vous demandez peut-être pourquoi empêcher une personne de mon âge de toute sortie dans la ville ? Ou peut-être pas... Enfin, de toute évidence, vous êtes bloqué ici, autant que vous sachiez pourquoi. Elle soupira, retournant vers l'endroit où sa cape avait été abandonnée. Pendant vingt ans j'ai docilement écouté ma famille et ne suis guère sortie de mes appartements si ce n'était que quelques fois occasionnelles et sous surveillance, et jamais plus loin que ce jardin. A vingt-sept ans je ne sais même pas à quoi ressemblent les festivités d'Aryon, je ne connais pas les habitants ni même la structure des rues.

Joignant ses mains dans son dos, elle tourna la tête sur le côté tout en continuant d'avancer, regardant le mur avec une certaine déception.

─ Si j'avais des ailes, il y a longtemps que j'aurai pris mon envol pour ne pas revenir. Je vous envie, beaucoup, confessa-t-elle.

Cet homme avait un franc-parler qui laissa Gardenia surprise un instant, avant qu'un franc sourire n'étire ses lèvres. Ce n'étaient pas tous les jours qu'un garde, ou même un domestique, osait parler de cette façon. Il y avait toujours cette couche de politesse et de respect forcé envers les nobles, un vide creusé par les coutumes, entre deux castes qui pourtant, n'étaient peut-être pas si différentes. La nostalgie et la peine de se retrouver coincée ici, en douceur, laissaient place à de la curiosité envers cet homme de carrure et très direct. Elle imaginait déjà son frère s'offusquer de ces manières, sa mère être mortifiée qu'il parle de casser des jambes ─la violence était une de ses plus grandes hantises─ et son père écarquiller les yeux. Enfin, son père demeurait davantage un mystère aux yeux de Gardenia, plus qu'elle ne voulait bien l'admettre. Le peu de lien qu'ils avaient était si fin que régulièrement, elle se demandait s'il était réel.

─ Ce n'est pas la franchise qui vous fait défaut, lâcha-t-elle, amusée.

Visiblement peu dérangée par le ton qu'il avait employé, elle le laissa se présenter. Hryfin, Danvil. Le nom lui était familier également, mais elle n'en avait que trop peu entendu parler ; s'agissait-il d'une famille de noble récente dans ce cas ? Elle avait un doute ; son désintérêt pour ses pairs était allé en grandissant à force de ne pas être autorisée à interagir avec eux, et cela se comprenait sans aucun doute. Même s'il devait savoir qui elle était, la jeune femme jugea plus courtois de boucler les introductions en se présentant à son tour.

─ Appelez-moi Gardenia. Je ne peux guère vous retourner le compliment cela dit, mon plan d'évasion nocturne est tombé à l'eau grâce à votre présence.

Le ton employé n'était nullement plein de reproches, au contraire ; il y avait même une certaine espièglerie. Au de-là de sa déception de se voir bloquée ici pour la nuit, elle se disait qu'au moins, elle n'était pas toute seule dans cette galère. En y réfléchissant un peu, le travail de garde devait être bien morose ici. Garder des nobles et leurs richesses, à rester immobile et silencieux, devait être long et fastidieux. Même pour elle qui restait bloquée des journées entières, elle trouvait le moyen de se divertir en dansant, bougeant, chantonnant, lisant.
Arrivant à sa cape, Gardenia s'arrêta et se baissa pour la ramasser. Reposant la cape sur ses frêles épaules couvertes, Gardenia se rapprocha de l'arbre qu'elle avait essayé de grimper, cette fois-ci sans l'intention de le dépasser. Elle observa simplement le tronc et soupira.

─ Ne croyez pas que je m'estime malchanceuse d'être née là où je suis. Je souhaite simplement pouvoir comprendre. Je suis une personne ; pas un trophée ou un animal de compagnie, encore moins un secret à garder.

Sa condition, selon elle, n'avait rien à voir avec son rang ; elle était même pour ainsi dire plutôt consciente que si elle était née dans une famille beaucoup moins fortunée, sa vie aurait été beaucoup plus compliquée.

─ En vérité, même sans vous, je ne sais pas si je serais parvenue au bout de mon escalade. J'aurais probablement terminée coincée entre deux branches à ne pas savoir comment descendre ou passer de l'autre côté. Elle tourna son visage vers lui. Auriez-vous une astuce à ce sujet ? Que me conseilleriez-vous pour pouvoir échapper à la garde affectée à ma surveillance ?

Difficile de savoir si elle était très culottée, un peu naïve, ou tout simplement les deux. Demander à son propre garde comment lui échapper était surprenant, mais il n'y avait clairement pas mieux que lui pour pouvoir répondre. A défaut de ne pas lui dire comment faire, il pouvait tout aussi bien lui dire ce qu'elle devait éviter pour des raisons diverses et variées.
Peu importait le sujet, tant qu'il l'occupait un peu. Que cela rende sa nuit moins solitaire et plus chaleureuse en dépit du froid mordant. Tout pour ne pas retourner dans cette chambre trop vite, n'importe quoi pour en apprendre un peu plus et découvrir de nouvelles perspectives. Cet homme n'était pas Laevis, il n'était pas Nivan et encore moins Camille ; il avait sa propre vision des choses, une histoire, des ambitions aussi, peut-être. Gardenia le regarda à nouveau, curieuse.

─ Pourquoi être devenu garde ? Que cherchiez-vous à devenir ? J'ai du mal à imaginer que surveiller une noble toute la nuit durant, par ce froid, ait vraiment fait partie de vos ambitions. Que faites-vous en temps normal ? Et depuis quand ?

Beaucoup de questions, un peu personnelles, mais sa curiosité était sincère et elle ne le lâchait pas du regard. Les autres gardes étaient assignés à des rôles différents et plus distants. Elle n'échangeait presque jamais avec eux et cette curiosité l'avait toujours un peu rongée ; alors tant qu'elle avait l'occasion de l'exprimer, elle la laissait parler.

A le voir lever le bras et toucher la branche de l'arbre sans le moindre effort, Gardenia écarquilla les yeux avant de poser vivement sa main sur sa bouche, laissant échapper un bref rire amusé. Évidemment. La réponse était si évidente qu'elle s'étonnait de ne pas y avoir songé. Avec une taille comme la sienne, Hryfin n'avait pas les mêmes difficultés qu'elle pour se mouvoir et atteindre certains endroits ─mais peut-être avait-il des problèmes de taille ailleurs, comme des portes trop basses, allez savoir. Visiblement satisfaite de cette réponse tout en simplicité, Gardenia n'insista pas sur le sujet, l'écoutant ensuite répondre à ses interrogations.

Simples, courtes, efficaces. Hryfin semblait être un homme relativement simple et en paix avec ses choix, préférant prendre les choses comme elles lui venaient plutôt que de réfléchir à longueur de temps sur la vie et ses subtilités. Aurait-elle été similaire à lui en d'autres circonstances ? Aurait-elle pu se permettre de poursuivre ses ambitions juste par envie, et faire ce qui lui plaisait ? Peut-être ; peut-être pas. Gardenia conservait un léger sourire sur son visage, intéressée par cette discussion. Cela faisait également dix ans que le garde travaillait pour gagner sa vie et avançait, traçant sa route sur le chemin du temps. Il avait mis les pieds hors de la capitale également pour avoir affronté les dangers des créatures et cette pensée fit un peu rêvasser Gardenia, qui s'étonnait parfois à envier ceux pouvant ressentir l'adrénaline du danger.

Le silence retombait un court instant tandis qu'elle était pensive, songeant au monde au de-là de ces murs. Le garde reprit la parole, la questionnant, et Gardenia sembla réfléchir un bref moment sur la réponse qu'elle voulait donner.

─ Mmmh...

Elle se détourna de l'arbre et fit quelques pas lents, s'avançant dans le jardin et l'invitant à faire de même. Son regard vagabondait sur les arbustes, fleurs, structures et autres aménagements de richesses végétales.

─ Je pourrais simplifier ma réponse avec un mot ; vivre. Elle lui lança un coup d'oeil, puis s'arrêta pour s'asseoir sur un banc entouré de rosiers sans fleurs. Quand j'étais jeune, j'acceptais sans peine ma condition car je me disais que c'était mieux ainsi. Je me consolais en me disant que si j'avais été née au de-là de ces murs, j'aurais peut-être sombré dans la folie ou n'aurait pas survécu, qui sait ? Mais maintenant...

Elle plia les jambes, se recroquevillant sur le banc ; une position peu digne d'une dame, mais elle n'en avait que faire. Personne n'avait été là pour corriger ses manières et ce n'était pas un garde qui allait s'en charger. Gardenia, songeuse, poursuivit son explication.

─ Alors que je devrais être en mesure de pouvoir faire mes propres choix, je ne me rends compte que je ne sais rien. Si ce n'était pas écrit dans un livre, alors je ne sais pas. Je ne connais pas plus le monde de la noblesse que celui du peuple. J'ai conscience du fait que ce n'est pas forcément mieux et que cela comporte des risques, mais qu'est-ce qu'une vie sans prise de risques ? Comment puis-je prétendre à quoique ce soit si je ne sais pas ce qu'il y a par de-là les barrières que l'on m'impose ? Comment savoir ce que je veux faire si je n'ai aucune idée de ce qu'il m'est possible de réaliser ? Je veux juste comprendre et me faire mon propre avis.

Elle le regardait dans les yeux, n'ayant nulle honte à s'exprimer. Pour certains, elle aurait été naïve et stupide de vouloir quitter son confort ; pour d'autres, s'affirmer autant était prétentieux et prendre les autres de haut. Pour elle, c'était simplement une autre opportunité de s'exprimer et se faire entendre, même si ce n'était que par un garde qu'elle ne reverrait jamais.
Calée dans un petit coin du banc, elle s'entoura de sa cape, se plaçant dans la chaleur du tissu.

─ Vous pouvez vous asseoir si vous le désirez. J'entendrais si quelqu'un s'approche.

Posant son menton sur ses genoux, elle soupira, toujours un peu déçue de ne pas avoir pu sortir.

Peut-être était-ce bien une crise d'adolescence à retardement ; mais qu'était-ce une crise d'adolescence ? N'était-ce pas le témoignage du passage à l'âge adulte ? Comment pouvait-elle être l'adulte qu'elle souhaitait être si elle continuait d'être une enfant ? Gardenia savait que pour son âge, elle ne faisait pas si dame que ça. Par moment, elle se voulait forte et indépendante, une certaine maturité émotionnelle parvenant à raisonner le coeur enfantin qu'elle abritait. Mais avant tout, elle était une rêveuse. Elle ne voulait pas perdre cet émerveillement qu'elle avait pour la vie, les éclats de beauté dans les choses simples ; que lui resterait-il si ce n'était pas ses espoirs de sortir de sa cage ?

Elle aurait pu expliquer son handicap au garde, lui dire que même s'il avait une ouïe fine, elle doutait qu'il en souffre. Cependant elle ne souhaitait pas tourner cette discussion en une compétition de qui a la vie la plus merdique, car chacun avait son lot de souffrances et ses combats silencieux. Elle accepta donc d'être tenue au même niveau et dans le fond, elle aimerait conserver cette position. Pouvoir lui parler d'égal à égal, qu'il ne soit pas son geôlier mais plutôt une sorte de collègue. Peut-être était-elle un peu trop idéaliste mais c'était ainsi qu'elle voulait voir les gens. Des alliés, non des ennemis.

Soufflant dans ses mains pour les réchauffer un court instant, Gardenia ne cacha pas un léger sourire en entendant le garde l'encourager. Il y avait quelque chose de drôle à l'entendre ainsi, comme s'il ne pouvait pas s'empêcher de la soutenir dans sa défiance de l'autorité, en dépit du fait que lui-même s'y pliait à longueur de journée. Elle reposa les yeux sur lui, appréciant la taquinerie.

─ Je ne comptais pas abandonner. Cela m'embêterait de vous causer du tort, alors ne baissez pas votre garde, car même ce soir, si vous me laissez une occasion, je la saisirai.

Elle ne doutait pas un seul instant que le garde ne lui laisserait pas un moment de répit, néanmoins elle voulait lui rendre sa taquinerie, lui rappeler que même si elle pouvait tenter à nouveau le lendemain, la soirée n'était pas encore finie et que la moindre inattention de sa part résulterait en une noble fougueuse en fuite.

Gardenia l'observa en silence un court instant avant de lui demander ;

─ Quel âge avez-vous ?

La question semblait un peu sortie de nulle part. Elle voyait tout de même qu'il ne devait pas être bien plus âgé qu'elle, peut-être du même âge que son frère. Ah, Bartelot... l'impétueux, le grincheux. Posant son dos contre le dossier du banc, la noble reprit la parole, occupant le silence nocturne pour ne pas s'ennuyer dans sa solitude.

─ Mon frère rêvait de devenir garde royal également. Comme je ne pouvais assurer la reprise de notre héritage, il a dû abandonner et se consacrer à notre famille. Pensez-vous qu'il lui serait possible de tenter une nouvelle fois d'être entraîné et potentiellement l'intégrer, ou bien est-ce trop tard ? Il a maintenant trente ans.

Dans l'optique où elle-même se sortait de son pétrin et qu'elle parvenait à prouver sa valeur, Bartelot aurait-il une chance de réaliser son rêve, ou bien l'avait-il perdu ? Lui restait-il une chance, ne serait-ce que fine ? Au de-là de sa propre liberté, en dépit des conflits entre elle et son frère, Gardenia préférait l'idée qu'il puisse être heureux à réaliser ses rêves plutôt que de subir les conséquences d'une vie que nul n'avait choisi.

─ Même si je pense que son tempérament serait quelque peu... difficile.

Un noble grincheux tel que son frère, se plier à l'autorité ? Elle peinait à l'imaginer ainsi mais peut-être que dans cette situation il s'y plierait car ce serait la place qu'il aurait choisi. Allez savoir. Les gens n'étaient pas des équations mathématiques aux résultats prévisibles.

C'en était presque comique de les voir se prévenir mutuellement en affichant des commentaires finalement similaires. Ils se prévenaient, mais aucune animosité ne résultait de leurs mises en garde. La légèreté du ton rassurait la jeune femme qui, en conséquence, ne pouvait pas voir cet homme d'un mauvais oeil. Certainement avait-il bon fond, et certainement que si les rôles avaient été inversés, il aurait fait la même chose.

Ils partageaient donc le même âge, songea-t-elle. Gardenia l'avait bien pensé relativement jeune mais s'était imaginée qu'il serait légèrement son aîné. Il lui semblait avoir un vécu déjà bien grand en comparaison. Même son frère semblait ne pas avoir tant vécu. Le frère dont elle voulait savoir si les rêves étaient inaccessibles aujourd'hui ; et à en écouter le rire et les affirmations du garde, c'était certainement le cas. Elle, ne comprit pas pourquoi c'était si drôle. Ses sourcils se haussèrent, affichant l'incompréhension face à sa réaction. Il eut tôt fait de lui expliquer les raisons de son amusement et, pour elle, c'en fut au contraire désolant. Donc trente ans, c'était trop vieux... Si au départ, elle semblait déçue de la réponse, un détail vint attirer son attention et elle en oublia son frère un instant.

Hryfin lui sembla se tendre assez soudainement et Gardenia observa ses mains un court instant avant de relever les yeux vers son visage. Elle le laissa s'exprimer, ne posant aucune question. Rapidement il finit par lui offrir la réponse à sa question silencieuse. Elle ne s'étonnait pas de son avis, un sourire doux étirant légèrement ses traits. Gardenia déplia les jambes et posa ses talons au sol, regardant la pointe de ses bottines, un peu pensive.

─ Je ne pense pas qu'il apprécierait ça. Quand il était jeune il rêvait d'être garde parce qu'il voulait être comme le héros d'un de ses romans préféré mais s'il est trop vieux maintenant, alors il est juste trop vieux. Je ne connais pas assez ce système pour pouvoir douter de votre parole et, de toute évidence, c'est votre domaine d'expertise, pas le mien.

Calant ses mains sous ses cuisses, elle releva le nez pour cette fois-ci observer les étoiles.


─ Pour qu'il puisse y accéder, il aurait dans tous les cas fallu que de mon côté je fasse mes preuves et récupère l'héritage. Mais cela aurait voulu dire qu'il aura sacrifié la moitié de sa vie à un devoir que je lui prendrai.

Elle se tut dans un silence de quelques secondes, imaginant la colère de son frère si elle reprenait les affaires. Il détestait ce qu'il faisait mais au moins, il essayait et s'y pliait. Si elle arrivait pour ruiner ses efforts, que ferait-il ? Pour elle non plus, la joaillerie n'était pas une ambition.
Gardenia se leva finalement du banc et tourna la tête vers le garde.

─ Pourquoi vous êtes vous crispé précédemment ? Vous pouvez être franc avec moi. Ce n'est pas comme si on accordait de l'importance à ma parole en temps normal, alors vous pouvez bien dire ce qui vous arrange.

Mais sans attendre de la réponse, elle se détourna de lui pour se remettre à marcher. Cette fois-ci elle se dirigeait vers un endroit bien précis ; sa chambre. Elle prenait son temps, n'en ayant guère envie mais le froid commençant tout de même à lui mordre la peau. La course suivie d'un arrêt brutal d'activité avait causé la température de son corps à chuter et lui faire sentir le froid plus fortement que si elle avait pu déambuler dans les rues. Elle frissonna et croisa les bras sous sa cape, les yeux regardant droit devant elle, pensive sur tout ce que Hryfin venait de lui dire.
Il n'y avait que peu de monde qui pouvait réellement faire ce qui leur plaisait, en vérité, n'est-ce pas ?

La réponse avait été tranchante, laissant comprendre que la discussion à ce sujet ne se ferait pas. Il était au moins honnête sur son sentiment ; il n'avait pas envie d'en parler. Il y avait donc des choses, des arguments et des poids divers qui faisaient qu'il en était là, à ne pas vouloir en parler. Peut-être craignait-il sa réaction ou qu'elle s'en vexe. Il ne fallait néanmoins pas être né de la dernière pluie pour comprendre qu'il avait une quelconque aversion envers les nobles et leurs faveurs, fussent-elles justifiées ou non. Probablement n'était-il pas le seul à penser ainsi, que quoiqu'il en soit, elle devait s'estimer chanceuse, comme il l'avait souligné au départ. Gardenia n'insista pas, ne jugeant pas même utile de répondre qu'elle comprenait car elle savait qu'elle ne pouvait pas comprendre. Alors seul le silence se fit point final.

Leurs pas laissaient des traces fugaces derrière eux, des empreintes qui auraient disparu au petit matin, tandis qu'ils se rapprochaient de la bâtisse. Gardenia regardait la fenêtre ouverte de sa chambre avec nostalgie, songeant à tout ce qu'elle avait raté ce soir ; beaucoup, ou peut-être rien. Peut-être cette rencontre avait-elle été le choix de Lucy pour des raisons qu'elle ignorait encore, peut-être comprendrait-elle un jour ce que cette nuit avait pu lui apporter. Rencontrer Hryfin avait eu son lot de surprises ; chaque rencontre qu'elle faisait apportait des expériences nouvelles et aucune ne se ressemblait. Le garde avait été abrupte mais honnête envers elle. Il ne l'avait pas traitée comme une chose fragile, l'avait écoutée et même sermonnée, chose qu'elle n'oublierait pas. Posant la main sur l'embrasure de la fenêtre qu'elle venait de rejoindre, Gardenia se retourna pour regarder Hryfin qui s'adressait à nouveau à elle. Elle lui adressa un sourire amical.

─ Me tenir derrière vous aurait suffit pour me cacher, je pense ! piqua-t-elle.

La taille de l'homme l'avait impressionnée et plus encore, sa carrure. Il était large également, l'armure renforçant certainement cette sensation de gigantisme quand elle n'était qu'un petit poids plume de moineau. Retournant à l'intérieur de sa chambre, la jeune femme lui fit face une dernière fois.

─ J'espère vous revoir dans d'autres circonstances, Hryfin. Passez une bonne nuit.

Puis les portes de la fenêtre se refermèrent derrière elle. Gardenia disparut derrière le rideau qu'elle ferma, s'en allant se changer pour se laisser à ses draps soyeux et une nuit pleine de songes.
En d'autres circonstances, comment se seraient-ils rencontrés ? Comment l'aurait-il traité ? De quoi auraient-ils parlé ? Malgré ce que l'on pouvait dire, son rang de noble l'empêchait de parler aussi franchement qu'elle le désirait. Elle savait que s'il n'avait pas su qui elle était, les chances pour que leur discussion soit plus franche auraient été plus grandes. Que cherchait-elle concrètement et qu'est-ce qui lui importait, finalement ? Nouer des liens, son confort ? L'honnêteté ou la complexité des affaires ? Dans un soupir, elle fermait les yeux et se laissait porter par le sommeil, rêvant d'aventures et d'explorations fascinantes qu'elle aurait oubliées au petit matin. Un matin où le garde serait partit et où elle retournerait à un quotidien routinier entre ses quatre murs, les espoirs toujours plein les yeux.