Sud-est de la capitale, milieu de soirée, dans une ancienne habitation envahie par la végétation.

« Enfin je vous retrouve, mes jolies plantes.

La cavale aura duré plus longtemps que prévu, mais rien ne fut si insurmontable. La Garde m’a talonné depuis presque une demie-heure. Heureusement que les quais de la Rivière Luisante sont encore peuplés à une heure pareille, j’ai pu ralentir ces idiots et les distancer d’une bonne avance. Jamais ils ne nous trouveront ici, ils ont dû abandonner leur petite course je suppose… Ça m’apprendra à relever la tête trop haut et faire tomber mon capuchon, je dois être plus prudent ; la Garde a l’air sur le qui-vive depuis mon coup d’éclat avec la reine. Moi qui pensais qu’ils n’allaient plus la lâcher d’une semelle au lieu de patrouiller en ville…

Mais pas d’inquiétude mes belles, je suis toujours là, je serai toujours là. Ils ne m’attraperont pas de sitôt. J’ai aménagé plusieurs planques et caches secrètes à travers la Capitale, vous êtes les dernières nées de la plus récente ! Un manoir abandonné par-ci, un appartement délaissé par-là… On trouve tout et n’importe quoi quand on recherche suffisamment. J’ai juste à investir l’endroit et le changer en magnifique palais sylvestre. Comment traquer quelqu’un qui change de refuge chaque soir ? Ils ne nous trouveront pas, ni vous ni moi. Toutefois, il est sans doute préférable que je fasse profil bas durant les prochains jours, histoire que la Garde se calme et me délaisse quelque peu. Les alentours des jardins botaniques sont encore plus gardés qu’une forteresse à présent, et les gardes se relaient souvent. Me faire oublier forcera tout le monde à regarder d’autres malfrats, je pourrai revenir pour frapper encore plus fort !

Quelle honte que la reine Allys n’ait pas compris ma vision… Si elle voyait quelle merveille j’ai fait de cette cachette, elle changerait sans doute d’avis. Peut-être aurais-je dû vous présenter à elle, peut-être que je le ferai plus tard. Elle ne peut pas rester cloîtrée dans son palace d’or et de marbre pour toujours. Que ferait-elle esseulée dans son océan de nobles fanatiques, prêts à tout pour plaire à ses yeux ? Non, tôt ou tard il lui faudra sortir pour récolter les louanges des fourmis qui lui servent de sujets. Ce jour-là, je saurai la cueillir.

Après tout, il m’a suffit d’une simple fleur pour lui mettre la main dessus. Et…

Ce bruit … Ce craquement, vous l’avez entendu vous aussi mes petites ? Est-ce que nous aurions un visiteur inattendu ? Ce ne peut-être la Garde, ils auraient provoqué plus de boucan. Qui ose donc entrer chez nous ?

Allons l’accueillir comme il se doit, peut-être fera-t-il un excellent terreau. »

Les rues de la capitale semblaient se vider petit à petit à cette heure. Les habitants rentraient chez eux ou se regroupaient dans les lieux d’amusement. Que ce soit dans les tavernes ou des établissements aux offres plus « larges » comme l’Insomnie. Aord se sentait un peu seul à déambuler parmi les bâtiments. Ils avaient quitté le temple un peu plus tôt en faisant un sacré esclandre. Le fait que le frère supérieur l’envoie ainsi au domaine des Hvit alors qu’il aurait très bien pu se faire livrer leurs encres et pigments au lieu de les déranger l’avait mis dans une fureur noire. Tout ça pour récupérer les ouvrages exclusifs de la collection de Camille, c’était petit et mesquin. Inconsciemment, il lui reprochait également de l’avoir mis en contact avec cet ouvrage affreux. Celui qu’il avait découvert dans la collection de Camille. Ce n’était pas la faute du frère supérieur, il en avait bien conscience. Il ne pouvait pas savoir que les Hvit possédaient un traité de nécromancie écrit sur de la peau humaine. Qui aurait cru à une histoire pareille de toute façon ?

Il pensa à l’ouvrage impie dans son sac. Le décoder allait lui prendre beaucoup de temps, mais les informations qu’il contenait étaient uniques. Cela aurait été dommage de le laisser moisir dans un placard fermé à double tour ou pire de le brûler comme le recommandait Arthas. Il avait choisi de l’emporter, la question de ce qu’il voulait en faire ne se posait plus. Peut-être devrait-il en parler à Nemue ? Oui, voilà une bonne idée, elle aurait sûrement des informations.

Tandis qu’il réfléchissait à son futur, le soleil déclina de plus en plus dans le ciel. La nécessité de se trouver un abri pour la nuit devenait de plus en plus pressante. Il n’avait pas un rond pour se payer une chambre, même la pire de toute. Il logeait au temple habituellement, mais son esprit était encore trop chaud pour revoir le frère supérieur en gardant son calme. Il retournerait demain pour récupérer son salaire et éventuellement faire ses excuses. Il ne voulait pas devenir un paria à la capitale parce qu’il avait froissé un supérieur, les règles du culte lui donneraient toujours tort.

En errant au hasard, il finit par trouver une maison qui semblait abandonnée. C’est tout du moins ce qu’il s’imagina en voyant les lézardes qui courrait sur sa façade et la végétation qui avait envahi les murs extérieurs. Il ne savait pas à quoi elle ressemblait à l’intérieur, mais au moins il aurait un toit sur la tête. Il prit donc la décision d’y entrer.

La surprise se lut sur son visage lorsqu’il poussa la porte d’entrée, ou du moins ce qui en restait. L’intérieur de la maison était également envahi par la végétation, mais quelle végétation ! Rien à voir avec du lierre grimpant, c’était un vrai jardin qui se dévoilait à lui. Il entra complètement dans la demeure, caressant du bout des doigts toute cette toile végétale qui tapissait les murs.

Bah merde alors, je devrais sortir du temple plus souvent. Par Lucy, je savais pas qu’il y avait de telles perles parmi les maisons abandonnées.

Il était perdu dans la contemplation de cette œuvre improbable. Normalement, il ne devrait pas être possible d’observer une telle quantité de plantes à l’intérieur d’un bâtiment, même abandonné. Le toit tenait encore bon, alors où trouvaient-elles la lumière et l’eau. Il ne parvenait pas non plus à voir à quel endroit elles rejoignaient le sol.

Comment avez-vous fait pour pousser ici ?

Il ne parlait pas vraiment aux plantes, il pensait juste à voix haute. Sa petite balade commençait à prendre une tout autre tournure et son inspection captait toute son attention, attention qu’il n’allouait pas pour surveiller ses arrières.

Klarion restait dissimulé dans la pénombre pour scruter son visiteur avant de lui faire face. Il valait mieux rester prudent au cas où cet inconnu était armé, ou hostile. Pour l’instant, il n’en était rien, l’homme restait calme et avait l’air plutôt émerveillé par la présence de toutes les fleurs et plantes que Klarion avait fait pousser partout. Il n’était pas garde, il ne portait pas l’armure conventionnelle des gardiens de la paix. Il était plutôt grand, carré, avec une barbe mal taillée et l’air fatigué. Peut-être était-il explorateur ou membre de la Guilde ? Après tout, il avait le teint légèrement bronzé et plusieurs cicatrices ça et là sur son visage, ainsi que des muscles témoignant d’un fréquent entraînement physique. Il n’était pas monsieur tout le monde, sans histoire et avec une vie tranquille. En plus de cela, il était fagoté d’une tunique de voyage qui avait l’air d’avoir fait son temps. Un homme de la route, songeait Klarion. S’il était arrivé ici, en vue de son état, alors ce ne pouvait être qu’un vagabond sans le sou.

Le jeune homme regardait l’inconnu tourner ses yeux admiratifs vers un bosquet de lumis diffusant une douce lueur dans un coin de la pièce. Klarion en avait fait pousser un peu partout dans la demeure pour y voir plus clair le soir. L’homme lui tournait le dos à présent mais il ne voulait pas encore se révéler ; l’observation n’était pas encore finie. Si c’était un aventurier, Klarion devait faire attention à un potentiel pouvoir dangereux. La plupart des aventuriers étaient recrutés pour leur savoir-faire mais aussi pour leurs étonnants pouvoirs magiques, tant offensifs que défensifs. Si cet homme avait un atout magique dans sa manche, alors il fallait que Klarion reste ses gardes.

Il détestait la Guilde, presque plus que la Garde. Il se souvenait d’avoir voulu intégrer leurs rangs, de nombreuses années auparavant… Il se souvient encore comment il a été rejeté comme un malpropre sur le pavé, accusé de n’être qu’un bon à rien, un miséreux des rues. S’ils pouvaient voir à quel point ils avaient eu tort de le sous-estimer, lui, maintenant qu’il était devenu un des plus grands ennemis publics du moment ! La Guilde n’était qu’un ramassis de parasites qu’il faudrait annihiler, l’un d’eux pouvait même déchaîner des torrents flammes. Un être pareil n’avait pas sa place dans l’avenir merveilleux que réservait Klarion pour le royaume. Tout cela n’avait cependant aucune importance, une forêt peut renaître même après un incendie.

Klarion sentait que ses pensées divergaient bien trop, il fallait qu’il se recentre sur l’intrus qui osait pénétrer dans son domaine. Ce dernier avait tout du vulgaire humain découvrant un coin de nature et le revendiquant par pur égoïsme, découvrant la beauté d’une nature qu’il négligeait auparavant. Le criminel serrait le poing autour de la poignée d’une dague qu’il avait sorti de son manteau, avant de descendre voir son visiteur. On était jamais trop prudent, et une lame enduite de poison peut faire vaciller n’importe qui à la moindre entaille… Klarion reporta son attention sur l’indésirable. Ce dernier approchait ses doigts d’une des fleurs de lumis. Une bouffée de colère monta d’elle-même, forçant Klarion à briser le silence et arrêter toute discrétion :

- N’y touchez pas ! Vous n’avez aucun droit !

Klarion le vit sursauter puis se retourner, sûrement pour voir qui l’avait alpagué. Il était trop tard pour faire marche arrière, retourner se cacher ne servirait à rien. Il fallait à présent que Klarion le confronte. Les sourcils crispés, les joues empourprés par la fureur, il ne supportait pas que l’on touche à ses plantes. Peu importe qui était cet inconnu, il était grand temps que le tout-venant d’Aryon apprenne ce qu’est vraiment l’ire de la nature. Après la reine, venait le tour du sujet. Faisant quelques pas, Klarion sortait peu à peu de la pénombre, dardant son interlocuteur d’un regard perçant :

- Vous invoquiez Lucy il y a quelques instants. Vous devriez implorer votre déesse encore un peu, il va vous falloir beaucoup de chance pour échapper à mon jardin.

Cette fois, Klarion était bel et bien visible, éclairé par la lumière diaphane des lumis autour de lui. Il souriait à l’intru, énigmatique, mais conservait son regard de faucon.

- Bienvenue. Vous avez dû entendre parler de moi je suppose… Klarion Brando, le souverain végétal. Maintenant, soyez gentil, attachez-vous tout seul, on gagnera du temps.

Un fin rictus dessiné sur son visage, Klarion se demandait si l’individu allait bel et bien accéder à sa requête…

Ce jardin intérieur était vraiment bien pensé. Il y avait même des lumis pour éclairer la pièce. Il était certains que tout ce petit monde n’avait pas pu pousser naturellement. L’organisation et la présence de lumis pile au bon endroit, cela indiquait une conception humaine. Il ne savait pas que des sortes d’architectes végétaux travaillaient à la capitale. La vie ne finissait pas de le surprendre et il ne pouvait pas avoir plus raison. Un bruit et une voix dans son dos le firent sursauter. Il se retourna très rapidement pour voir une silhouette sortir de la pénombre. Depuis combien de temps était-il là ? Aord ne l’avait absolument pas vu en entrant. Le sentiment que quelqu’un l’avait épié à son insu le mit assez mal à l’aise. Il tenta une approche pacifique :

Euh .. je suis désolé je ne savais pas que quelqu’un habitait ici …

Sa voix mourut quand ses yeux louchèrent sur le reflet de la lame. Il commença tout doucement à lever les mains en l’air histoire de calmer un peu le jeu. Il n’était pas le bienvenu, il comprenait parfaitement, il allait donc prendre ses affaires et tout le monde serait heureux. Sauf que la déesse Lucy n’avait pas fini de tourmenter son serviteur. Contrairement à ce que lui recommandait l’inconnu, il avait beau prier sa déesse, elle semblait plutôt aspirer toute sa chance ces derniers temps. D’abord il y avait cette histoire de livre maudit découvert au détour d’un petit boulot. Il y avait aussi la fois où il s’était fait planter par une folle au dispensaire. Sans parler des bandits de l’autre jour … Non, clairement il était le plus mal loti en matière de chance. Ne disait-on pas que les cordonniers sont les plus mal chaussés ? Et bah c’était la même chose pour les frères de Lucy.

Aord n’avait aucune idée de la personne qu’il avait face de lui, jusqu’à ce qu’il se présente et c’est à ce moment que le frère subit pour la première fois un craquage mental. Ça commençait à faire trop de malchance pour lui, mais qu’avait-il bien pu faire à Lucy pour subir ça ? Il se contenta de le regarder la bouche ouverte, l’air complètement stupide. Il cherchait juste un toit bon sang, il avait poussé la porte de la première maison abandonnée et voilà qu’il tombait sur le criminel le plus recherché du moment. Toute la garde était à ses trousses depuis plus d’une semaine, une semaine bordel. Il fouillait la ville de fond en comble et revenait toujours bredouille. Et lui le petit frère de Lucy qui rentrait de voyage, le trouvait en même pas dix minutes en poussant une porte au hasard ?! Alors oui, c’était un sacré coup de bol si on le regardait en matière de probabilités, mais ce n’était pas vraiment la définition de la chance qu’il s’imaginait. Il se serait bien passé du cadeau de sa déesse. Inutile de la prier, elle n’en faisait qu’à sa tête ces temps-ci.

Il soupira de désespoir devant l’enchaînement absurde des évènements. Il n’avait pas la force de lutter et il ne savait pas vraiment ce que cette dague pouvait provoquer comme blessure. On disait de ce criminel qu’il créait toute sorte de poisons somnifères et létaux. Il ne fallait pas réfléchir longtemps pour savoir avec lequel il pouvait enduire sa lame. Le voyant s’impatienter, le frère finit par sortir de sa léthargie.

Je pense plutôt que c’est vous qui devriez demander un acompte supplémentaire de chance. Toute la garde vous court après sans succès et un simple frère de Lucy comme moi vous débusque en poussant une porte au hasard. Clairement, votre karma est mauvais.

Ses plaisanteries ne semblaient pas vraiment faire mouche. Ah oui, les histoires de menaces, tout ça, tout ça. Tu bouges, je te plante avec ma dague. Le jeune homme inspecta la pièce pour chercher une issue, mais la seule échappatoire était l’entrée par laquelle il était venu. Les autres issues étaient recouvertes de plantes qu’il ne pourrait pas découper sans son épée qui se trouvait dans son sac … sac qui se trouvait hors de portée, derrière le fameux Klarion.

À moins que vous ayez une paire de menottes cachées quelque part, ou que ces plantes cachent secrètement des chaînes enchâssées dans le mur, je ne vois pas comment je pourrais m’attacher tout seul. C’est compliqué de s’attacher soi-même les mains vous voyez ? D’autant que je n’ai pas de corde.

Aord avait du mal à prendre cette situation au sérieux. Il était las de toutes ces péripéties. S’il voulait l’attacher, qu’il le fasse ! Il était dans la merde jusqu’au cou de toute façon. Il soupira encore une fois.

On peut aussi se poser une minute et réfléchir calmement à ce qu’il se passe ? Je ne suis pas de la garde juste un frère du temple. Je rédige des manuscrits et je prie la plupart du temps. Vous pensez vraiment que me tuer aurait une quelconque utilité ?

- Vous tuer ? Mais j’ai tant d'élixirs et de décoctions à tester… Je tâche de perfectionner mon parfum entêtant pour lui conférer des propriétés hypnotisantes, ça ne vous dit pas de jouer le cobaye ? Si  vous mourrez suite aux essais, on pourra dire que je vous ai tué. Mais bon, on sera quittes, après tout vous êtes entré par effraction chez moi. Puis on ne fait pas d’omelette sans casser quelques œufs…

Un frère de Lucy… Parfois Klarion oubliait que ce culte existait. Le jeune homme détestait les ecclésiastiques au même titre que le reste des autres humains. Mais sa rancune n’était que plus grande pour tous ces cultistes vénérant des divinités populaires et reconnues sur l’ensemble du royaume. Ces gens avaient toujours l’intime conviction d’avoir toujours raison quoi qu’il se passe, d’avoir un regard sur la vie et les êtres comme nulle autre et d’être porteurs de la sainte parole. Klarion ne pensait pas que ce visiteur pouvait comprendre quoi que ce soit de ses intentions. D’après lui, il lui rétorquerait que tout est un produit divin, la volonté de telle divinité, que chaque humain est un enfant du destin ou de Lucy, les idioties habituelles. Peut-être serait-il amusant de mettre la foi de cet homme à l’épreuve… ?

- Vous voulez réfléchir ? Peut-être que l’on pourrait philosopher sur votre idole de fous ? Où est donc votre déesse de la chance alors que vous, un de ses plus fervents fidèles, est victime de la pire déveine ? Ou alors, que pensez-vous de ça : si la chance et la malchance de tout un royaume dépendent du bon vouloir d’une seule entité, cette dernière n’est-elle donc pas l’une des plus égoïstes qui puisse exister ?

Klarion était très loin d’être religieux, il détestait toutes les doctrines du dogme et les pratiques qui en découlaient. Il haïssait ces vérités fabriquées par l’humain pour se rassurer sur ses propres faiblesses, face à la nature et ses forces primordiales. Il refusait d’être le pion d’un dessein d’êtres soit disant suprêmes dont l’existence n’était même pas possible à prouver. Il était donc le paria qui osait parjurer le nom de la Déesse, mais finalement tout cela n’avait aucune importance, sa chance n’avait pas tourné pour autant. Il préférait incarner cette puissance instoppable, immémoriale, mais bel et bien réelle. C’était peut-être l’ironie de son combat, et sans doute de toute sa vie. Klarion savait qu’il incarnait quelque chose en décalage avec son propre monde, quelque chose que l’on craint, que l’on déteste ; une anomalie que l’on préfère pointer comme nuisible plutôt que de la considérer…

- Vous ne m’avez toujours pas donné votre nom d’ailleurs, vous récoltez peu de bons points depuis votre arrivée.

Klarion passa ses doigts sur un pan de poutre nu à proximité de sa main. Un droséra sortit alors du bois pour engluer une mouche bourdonnant trop près de la surface. L’insecte se débattait mais la plante carnivore était bien plus forte pour que le petit être puisse se dégager. Peu à peu, les tentacules enserraient la proie jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus bouger d’un poil, totalement prise au piège.

- D’ailleurs, on sait très bien comment ça va se passer si je vous laisse sortir. Vous allez foncer jusqu’à la caserne la plus proche, prévenir la Garde, ils vont arriver ici mais je serai déjà parti. Si vous voulez être surprenant au cas où vous sortiriez vivant, évitez d’appeler à l’aide.

Klarion jeta un coup d’œil à la mouche piégée, plusieurs tiges de la droséra s’enroulaient autour du corps chitineux de l’insecte. Satisfait, il reporta son regard vers le prêtre qui avait l’air toujours sur le qui-vive mais désireux de désamorcer ce qu’il pouvait.

- Je vais transformer Aryon en un paradis verdoyant où les plantes auront enfin le respect qu’elles méritent. J’ai essayé de faire comprendre ma vision des choses à la Reine, elle m’a rejeté. Qu’est-ce que le prêcheur en pense ?

A son grand étonnement le criminel ne sortit pas de corde ou quoi que ce soit pour l’attacher. Il avait peut-être réussi à piquer son intérêt finalement. Il le regarda toujours fixement attendant de voir ce qu’il allait faire. Etrangement, il ne lui sauta pas non plus à la gorge pour en finir. Il se contenta de parler, c’était un début. Aord ne fut cependant pas très enchanté par ce que lui proposait Klarion. Il avait bien fumé différentes préparations avec ses camarades du temple lors de leurs soirées « détentes », mais il comprenait que ces « parfums » allait lui faire sûrement un autre effet. Le genre d’effet qui vous faisait rencontrer votre créateur … Il se mordit la lèvre pas vraiment convaincue par la mort en tant que cobaye.

Euuuuuuuuh … pour ma défense, je ne suis pas entré par effraction vu que la porte d’entrée ne ferme même plus.

Encore une fois, Klarion ne se décida pas à passer à l’acte ou alors son parfum n’avait pas d’odeur et Aord était déjà complètement stone. Encore plus étonnant, il semblait vouloir discuter de ses croyances. Le frère se demandait s’il était aussi malchanceux qu’il le croyait au début. Il écouta les réflexions de son interlocuteur avec attention. Il sentait bien dans sa voix et les mots qu’il employait qu’il ne croyait pas en la déesse. Il avait même une opinion de sa religion quelque peu … stéréotypée. Il était vrai que la façon dont on concevait la déesse variait d’un membre du culte à l’autre. Le tableau que Klarion dépeignait était ce qui se rapprochait le plus des croyances du peuple, rien d’étonnant venant d’un non-initié.

Il ne lui répondit pas préférant réfléchir soigneusement à ce qu’il allait dire. Vu son antipathie, il ne fallait pas dire n’importe quoi. Il prit cependant un air pensif pour lui faire comprendre qu’il réfléchissait à sa réponse et pas qu’il restait muet devant ses attaques. Il prit cependant le temps de répondre quand il lui fit remarquer qu’il ne lui avait pas encore donné son nom.

Oh ! excusez mes manières rustres, quand on passe sa vie dans les manuscrits et sur les routes, on en perd la notion de civilisation. Je m’appelle Aord.

Il se retint de lui adresser une petite révérence ironique ne voulant pas l’énerver en lui manquant de respect. Il était peut-être un peu insouciant dans cette situation, mais il n’était pas suicidaire ! D’ailleurs, le criminel ne semblait pas vouloir le laisser partir pour l’instant. Il aurait certainement choisi de courir voir la garde si ça avait été le cas, il lui concédait ce point bien volontiers. Généralement quand vous avez failli vous faire planter, les gardes pouvaient vous apporter un certain sentiment de sécurité. Aord s’interrogeait sur les plans du jeune homme. Voulait-il disserter au final ? Sa proposition de philosopher l’intéressait-elle ?

Quand Klarion lui demanda ce qu’il pensait, Aord choisit de partir dans cette voie. Il entreprit de s’asseoir sur le sol de la pièce en descendant tout doucement pour qu’on ne prenne pas son mouvement pour une attaque. Il décocha un sourire malicieux à Klarion avant de parler à son tour.

Bon, si mon avis vous intéresse, parlons entre gens civilisés.

Pour répondre à votre première question, je ne crois pas que prier pour avoir plus de chance soit vraiment la bonne solution. Je reste convaincu que vous parler a bien plus prolongé ma vie que si je me m’étais mis à genoux pour en appeler à une déesse qui m’avait de toute façon mise dans cette situation. Notre rencontre n’est pas le fruit du destin, ou peu importe comment on appelle la fatalité. C’est juste le fruit du hasard. Il est inutile que je me demande pourquoi j’en suis arrivé là, il n’y a pas de bonne réponse. Il est aussi inutile que je me demande à qui je dois adresser mes prières, je suis le seul à pouvoir agir.

Il marqua une petite pause, espérant que Klarion verrait que sa conception de la divinité allait un peu plus loin que de simplement prier la bonne fortune.

Pour ce qui est de la chance du royaume, je vous dirais que Lucy a créé ce monde pour que tout y soit possible, l’état dans lequel il est n’est que la conséquence de l’action des hommes. Blâmer la déesse pour les maux du royaume, c’est oublié qu’il a un gouvernement qui est justement censé éviter ces problèmes, mais je ne vous apprends rien.

Il lui jeta un regard malicieux parce qu’il faisait référence à l’enlèvement de la reine. On avait parlé de ce crime partout dans le royaume. Bien avant qu’il parte pour le domaine de Hvit, Aord voyait la garde courir dans les rues à la recherche de ce criminel. Il avait cru comprendre que la reine n’avait pas été blessée, Klarion avait-il simplement voulu lui parler comme il le prétendait ?

Enfin, pour votre dernière question, je n’en pense rien du tout, mais si vous voulez m’en dire plus peut-être pourrais-je me former un avis ? Qu’en dites-vous ? J’ai du mal à comprendre votre objectif. Aryon est en grande majorité recouvert de verdure, en dehors des villes, il n’y a que forêts et plaines. Décrivez-moi ce monde auquel vous aspirez. Quels changements voudriez-vous lui apporter ?

Il tendit une main ouverte devant lui l’invitant à s’asseoir s’il le voulait. Son visage semblait moins tendu maintenant qu’il avait ouvert la discussion. Il se tenait tout de même prêt à réagir en cas d’attaque, hors de question de baisser sa garde. Il n’en restait pas moins bienveillant tant dans ses gestes que dans sa voix.

Klarion, incrédule, toisait Aord assis en tailleur sur le sol herbeux. Le prêtre lui tendait la main et lui faisait également signe de s’asseoir en face de lui comme si de rien était. Il n’était pas agressif, aucune animosité ne pouvait se lire dans ses yeux bruns. S’il en avait, cependant, ce religieux la dissimulait relativement bien. Le maître végétal refusait cependant de baisser sa garde, il ne fallait pas faire l’erreur de sous-estimer qui que ce soit.

- Je ne sais pas quelle espèce de mimique mystique vous essayez d’adopter, mais les cercles de l’amitié et autres confidences entre copains, ce n'est pas spécialement mon truc.

Restant debout, Klarion regardait le religieux baisser sa main sans montrer signe de déception. Il n’avait pas l’air d’avoir pris ombrage de son refus et restait là, à attendre que Klarion réagisse. Cet homme voulait savoir quel était le plan du criminel pour le royaume. Peut-être était-ce pour gagner du temps, mais c’était déjà plus que ce que la reine Allys avait cherché à comprendre. Klarion ne s’attendait pas à ce que son interlocuteur comprenne, voire adhère, à ce qu’il allait lui apprendre ; mais au moins il allait remettre les pendules à la bonne heure et lui faire comprendre qu’on ne plaisantait pas en débarquant chez lui à l’improviste.

- La taille des forêts et des bosquets n’a rien à voir avec ce que je veux. Les humains, vous ne faites qu’utiliser la flore comme un outil pour votre propre bénéfice, vous ne donnez rien en retour, vous ne la révérez pas à sa juste valeur. Les plantes m’ont sauvé pendant toute ma vie, ce n’est que juste rétribution que je change le monde pour elles, non ?

Le jeune homme marqua une pause, faisant un pas de côté pour s’adosser à la poutre verticale derrière lui. À défaut de s’asseoir face à Aord, il n’allait pas se priver d’être confortable dans sa propre demeure. Il conservait cependant son poignard fermement agrippé dans sa paume. On ne sait jamais quand un animal acculé pouvait avoir envie de bondir toutes griffes dehors…

- Si seulement on me laissait faire comme je l’entends, alors Aryon pourrait devenir un paradis sylvestre où tout le monde vivrait en symbiose avec les plantes. Plus personne ne pourrait les bafouer en rasant des hectares de terrain juste pour rebâtir dessus, plus personne ne déterrerait quoi que ce soit pour son propre profit. Qu’est-ce qui donne le droit à qui que ce soit d’utiliser une plante pour soigner sans rien lui donner en retour ? Pourquoi la vie de la plante vaudrait moins que celle du sac de chair qu’elle sauve ? Toutes les plantes que vous voyez autour de vous sont choyées, et voyez comme elles sont magnifiques. J’ai vu votre expression quand vous êtes entré chez moi, vous aviez cru découvrir un havre féerique. Imaginez seulement que ce ne soit plus à l’échelle d’une maison, mais de tout Aryon. Ne serait-ce pas l’avenir le plus radieux pour tout le monde ?

Le regard de Klarion s’était plus carnassier. Ce n’était plus une étincelle qu’il avait dans le regard, mais un brasier qui brûlait avec intensité. Il ne quittait plus le religieux des yeux, comme une araignée ayant une proie à sa merci dans sa toile. Allait-il lui dire, comme les autres, qu’il n’était qu’un fou ? Ou alors tenter de le tempérer comme bien d’autres ont pu le faire pour tenter de le ramener dans un droit chemin étriqué duquel il n’aurait jamais dû, d’après eux, s’éloigner ? Aord ne risquait pas de prêcher les paroles de Klarion dans sa paroisse…

- Je ne suis que le bras de la nature. Vous êtes beaucoup trop nombreux à me voir comme un démon, sans chercher à comprendre, mais vous oubliez tous une chose : les plantes étaient là avant vous. Vous n’avez aucun droit.

Sa tentative de dialogue fonctionnait étonnamment bien. Non seulement il était toujours en vie, mais Klarion semblait un peu moins sur le point de lui planter sa dague entre les côtes. Il prenait même un peu ses aises. Aord ne s’offusqua aucunement quand il refusa de s’asseoir avec lui. Maintenant qu’il le surplombait de toute sa taille, il devait sûrement se sentir rassuré. Et en effet, il s’ouvra un peu plus au dialogue, même si le frère voyait bien que l’animosité n’était pas encore passée, comme le montraient ses phalanges blanchies à force de serrer son arme. Aord ne comptait rien tenter, il souhaitait simplement l’écouter, comprendre ses motivations singulières. Peut-être y avait-il une perle de sagesse à en tirer ?

Il l’écouta parler, patiemment, silencieusement, avec bienveillance. Les contours de cet étrange personnage commençaient à se dessiner dans son esprit. Il comprenait pourquoi la reine l’avait rapidement rejeté. Si on omettait l’enlèvement, son discours laissait à penser que quelque chose ne tournait pas rond chez lui. Ses idées étaient … surprenantes. D’habitude, les humains ressentaient de la compassion pour les animaux, les seuls autres êtres à éprouver une forme d’émotion. Aord n’était pas aveugle, il voyait cette flamme qui brûlait au fond de son regard. Il la connaissait très bien. Le feu de la foi emplissait cet homme. Ce feu qui vous poussait à porter vos idéaux au-dessus de tout. Cette force invisible qui vous fait vous dépasser pour quelque chose de plus grand. Il respectait cela et son regard laissait transparaître ce sentiment. Un petit sourire se détacha même sur son visage.

J’ai du mal à imaginer un tel monde, mais c’est peut-être pour cela que vos idées ne trouvent pas d’écho chez les autres. Notre pensée est souvent trop limitée.

Il leva la tête pour observer le jardin intérieur autour de lui. Il ressentait également la caresse de l’herbe entre ses doigts posés sur le sol. Si le monde ressemblait à ça, il n’en serait que plus beau, c’était certain, mais pouvait-on vraiment arriver à un tel résultat ? Sans la main de l’homme, les plantes poussaient aléatoirement, les unes sur les autres. Quelle beauté y avait-il dans une jungle touffue ? De la même façon, forcer les plantes à s’aligner pour paraître belle, n’était-ce pas également une violence qu’on leur faisait ? Pourrait-on seulement dire que les plantes en souffraient ou était-ce simplement l’esprit humain de Klarion qui projetait des pensées humaines sur ses amies végétales ?

Éclairez-moi s’il vous plaît. Comment pourrais-je rendre hommage aux plantes ? Vous vous insurgez qu’on ne donne rien en retour pour les utiliser à des fins médicales, mais je ne vois pas ce qu’on pourrait leur donner en échange vu qu’elles seront immanquablement tuées dans le processus pharmaceutique pour la plupart. Doit-on se retenir de les utiliser alors ? Plus de bois ni de médicaments ni de vêtements ?

Aord commença à jouer avec la fourche de sa barbe. Il faisait rouler les deux points entre ces trois doigts, d’un air pensif. L’harmonie impliquait soit un parfait statu quo ou une interdépendance complète. Il était assez évident que les humains dépendaient totalement de la flore, il n’en avait cité que quelques exemples. Il fallait donc trouver un moyen d’apporter quelque chose aux plantes en retour.

L’harmonie ne peut se construire que si nous apportons quelque chose aux plantes. À votre avis, que pourrions-nous leur apporter ? Quel présent équilibrerait la balance donné-rendu ? De la nourriture ? De l’attention ? Notre protection ? Je dois avouer que j’ai un peu de mal avec cette idée d’en prendre soin. Pas parce qu’elles n’ont aucune valeur à mes yeux, mais parce c’est en intervenant sur leur vie qu’on peut se croire supérieure à elles. Difficile de créer de l’harmonie quand l’un des deux partis a le contrôle total sur les besoins de l’autre ?

Il marqua une pause essayant de chercher dans le regard de Klarion une quelconque forme d’émotion et tout particulièrement des émotions négatives. Il savait que dans un débat les opposants pouvaient devenir très agressifs. Pour l’instant, Aord n’exprimait pas de réelle opinion, il se contentait de comprendre la thèse de son interlocuteur pour pouvoir se poser par rapport à elle.

Ce jardin que vous avez créé est magnifique à n’en pas douter, mais il n’aurait pas pu exister sans vous. La flore est par nature anarchique et hasardeuse. Seule la main de l’homme peut lui donner une telle beauté, une telle … régularité. Cependant, essayer de rendre les plantes un peu plus ordonnées, ce n’est pas également une tentative pour les dominer ? Attention, je ne vous juge pas, j’essaye simplement de comprendre les limites entre l’harmonie avec les plantes et ce que vous considérez comme relevant de la domination humaine sur elles.

Son regard restait toujours le même, curieux et bienveillant. Il savait cependant que ce qu’il venait de dire pouvait avoir un écho pas très positif chez le criminel. Il redoubla donc d’attention en cas de saut de colère chez ce dernier.

- Avez-vous écouté un seul mot de ce que je viens de dire ?! Elles étaient là avant vous !

Klarion avait rugi, furieux de ce qu’Aord venait de lui répondre. Manifestement, il ne comprenait pas. Il avait ce même regard que la reine lorsqu’ils avaient eu l’occasion d’échanger. Le prêtre était moins apeuré, sans doute, mais il avait cette pointe d’incrédulité dans ses yeux qui ne trompait pas le botaniste. Peut-être y avait-il une once de sincérité dans ses questions, mais Klarion ne pouvait s’empêcher de penser qu’il ne voulait que lui porter contradiction, lui montrer qu’il avait tort. Le jeune homme aurait beau expliquer tout ce qu’il pourrait, il avait la nette impression que son interlocuteur ne serait jamais vraiment convaincu… Cette sensation était horrible pour Klarion, être jugé, incompris.

- J’ai fait pousser les plantes autour de vous, mais elles poussent sans mon aide dehors ! Et ce n’est pas comme si je les contrôlais. Ce n’est pas ma main qui leur a donné leur beauté, elles l’avaient déjà en naissant depuis le départ ! Vous ne voyez rien, rien du tout ! Je ne veux pas ordonner quoi que ce soit, vous ne comprenez rien ! On peut vivre dans un arbre sans lui faire de mal ni abîmer ses branches, on peut récolter sur une fleur sans la déraciner et la tuer !

Le poing de Klarion serrait de plus en plus la poignée de sa dague, ses yeux dardaient d’éclairs le prêtre impuissant. Le phytomancien laissait éclater sa colère en haussant de plus en plus sa voix face à son interlocuteur, quittant la poutre sur laquelle il s’était adossé quelques instants plus tôt. La colère le faisait tempêter plus que de raison, mais il n’en avait cure. Les interrogations du prêtre lui donnait l’impression qu’il restait cloisonné dans une vision du monde où l’humain devait conserver son hégémonie, Klarion ne supportait pas ça. Tel qu’il était, l’humain était un fléau pour Klarion. C’est dans ces moments qu’il se sentait le plus seul du monde dans sa croisade.

- Les humains ne font que dominer et piétiner la nature inlassablement, ils ne peuvent appréhender l’équation différemment. Je l’ai vu pendant toute ma vie ! On a fait que me cracher dans la main quand j’ai proposé que l’on considère les plantes autrement que comme des outils, mais comme des êtres ancestraux et vénérables. Vous êtes prêtre, vous devriez constamment voir la bête humaine ! Et vous osez me demander où se trouvent les limites ?! Le monde devrait être rendu aux plantes, et les sacs de chair humains devraient vivre parmi elles, sans leur faire le moindre mal. Tout le contraire de ce que tout le monde fait à l’heure actuelle, déboisant et déracinant à tour de bras !

Klarion s’était à présent avancé vers le centre de la pièce, la lumière se reflétant sur la lame de son poignard. Aord était toujours assis au sol, mais soucieux de ce qui pouvait bien se passer ensuite. Il était encore suffisamment éloigné pour se relever à temps, et peut-être sauter par la fenêtre. La Rivière Luisante pouvait amortir sa chute après tout… Mais il restait son sac, que Klarion n’avait même pas remarqué derrière lui contre le mur.

- Le monde doit être bien différent, et la vie bien plus facile, quand on peut se targuer d’avoir toutes les réponses sous couvert de lumière divine. Que croyez-vous qu’il se passera si on laisse l’Homme faire ce qu’il veut ? Il déforestera encore plus, construira encore plus vite. Les plantes disparaîtront les unes après les autres et finiront dans des jardins comme les animaux dans leur ménagerie. Les villes devraient être recouvertes d’arbres et de plantes, comme ma maison. La Nature devrait ne plus jamais être souillée !

Soudain, le plus étrangement du monde, Klarion laissa échapper un petit rire nerveux avant de soupirer :

- Pourquoi est-ce que j’ai songé l’espace d’un instant que vous pourriez comprendre ? Vous savez écouter, je vous accorde au moins ça. Mais vous êtes prêtre… Vous êtes mus par le spectre de la foi d’une communauté entière, sous l’emprise de l’altruisme humain. S’il y a bien une personne qui ne me laissera pas faire, c’est sans doute vous...

Aord avait bien fait de se tenir sur le qui-vive. Son intervention avait rendu le criminel fou de rage. Il voyait maintenant que la raison ne fonctionnerait pas avec lui. Il était coincé dans une perception faussée de la réalité. Peu importe ce que le frère pourrait dire, il le déformerait car il ne pouvait concevoir qu’on s’intéresse à son point de vue sans pour autant y adhérer. La déception se lisait dans les yeux du frère, puis fit place à une humeur glaciale. Tout son corps se tendit, prêt à bondir quand Klarion fit mine de l’agresser. Heureusement, il s’arrêta à mi-chemin. Toutefois, Aord n’était plus aussi serein qu’au départ. Il pouvait encore sauter par la fenêtre, mais il ne pouvait pas non plus abandonner le livre. Il avait fait la promesse de le conserver et de le garder. Qu’est-ce que Klarion en ferait s’il le lui abandonnait pour sauver sa peau ? Il s’en débarrasserait sûrement ou le revendrait au marché noir, hors de question !

Aord défia l’homme du regard, concentré et attentif à ses moindres mouvements. Il n’allait pas fuir, il ne pouvait pas, alors il devait l’affronter. D’abord verbalement et ensuite, si Lucy le voulait, physiquement. Il n’aimait pas qu’on insulte le culte de manière aussi mesquine. Son ordre qui respectait les croyances de chacun et qui justement se gardait bien d’imposer sa vérité au monde, comment pouvait-il lui cracher dessus ainsi ? La colère apparut furtivement sur ses traits. Il n’était plus temps de disserter, mais d’enfoncer le clou. Il répondit donc d’une voix contrôlée et ferme, ne laissant pas paraître ses émotions.

Vous voulez savoir pourquoi vous tentez de m’expliquer votre point de vue Klarion ? Vous voulez vraiment le savoir ? Je lis dans vos yeux que vous n’espérez rien de notre échange et pourtant malgré vous, vous espérez que je sois d’accord avec tout ce que vous dites. Vous espérez que je sois comme vous, que quelqu’un d’autre vous comprenne et ça Klarion c’est parce que vous êtes seul.

Aord prononçait son nom d’une manière agressive, attaquant le K avec violence. Ses yeux se plissèrent et son ton se durcit. Il avait déjà croisé un noble qui ne pouvait pas prendre de décisions et qui s’emmurait dans une prison mentale. Un cercle vicieux qu’il s’infligeait lui-même, se torturant petit à petit.

Les plantes étaient là avant moi et elles seront là après moi, mais elles seront là après vous aussi. Qui sera là pour les défendre quand vous nourrirez les pissenlits ? Qui fera perdurer vos idées une fois que vous ne serez plus là ? Hein ? Votre combat est futile si vous le menez seul, car tout redeviendra comme avant une fois que vous serez parti, rien n’aura changé. Vous serez oublié et le monde tournera de travers sans vous pour le remettre d’aplomb.

Aord avait lui aussi expulsé sa tirade avec vigueur. S’il l’avait pu, il lui aurait collé une paire de baffes pour lui remettre les idées en place.

Vous êtes humain, Klarion, votre vie n’est faite que d’interactions avec vos congénères et ce n’est qu’à travers eux que vous pourrez changer quelque chose, car seuls d’autres humains pourront porter votre flambeau quand vous ne serez plus là pour le faire. Une vie ne suffira jamais à faire changer l’intégralité de la société humaine de manière aussi radicale ! Transmettre vos idéaux, voilà la seule solution viable à votre problème à moins que …

Il se tut un instant, une idée macabre lui traversait l’esprit.

À moins que vous preniez les devants et supprimiez le problème ? Dites-moi Klarion, massacrerez-vous chaque être humain pour laisser le champ libre aux plantes ? Vous voulez bien me tuer parce que j’ai eu le malheur d’ouvrir une porte, vous n’êtes plus à ça près n’est-ce pas ? Un génocide qu’en pensez-vous ?

Il leva les mains d’un air de défi, son visage soudain traversé par l'ironie.

Et bien allez-y ! Sautez-moi dessus comme vous le désirez tant. Vous semblez tout savoir de moi, ce que je pense, ce que je vis. Vous m’avez déjà jugé, alors allez y tuez-moi, faites avancer réellement votre cause. Si je ne peux être convaincu comme vous semblez le croire, il faut nécessairement que je meure, sinon votre idéal ne pourra être atteint n’est-ce pas ? Alors, décidez Monsieur Brando ! Massacrez-nous ou convainquez-nous ! Le choix vous appartient.

À ces mots il prit une profonde inspiration, retenant son souffle pour voir ce qu’il allait faire. Il était prêt à utiliser son pouvoir pour l’aveugler s’il tentait de le charger. Assis comme il l’était, Klarion serait obligé de se pencher en avant pour le planter ou pour lui asséner un coup. Avec l’effet de surprise que provoquerait son nuage de brume turquoise, il pourrait le déséquilibrer. Une fois cela fait, il prendrait ses jambes à son cou sans demander son reste en emportant son sac au passage. Son plan bien en tête, il se prépara à l’attaque.

- Seul ? Est-ce que vous avez regardé autour de vous ou doit-on vous appeler Aord l’aveugle ? Mes alliées vous entourent de toutes parts. Je suis tout sauf seul.

La tension montait encore d’un cran entre les deux, et le prêtre haussait également le ton. Sous son apparence affable, voire naïve par moments, se cachait finalement quelqu’un capable de faire des étincelles. Klarion avait eu envie de voir ces étincelles craquer, puis s’embrasser. Le jeune homme se doutait bien que le religieux parlait de liens humains lorsqu’il évoquait la solitude. Malheureusement pour lui, Klarion considérait bien ses plantes et les autres comme de véritables êtres avec qui il avait une réelle connexion. Il avait certes très peu d’estime pour d’autres êtres humains, mais il ne se sentait jamais seul grâce aux plantes. Il n’allait pas vraiment épiloguer, Aord ne comprendrait peut-être pas. Ou alors cherchait-il à le provoquer simplement ?

- J’ai déjà tué pour les plantes, je peux le refaire. Je suppose que ça ne doit pas vous surprendre. Mais pouvez vous me blâmer ? N’importe qui en ferait autant pour ce qu’il aime… Un amant pour son aimée, un chevalier pour son roi, un aventurier pour sa Guilde. Ou vous, tuant les idées au nom de la morale. C’est moins sanglant, mais tout aussi violent.

Pour Klarion, il n’y avait que peu d’espoirs pour les humains. Il les détestait de façon viscérale, mais il tenait encore à quelques-uns d’entre eux. Le visage de Diane lui traversa l’esprit… Elle était l’une des rares personnes que Klarion aimait encore sincèrement, contre qui il ne pourrait rien. Il ne voulait pas la perdre, contrairement aux autres elle avait été là pour lui… Tuer les humains, au moins ils ne feraient plus de mal à aucune plante que ce soit, la solution serait si simple. Cela voulait cependant dire qu’il perdrait tous les derniers liens qui lui restaient. Son dilemme était toujours le même, il niait son humanité mais il était toujours à un fil de la perdre.

- J’ai essayé de transmettre ma vision. Pourquoi croyez-vous que j’ai mis la main sur la Reine en personne ?! Vous non plus, vous n’avez rien voulu comprendre. Pourtant je ne demande rien d’exceptionnel. Vous voyez ma maison ? Vous voyez le Village Perché ? On fait comme ça pour tout, partout ! C’est plus simple comme ça ? Votre cerveau étriqué d’ecclésiastique visualise mieux ?!

Klarion soupira à nouveau, lassé de ne pouvoir trouver une quelconque once d’accord avec cet étranger. D’abord la royauté, maintenant le clergé… N’y avait-il personne dans ce fichu royaume pour comprendre ses revendications ?

- Je ne vois pas pourquoi je m’acharne, vous n’allez manifestement pas m’aider. Donc, si vous ne voulez pas m’être d’une quelconque utilité, alors je vais vous en trouver une. J’ai de nouveaux produits à tester !

D’un geste bref mais agile, Klarion lança son poignard vers Aord, visant le haut de son torse. Le poison appliqué sur la lame avait de quoi faire mourir à petit feu n’importe qui se faisant lacérer par son tranchant. Aord fut surpris mais néanmoins prompt, et fondit sur le côté pour éviter le jet de dague. Cette dernière brisa un carreau de la vitre et disparut dans les ténèbres, finissant sans doute sa course sous les flots de la Rivière Luisante. Un fracas soudain se fit alors entendre, Klarion laissa échapper un cri strident. Aord, dans son esquive, avait fait malencontreusement tomber un pot dans lequel poussaient deux fleurs d’un jaune éclatant aux corolles magnifiques. Le pot heurta le sol et la terre contenant les véridiums s’étala partout autour des débris. Les pétals des fleurs se froissèrent sous l’impact, deux se détachèrent même de leur corolle. Klarion attrapa son visage, crispé d’effroi et de stupeur.

- Non… NON ! Qu’est-ce que vous avez fait ?!

Le phytomancien ne pensait plus à son visiteur, il se précipita vers les fleurs pour redresser leurs tiges. Attrapant un pot vide à proximité, il tâchait de les déposer délicatement à l’intérieur malgré les larmes d’inquiétude coulant à présent sur ses joues.

- Re… regardez ce que vous avez fait ! Mes pauvres… mes pauvres chéries… ! Tout ira bien. C’est promis…

Klarion se fichait de la présence du prêtre, il lui tournait d’ailleurs le dos. Tout ce qu’il voulait c’était que les fleurs soient désormais hors de danger. Il ramassait le terreau entre les débris d’argile pour rempoter les racines. Derrière lui, Aord pouvait partir, ou répliquer, pour le jeune homme il n’avait plus aucune importance. Ce qui comptait se trouvait sous ses yeux, un petit être à la beauté souillée et qu’il se devait de défendre, comme n’importe quelle mère défendrait son enfant. Il se retourna vers Aord, toujours là derrière lui, en retrait pour éviter un nouveau coup potentiel. Le visage de Klarion était empourpré par la colère et la peur causée par le pot cassé, des larmes coulant encore sur ses joues.

- Vous pouvez fuir de chez moi, mais jamais vous ne m’échapperez. Pour ce que vous venez de faire, vous devrez vivre avec ça à présent. Chaque fleur que vous verrez, chaque arbre sur votre chemin, jusqu’aux confins des algues de la Cité Aquatique, je serai là… À partir de maintenant, vous saurez que je suis derrière chaque plante d’Aryon. Comme je l’ai dit à la Reine : la nature gagne toujours.

La provocation d’Aord ne provoqua pas le déclic qu’il attendait chez Klarion. Oh, il avait bien vu ses chères plantes, mais elles ne l’aideraient jamais dans sa tâche. C’était une mission surréaliste que de vouloir protéger chaque plante de ce monde, en sachant qu’à chaque instant des milliers d’entre elles étaient en danger. Il aurait bien voulu amener une chèvre dans ce lieu, simplement pour voir la réaction de Klarion quand elle aurait commencé à brouter ses fleurs.

Il encaissa l’insulte avec un visage mauvais, il commençait à en avoir assez qu’il s’attaque à sa condition de prêtre avec tant de mépris. Il avait fait l’effort de l’écouter, d’affiner sa perception des choses. Maintenant, s’il ne voulait pas continuer sur la voie du dialogue, ils n’avaient plus rien à se dire. Aord sentait bien que la surprise du début était passée et que le criminel était revenu à son état d’animosité antérieur. Peut-être était-il même encore plus en colère à cause de la provocation.

Quand il passa à l’attaque, Aord était près. Concentré sur la lame comme si rien d’autre n’existait, il se jeta sur le côté pour l’esquiver. Ce faisant, il roula jusqu’à heurter un pot de fleurs qui se fracassa sur le sol. Klarion n’allait vraiment pas aimer. D’ailleurs se dernier se précipita sur le frère. Aord était prêt à défendre sa peau, mais le criminel ne semblait plus s’intéresser à lui. Il ne se fit donc pas prier plus que ça, et courut jusqu’à son sac près de l’entrée. Il en extirpa son épée d’un geste précis. Ces sacs sans fond étaient une vraie bénédiction ! Son ravisseur était maintenant à quatre pattes, essayant de récupérer le maximum de terre possible pour sauver son amie. Le frère s’approcha lentement de lui, arme à la main, prêt à le cueillir s’il tentait quoique ce soit. Il avait bien assez d’expérience dans le maniement de l’épée pour ne pas le rater s’il tentait de riposter.

Il se posta à une longueur de bras et d’épée du criminel, le dominant de toute sa taille. La lame était pointée dans la direction de Klarion, le menaçant comme il le menaçait quelques minutes auparavant.

Regardez-vous, vous êtes pathétiques. Vous n’êtes même plus capable de sortir du cercle dans lequel vous vous êtes enfermés. Vous essayez d’enseigner aux autres en étant convaincu qu’ils ne peuvent vous comprendre et dès la première contrariété vous baissez les bras. J’avais essayé de faire un maximum d’effort pour vous amener à développer vos idéaux, car surprise Monsieur Brando, je ne lis pas dans les pensées. Personne ne le peut. Pour convaincre les autres, il faut du temps et beaucoup de répétition.

Un sourire narquois traversa son visage.

Et même pour tuer, vous êtes pathétiques. Chaque meurtre que vous commettez engendre bien plus de mal aux plantes que le préjudice initial. J’ai simplement poussé une porte et pour ça vous avez voulu me tuer. Sauf que maintenant, c’est cette fleur qui paye les pots cassés si je puis dire. Vous pourriez aussi essayer de m’attaquer encore une fois, allez-y, seule Lucy sait combien de mes coups d’épée tueront de vos amies lors de notre combat.

Il fit mine d’approcher sa lame du mur végétal, puis l’en éloigna rapidement sans blesser le moindre végétal. Il n’avait pas l’intention de leur faire du mal, seules les actions de Klarion pourraient l’y contraindre.

C’est dommage, j’avais espéré que nous pourrions avoir un échange constructif. Il y a sûrement beaucoup à tirer de vos pensées si vous vous donniez la peine de les exposer sans tuer vos interlocuteurs. Je crois que notre discussion se termine ici. En espérant ne jamais vous revoir.

Il se pencha en avant, faisant la fausse révérence qu’il s’était retenu de faire par respect tout à l’heure. Il en profita pour souffler un nuage de brume turquoise au visage du criminel. La brume ne mit que quelques secondes avant de se dissiper e l’air.

Si j’étais vous, je partirais d’ici avant que mon somnifère ne fasse son effet. Ce serait une aubaine que la garde vous trouve impuissant quand je l'aurais prévenue.

Il émit un petit rire avant d’attraper son sac et de prendre la fuite. Si Klarion essayait tout de même de l’en empêcher malgré son bluff et sa position pas très avantageuse, il devrait s’attendre à ce que le frère réplique et cette fois il frapperait fort avec l’objectif de le blesser.

- Un somnifère… Que vais-je bien pouvoir faire au milieu de tout un jardin de plantes médicinales ? Sainte Lucy, je suis perdu ! Lança ironiquement Klarion à Aord alors que celui-ci s’en allait déjà.

La discussion n’avait mené à rien et n’avait plus aucun intérêt pour Klarion. Le prêtre pouvait faire mine d’être intéressé et se positionner en instigateur du dialogue, l’issue demeurait la même : il voulait toujours redresser les motivations du phytomancien. Il ne s’était pas vraiment mis à sa place, et Klarion n’en était ressorti que plus impatient et agacé de ses diatribes provocatrices. Tout devait être bien plus facile quand on avait la parole divine de son côté. N’était ressorti de leur échange que des idées reçues et des pics assassins. Qu’il aille au diable, s’il estimait que Klarion avait tort. Pour ce dernier, le prêtre ne devenait qu’un humain parmi tant d’autres à l’avoir rejeté et craché sur ses convictions, en plus d’être entré chez lui comme si de rien était.

Tant pis, il lui faudrait quitter la maison pour la nuit si la Garde débarquait. Vu le tempérament du bonhomme, Klarion n’aurait pas été surpris d’avoir été vendu auprès du peloton le plus proche en guise de mesquine vengeance. Oui, Klarion était resté sur la défensive. Oui, il refusait de faire confiance à un parfait inconnu compte tenu de sa situation, avec toute la Garde sur son dos. Mais il avait quand même décidé de partager un peu ses objectifs avec le religieux. Il avait tué des gens qui le méritaient, qui avaient heurté la flore ou menaçaient de le faire. Il avait sauvé les vies de milliers de plantes, personne ne le voyait. Il demeurait un monstre sanguinaire et violent… Klarion demeurait certes agressif, mais il était persuadé ne pas être l’unique responsable de sa situation.

La morale et l’éthique sont des concepts bien étranges, impossibles à rendre universels. Mais pourtant tout le monde les appréhende comme tels, pour la simple et bonne raison que l’on pense toujours être du bon côté de la ligne. Mais que se passe-t-il quand, comme Klarion, on fait fi de l’un comme de l’autre, et valse des deux côtés de cette ligne ? Peut-être qu’il était pathétique, peut-être qu’il était psychotique, empoisonnant et empoisonné. Il était à l’image des plantes qu’il défend tant. Il était à la fois neutre et chaotique, immoral et amoral, mais tout autant capable de faire le bien. Peut-être qu’un jour, quelqu’un le verra. Peut-être qu’un jour, il verra quelqu’un comme lui…

Dommage pour Aord, ce ne sera pas lui. Pour l’instant, il devait s’en aller vers une autre planque.

Au moins, la lune était belle, dehors.