Méphilia ne connaissait que trop bien les forêts. Après tout, elle avait arpenté une forêt enchantée pendant deux siècles lorsqu’elle était dans le monde des contes. Là-bas, la forêt y était si singulière qu’on pouvait y faire les rencontres les plus loufoques, un palais sylvestre où la logique n’avait plus aucun cours. Les arbres pouvaient parler, et bouger. Ils prenaient d’ailleurs un malin plaisir à désorienter les pauvres hères qui s’aventuraient dans les bois pour ne plus jamais les laisser sortir. Les arbres de ce monde-ci étaient si… bizarres. Ils ne parlaient pas, demeuraient inanimés et aucun chat souriant n’apparaissait sur leurs branches pour jouer de mauvais tours. Toute la forêt était si différente de ce que Méphilia avait pris l’habitude de connaître. Elle n’était composée que de nuances de vert, aucune variation criarde, et régnait dans cette dernière un silence si pesant qu’on aurait presque dit un sanctuaire hors du temps.

La Grande Forêt n’était pas la seule chose qui différait du monde des contes. La magie de ce « nouveau monde », comme l’appelait Méphilia, était moins volatile et plus ordonnée. Ici, tout le monde avait l’air de ne posséder qu’une seule forme de magie et ne pouvait en acquérir davantage que grâce à l’intervention d’objets enchantées ou de runes tatouées. Quelle ne fut pas la surprise de Méphilia en constatant qu’elle avait perdu la quasi-totalité de ses pouvoirs fabuleux et que la magie de ses artefacts s’était elle aussi envolée. Tout allait devoir reprendre de presque zéro, elle avait encore suffisamment de magie pour se transformer, de même que ses nombreuses connaissances en potions et arcanes. Rien n'était encore perdu.

Mais le plus curieux c’était qu’elle n’arrivait plus à mettre la main sur ses vieux ennemis. Pas l’ombre du Prince Charmant, d’Ovide ou de Croque-Chance, ni de la Fée Marraine ou du Héros des Lumières. Tous ces héros à qui elle avait jadis dû faire face et qui ne faisaient que l’empêcher d’obtenir sa fin heureuse. Où étaient-ils ? Avait-elle été bel et bien bannie vers une autre dimension où plus rien n'était semblable ? Ou ces vauriens se terraient-ils quelque part afin de la fuir ? Où qu’ils soient, elles les retrouveraient. La Reine des Fables ne laisserait personne la berner et se moquer de la sorte. En attendant son heure, il fallait qu’elle continue d’évoluer dans ce qu’elle nommait à présent le Monde des Histoires Inachevées, ce soit disant « Aryon ».

Un bruit sourd vint soudainement la tirer hors de sa réflexion. Quelque chose était en train d’abattre des arbres et de hurler à tout rompre à plusieurs dizaines de mètres. Méphilia ne pouvait pas discerner ce qui causait ces bruits mais sa curiosité fut néanmoins piquée. Se concentrant, la demoiselle déploya deux magnifiques ailes de papillon irisées. Sa peau se recouvrit ensuite d’une étrange armure aux nuances bleutées, semblable à la carapace d’un insecte. Une fois sa transformation achevée, Méphilia fit battre ses ailes nouvellement formées et décolla du sol terreux pour s’envoler entre les arbres vers la direction d’où provenaient les hurlements rauques.

Voletant à toute allure en serpentant entre les troncs, Méphilia tomba sur une scène bien surprenante. Un immense être brun et vert, de plusieurs mètres de hauts, se dressait face à un homme en noir à la crinière hirsute. La bête géante ressemblait énormément à un arbre, si bien que Méphilia soupira enfin de soulagement. Il y avait au moins quelques arbres ici capables de bouger, ce nouveau monde n’était pas si dénué de sens que cela ! L’homme était armé d’une épée mais ne semblait pas prompt à vouloir s’en servir. À quoi diable pouvait bien servir d’être armé si on utilisait pas la dite arme pour se défendre ?! Patiente, Méphilia se posa sur une branche en hauteur pour observer la suite des événements. Pour l’instant, elle n’avait pas été vue, elle pouvait profiter du spectacle en toute sérénité.

L’inconnu fit alors quelque chose d’assez inattendu. Concentrant son énergie magique, il libéra un torrent de flammes incandescentes sur la créature qui fit valser la créature en arrière et généra un grand nuage de fumée sombre, faisant disparaître les deux belligérants. D’un geste vif, l’homme balaya le nuage pour révéler à nouveau le tréant. Ce dernier était à terre, mortellement blessé mais toujours à même de porter un sérieux coup à son adversaire. Malheureusement pour l’humain, son épée était bien trop loin pour qu’il puisse l’atteindre à temps et l’achever. Les yeux de Méphilia brillaient d’un éclat sardonique, elle venait d’assister à quelque chose d’unique.

Ces flammes, cet homme… Et si…

« Oh oui, il sera parfait… ! »


S’envolant à nouveau, Méphilia quitta son perchoir en faisant battre ses ailes. Tournoyant entre les branches, elle dégaina une magnifique rapière argentée au pommeau semblable à une rose bleue : l’Épée de vérité. Tournoyant entre les troncs, la grande fée lacéra plusieurs branches qui retombèrent lourdement vers la terre. Le tréant, qui malgré ses importantes brûlures tendait le bras vers son ennemi, vit son bras écrasé par plusieurs ramures, le forçant à pousser un nouveau râle de douleur. La belle n’en avait pas encore terminé. Fondant en piqué vers sa cible, Méphilia donna plusieurs coups d’estoc dans le dos de la créature, le forçant à ployer vers le sol. Elle repartit vers la cime des arbres pour éviter un coup provenant du second bras toujours libre de la créature. Mais il était grand temps de mettre un terme aux souffrances de cette chose. Ainsi, tranchant à nouveau d’autres branches grâce à sa lame, elle regarda les derniers projectiles finir leur chute sur la nuque de la bête acculée, lui faisant pousser son dernier souffle.

Satisfaite, Méphilia descendit tout doucement face à l’inconnu, ne quittant pas sa transformation. Elle dardait le jeune homme de ses yeux perçants, lui accordant un grand sourire :

- Hé bien hé bien… On peut dire que je tombe à point nommé. Ton histoire n’est pas encore terminée.

Et, toujours dans les airs, Méphilia émit un petit rire cristallin.

- Une fée ? Moi ?! Jamais ! Ces nuisibles sont minables, tout juste bonnes à changer des haillons en robe de bal. Leur magie ne tient même pas au-delà de minuit, c’est pathétique !

Descendant élégamment vers l’herbe calcinée, Méphilia toucha le sol encore tiède avant de quitter sa transformation afin de révéler sa véritable apparence. Son armure luisante laissa place à une charmante robe ivoire tandis que ses ailes disparurent en une traînée de poussière pailletée qui retomba doucement tout autour d’elle. Néanmoins, Méphilia ne rengaina pas son épée. Elle avançait toujours vers Jin, faisant craquer quelques brindilles noires et charbonneuses sur son passage. Une forte odeur de fumée et de chair brulée provenait des restes du tréant qui demeurait là, face contre terre, dans une position grotesque et quasi méconnaissable à cause des flammes dévastatrices. La créature n’avait plus rien d’un arbre humanoïde et la pestilence qui en émanait tenait plus du cochon rôti que de l’être sylvestre. Il devait être jeune, ou alors la magie de cette chose était d’une faiblesse monumentale pensait Méphilia.

- Mais je suis dangereuse. Je suis Méphilia, la Reine des Fables.

Elle s’en retourna vers son interlocuteur, posant sur lui ses yeux vairons pour le scruter davantage maintenant qu’elle en avait l’occasion. De grande stature et aux muscles sculptés, il avait l’air rude et revêche, le genre de personne acariâtre au tempérament impulsif qui pouvait prendre la mouche dès la moindre remarque. Il avait des yeux ambrés qui auraient pu être beaux s’ils n’avaient pas été masqués par une tignasse drue et peu maîtrisée qui cascadaient dans son dos. Des cheveux noirs de jais, aux reflets étrangement grenat, qui en plus de devoir être un enfer à entretenir ne devaient pas être très optimaux pour garder bonne vision de ses adversaires. Il lui rappelait étrangement quelqu’un qu’elle avait connu dans le monde des contes, lui faisant adopter un regard plus qu’inquisiteur.

- Tu ressembles à un loup que j’ai déjà croisé par le passé… Très étrange…

La ressemblance entre l’aventurier fougueux et le grand méchant loup était, pour Méphilia, étonnamment frappante. Outre son aspect physique, elle ressentait chez lui une certaine avidité, une rage insatiable qu’il avait l’air de combler en réduisant ses ennemis en cendres. Mais était-ce suffisant ? La mystérieuse bleue pensait que ça n’était pas le cas. Pourquoi aurait-il investi dans une épée aussi imposante autrement ? Sans doute cherchait-il à dépasser ses propres limites ? Ou avait-il un objectif bien plus précis en tête ? Les loups étaient des prédateurs, et si cet homme était celui auquel elle pensait il était définitivement chef de meute. Mais dans ce cas, où était la jeune fille à atteindre, la grand-mère à qui l’arracher, et le chasseur à vaincre ?

Méphilia passa son regard sur l’épée lorsqu’il la rangea dans son fourreau. Elle ressemblait à une dent de dragon entièrement composée de métal. Ce dernier était à l’image des cheveux du jeune homme : sombre avec des éclats flamboyants. Néanmoins, sa coupe et sa taille rendaient l’arme assez imposante, suffisamment pour qu’on puisse se douter qu’elle devait être bien lourde sans même avoir à attraper sa garde. Mais Jin semblait posséder une musculature tout à fait adéquate pour porter aisément son épée. Dans ce cas, pourquoi l’avait-il fait tomber pour privilégier ses flammes ? Se pourrait-il que… ?

« Oui… Le loup ne doit pas savoir se servir de ses crocs… »

Décidément, le grand méchant loup qu’elle avait connu était bien loin. Mais il était possible qu’il soit encore enfoui sous cet amas de chair dans lequel il avait désormais pris forme. Méphilia voulait comprendre ce nouveau monde. Une idée vint lui traverser l’esprit… Et si elle aidait cet homme à utiliser la lame qu’il avait adoptée comme arme ? Peut-être que l’être qu’elle avait connu auparavant reviendrait et reprendrait sa forme initiale ? Son histoire pourrait alors reprendre son cours normal. Il fallait qu’elle essaye. Elle soupira avant d’esquisser un grand sourire, élargissant des faussettes narquoises sur ses deux joues de neige.

- Tu ne sais pas utiliser ton épée n’est-ce pas ? Comment veux tu vaincre le Chasseur sans le mordre ? La Reine peut t’aider à apprendre… si tu y mets le prix.

Méphilia ne voulait pas d’argent, mais elle voulait voir comment le jeune homme allait réagir avant de poursuivre sa proposition.

Le Châtieur Ardent… Méphilia réprima une remarque à l’entente de ce surnom pour le moins étrange. Pourquoi le loup voulait-il devenir un dragon ? Tout ceci n’avait plus aucun sens, mais l’aventurier semblait fier de posséder un tel pseudonyme. Il semblait posséder, comme elle s’y attendait, un tempérament tout aussi fulgurant que les flammes qu’il projetait. Si bien qu’il s’était senti personnellement attaqué lorsque la mystique demoiselle avait remis en question ses talents de bretteur. Mais il fallait avouer que, même s’il savait utiliser ses muscles pour frapper de toutes ses forces et asséner un coup, il manquait de technique. Si bien que Méphilia pensait qu’elle pourrait aisément gagner un duel de lames contre son interlocuteur, sans magie ni sortilèges. Il était manifestement suspicieux, la belle devait essayer de le mettre en confiance, à la fois pour obtenir ce qu’elle voulait aussi voir où était dissimulée son ancienne connaissance.

- Si tu savais te servir de ton épée, tu n’aurais pas eu besoin de cracher du feu sur cet arbre mouvant. Ta lame aurait amplement suffit. Es-tu un dragon ? Non, tu es un loup. Alors soit un loup.

Si c’était bien le grand loup qu’elle avait connu, alors où était sa meute ? Avait-il à nouveau échoué face au Chasseur et payé le prix en perdant tous ses lieutenants lupins ? Cela pouvait expliquer les raisons de sa colère incessante et son impulsivité teintée d’orgueil. Ou, au contraire, avait-il vaincu et préférait faire route seul, le laissant avec un grand vide dans son cœur meurtri ? Méphilia voulait comprendre, mais tout semblait sens dessus dessous. Jin avait planté son arme entre eux, comme pour assurer une certaine dominance dans leur échange. Mais il en fallait bien plus pour impressionner une enchanteresse deux fois centenaire. Cette dernière sautilla pour s’asseoir sur un tronc couché au sol suite à l’affrontement contre le tréant. Elle croisa les jambes et continuait de fixer le jeune homme en battant des cils. Il ne se gênait pas pour exprimer toute sa méfiance face à la femem ailée tombée du ciel, sous-entendant qu’elle ne cherchait qu’à le duper. Méphilia avait effectivement quelque chose en tête, mais absolument rien qui n’impliquait de lui planter un couteau dans le dos, du moins pour l’instant. Il fallait qu’elle lui fasse comprendre, non sans trop lui révéler quoi que ce soit. Après tout, elle tenait à son jardin secret et ne voulait pas le voir réduit en cendres…

- Mon prix est tout simple. J’ai une petite lanterne dans mon sac en bandoulière. Je veux une de tes flammes.

Ses lèvres étiraient toujours un sourire énigmatique sur son visage de porcelaine. Elle déposa à ses pieds le dit sac en bandoulière, une petite pochette de cuir noir avec une boucle en guise de fermoir, le cuir parsemé d’étrange arabesque d’argent ressemblant à des lianes de lierre. Elle lui avait annoncé son prix, bien qu’elle s’attendait à ce qu’il ne comprenne ou ne saisisse pas vraiment la portée et teneur de ce qu’elle lui demandait. Mais Méphilia savait pertinemment ce qu’elle faisait. Tenant sa rapière d’une paume ferme, elle s’amusait à la faire tourner doucement, coupant quelques bouts d’herbe jaune au passage.

Méphilia n’avait pas seulement envie de savoir ce qui était arrivé au grand méchant loup, elle avait réellement besoin de sa flamme. Peut-être lui expliquerait-elle pourquoi, mais la Reine des Fables avait envie de continuer de jouer les intrigantes pour l’instant. C’est en conservant cette once de mystère qu’elle réussirait à capter l’attention et l’intérêt du guerrier aux cheveux longs. Il fallait qu’elle fasse ressortir le loup tapi au fond de lui, bien caché au milieu des flammes enserrant son âme. Les loups détestaient le feu, pourquoi celui-ci semblait-il obnubilé par cet élément si instable ? Méphilia pensait qu’il devait s’agir de sa colère, venant à penser qu’il n’y avait pas que le maniement de l’épée que l’être qu’elle regardait pouvait apprendre encore ce jour.

- Je suis une femme très occupée, et je n’ai pas toute la journée. Ça ne te coûtera qu’une flamme… !

Laisse donc partir la flamme, laisse donc le loup renaître !

Un coup de vent passa entre les arbres, leur caressant la nuque. Allait-il accepter ? Méphilia n’avait rien à perdre, et savait où se trouvait le loup de son ancien monde. S’il refusait, elle saurait le retrouver…

La flamme pas plus grosse qu’une pêche flottait doucement au-dessus de la sacoche de Méphilia. Les yeux de cette dernière pétillaient d’une lueur sûrement aussi intense que le feu de l’aventurier ; elle ne quittait pas la petite sphère lumineuse, esquissant un sourire carnassier. Tel un enfant capturant une luciole, la demoiselle sortit une petite lanterne de fer forgé et fit doucement glisser la sphère enflammée entre les vitres de verre, avant de la laisser s’équilibrer d’elle-même au centre de la lampe. La Reine des Fables referma délicatement la lanterne et, dès l’instant où la flamme se trouva prisonnière, des petites runes bleutées s’illuminèrent doucement sur le fer et ses ornements. L’enchantement était plutôt simple mais, à présent, la petite boule de feu était prisonnière de la lampe, mais en échange ne pouvait plus s’éteindre. Méphilia ne comptait pas l’utiliser, pas encore. Elle n’avait pas créé un objet utilitaire, c’était toujours la flamme qui l’intéressait, pas l’artefact. La belle avait juste besoin qu’elle reste intacte suffisamment longtemps…

- Parfait. Maintenant que nous avons réglé ce détail…

Méphilia rangea la lanterne dans sa sacoche de cuir avant d’attraper sa rapière. Du coin de l’œil, elle avait bien remarqué que l’aventurier flamboyant avait ramassé sa lame pour la poser sur l’épaule, un peu comme s’il tenait une lourde épée à deux mains. Prompte, l’enchanteresse bondit vers le jeune homme qui ne s’y attendait manifestement pas. D’un coup d’estoc, elle le força à sauter en arrière, le faisant brailler un violent juron. Son épée sur son épaule manqua de dégringoler, le forçant à l’agripper fermement pour ne pas qu’elle s’étale dans l’herbe et la poussière. Méphilia restait devant lui, sa lame toujours pointée vers son adversaire comme le dard d’un frelon prêt à s’enfoncer dans une chair exposée.

- Tu n’es pas un modèle de gravure, commence par bien tenir ton arme si tu veux espérer la manier convenablement !

L’énerver le forcerait à travailler sa concentration et à le motiver davantage à se surpasser pour lui prouver qu’elle avait tort. C’était la stratégie qu’elle comptait adopter pour le moment, forcer le loup à abandonner les flammes et quitter son chaperon ardent. Une mite se mit à voleter non loin d’une de ses épaules, un simple moulinet découpa d’un train les ailes de l’insecte pour le laisser mourir lamentablement au sol, tombant entre les brindilles. Elle avança de quelques pas vers Jin, l’incitant à se remettre sur ses gardes après la précédente attaque surprise.

- Tu maîtrises très mal ton équilibre, privilégiant des coups dantesques comme si tu maniais un espadon. Tu n’as pas la moindre idée du nombre de fenêtres que tu laisses à ton adversaire. Sans tes flammes, n’importe qui pourrait te découper en battant des cils ! Le feu n’est pas un élément surpassant les autres, tu es faible si tu ne comptes que sur cela. Émancipe toi de lui, loup.

Méphilia repassa à l’attaque, cette fois de manière plus démonstrative et lente pour que le jeune homme comprenne ce qu’elle allait faire. Leurs armes s’entrechoquèrent pour la première fois, le son résonnant dans la clairière calcinée où ils se trouvaient. La demoiselle assaillait l’aventurier avec des coups de plus en plus rapides pour le forcer à reculer, marchant comme si de rien était avec son autre bras replié dans son dos. Le son de la rapière fusant vers le glaive était mélodieux, tranchant l’air en un sifflement cristallin et harmonieux, finissant sa course sur l’arme noire en un éclat strident.

- Ton épée est l’extension de ton bras, pas un outil indépendant, considère la comme tel ! Et cesse de faire comme si tu marchais sur des œufs !

La passe d’arme s’acheva aussi vite qu’elle avait commencé, Méphilia se tenant toujours aussi droite. Elle avait décortiqué le moindre mouvement que Jin avait effectué durant leur échange. Il manquait de minutie et sa balance laissait à désirer, mais cela devait sans doute être dû aux assauts répétés de l’enchanteresse et la contrainte de ne pas utiliser ses pouvoirs de feu. Mais c’était finalement ce que désirait Méphilia, le pousser dans ses retranchements et lui montrer qu’il ne devait pas uniquement compter sur les flammes, lui rappeler qui il était. Il conservait également cette brutalité qu’elle avait remarqué en l’espionnant contre le tréant.

- Tu dois te défendre autant qu’attaquer, les tintements de nos armes doivent résonner comme une belle symphonie, sans la moindre dissonance.

Méphilia s’avança à nouveau, enchaînant cette fois les estocs comme les tranches.

Leur danse ne faisait que commencer.

- Je pourrais dire que tu te débrouilles bien, mais je ne me sens pas de mentir.

Les passes d’armes s’enchaînaient dans la clairière dévastée, le cadavre du tréant ayant arrêté de fumer depuis bien longtemps déjà. Pas un oiseau n’était resté dans les environs à l’entente des éclats de lame raisonnant partout autour d’eux. Méphilia était difficilement impressionnable quand il s’agissait d’escrime. Après tout, comment était-il possible d’étonner quelqu’un s’entraînant sans relâche pour perfectionner son art de l’épée depuis plus de deux siècles ? Néanmoins, leur duel improvisé n’avait pas pour but de prouver quoi que ce soit à Méphilia mais était simplement un retour de bon procédés. Elle désarma Jin en faisant sauter son arme en l’air, l’aventurier la rattrapant quasi immédiatement pour se remettre à l’ouvrage. Plus elle regardait l’aventurier, plus Méphilia constatait qu’il avait cette propension à privilégier bien plus l’attaque que la défense. C’était une caractéristique commune et assez répandue chez bon nombre de combattants, mais chez Jin cela paraissait être un point d’orgue.

- Ne néglige pas tes parades et tes défenses ! M’assaillir ne servira à rien si tu n’es pas parfaitement couvert. Si ce n’avait pas été un simple entraînement, j’aurais déjà pu te taillader plusieurs côtes. Et en te désarmant, viser ton cou !

Changer de style n’était pas chose aisée, Méphilia le savait. Quand on avait pris l’habitude de combattre d’une manière bien précise pendant des années, il était remarquablement complexe d’adopter de nouvelles postures et de s’y faire avec aisance. L’aventurier aux cheveux longs avait dû privilégier ses techniques magiques et agressives pendant très longtemps, si bien que les consignes de l’enchanteresse n’étaient pas appliquées instantanément. S’il savait comment parer une attaque, le jeune homme avait l’air plus focalisé sur ses assauts que ses défenses et ne parait les coups de Méphilia que lorsque ceci s’avérait nécessaire, forçant cette dernière à lui rappeler sans cesse les ouvertures faciles qu’il lui donnait. À force, la demoiselle se mit à soupirer, une nouvelle idée lui venant en tête :

- Hmmm, fit-elle sans même cesser ses coups d’estoc. Ceci étant, cela fait sens, tu es le Loup… Tu n’as jamais été très prompt à laisser les autres te frapper, pourquoi te soucierais-tu de contres et parades ?

Méphilia se rappelait du Grand Loup qui terrifiait le tout venant qui, une fois la nuit tombée, n’osait plus mettre un pied dans la forêt de peur de se faire déchiqueter par ses crocs de rasoir. C’était une bête immense, entièrement faite de ténèbres, qui pouvait causer cris et pleurs à la simple évocation de son nom, qui niait tout sentiment de sécurité même lorsque l’on était pas sur son territoire. Elle voulait revoir cette ancienne connaissance, prisonnière des flammes lumineuses que l’on avait utilisées pour détruire toute l’ombre de son être.

- Plus de deux siècles à être le plus grand démon de la forêt, et dire qu’il a fallu d’une pitoyable malédiction pour balayer tout ceci. Quel gâchis…

Méphilia redonna un coup latéral avant de parer plusieurs attaques sauvages que lui portait l’aventurier.

- Ces héros minables ne t’ont pas épargné, mais je suppose que continuer de forger ton propre style pourrait t’éveiller à nouveau. Tu as un style dangereux, primitif, mais qui pourrait te convenir. Mais attention à ne pas négliger tes défenses, c’est ce qui t’a fait défaut et piégé dans cette… forme…

Elle avait noté qu’il scrutait la sacoche contenant la lanterne dans laquelle sa flamme était enfermée. Peut-être lui révèlerait-elle pourquoi elle la voulait, plus tard, si l’envie lui prenait. Méphilia voulait voir jusqu’où Jin était prêt à aller, et si le Loup allait pouvoir ressurgir…