"Et moi, pour un bon ragoût bien chaud."
Leur patrouille nocturne enfin close, les deux soldats trainassaient en rêvant de leurs édredons, se sachant bientôt libérés du froid glacial de la nuit. Leur chef d'escouade, bien plus alerte malgré l'heure tardive, avançait prudemment et tâchait de ne pas se laisser déconcentrer par les bavardages intempestifs des deux lurons supposés le couvrir en cas de pépin. Leur bonhommie ne semblait pas apaiser son esprit et c'était presque avec angoisse qu'il ouvrait la voie sur le chemin sinueux du retour au bercail.
"Vous voulez bien baisser d'un ton messieurs ?"
Offusqués par la remarque de leur supérieurs, les deux pipelettes rendues bougonnes jetèrent une œillade de désapprobation à celui qui dirigeait la marche. Ils n'étaient visiblement pas aussi inquiets que lui et l'un d'entre eux décida donc de lui répondre d'un air goguenard :
"Pourquoi ? T'entends pas les piafs ? Y'a rien de méchant par ici chef, détend-toi. D'ailleurs, tu bois un coup avec nous ce soir ?"
Abruptement, le concerné s'arrêta et ses deux compagnons firent de même, visiblement surpris par cette interruption brutale. Les gaillards se toisèrent avec incrédulité, se demandant s'ils avaient fait une bourde en s'adressant ainsi à leur collègue. Il était vrai que leur ton était peut être un poil trop familier mais c'était toutefois l'usage au Village Perché.
Le jeune officier tourna les talons afin de leur faire face, la lueur de sa torche exposant son visage et révélant sa colère. les fixant d'un air où se lisait une profonde gravité mêlée à un soupçon de crainte. Ce n'était pas par professionnalisme qu'il se montrait si sérieux, mais bel et bien par effroi. Son ton monta d'un cran et ce fut avec une hargne déplacée qu'il prit la parole, laissant les mots fuser entre ses dents serrées.
"Rien de méchant ? T'as raison, c'est vrai qu'aucun Belluaire ne s'est jamais fait embusquer en patrouille par ici après tout."
Après cette pique pleine d'ironie et de véhémence, il pivota brusquement et se remit en marche, laissant à ses compères le soin de comprendre d'eux-mêmes l'idiotie de leurs précédents propos. La remarque eut l'effet escomptée et les concernés se sentirent immédiatement bien penauds, car ils savaient pertinemment à quelle triste affaire leur dirigeant faisait allusion. Si cette terrible attaque demeurait toujours solidement ancrée dans l'esprit de la plupart des éclaireurs, on essayait de ne plus y faire trop allusion de peur d'éveiller de mauvais souvenirs.
Se sentant fautif, l'un des deux suiveurs tâcha d'accélérer le pas afin de rattraper son supérieur, désireux de présenter ses excuses pour ce flagrant manque de jugeotte dont il venait de se rendre responsable. Le second, moins dégourdi que son camarade, ne semblait quant à lui pas décidé à exprimer son opinion sur le sujet, convaincu d'en avoir déjà fait assez pour la soirée.
"Ecoute chef, j'suis désolé. On essaie de relativiser et d'oublier cet évènement même si c'est vrai qu'il faut pas se relâcher et baisser notre garde. Après, te fais pas trop de bile non plus quand même, ça fait des lustres qu'on a plus eu de soucis. C'était affreux j'te l'accorde, mais c'était probablement une attaque isolée, tu crois pas ?"
L'intéressé jeta un regard en coin à son subordonné, lisant dans ses yeux une véritable sincérité. Ses traits renfrognés semblèrent se relâcher un peu et ce fut avec bien plus de douceur, mais pas moins de sérieux; qu'il reprit la parole.
"Je sais bien qu'on a tous besoin d'évacuer la pression, je vous jette pas la pierre. Mais vous savez tous deux que l'inattention à coûter la vie à trop d'hommes pas moins vaillants que nous. On a perdu trop d'amis et trop de frères d'arme, alors tâchons de rester concentrés pour pas avoir à creuser plus de tombes, vous voulez bien ?"
Compréhensif leur léger désaccord, la recrue hocha la tête en signe de confirmation et invita leur dernier compère à se joindre à eux, désireux de resserrer les liens entre les trois soldats.
"Tedrik, fais pas ta mauvaise tête et viens t'excuser au chef !"
Un court silence s'installa puis, après une poignée de secondes sans réponse, la paire de militaires fit volte-face pour découvrir avec terreur la disparition soudaine du dernier membre de leur groupe.
Un frisson d'horreur grimpa le long de l'échine du gradé qui, d'un bond, adopta une posture martiale tout en mettant la main à son fourreau, dégainant sa lame tout en scrutant l'obscurité avec attention. Son second, bien moins préparé à une telle situation, fit face à la situation avec un cruel manque de raison. Sans même se saisir de son arme de service, il se contenta de hurler :
"Tedrik ?! C'est pas drôle, ramène toi !"
Le lourd silence qu'il obtint en guise de réponse lui permit néanmoins de se remémorer les bases de son entraînement militaire et ce fut avec maladresse qu'il s'empara de sa hallebarde, non sans s'emmêler les doigts dans les lanières ornant sa propre armure. Un objet fila alors au dessus d'eux et tomba à leurs pieds dans un bref impact qui les fit tressaillir. Le gradé crut d'abord à un projectile mais la faible lueur procurée par sa torche lui permit bien vite d'identifier la nature de l'objet et ce fut à cet instant précis que l'angoisse laissa place à une terreur bien plus profonde. Un casque et des cheveux, il n'avait pas besoin d'en voir davantage pour comprendre le drame de leur situation.
D'un mouvement rapide, il pivota afin de faire face au point d'envoi supposé afin de chercher leur ennemi qui était sans doute encore là, tapi dans l'ombre. Choqués par la terrible découverte qu'ils venaient de faire, ils tâchaient cependant de garder la tête froide et avançaient dos à dos, tâchant de couvrir du mieux qu'ils le pouvaient les possibles angles d'attaque de leur sinistre agresseur. Combien étaient-ils, de quelle genre de magie pouvaient-ils disposer ? L'altercation venait à peine de débuter et déjà, l'issue paraissait critique.
Ces quelques considérations leur suffirent pour comprendre instinctivement que leur meilleure issue n'était pas le combat mais la fuite, car les ténèbres avantageaient définitivement leurs adversaires, si ces derniers avaient été capables d'occire l'un des leurs sans le moindre brut. Lentement mais sûrement, les militaires tâchaient donc de ne pas faire de faux pas et espéraient plus que tout que leurs torches leurs permettraient d'identifier la menace avant qu'elle ne parvienne à les frapper de cette même lame qui avaient eu raison de leur ami.
"Tu vois quelque chose ?"
Ce ne fut pas la voix de son compagnon qu'il entendit et sa surprise fut telle qu'elle le paralysa entièrement.
"Ouais. Mais c'est pas beau à voir."
La réponse, prononcée avec un timbre monstrueux aux échos profonds, fut accompagnée d'un immonde gargouillement sanguinolent et ce fut au prix d'un effort surhumain que l'officier parvint à passer outre sa propre horreur pour se retourner, faisant enfin face à la terrible entité qui venait d'assassiner froidement un second innocent. Le manque de visibilité ne lui permit pas immédiatement de cerner les traits de l'ennemi mais le peu qu'il vit fut bien assez pour lui faire lâcher son arme.
Une gigantesque lame courbe traversait la gorge de son camarade que la vie avait déjà quitté. Un ultime tressaillement plus tard, le pauvre homme s'effondra dans une mare écarlate et le monstre responsable de cet abject spectacle fit tourner son arme dans les airs, projetant du sang tout autour de lui dans une macabre démonstration de ses aptitudes d'épéiste. Sous l'épaisse capuche de toile qui couvrait partiellement son faciès, ses traits décharnés apparurent enfin clairement aux yeux du militaire qui avait déjà abandonné tout esprit combattif, comprenant enfin à qui, ou plutôt à quoi, il faisait face.
"C'est... c'est vous ? C'était vous ? Vous êtes le... le..."
Le Belluaire tomba à la renverse et tendit instinctivement sa main tremblante en avant, comme pour implorer la pitié de cet être atroce qui en était bien évidemment dépourvu. La chair morte de la créature se tordit dans un subtil craquement de peau desséchée et ce fut avec un sinistre sourire que la chose prit la parole.
"Je dois t'avouer que je ne suis pas peu fier de ma performance. Je ne la savais pas si marquante."
Des larmes roulèrent sur les joues du militaire qui se mit instinctivement à ramper pour s'éloigner du tortionnaire qui lui faisait face mais le monstre le prit de vitesse et enfonça violemment sa lame dans la cape du jeune soldat, le clouant sur place et effaçant par la même occasion le maigre espoir de fuite que caressait encore le malheureux. Il balbutia quelques prières mais le Non-Mort vint immédiatement l'interrompre en l'empoignant par le menton, le contraignant à lui faire face et surtout à l'écouter.
"Ca tombe bien que je t'ai sous la main si t'as eu vent de mes exploits, ça m'évitera d'avoir à te résumer l'histoire. Où est-elle ? J'ai un compte à régler."
Face à la visible incompréhension de sa victime, le Non-Mort s'impatienta et renforça son emprise sur le visage de cette dernière, ce qui lui arracha un grognement de douleur qui se changea en un sanglot étouffé.
"Java ! Qui est-elle ? Où je la trouve ?"
Le Belluaire dévisagea la créature avec stupéfaction, découvrant enfin les motivations de l'esprit malade qui habitait la carcasse. Le Lieutenant avait déjoué l'attaque orchestrée et, non content d'avoir commis l'irréparable une première fois, ce cauchemar souhaitait terminer le travail. Malgré ses états d'âme, l'instinct de survie l'emporta et ce fut sans plus attendre que le jeune homme offrit à l'assassin le peu d'informations dont il disposait sur la concernée.
"Le Lieutenant Anggun ? Elle est pas très souvent au Village. Elle part tout l'temps en exploration ou en mission à l'extérieur mais elle a bien une chambre à la caserne ! J'en sais pas plus, j'suis désolé, me tuez pas s'il-vous-plait ! J'vous dirai tout ce que vous voulez mais par pitié laissez-moi la vie sauve, j'ai une famille et..."
"Ca marche, tu m'as convaincu. Merci pour les informations mon petit."
Aussi abruptement qu'il s'était saisi de sa proie, le mort-vivant relâcha le Belluaire et se redressa dans un grincement d'os avant de s'épousseter comme si de rien n'était. Estomaqué, le survivant fixa son agresseur sans oser bouger un cil, persuadé qu'il ne survivrait pas à cette terrible rencontre.
"Vous... vous allez me laisser la vie sauve ?"
D'un ton désormais bien moins menaçant, voir même étrangement désintéressé, le Non-Mort reprit de plus belle, faisant même à son interlocuteur l'affront de lui tourner le dos tout en ajustant ses gants de cuir.
"Mieux que ça, je vais même te faire cadeau de mon épée. Tu la montreras au Lieutenant Anggun quand tu la croiseras et tu lui passeras le bonjour de ma part. T'as même pas besoin de causer, je l'ai déjà décapitée avec donc j'ose espérer qu'elle saura reconnaître de qui provient le message."
Après un court silence, Khepra tourna la tête et fixa le dernier survivant d'un air narquois, avant d'ajouter :
"Allez ! Lève-toi et cours ! T'as une chope bien fraîche et un ragoût chaud qui t'attendent à la maison non ? Va et dors sur tes deux oreilles, le Village Perché est parfaitement sûr."
Dans un éclat de rire sordide, il disparut enfin dans les ombres et se volatilisa pour de bon, ne laissant à sa victime qu'une lame ensanglantée ainsi que le terrible fardeau d'une vie marquée par la peur la plus sourde.
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