Et les monticules de poussière qui s'étaient amassés au fil des jours sur le couvercle de la boîte qu'Enkhisae avait entre les mains connurent une fin des plus tragiques sous le coup de son éternuement aussi brutal que bruyant. Laissant échapper un grognement à la suite du cataclysme, l'hybride laissa tomber la boîte sur la table des archives, avant de marmonner un vague 'désolé' ronchonnant. Adressé à... la table elle-même peut-être, la boîte, ou même la poussière, allez savoir. Mais pour le moment, il était à peu près le seul être vivant présent dans cette pièce – en excluant la colonie immense d'acariens qui avait certainement dû élire domicile dans cet environnement poussiéreux.
Certainement qu'on y faisait le ménage encore moins souvent que l'on avait envie d'y entrer. Et quand on y entrait, c'était généralement pour déposer un rapport, l'enterrer parmi ses semblables rapports d'ores et déjà empoussiéré et en oublier l'existence jusqu'à ce que, une fois toutes les dix lunes un heureux rapport était élu pour être déterré de là car contenant des informations pertinentes relatives à une affaire en cours. Autant dire que la pièce des archives n'était pas l'endroit le plus fréquenté de la caserne du Village Perché. Pourtant, la personne bien intentionnée qui avait aménagé les lieux avait pris le soin de disposer, au centre de la pièce, au milieu des étagères garnies de boîtes d'archives et de rapports, un ensemble de tables et de chaises, afin de permettre aux gardes assidus de profiter du calme du lieu pour rédiger leurs rapports. Les tiroirs des tables contenant par ailleurs du matériel d'écriture tout droit sorti des fonds de la garde afin de permettre à ses membres d'être assidus dans leurs écrits sans que cela ne s'avère trop onéreux.
Mais allez savoir. Peut-être que la plupart des Belluaires préféraient se balader dans les coins perdus de la Grande Forêt plutôt que de rester assis enfermés à écrire des rapports. Ou peut-être qu'ils préféraient écrire leurs rapports au sommet d'un arbre.
La solitude dans un tel lieu ne dérangeait cependant pas Enkhisae, qui, une fois remis de ses émotions poussiéreuses, souleva le couvercle de la boîte qu'il avait extirpé de son étagère, y dévoilant une pile bien ordonnée d'archives, classées par dates. La boîte n'était par ailleurs pas pleine, attendant d'autres rapports pour être complétées. Étiquetée par ailleurs 'effluent ouest du Grand Fleuve'. S'y trouvaient les rapports des missions de routine qui étaient menés sur cette zone géographique, et il se trouvait que l'un des siens reposait pas loin du dessus de pile, qu'il commença à éplucher, non pas pour retrouver son écrit, mais pour diviser la pile à un endroit et une date bien précis.
Cette date, c'était celle de la nomination de la Lieutenante actuelle de la division des Tsi'Lys, Java Anggun. Et si cela pouvait paraître étrange de prime abord, il n'y avait cependant rien d'étonnant à ce que la nomination d'un nouvel officier dans le régiment des Belluaires amène à un petit ménage de printemps pour remettre un peu d'ordre. Et non pas que dans la chambre nouvellement occupée de la Lieutenante actuelle des Tsi'Lys, mais également dans les archives. Les mauvaises langues disant par ailleurs qu'il ne s'agissait là que d'une excuse pour véritablement s'intéresser aux archives trop souvent délaissées.
Qu'à cela ne tienne, Enkhisae n'était pas le seul à devoir s'adonner à un tel rangement, mais seulement le premier à être arrivé. Si la perspective de passer la journée enfermé à trier et remuer des archives ne l'enchantait pas particulièrement, il ne prenait pas non plus la tâche comme une immonde corvée dénuée de tout intérêt. Plus d'une fois, il avait offert à ses collègues des autres divisions son aide pour des tâches bien différentes de ses attributions habituelles, et il était loin de s'en plaindre. Et cette fois-ci ne faisait pas exception. Et pour le coup, si la tâche aurait très bien pu relever du ressort des Ouranbos, il s'agissait tout de même de son propre lieutenant, donc... raison de plus pour participer. D'ailleurs, la nouvelle Lieutenante elle-même devait, normalement, se manifester pour aider à la tâche. De même que... possiblement sa camarade de chambrée, qu'il avait mise au courant plus tôt dans la journée.
Remuant machinalement ses ailes, il tira une chaise, s'asseyant en commençant à éplucher les rapports de la pile qu'il venait de scinder. Guettant, d'une oreille distraite, les pas de celles qui devaient le rejoindre.
Même si elle grogne à la simple idée de devoir éplucher toute sa paperasse et, les paperasses des autres qui y sont liées, elle sait qu'elle doit faire preuve de bonne foi. Elle est après tout venue pour faciliter la vie au Village Perché, même si ça veut dire qu'il faut aussi faciliter celle de ses gratte-papiers. Elle ouvre la porte de la salle des Archives, et reconnaît vite une tignasse familière.
▬ Enkhisae !
Parfait, son nom est sorti sans accrocs.
▬ Toi aussi, on t'a assigné à la paperasse ? Ca me rassure un peu. Tu vas bien, sinon ?
Tout en parlant, elle se dirige vers un gros carton qui porte son nom. Dedans y sont classés plusieurs dossiers, et... au moins une centaine de feuilles volantes. Ah, oui. C'est vrai qu'il y avait de quoi gueuler. Elle attrape une feuille et essaie de déchiffrer son écriture. « Bra...iers dans la zonne o... avec les ... ». Les Billes ? Les filles ? Les grilles ? Elle passe sa main sur son front, et étouffe un soupir pour le transformer en sourire. Pas de panique. Elle avait toute la journée pour mettre ça au propre, non ? Elle se retourne et adresse un clin d'oeil à son cadet.
D'abord, prendre ce carton et le poser sur une table. Ensuite, choisir une chaise qui grince pas trop, et placer sa main sur la table. Le clone qui apparaît une dizaine de secondes plus tard est debout devant elle, et attrape silencieusement un paquet de feuilles volantes, une plume, un encrier, et du papier vierge. Java regarde Java se mettre à l’œuvre, et après un petit soupir, décide de s'y mettre également.
Elle commence par attraper le premier dossier organisé pour le relire. Une histoire de tatouages magiques illégaux qui... vrillent ? Visiblement, même les rapports soigneusement ordonnés par les Ouranbos ont leur lot de trous. Elle repère la date, et décide de demander de l'aide à son camarade.
▬ Tu sais où sont les dossiers qui datent de la troisième lune de la saison fraîche de l'an 1000 ?
Elle pourrait juste invoquer un deuxième clone, mais autant profiter un peu de la compagnie « réelle ».
C’est une punition des Astres pour une action que personne n’est arrivé à te prendre la main dans le sac, peut-être que si ça avait été un sac sans fond cela serait passer. Il faudra tout de même penser à prendre une boite de couleurs pour les prochaines teintures, parce que tout faire à la main c’était long tout de même. L’achat le plus important actuellement restait tout de même un carnet à secret pour les missions. Tu penses à tout cela en poussant la porte des lieux. Visiblement tu es la dernière arrivée sur place et vue les personnes présentes, ce n’est définitivement pas une punition, mais bien un moyen de faire cette fichue paperasse que personne ne souhaitait faire. Enfin pas le Lieutenant avec Java en tout cas.
— Bonjour, désolé du retard, j’ai une personne à soigner d’une écharde avant de venir. Personne ne s’est coupé avec une feuille pour le moment ?
Ce n’est même pas un mensonge pour le coup. Même si tu as trainé encore plus des pieds une fois la tâche réalisée. Le gars avait des échardes placées à un lieu où tu ne veux même pas réfléchir à de comment c’est arrivé. Tu en parleras à l’occasion à Apolline, elle trouvera certainement une manière d'intégrer cela à ces récits pour que cela plaisant et amusant à lire.
— Le sang sur les papiers officiels ça veut dire devoir tout réécrire pour remettre ça au propre et c’est chiant… Surtout quand ta scribouilleuse est prêtée à quelqu’un d’autre et qu’il y a plus de pansements dans ta trousse du parfait maladroit à cause de cons qui ne savent visiblement pas que tu n’approches pas des chatons sans l’accord d’une maman. Surtout quand ce ne sont pas des chatons, mais des bébés Loupain en pleine nature…
C’est tellement du vécu que cela te fait presque mal au cul de penser à ce genre de chose, même si cela reste amusant.
— Enfin bon… Est-ce que vous avez commencé à faire des tas par années et saison ou est-ce que… ATCHOUM !
Un fort éternuement se fait et dans l’action tu éparpilles un tas de feuilles qui était juste sous ton nez à ce moment-là.
— Je n’ai rien dit… ça fait combien de lune que personne n’est venu ?
Il y a un certain dépit en disant cela alors que tu ramasses les feuilles que tu as fait tomber en regardant grossièrement les dates. Pourquoi des dossiers de la deuxième lune de la saison chaude de l’an 998 étaient encore là ? Comment cela une plainte pour des chants de coq de Leral trop tôt le matin ?
En témoignait le ton familier qu'elle employait avec lui, tout comme le manque d'engouement vis-à-vis du travail administratif qui l'attendait qu'elle ne se donnait pas vraiment la peine de dissimuler. Mais quelque part, le naturel de la jeune Lieutenante était quelque chose de plutôt agréable et rafraîchissant pour l'hybride, habitué pendant longtemps à des supérieurs un peu trop formels – comme l'étaient souvent ceux de la capitale.
- Hmhm, répondit-il dans l'affirmative, à la Lieutenante. Si j'y avais réfléchi un peu plus, j'aurais demandé au Ouranbos qu'ils nous prêtent un peu de matos pour nous aider à mettre de l'ordre dans tout ce bordel. Mais sinon, ça va.
Ce ne serait ni la première ni la dernière fois qu'il se lancerait dans une tâche qui n'était absolument pas approprié au contenu habituel de son sac, mais sa tendance à vouloir aider n'importe qui de la Garde, quel que soit son régiment d'affectation, l'emportait parfois sur son sens pratique. Même si, pour le coup, l'assignation, bien que partagée, était bel et bien la sienne. Mais il n'aurait pas dit non à une scribouilleuse, un pupitre flottant, une lampe magique, voire même lunettes de jour, ainsi qu'un ou deux pendentifs plume pour faciliter le déplacement de toute la paperasse, qui, mine de rien, pesait son poids.
Observant pendant quelques instants Java faire apparaître l'un de ses clones, non sans une étincelle de fascination dans le regard, il s'astreignit à baisser de nouveau les yeux sur ses propres papiers, plissant légèrement les yeux.Non, décidément, le relevé des populations d'algues du Grand Fleuve était tout sauf passionnant. Si bien qu'il accueillit volontiers l'arrivée de Xylia, quand bien même la réflexion de la jeune femme lui tira un sourcil arqué. S'apprêtant à lui répondre d'un ton léger, il fut coupé dans son élan lorsque retentit l'éternuement de la Belluaire brune, faisant subir une nouvelle tempête à tous ces pauvres papiers qui n'avaient rien demandé à personne. Se relevant précipitamment en essayant d'attraper au vol ces nouvelles victimes, et délaissant un peu trop à cœur joie ses histoires d'algues, l'hybride vint déposer quelques-unes des feuilles ainsi rattrapée sur la table, à proximité de Xylia.
- Environ autant qu'il a spontanément pris l'envie de faire le ménage ici à quelqu'un, répondit-il au passage à la jeune femme. En d'autres termes : probablement beaucoup trop.
Et, retournant à sa propre pile de documents, il en profita pour l'éplucher afin de répondre à la question que lui avait posée Java.
- Je crois que tu vas devoir regarder dans plusieurs dossiers, Java... ? Ce que j'ai là est trié par secteur géographique. D'ailleurs...
Son regard s'était posé par réflexe sur la date du rapport qu'il était en train de lire quelques minutes plus tôt.
- … J'ai un rapport d'escorte d'un écologiste étudiant les populations d'algues du Grand Fleuve datant de ce moment-là sous la main, si ça t'intéresse.
Relisant pour la quatrième fois la dernière ligne sur laquelle il avait bloqué sa lecture, Enkhisae fronça légèrement les sourcils, tout en tirant de la pile ledit rapport.
- C'est moi ou ça fait aucun sens.. ? marmonna-t-il pour lui-même à voix haute.
L'hybride fit glisser le rapport sur la table, afin que ses collègues puissent y jeter un œil à leur tour. Certaines phrases du rapport étaient illisibles, ou contenaient carrément des trous. Et d'autres ne faisaient tout simplement aucun sens, se référant à d'autres parties du rapport qui étaient inexistantes. Comme si certains éléments du rapport s'étaient envolés. Alors, certes, le sujet des algues du Grand Fleuve était loin d'être passionnant, mais... ce manque de cohérence dans le rapport était intriguant. Surtout lorsque les conclusions de l'écologiste étaient mentionnées comme étant suspectes, sans être détaillées, et que l'assignation d'escorte avait été écourtée pour des raisons obscures. Peut-être que ses deux collègues avaient également relevé de leur côté d'autres incohérences dans les rapports qu'elles étudiaient ?
Un nouveau visage amical apparaît, et Java fait un sourire éclatant de joie en le reconnaissant. Elle s'est beaucoup attachée à Xylia depuis leurs petites sorties camping, et c'est toujours un plaisir de passer du temps avec ce petit bout de femme. Elle jette un œil au rapport qu'elle tient, et le dépose un instant le temps de l'accueillir.
Sauf que bien sûr, la petite demoiselle réagit mal à la poussière. Compréhensible, cela dit – faut dire que les archives sont jamais très agréables pour les nez sensibles. Le lieutenant s'accoude sur la table. Son clone n'a même pas bronché.
▬ Salut Xylia. J'crois que personne aime beaucoup cette pièce, Ouranbos y compris... Enfin, bon. Moi, je dois mettre au propre mes multi-rapports parce que j'me suis fait remonter les bretelles.
Petit rire gêné. C'est vrai qu'elle a pas trop assuré, sur ce coup.
▬ Je vous donne un clone pour aider au tri, ça devrait être plus faisable à trois. Oh, vous pouvez me rendre service ? Il faudrait faire une pile à part pour les rapports sur les meurtres et sur une certaine embuscade avec un mort-vivant. Ca nous servira sûrement plus tard.
Elle retourne à son déchiffrage d'elle-même et pose la main sur la table, laissant les secondes passer pour faire apparaître une troisième Java dans la pièce. Tout aussi calme que l'autre clone qui épluche les rapports et s'applique à réécrire ses phrases avec le moins de fautes possible, elle attrape une caisse remplie de papiers désorganisés, la vide par terre, et s'assied en tailleurs dans le nuage de poussière, devant le tas de papiers.
▬ On commence par les plus récents et on remonte petit à petit ? Vous préférez quoi ?
Sans attendre leurs réponses, cette Java-là commence à réunir les papiers devant elle pour se faire une idée de ce qu'ils contiennent. Elle hausse un sourcil en repérant une suite de plaintes sur un violoniste pas très doué, mais se contente pour l'instant de faire une petite pile organisée.
La Java originelle, elle, s'est remise au travail. Finalement, en creusant un peu sa mémoire, et en plissant les yeux très forts, elle arrive à peu près à comprendre ce qu'elle voulait écrire. Maintenant, il va falloir, recroiser les sept versions pour en faire un seul résumé. Pour une trentaine de rapports.
La journée va être longue.
— Un mort vivant ? On n’a des goules tueuses en série et personne à rien fait ?
C’est la première chose qui te vient à l’esprit pour le coup. Quand on ne connaît pas tous les détails sur ce genre d'attaque, cela n’aide pas du tout. Il y a des éléments qui manquent, comme cette histoire de plantes dans la rivière. Tu lis plus ou moins en diagonale cette histoire de plantes d’ailleurs en ce moment, mais ton collègue a raison, il y a un truc qui cloche avec ce rapport.
— Pour cette histoire de plantes dans la rivière vu ce qui cloche on est bon pour refaire l’enquête dessus… Parce que ce n’est pas normal qu’il manque autant d’éléments ou que certaines choses ne correspondent pas…
Un soupir las sort de ta bouche et tu reposes l’élément avant de regarder tout autour de toi. Même avec le clone de Java en plus tu as une impression de ne pas savoir exactement par quoi commencer et de comment le faire.
— Oui, le faire bout à bout ça pourrait être une solution de remonter doucement, mettre du coup de côté ce qui est classé et terminer, puis ce qui ne semble pas complet ou avec des erreurs. Au pire des cas, les Ouranbos regarderont cela en détail et feront passer au capitaine s’il y a des choses trop inquiétantes, je suppose.
Il y a une sorte d’indécision dans ta voix en disant cela. Tu ne sais pas trop quoi penser de tout cela. Cette pièce en elle-même qui semble être un fourre tout de rapport inachevé ou incomplet. Tu prends un autre dossier au hasard et fronce les sourcils en lisant le début de la contenue.
— Les plantes ce n’est pas le premier rapport qu’il y a dessus… Là aussi il manque pas mal d’éléments d’ailleurs… Pourquoi cette plante n’est pas mise plus en avant si cela demande au moins deux rapports dessus ?
Tout en disant cela, tu mets un rapport sur du tapage sonore à cause de familiers un peu trop actif en plein milieu de la nuit ou d'enfants turbulents, le rapport semblait mêler les deux sans que cela soit une vraie différence.
L'ombre d'un sourire se dessina cependant sur ses lèvres lorsqu'il se prit à observer du coin de l'oeil la troisième Java faire son apparition. Si, certes, le don de la lieutenant le fascinait, il accueillait surtout volontiers une paire supplémentaire de mains pour la fastidieuse tâche administrative qui se présentait à eux. Un sourcil qui ne tarda pas à faire place à un sourcil arqué quand cette histoire de meurtres et de morts-vivants se fraya un chemin dans son cerveau, entre deux mots d'un rapport sur un chat voleur de pistaches qu'il venait distraitement d'extirper d'une pile de rapports.
- Je commence à voir l'ampleur et l'utilité de notre glorieuse tâche... marmonna-t-il.
D'un simple hochement de tête, il consentit à la proposition de Java, alliée à celle de Xylia, gardant dans son voisinage cette pile qu'il avait extirpée des étagères poussiéreuses, qui concernaient l'effluent Ouest du Grand Fleuve, qu'il avait déjà coupée en deux à la date où Java avait été nommée Lieutenant. Prêtant une oreille distraite à ses collègues, l'hybride commença à constituer deux piles : celle des rapports complets et à priori dénués de tout aspect louche, triée du plus récent au plus ancien, comme suggéré par ses collègues, et une pile de rapports incomplets, triée de la même façon, à partir des rapports qu'il avait déjà entre les mains.
- Ah, tiens, une histoire de mort-vivant...
Son regard doré parcourut rapidement les lignes manuscrites, griffonnées par un soldat qui, visiblement, avait hâte de finir son rapport, rendant celui-ci plus ou moins involontairement illisible par endroits du fait d'une écriture petite et bâclée.
- Petit pont, petit trait, petit point, grand trait... ronchonna-t-il à mi-voix en tentant de déchiffrer les pattes de mouche.
De ce qu'il en comprenait, un groupe de pêcheurs semblait avoir été victime de l'attaque nocturne d'une créature ressemblant à un mort-vivant, et l'un d'entre eux était parvenu à s'enfuir, pour alerter le poste de gardes le plus proche. Malheureusement, lorsque les soldats étaient intervenus sur les lieux, le mort-vivant en question avait disparu, ne laissant derrière lui qu'un bain de sang, deux cadavres et un disparu. Réprimant une grimace, Enkhisae déposa le rapport sur la pile que Java avait commencé à constituer sur les affaires de mort-vivant, avant de jeter un œil à son propre rapport sur les algues déposé sur un coin de la table.
- Faisons aussi une pile pour ces algues, je suppose... ? On pourra les confronter aux autres rapports de dates similaires, et aux autres rapports qui posent problème, voir si il y a quelque chose de commun... P'tetre un garde négligeant, ou autre chose de pire.
Qui sait, entre algues suspectes, mort-vivant meurtrier et chat disparu, il y aurait peut-être un fil rouge qui se dégagerait ? Fronçant légèrement les sourcils, Enkhisae vint déposer le rapport sur le chat inachevé sur la pile des rapports problématiques.
- J'espère que la table sera assez grande... soupira-t-il.
Java n'a pas vraiment envie de s'étendre sur le sujet, alors elle fait mine de continuer à lire le rapport qu'elle tient. Enkhisae n'osera sûrement pas poser la question directement, et Xylia sait comprendre ce genre de non-dits. Même si, connaissant cette adorable petite peste, elle ira sûrement fourrer son nez dans les compte-rendus manuscrits sur l'affaire. Bah, au pire, elle trouverait peut-être une piste en étant suffisamment stimulée ?
▬ On fout c'qu'on peut sur la table, et au pire j'en ramène une autre de la réserve. Et si deux tables suffisent pas, on commencera à organiser le sol !
Elle aurait bien ramené plus que deux tables, mais elle ne voulait pas se faire gronder encore plus pour détournement de mobilier. Accessoirement, ils risquaient de ne plus avoir beaucoup de place pour circuler, avec des tables partout.
Le temps passe, et la paperasse s'entasse. Java progresse comme elle peut dans la mise au propre de ses rapports, jusqu'à ce que son clone s'agite. Elle retourne une pile de papier jauni, bien plus écorné que le reste des papiers sur ses genoux. Relié par un fil de cuir, on dirait une espèce de journal personnel. Un oubli, un objet perdu ? Sa créatrice finit par lever la tête vers elle pour l'interroger du regard. Le clone s'éclaircit la gorge.
▬ Hum... J'ai trouvé un journal dans un dossier. Y a pas d'nom, mais ça parle d'expériences pour donner vie à des animaux et des plantes morts. J'arrive pas à savoir si c'est sérieux ou pas ? On dirait une tentative de roman. On l'garde dedans pour la documentation ?
L'autre Java se gratte le menton.
▬ Les algues, ça meurt ?
Parce que ça pourrait peut-être expliquer des choses sur les animaux disparus, mais les algues... Bof. Et encore, c'était un peu tiré par les cheveux, tout ça. Probablement pour ça qu'on continuait de les envoyer sur le terrain pour enquêter sur tout ce bazar.
Au moins, on s'ennuie pas, dans la forêt.
Tu te visualises plus avec une assembler de neveux et nièce qui ont déjà commencé à pointé leur bout de nez plein de morve qu’avec des enfants à toi. Tu tentes surtout de prendre la remarque avec humour et enthousiasme. Être ici n’est pas plaisant, mais au moins la compagnie elle l’est. Doucement tu commences à suivre l’idée d’Enkhisae pour cette histoire de table. C’est vrai que cela serait mieux que cette dernière soit assez grande serait un plus.
— Au pire, un Java qui fait le pont pourrait nous servir de table, non ? Avec des abdos pareils, c’est super solide en plus, je pense. Non ?
Le tout est dit clairement sous le ton de la plaisanterie, mais cela ne t’empêche pas d'imaginer la scène, avec Java servant de table. À un repas, cela donnerait certainement quelque chose de terriblement amusant à voir. Enfin, ce n’est pas le sujet du jour. Loin de là. Mais il y a un point tout de même qui souligne l’hybride qui te turlupine un peu.
— Vous pensez qu’il est possible qu’on ait tenté d’étouffer l’affaire ? Je veux pas dire que les collègues font mal leur travail, mais il y a toujours des possibilités de taupes ou même d’argent pour mettre de côté une affaire qui touche à quelque chose de plus gros… que ça soit pour les meurtres de Belluaire ou cette histoire d’algue… autant les meurtres, je comprends, mais pourquoi ses algues ?
Enfin, tu peux un peut comprendre. Il y a des plantes des plus dangereuses qu’il ne faut pas laisser vivre pour le bien de tous, qui sont trop dangereuses pour diverse raison, mais qu’est-ce cette histoire d’algue tout de même ?
— Et oui, les algues sont des êtres vivants qui meurent, elles ont même des émotions et plein d’autres choses… C’est assez flippant de vouloir redonner vie à des êtres vivants. Cela ne va pas dans l’ordre des choses. Genre, c’est incroyable et surement magnifique pour des vies, mais les esprits de personnes qui de base sont proches de la mort son changer à jamais, alors une personne qui est vraiment morte… Et je doute que la magie apprécie ça aussi…
Rien qu’avec la sensation de mourir avec une plante en même temps que tu soignes tu ne le vit pas bien, alors redonner vie à une personne qui était littéralement morte depuis un moment, tu ne veux pas imaginer. Parce que cela commence avec des plantes et des animaux et un jour ça passe aux humains à force.
— J’ai une connaissance de l’académie qui sait remonter des pistes grâce aux écritures des gens, je peux la contacter pour voir si le carnet peut donner plus de pistes sur l’auteur. Est-ce que vous croyez que si on sort pour dire qu’on prépare une nouvelle enquête on peut échapper à la fin du tri ? Non, parce que peut-être qu’avec ça on une piste pour sauver tout le pays d’une attaque d’algue transformer en goule !
Ça ressemblerait à quoi des algues goule ? Aucune idée mais étrangement une part de toi veux absolument le savoir.
S'efforçant de ranimer ladite curiosité vis-à-vis des rapports entassés dans la salle pour le moment morte depuis quelques heures, l'hybride finit sa lecture, classa le papier qu'il avait entre les mains sur une pile vaguement classée comme 'exhaustif et sans intérêt', avant de laisser échapper un petit ricanement amusé lorsque parvint à ses oreilles la suggestion de Xylia. L'image mentale avait de quoi distraire, même s'il ignorait comment le prendrait le Lieutenant – mais commençant à la connaître, l'hybride aurait parié assez sereinement qu'elle n'en était guère offusquée.
Reprenant son sérieux, Enkhisae retarda volontiers l'instant fatidique où il devrait prendre un autre rapport dans la pile entassée sous yeux, dont la hauteur diminuait trop lentement à son goût, pour prêter l'oreille aux hypothèses de ses deux collègues. Frottant l'arête de son menton du bout de ses doigts d'un air songeur, l'hybride ne put s'empêcher d'esquisser un sourire à la question spontanée et innocente de sa supérieure quant au statut vivant des algues, à laquelle Xilia répondit avec un souci surprenant pour le bien être végétal. Mais au-delà de ce souci somme toute particulier, celui que la jeune femme évoquait quant à un complot afin d'étouffer une affaire louche relevait d'un caractère assez inquiétant. Quoique autrement plus passionnant que l'idée de passer quelques heures de plus à essayer de ranger tous les rapports traînant dans la réserve poussiéreuse. Il en était au stade où il préférerait presque témoigner d'une attaque d'algues mort-vivantes plutôt que de continuer à lire et à ranger un rapport de plus.
Aussi ce fut avec un peu trop d'empressement que le jeune hybride se leva de sa chaise, un frémissement parcourant ses ailes, son regard doré se posant tour à tour sur Xylia et Java. Et se rendant immédiatement compte de son enthousiasme un peu trop visible devant l'idée de quitter la pièce sombre, il toussota, faisant mine de calmer une irritation due à la poussière des lieux.
- Hrm. C'est, euh... en voilà une bonne idée, non ?
Probablement ne bernerait-il personne, mais tant pis, il aurait au moins tenté de sauver les meubles. Ses mains vinrent saisir la pile de rapport devant lui, pour les tasser en en tapotant le bord inférieur sur la table de bois.
- J'ai pas de connaissance qui puisse nous aider de mon côté, ni de don miraculeux pour retrouver les gens à partir de pattes de mouches, mais on pourrait... commencer par sortir d'ici et... je sais pas, aller jeter un œil sur la zone dont il est question dans le rapport sur les algues ? Si ça se trouve, le type expérimente encore en ce moment, et y laisse encore des traces ?
Passant ses doigts sur le rebord de la pile qu'il avait entre les mains, qui servait à ce stade bien plus à les occuper que réellement à le documenter, l'hybride passa en revue les informations éparses que les trois Belluaires avaient trouvées en faisant le tri dans les rapports, son mal de crâne semblant d'ores et déjà diminuer rien qu'à l'idée de mettre les pieds hors de la salle d'archives.
- On peut aussi aller chercher du côté de la Bibliothèque, voir si y'a des traces quelque part sur ce fameux rapport d'écologie sur les algues du Grand Fleuve et trouver éventuellement un auteur qui pourrait nous renseigner. Ou on pourrait aussi essayer de voir qui était en faction quand... hm... il y a une date sur ton journal, là ?
Le regard doré de l'hybride se riva sur le journal que la Lieutenante tenait entre ses mains. Qui sait si c'était une piste fiable, mais... autant commencer quelque part, quitte à se planter. Mais si l'ennui avait été le principal fruit du labeur de ces dernières heures passées, Enkhisae ne pouvait non plus nier que, quelque part, toutes ces lectures et tris de rapports avaient également fait naître dans son esprit quelques suspicions. Très vagues et peut-être biaisées, mais il ne pouvait ignorer le mauvais pressentiment que tous les éléments discordants des rapports avait éveillé en lui.
▬ C'est ça que je pige pas. Ca cite des événements de l'an passé, et ça parle de lieux du Royaume, mais c'est foutu comme une histoire pour raconter aux gens. Les dates utilisent pas nos lunes et tout est décrit comme si quelqu'un venait de découvrir Aryon, mais c'est pas possible, parce que si c'était un bébé il saurait pas écrire. Ou alors c'est un genre de messages codés.
Elle lui donne aussi le rapport qui allait avec, au cas où ça pourrait les aider. Puis elle retourne à sa tâche – elle n'a pas pour objectif d'enquêter sur les rapports qu'elle trie, après tout. Sa créatrice finit par ouvrir les yeux à nouveau, et son visage est devenu particulièrement sérieux.
▬ Faites équipe pour remonter la piste. Ce sera la suite officielle de votre punition. Je vais remplir la salle de clones pour continuer de trier les rapports, hésitez pas à v'nir me voir si vous avez besoin de faire le point.
Ce n'est pas une demande, ni une suggestion, mais clairement un ordre. Java se lève pour se mettre en position pour invoquer ses clones. En l'occurrence, elle préfère prendre un peu plus de temps pour les invoquer dans le couloir, plutôt que dans la salle : ce serait dommage qu'un de ses gros popotins fasse tomber une pile soigneusement élaborée.
▬ Ne dévoilez pas votre objectif aux autres Belluaires tant qu'on n'aura pas fait le point ensemble, d'accord ? Pour l'instant, vous êtes juste chargés de vérifier l'authenticité du document et de retracer l'identité de son auteur.
La porte de la salle s'ouvre, et une équipe de Java attend sagement dans le couloir.
▬ Je vous fais confiance.
— J’ai des contacts chez les herboristes du coin, je peux aussi voir si l’un d’entre eux a eu une rumeur sur le sujet ou des pistes avant d’y aller pour savoir ce qu’on cherche sur place. Peut-être même qu’un pourrait nous accompagner pour regarder plus par lui-même.
Même si tu as une passion pour les plantes, ce n’est pas ton métier mine de rien. Il y a des connaissances qui te manquent et faire travailler en plus des gens du Village perché est toujours quelque chose de positif sur du long terme en plus.
— Peut-être même que le nom du gars sera connu de quelqu’un là-bas. Dans tous les cas, ça nous fait plusieurs pistes qui sont loin de ces archives.
Loin d’une partie chiante qui ne devrait même pas être au vous de faire selon toi. Puis, avoue-le, c’est plus amusant un mystère à base de plantes mine de rien.
— Avoir une mission secrète a nous trois me va très bien. Commençons donc par ta proposition Enkhisae avec la bibliothèque, ça sera ce qu’il y a de plus discret pour commencer.
C’est certain que cela faisait plus envie que du tris de dossier inutile, effectivement. Sans même plus attendre te voilà déjà à la porte de l’endroit pour partir loin de la poussière des documents ici présents. Pour une fois que tu es pressé d’écouter un ordre, il faut profiter de cela.
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