- Hm, hm, hm… ♪

Klarion marchait entre les grandes tables de bois et de pierre alignées les unes à côté des autres. Une forte odeur d’encens et d’épices embaumait l’air pour masquer tant bien que mal celle de la décomposition de certains cadavres allongés ça et là. Il fallait le dire, la morgue n’était pas spécialement fréquentée par le gratin de la haute société, habituée à prendre soin de son corps. Il arrivait que des sans-abris décèdent de faim ou de froid, que des coupes-jarret aient enfin ce qu’ils méritent ou qu’un alcoolisé ne se noie dans la Rivière Luisante. Tout ce petit monde finissait au même endroit, immobiles comme des statues. Mais tout un tas de senteurs nauséabondes émanaient de leurs corps, forçant les travailleurs à brûler moult bâtons ou morceaux de résine pour ne pas être trop victimes de leur pestilence. Passant aux côtés d’une femme couverte d’ématomes, le jeune homme remarqua une petite fiche disposée au bas de sa dernière couche. Attrapant le papier, Klarion put lire une belle écriture à l’encre rouge :

« Aléna Silver, née Mcmillan, sans enfant.
Âge : 26 ans.
Pouvoir : Chromakinésie localisée.
Aventurière au service de la Guilde, plaquette intacte, morte dans l’exercice de ses fonctions.
Date d’entrée en service : 20è jour de la Seconde Lune, saison douce, an 997.
Cause du décès : traumatisme crânien par objet contondant.

Le corps n’a pas encore été réclamé. Sera incinérée sous une semaine. »

Le reste de la fiche détaillait les circonstances de la mort de la pauvre femme, visiblement prise en embuscade par des malfrats qu’elle devait coincer avant d’être retrouvée au petit matin par des passants sous le choc. Les témoignages s’enchaînaient, sans doute récoltés par la Garde avant d’avoir été confiés au légiste. Klarion lâcha le rapport d'autopsie, partant inspecter divers ustensiles enchantés couverts de runes. Les légistes et thanatopracteurs devaient s’en servir pour déterminer les magies des morts dont ils s’occupaient ou dégoter comme ils pouvaient des bulles de souvenir, au cas où l’un d’eux ne soient pas si facilement identifiable. Tous ne se promenaient pas avec une plaque d’identité comme Aléna, aventurière oblige.

Le phytomancien reposa le matériel sur la tablette sur laquelle il les avait trouvés. Derrière lui, la porte menant à la grande salle sombre demeurait maintenue par d’imposantes racines qu’il avait fait pousser quand il était entré. Sous la lueur des lanternes à cristaux, Klarion chantonnait nonchalamment en regardant tout ce qu’il pouvait afin de patienter en attendant l’homme qu’il voulait voir. Ce dernier n’avait pas été bien dur à trouver, il y avait peu de prêtres de Lucy travaillant dans des morgues correspondant à sa description. Un peu de parfum entêtant par-ci, un soupçon de rouge à lèvres hallucinogène par-là, le tour était joué. L’éco-terroriste attendait donc là, feuillant les quelques rapports qu’il trouvait ça et là dans la morgue. Près d’Alèna, il y avait un ivrogne ayant bu sa dernière chope. Lassé, Klarion effectua un ample mouvement avec le rapport, faisant tomber un bocal qui ne manqua pas de se briser en heurtant le sol, répandant un contenu visqueux.

- Oups… Souffla Klarion, flegmatique.

Il jeta le rapport en arrière, ignorant où il avait atterri. La salle était mal éclairée par endroit, les cristaux de lumière des lampes n’étaient pas tous allumés, certains luisant même faiblement. Les feuilles de papier partirent ainsi dans l’ombre, suivant un soupir de Klarion bien agacé d’attendre son hôte. Aord, c’était son nom. Il ne serait sans doute pas ravi de le voir. Mais les personnes heureuses de voir Klarion se faisaient rares ces temps-ci, et c’était justement à ce sujet qu’il venait se rappeler au bon souvenir du prêtre. Ce dernier avait eu le déplaisir de provoquer la colère du souverain floral. Victime de son ire, il s’était vu menacé de mort par diverses façons bien plus désagréables qu’un traumatisme crânien… Mais la vie étant faite d’aléas, Klarion avait aujourd’hui un objectif bien précis. Et, s’étant rappelé de l’existence du religieux, avait décidé de lui rendre une visite.

Le jeune homme n’était pas là pour se venger, il n’aurait pas bêtement attendu dans la morgue. Il voulait juste dialoguer, mais il savait que son interlocuteur ne resterait sans doute pas sage et risquait de se montrer violent. Klarion ne s’inquiétait pas, il avait aussi prévu de quoi détendre un peu le prêtre, ou du moins l’empêcher de lui sauter dessus avec le premier scalpel venu. Les racines tenant la porte n’étaient pas là par hasard, il les tenait prêtes à enserrer Aord si jamais il s’avérait agressif. Il n’était pas chez lui, mais il n’était pas vraiment le bienvenue non plus. Il était donc logique qu’il couvre ses arrières ! Klarion n’était pas là pour s’excuser, il n’était pas du genre à regretter. Mais il était néanmoins prêt à assumer, il assumait toujours, de l’enlèvement de la reine jusqu’aux atteintes aux dignitaires, il n’y avait aucune équivoque. Il avait des choses à dire au prêtre, des choses à partager. Et il était persuadé qu’il pouvait piquer son intérêt à vif…

Un bruit se fit entendre loin derrière, le cliquetis de la poignée de porte en train d’être tournée. Derrière, sur le mur, les racines se rétractaient contre la pierre, prêtes à répondre aux moindres ordres de Klarion si le besoin s’en faisait sentir. Une silhouette entra dans la pièce. C’était un homme, bien bâti, presque la même stature que celle de Klarion. Le nouveau venu passant sous la lueur d’une lampe, Klarion reconnut les traits de celui qu’il venait voir. Esquissant un joli sourire, il fit quelques pas avant de donner une chiquenaude sur un encensoir qui pendait là, faisant tinter son métal.

- Bouh !

Les yeux d’Aord se perdaient dans le vide. Entièrement blancs, ils ne semblaient s’accrocher à rien de réel. Mille images passaient devant ses yeux, mille émotions le traversaient. Se perdre dans le livre était à la fois grisant et terrifiant. À chaque fois, il avait l’impression de ne plus être lui-même, comme guidé à travers un rêve. Un rêve puissant dont il ne pouvait briser l’emprise. C’était comme s’il se jetait dans le vide sans jamais voir le sol se rapprocher. Tomber et attendre le choc, le cœur suspendu dans l’instant. Pourtant, il continuait tous les jours à visionner ces souvenirs, à les apprécier, à les étudier. Tant de gens passaient sur sa table et leur mémoire détruite avec eux. Il cherchait comme il le pouvait à la sauvegarder, même partiellement. Si un souvenir subsistait, alors ils étaient encore un peu vivants, quelque part.

Le frère cligna des yeux, reprenant contact avec la réalité. Voilà une bonne heure qu’il s’était perdu dans les souvenirs d’Aléna. Malheureusement, le visage de ses meurtriers n’avait pas survécu à la jeune fille. Des taches noires avaient remplacé leur tête lors du visionnage. Aord était déçu, la justice aurait pu avoir besoin de son témoignage. Il ferma l’ouvrage et le rangea dans son sac comme à son habitude. Il en parlerait avec Émilien plus tard, pour l’instant le travail l’attendait.

Une petite boule sautilla sur son bureau, lui arrachant un sourire sincère. Naya, sa petite slime, essayait d’attirer encore une fois l’attention sur elle. Aord avait eu du mal à la dresser comme il se doit, mais maintenant, elle avait appris à ne pas le déranger quand il travaillait. C’est pourquoi elle avait attendu qu’il ferme son livre marquant la fin des heures ennuyeuses et le début des jeux et des repas ! Aord joua quelques minutes avec la petite boule noire en la faisant courir après une sucrerie qu’il avait achetée le matin même sur le marché. En devenant le directeur de la morgue, sa vie était devenue beaucoup plus remplie. Avant il priait et faisait quelques tâches pour les temples avant de reprendre la route. Cette vie épicurienne lui manquait un peu, mais mettre ses talents au service des autres lui apportait une autre forme de satisfaction. Cependant, il se faisait encore mal à ce rythme de folie qui le poussait à jongler entre passages à la morgue, réunion pour le compte de l’Astre et autres activités autour de la construction de la morgue.

Naya tira Aord de ses pensées en essayant s’attraper le bâton de sucre grâce à sa magie de déplacement. Elle manqua sa cible et alla s’écraser contre le mur. Aord la vit dégouliner sur la pierre avant de reprendre sa forme de boule une fois sur le sol. Il rit aux éclats alors que la petite créature rouspétait allègrement.

Aller, je crois qu’on a fini Naya. Au travail !

Le sourire aux lèvres, Aord ramassa la petite slime et la plaça dans sa poche tout en lui donnant le bâtonnet en sucre pour se faire pardonner de s’être moquée d’elle. Il traversa le couloir pas vraiment très peuplé à cette heure de la journée. Contrairement aux autres ailes de l’hôpital, la morgue n’était pas vraiment très fréquentée le soir pour des raisons évidentes. Les « patients » seraient toujours dans le même état le lendemain après tout …  

Le frère poussa la grande porte d’une des salles de travail tout en grondant Naya parce qu’elle mangeait n’importe comment.

Par Lucy Naya ! Tu es obligée de manger en faisant autant de bruit, tu coupes un morceau et tu le digères dans ton ventre comme …

Le frère leva les yeux et croisa le regard de Klarion. Il comprit la situation en un éclair et son visage passa de la joie à la peur la plus viscérale. Il blêmit presque immédiatement, leur échange de regard sembla durer une éternité.

Bouh

Sans dire un mot, le frère fit volte-face et courut comme un dératé vers la porte qu’il venait de franchir. Il n’avait aucune chance, il le savait très bien. Il devait fuir sans lui laisser le temps de réagir, car il était venu pour le tuer. Il lui avait juré lors de leur dernière rencontre. Aord maudit Ahlan qui lui avait fait croire que cette foutue histoire était terminée, qu’il pourrait enfin dormir sur ses deux oreilles. Cet homme était sûrement mort quelque part dans un caniveau et maintenant c’était son tour.

Au moment où il pensa qu’il allait pouvoir s’en sortir, son pied se déroba et il s’écrasa sur les dalles de pierres qui recouvraient le sol de la salle. En se retournant, il vit une racine enroulée autour de sa cheville. Il essaya en vain de se libérer en arrachant la racine, mais d’autres vinrent s’enrouler autour de ses mains et de son torse. Aord se débattit, mais comprit rapidement qu’il n’arriverait pas à se libérer, alors il fit la seule chose qu’il pouvait encore faire.

À L’AIIIIDEEE hmpf …

Une nouvelle racine vint lui couvrir la bouche étouffant ses cris d’un bâillon végétal. Le frère essayait encore de se débattre en regardant l’homme qui le tourmentait avec un regard fou. Dans son agitation, Naya tomba de sa poche et s’écrasa encore à ses pieds. La petit slime ne comprenait rien à ce qu’il se passait et se mit à couiner en voyant son maître se débattre. Voir sa petite protégée à la merci de ce monstre rendit Aord encore plus fou et il se débattit de plus belle en hurlant derrière l’étau végétal de Klarion.

- Je ne m’attendais pas à ce que tu sois ravi de me voir, mais à ce point là… Je ne savais pas que je te faisais autant d’effet. Si j’avais su, j’aurais attendu dans ta chambre !

Klarion regardait le prêtre se débattre avec les racines qui ne faisaient que l’enserrer encore et encore. Pris comme un papillon dans une toile, le piège s’était refermé bien trop vite et les racines lui couvraient déjà la bouche en guise de bâillon. Ensuite, elles le hissèrent au-dessus du sol pour que les deux hommes puissent se faire face. Au sol, Klarion remarqua une petite masse informe s’agiter et couiner faiblement, un peu comme un chiot qui jappe en réclamant de quoi se nourrir. Fronçant les sourcils, le phytomancien distinguait un petit être huileux et luisant, à mi-chemin entre une limace et un sorbet qui fond. Le garçon n’était plus vraiment au fait des modes du moment concernant les animaux de compagnie, mais il savait que les créatures de ce genre étaient relativement appréciées parmi les plus jeunes. Il y avait toujours une bestiole aussi molle et coulante que de la mélasse avait les faveurs de la foule. Mais il ne pensait pas qu’Aord suivrait ces tendances. Par ailleurs, il avait failli confondre l’animal avec le contenu de la vasque qu’il avait brisé plus tôt, et qui aurait pris vie. Le petit morceau d’huile vivante tremblotait, apeuré ; Klarion le laissait à son sort avant de relever son regard vers le religieux.

- Je comprends enfin pourquoi tu me crains autant… J’ai pouvoir sur la vie, alors que tu évolues parmi les morts. C’est presque poétique.

Par « pouvoir sur la vie », Klarion faisait évidemment référence à sa capacité à donner naissance à des plantes, de véritables êtres vivants et organiques, créant ainsi la vie. Légion seraient les agriculteurs, potionnistes et apothicaires d’Aryon à envier pareil pouvoir pour alléger leur labeur. Mais en cet instant précis, voyant le milieu que fréquentait tous les jours le prêtre de Lucy, le sens prenait une teneur bien plus symbolique. Ils incarnaient des forces contraires mais qui influaient continuellement l’une sur l’autre, s’attirant et se repoussant inlassablement. Aord continuait de se débattre pour se défaire des liens naturels, Klarion reprit pour le rassurer :

- Je compte libérer ta bouche, mais sache que si tu émets le moindre cri je briserai ton cou aussi rapidement qu’un battement de cil. Et si tu es sage, je te libère avant de partir. Simple précaution, mais je veux pouvoir échanger sans craindre de recevoir un coup de scalpel. D’ailleurs, je suis juste ici pour parler un peu, si je voulais te voir mourir, vu ton état, tu le serais déjà.

Au sol, la petite bestiole s’agitait un peu plus, émettant des sons plus languissants ressemblant à des pleurs. Légèrement agacé par la complainte, l’éco-terroriste tapota du talon sur les dalles de la morgue pour légèrement faire reculer le slime vers le dessous d’une table, se cachant dans l’ombre de l’un des pieds. Ceci fait, il s’accouda à un pilier situé non loin de lui, commandant les racines qui ne tenaient pas Aord pour fermer la porte et la barricader. Il n’avait pas vraiment envie que de potentiels collègues du prêtre viennent se mêler de leur petite conversation.

- Et si tout se passe bien, on pourra même aller déguster une petite orangeade. Je connais un troquet agréable le long du canal. Ne serait-ce pas merveilleux pour ton petit ami spongieux ? Oh d’ailleurs, tu n’aurais pas croisé un grand inspecteur poivre et sel à l’air revêche, hm ? Je me demande où il a bien pu apprendre tout ce qu’il savait sur moi…

Klarion n’allait pas révéler la teneur de sa relation avec Arban, ni ce qu’il s’était passé avec lui. Il ignorait si Aord et lui s'étaient vu d’ailleurs, mais compte tenu du fait qu’Arban l’avait trouvé avec toutes les cartes en main pour le faire réagir, tout portait à croire que le prêtre avait eu son rôle dans son investigation. Le jeune homme ne pensait pas non plus qu’il accepterait de boire un rafraichissement en sa compagnie, mais l’idée l’amusait néanmoins. Au moins, dans pareille circonstance, il n’aurait pas à supporter les plaintes incessantes de la boule sirupeuse.

- Bien ! J’ai un peu réfléchi ces derniers temps, et j’estime qu’il est grand temps que le peuple d’Aryon ait ma version des choses. Il est inadmissible que la Garde continue de me dépeindre comme un monstre sanguinaire, et je suis persuadé que tu me vois aussi de cette façon. Il faut que ça change, le monde me perçoit comme quelque chose que je ne suis pas. Et quoi de mieux qu’un prêtre pour diffuser la bonne parole ?

Klarion tapota dans ses mains un peu comme pour s’applaudir lui-même, esquissant un fin sourire faisant apparaître de petites fossettes. Il fixait désormais Aord de manière triomphale, comme s’il avait trouvé la meilleure des idées possibles.

- Il est grand temps que les gens découvrent qui je suis réellement.

Ses liens étaient trop puissants et trop nombreux. Klarion n’était pas encore capable de faire à lors de leur dernière rencontre. Il pouvait simplement faire pousser des plantes, pas els contrôler. Aord le voyait maintenant encore plus dangereux qu’il ne l’était ce soir-là. Le collier qui enserrait son cou et sa bouche le brûlait, l’empêchant de respirer. Il continua à se débattre, même si c’était inutile et que la fatigue s’emparait peu à peu de lui. Il aurait dû garder ses forces, mais Klarion le terrorisait tellement qu’il ne réfléchissait pas vraiment à ses actions. Alors quand il le vit s’arrêter près de Naya, il devint fou se débattant avec l’ardeur du désespoir. Non, il ne voulait pas qu’elle soit blessée, pas à cause de lui, pas encore …

Son regard suppliait Klarion de ne rien lui faire. Il ne pouvait pas parler, mais son message était très clair. Jamais il ne pourrait se pardonner si son familier était blessé par sa faute, jamais … Il hurla derrière les racines, n’émettant qu’un petit rire étouffé. Il hurla et hurla encore, mais la porte derrière lui se refermait et il savait que personne ne l’entendrait. Il était seul dans la gueule du loup.

Soudain, il arrêta de se débattre ou de crier quand Klarion mentionna qu’il allait lui briser la nuque. Son regard était furieux, mais résigné. Vaincu, il le laissa déblatérer ses sornettes sans couvrir ses mots de ses appels à l’aide. Son regard se mua en une expression de surprise. Loin d’être un très bon acteur, le frère réagit vivement lorsqu’il par la d’Ahlan. S’il savait qu’il avait parlé, il n’allait probablement pas le tuer, mais faire bien pire encore. Une sueur froide coula le long de sa colonne à l’idée qu’il puisse utiliser l’un de ses poisons sur lui. Tout, mais pas ça …

Enfin, la racine qui couvrait sa bouche se délia et le frère put de nouveau parler. Il toussa violemment essayant tant bien que mal de retrouver son souffle. Des petits couinements plus intenses sortirent de dessous la table, attirant l’attention d’Aord.

Je vais bien Naya, ne t’inquiète pas.

En entendant la voix de son maître, la petit slime couina encore plus fort pour l’appeler à l’aide. Aord jeta un coup d’œil apeuré à Klarion, craignant de le voir s’énerver à tout moment et d’aller écraser le petit animal sous sa chaussure.

Naya, ça suffit.

Sa voix était impérieuse et son familier arrêta immédiatement de geindre. Il aurait voulu la serrer contre lui pour la rassurer, mais pour l’instant il préférait qu’elle se fasse oublier de l’homme qui l’avait capturé. Il regarda de nouveau Klarion d’un regard mauvais.

Tu l’as tué ? Ahlan ? Il est mort c’est ça ? Je savais qu’il échouerait comme tous les autres. Il l’a fait n’est-ce pas ? Il a massacré tes amis pour te débusquer … je lui avais dit que c’était une mauvaise idée …

Un vrai livre ouvert. En pensant à voix haute, Aord révélait malgré lui absolument tout ce qui c’était passé avec l’inspecteur ce soir-là, enfin … presque tout. Le frère s’arrêta un instant de parler pour réfléchir à ce que lui disait le souverain autoproclamé de la flore. Quel message ? De quoi parlait-il ?

Prêcher tes idées ? Et je leur dirai quoi hein ? Venez tous chez Klarion Brando, il est merveilleux, bon et gentil. Oh, mais n’oubliez pas de frapper avant d’entrer sinon il essaiera de vous poignardez jusqu’à ce que mort s’ensuive !

Aord était visiblement toujours en colère. La peur au second plan de son esprit, c’était maintenant une rage folle qui l’habitait.

Tu peux pas réapparaître comme ça et me demander de te filer un coup de main l’air de rien. Je t’avais déjà proposé ça quand on s’était vu l’autre soir. Parler, transmettre ton message tu te souviens de ce que tu m’avais répondu ? « Personne ne peut comprendre » voilà ce que tu pensais à ce moment-là et ensuite, t’as essayé de me tuer !

Aord aboyait sur le criminel totalement révolté par le culot qu’il avait de lui demandé un service après ce qu’il avait voulu lui faire.

Tu vas me faire croire qu’après les meurtres, les séquestrations et les attaques aux couteaux tu as enfin décidé de te ranger et de passer par le dialogue ? Pff, on sait tous les deux que tu en es incapable.

- Ahlan est en vie, du moins il l’était quand je l’ai quitté. Je ne l’ai même pas effleuré. Mais de toute façon, on sait pertinemment que tu l’aurais croisé sur l’une de tes tables si ça avait été le cas. Hors tu ne l’as pas vu, preuve que je ne mens pas.

Klarion n’en révélait pas plus au sujet d’Ahlan, en réalité Arban, et la teneur de sa rencontre avec le commandant de la Garde. Sa récente entente avec la plus haute autorité militaire du royaume devait demeurer secrète et il se doutait que le prêtre légiste n’apprécierait pas la vérité. De même, il réagissait mal à la demande du phytomancien et tentait comme il pouvait de calmer son compagnon rampant qui, du haut de ses quelques centimètres, frôlait la crise d’angoisse. Remarquant une chaise à la peinture écaillée posée non loin de la table sous laquelle se planquait la dénommée Naya, Klarion fit glisser Aord pour qu’il puisse s’asseoir au lieu de rester maintenu dans les airs. Les racines toujours autour de ses bras, d’autres firent pivoter la chaise pour qu’ils puissent se faire face. Sous la table, le jeune homme remarqua la boule translucide glisser jusque sous la chaise pour être plus près de son maître.

- Je ne compte pas me ranger. Ma cause reste la même. Je veux juste exposer au peuple la réalité des choses et de ma personne. Oui, j’ai enlevé la reine, mais je ne l’ai jamais violenté. Oui, j’ai attenté à la vie de deux notables, mais l’un était véreux et corrompu tandis que l’autre menaçait de détruire tout un écosystème. Dans les deux cas, ils ne respectaient en rien la nature.

Klarion avait l’impression de répéter cette rengaine depuis fort longtemps. Mais il s’attendait à devoir la répéter inlassablement pendant encore moult lunes s’il voulait se révéler aux citoyens d’Aryon. Le criminel savait qu’il devait trouver un moyen pour que le prêtre outrepasse ses griefs. Cependant, il n’allait pas non plus mentir pour ce faire, il avait la nette impression que cela le desservait. Klarion était bien des choses, mais il n’était pas non plus un menteur invétéré. Il pouvait mentir pour protéger autrui, mais pas pour lui-même. Il œuvrait pour une nouvelle réalité, il estimait qu’il devait assumer celle dans laquelle il se trouvait déjà.

- Oui, j’ai été agressif envers toi. Je l’assume parfaitement, je ne suis pas là pour présenter des excuses, je n’ai pas pour habitude de regretter quoi que ce soit. Mais le fait est que je suis là, et il me semble que les enseignements de Lucy prônent la « seconde chance », n’est-ce pas ? Et je suppose que c’est de bonne guerre, considérant tout ce que tu as dit à Ahlan à mon sujet.

Évoluant doucement le long de la table, Klarion attrapa une énorme loupe déformante à l’armature d’étain en l’inspectant sans grande conviction. Elle devait sans doute servir à occulter les viscères ou organes internes avec plus de précision durant les autopsies. Il reposa l’ustensile, remarquant d’infimes tâches brunes sur le verre, certainement mal nettoyé après son dernier usage.

- Je ne m’attends pas à ce que les gens me comprennent, juste leur exposer mon point de vue et surtout leur montrer que je ne suis pas celui que l’on dépeint partout comme un être abject. C’est injuste, là où tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour le royaume et sa nature. Je suis coupable des crimes que j’ai commis, je ne demanderai pardon à personne, je veux juste remettre les pendules à l’heure.

Le terroriste partit s'adosser à nouveau contre la poutre tandis que les entraves naturelles d’Aord s’enroulaient un peu plus autour des repose-bras du siège. Elles ressemblaient à deux serpents, enrubannant ses anneaux autour d’un infortuné rongeur. Vu le ton que prenait le prêtre de Lucy, il ne serait sans doute pas judicieux de le libérer de ses liens pour le moment. Il n’avait pas spécialement envie d’être victime d’un quelconque outil de découpage se trouvant sur les paillasses de cette morgue sordide. Il préféra enchaîner :

- Je pourrais me venger, je pourrais écraser ton petit compagnon agaçant, je pourrais détruire ta morgue en l’envahissant de ronces. Pourtant je suis là, à te suggérer de mettre le meilleur de nous deux pour quelque chose de plus florissant. Tu ne me dénigrerais pas autant si je n’avais pas été vindicatif, alors n’essaye pas de jauger ce dont je suis capable, ou non. Comme les autres, tu ne me connais pas, et je suis justement là pour éclaircir ta vision.

Pourquoi … pourquoi la déesse lui imposait-elle cela ? Il avait poussé une malheureuse porte un soir comme les autres, et maintenant un criminel s’était entiché de lui. Il y avait tellement de prêtres en Aryon, mais il fallait que ce soit lui que Klarion pourchasse. Il aurait pu aller voir n’importe qui, mais non il avait choisi le petit frère de Lucy qui le détestait et qui essayait de reconstruire sa vie partie en morceau il y a peu. L’espace d’un instant, il pria pour que l’homme lui brise la nuque comme il le lui avait promis. Est-ce que son calvaire finirait un jour ? Pour l’instant, il se retrouvait ligoté à une chaise, forcé de faire la psychanalyse d’un homme malade qui lui confiait tous ses maux et sentiments. N’arrêterait-il donc jamais de parler de lui ? N’avait-il pas remarqué le changement dans le regard du prêtre ? Lors de leur première rencontre, il avait vraiment été curieux de le connaître, de le comprendre, mais un lancer de dague avait mis fin à la confiance. Aord ne comprenait pas, non, il ne voulait pas faire l’effort de comprendre. Il pouvait très bien vivre en détestant Klarion de toute son âme, cela ne l’empêcherait pas de dormir le soir.

Et cet Ahlan … il s’était bien moqué de lui. Sa promesse d’attraper Klarion, c’était du vent. Pire, Klarion avait avoué ne pas l’avoir touché, pourtant ils avaient bien discuté visiblement. Si Aord sortait d’ici, il se ferait un plaisir d’aller le vendre à la garde. S’il ne s’était pas battu, c’est qu’ils avaient taillé le bout de gras ensemble, le frère se demandait même si l’homme avait travaillé pour la garde comme il lui avait dit. Qu’est-ce qu’il était crédule … Sa stupidité lui coûterait la vie un jour, il en était certain.

Donc il t’a trouvé, mais il t’a laissé partir …

Le regard mauvais qu’Aord arborait valait tous les mots. Il était bien plus en colère qu’il avait peur maintenant. Il en avait marre de se faire rouler dans la farine pour des histoires qui ne le concernaient pas quelque mois plutôt. Le livre des morts, Klarion la diva … Tous ces éléments qui s’étaient incrustés dans sa vie malgré lui, commençaient à lui pourrir l’existence. Il sentit un toucher froid sur sa cheville. Naya s’était réfugiée contre son pied pour se rassurer et cela le détendit quelque peu. Elle tremblotait énormément, la pauvre.

Le frère leva un regard fatigué vers le terroriste.

Pourquoi tu es venu me voir moi ? Il y a des tonnes de prêtres crédules pour transmettre tes messages en Aryon, mais il a fallu que tu viennes voir le seul qui te hait. Je me fiche de ce que tu fais, de pourquoi tu le fais, de si c’est juste, de si c’est injuste, de qui est le méchant, de qui est le gentil … Les secondes chances ne sont pas un droit universel Klarion … Ce n’est pas la déesse qui les donne, ce sont les hommes … Et celui qui est en face de toi n’en a pas envie.

Aord leva les yeux aux ciels.

Franchement, tu aurais été dans cet état d’esprit lors de notre première rencontre je t’aurais écouté, j’aurais fait l’effort de comprendre, mais aujourd’hui je n’en ai plus l’envie. C’est tout. Pourquoi veux-tu absolument que commence à te voir d’une autre manière ? Qu’est-ce que cela peut te faire ce que les gens pensent de toi ?

Le frère soupira. Il allait sûrement partir dans une longue explication en long en large et en travers des raisons qui le poussaient à faire ceci ou cela, mais Aord n’avait pas envie d’écouter.

Tu sais quoi, arrêtons de parler. Ça ne sert à rien. Tu vois mon sac ?

Aord désigna l’objet du menton. Il était tombé devant la porte quand le terroriste l’avait attrapé avec ses lianes.

Fouille dedans et tu trouveras un livre à la couverture en cuir. Prends-le, mais fais attention à ne pas le toucher avec ta peau. Il agit comme un cristal de souvenir, un bon moyen de discuter vu que nous sommes dans une impasse n’est-ce pas ?

Klarion soupira en passant une de ses mains devant le visage. Voilà que le prêtre ne se montrait pas coopératif. Le jeune homme avait pourtant toute la bonne volonté du monde, mais son interlocuteur restait vissé dans son opinion aussi fort que sur sa chaise, le tout en teintant son discours de désinvolture.

- J’essaye de faire les choses correctement, vraiment… Je le répète, je pourrais utiliser mon rouge à lèvres hallucinogène pour te forcer à coopérer. Mais, quand bien même cela serait plutôt agréable, je veux que cela vienne de ton propre libre arbitre. Je viens te voir toi, parce que j’ai le choix. Les autres prêtres agiraient sans doute de la même façon en me voyant… Et je suppose qu’ils n’ont pas le même facteur d’affection…

D’un geste agacé, il fit se resserrer les entraves de racines autour des bras et jambes d’Aord sans même le vouloir, sa passion outrepassant sa tempérance. Cela devait arriver à bien des magiciens, surtout ceux qui avaient découvert de récentes évolutions à leur magie. Les émotions influant beaucoup sur le contrôle des arcanes, une bouffée de sentiments pouvait fréquemment donner de détonants effets sans même que le manieur ne le décide. Il était rare que Klarion perde le contrôle, mais il ne supportait pas ne pas être cru.

- N’importe quel autre criminel que tu ne connaîtrais pas, qui oserait se présenter à toi, tu ferais preuve de charité, je le pense. Dit-il sur un ton à la fois calme mais emprunt d’une certaine tristesse, de déception. Tu serais méfiant, sur tes gardes, sans confiance, c’est normal. Mais je ne pense pas que tu le chasserais. Mais moi, qui ai défendu mes plantes et mon intimité, tu craches dans la main que j’essaye de tendre.

Il n’était pas le premier à le faire et ne serait sans doute pas le dernier. Mais peut-être que si Klarion insistait, il finirait par faire ouvrir les yeux au prêtre sur le bien fondé de sa sincérité ? Que voulait-il exactement ? Des excuses ? Un panier garni de nourriture de luxe et des biscuits pour son horrible gluant couineur ? Ou peut-être le titre de grand prêtre de Lucy en personne pour calmer ses nerfs ? Klarion ne pouvait changer le passé, mais il pouvait œuvrer pour créer un meilleur futur. Si seulement on lui en laissait l’occasion…

- Est-ce que tu t’es mis un seul instant à ma place peut-être ? Un inconnu arrive chez moi, il essaye de me faire la leçon, et détruit une de mes plantes. Tu savais à quel point elles sont importantes pour moi, comment ne pouvais-je pas exploser, en crise de nerfs ? Avec la Garde aux trousses à chaque instant, ce qu’ils disent sur moi, j’étais censé rester parfaitement serein ? On a chacun nos torts dans notre petit scénario. J’admet les miens, au moins, et essaye d’avancer.

Un livre, il avait mentionné un livre dans son sac. Il fonctionne comme une pierre de souvenir… Klarion était prêt à se livrer, mais pas ce qui s’était produit avec Arban, il fallait que cela reste secret. Ne pas le toucher avec sa peau non plus… Tendant le bras, il fit bouger une des racines qui ne maintenaient ni la porte ni Aord pour farfouiller dans son sac et en sortir le précieux grimoire qu’il amena jusqu’à eux. Il avait l’air sinistre, un vieux livre qui devait avoir survécu aux affres du temps, mais néanmoins empreint d’une puissante magie. Klarion arrivait à le sentir, la racine ayant attrapé le livre se mettant à légèrement frissonner lorsqu’elle entra à son contact. Un livre fonctionnant comme une pierre de souvenir, qui avait donc élaboré un artefact pareil ? Et comment le prêtre était-il arrivé en sa possession ? Le phytomancien était intrigué, mais il se doutait qu’il n’allait pas obtenir ces réponses aujourd’hui.

- Bien, voilà ton livre. Avant d’y toucher, je veux savoir exactement comment il fonctionne. Si tu veux explorer mon passé, je trouve juste de connaître les rouages de ta... relique.

Il fit poser le livre sur les genoux d’Aord, laissant la racine inerte au-dessus de sa tête. L’éco-terroriste attendait que le religieux lui explique alors que, sous la chaise, le gluant le fixait d’un air terrifié, tremblotant de tout son petit corps huileux. Passant sa main vers l’intérieur de son manteau, Klarion en sortit une petite flasque argentée avant d’en boire une gorgée. Elle n’était pas remplie d’alcool, mais d’eau fraîche et de quelques agents naturels énergisants. L’air de la morgue était un peu oppressant, et il ne voulait pas non plus tomber de fatigue à user de sa magie, au cas où il devrait écourter leur conversation…

- Alors ? Je t’écoute ? Que veux tu voir ?

Aord leva deux sourcils surpris quand Klarion évoqua la simple idée d’utiliser son rouge à lèvres démonique que lui. Comment ça se serait plaisant ? Le frère frissonna sur sa chaise à la simple idée de finir en zombie serviteur des plantes ou quoi que ce soit que ce rouge à lèvres pouvait faire. D’ailleurs il l’utilisait comment ? … Mieux valait ne pas y penser.

Dans un sens, Klarion avait raison. Un autre criminel que lui aurait reçu un meilleur accueil de sa part. Il avait la mémoire courte, mais lui aussi avait pu profiter de sa charité. Jamais Aord ne l’avait jugé, il avait simplement critiqué sa pensée pour mieux la comprendre. Ce n’était qu’en faisant des erreurs qu’on apprenait non ? Pour paire à quelqu’un, il fallait d’abord lui déplaire, c’était ainsi que tournait le monde. Il ne suffisait pas d’espérer rencontrer son double parfait au détour d’une ruelle, la création de Lucy était bien trop grande pour qu’une telle chose puisse arriver. Cependant, Klarion avait mordu sa main et il était naturel qui rechigne à la tendre à nouveau. Aord n’était plus le même homme que lors de leur première rencontre, lui aussi avait tué pour protéger ceux qui lui étaient chers. Un bel hypocrite tout de même, mais il ne l’avouerait pas à Klarion.

Je n‘ai jamais voulu te faire la leçon par la déesse ! Je voulais simplement comprendre les limites de ta pensée, il ne fallait pas le prendre comme une critique et … et puis merde donne moi le livre je vais te montrer.

Klarion s’exécuta bien volontiers et Aord lut quelque chose de différent dans ses yeux. Une véritable envie de bien faire ? Le frère resta méfiant et préféra consoler son familier plutôt que de le faire remarquer.

Ça va aller Naya, ne tremble pas.

Sa voix était douce et rassurante. Une fois le livre posé sur ses genoux, Aord expliqua son fonctionnement.

Lors d’un contact, le livre aspirera une petite quantité d’énergie vitale. Si tu te remémores un souvenir à ce moment, il sera stocké dans le livre. Maintenant, si tu me le permets, je voudrais te montrer plusieurs choses.

Il désigna sa main gauche, toujours attachée aux accoudoirs.

Si tu me laisses un peu de marge pour toucher le livre …

Klarion obtempéra, mais ne lui laissa qu’assez de mous pour poser un doigt, Aord soupira, mais ne dit rien. Un doigt ferait l’affaire. Il le posa sur une illustration d’un cadavre disséqué et ses yeux devinrent instantanément blancs, comme s’il était parti ailleurs.

~~~
Tu es Aord Svenn, devant toi un Frère de Lucy semble se disputer avec toi, le ton monte de plus en plus et tu finis par claquer la porte du temple. Tu as froid, tu as faim et tu as sommeil quand soudain tu tombes sur une maison abandonnée. Tu ouvres la porte, tu découvres ce jardin, tu t’émerveilles, mais quelqu’un est là. Tu as peur, puis tu n’as plus peur. Tu es curieux, très curieux. Un semblant d’empathie monte en toi, mais soudain il s’énerve. Tu ne comprends pas, tu te sens mal, tu regrettes, puis il t’attaque, tu as encore peur, tellement peur. Maintenant tu ne le regardes plus avec curiosité et empathie, mais avec crainte. Tu casses un pot tu te sens mal, tu le regardes dans les yeux et tu vois sa douleur et tu te sens encore plus mal. Tu fuis dans la nuit le cœur chargé de regret.

~~~
Tu marches dans la forêt, l’arbre sacré te surplombe. Tu pries à ses pieds, puis tu demandes aux passants s’ils ont entendu parler d’un druide. Un jeune homme t’aborde et se présente comme son disciple. Tu le suis, tu le questionnes, comme avec Klarion, les mêmes questions. Tu commences à avoir peur, mais il n’est pas comme lui, il accueille ton ignorance. Tu es soulagé et il t’apprend. Tu l’observes, comment il récolte els baies, comment il ramasse les plantes. Tu essayes, mais tu n’y arrives pas toujours. Certaines plantes meurent sous tes mains et tu es contrarié, mais d’autres survivent et tu es fier.

~~~
Tu es dans une cave, enchaîné au mur. Un homme se tient devant toi et laisse courir ses mains sur ses instruments de torture. Tu as peur, tellement peur. Tes entrailles se retournent, tu ne peux pas fuir.

On te traîne ensuite dans une salle et tu le vois, tu vois le cadavre du frère, celui avec lequel tu t’es disputé. Il mort sous la torture et tu as la nausée. Tu trembles, tu veux hurler, mais tu restes paralysé d’effroi.

~~~
Tu es heureux, Naya est avec toi. Tu vas mieux, ses sentiments sont derrière toi. Tu ouvres la porte de la morgue et il est là. Encore là peur, la même, tu es fatigué, épuisé. Tu n’arrives pas à la combattre, tu fuis …

~~~
Aord cligna des yeux et ils revinrent à leur couleur habituelle. Il poussa le livre du bout du doigt en direction de Klarion. Il semblait bouleversé par ce qu’il venait de faire bien que pendant tout le processus, son visage était resté de marbre durant 3 bonnes minutes.

Pose ta main dessus et injecte un peu de magie dans le livre, tu verras alors mes souvenirs.

Le frère resta silencieux, attendant de voir si Klarion allait lui faire confiance.

Klarion fixait le livre et le prêtre en plissant les yeux, se demandant s’il n’allait pas en profiter pour utiliser la magie du grimoire pour tenter de s’extirper de ses entraves. Ou de le sonner avec un effet inattendu, ou une toute autre magie qu’il aurait masqué de mensonges pour lui faire baisser sa garde. Malheureusement, il n’avait pas vraiment le choix. Le jeune homme devait tenter quand même le coup, prendre le risque quoi qu’il en coûte. Aord ne coopérait pas de toute façon. S’il disait vrai, il en apprendrait plus sur la vie du religieux et pouvait lui exposer certaines choses à son sujet en retour. Si Aord disait vrai et que le grimoire lui donnerait l’occasion de voir ses souvenirs, alors Klarion pouvait également en profiter pour comprendre un peu mieux la magie de l’ouvrage. En échange des souvenirs d’Aord, Klarion pouvait lui exposer les siens et lui exprimer un peu plus les raisons de ses motivations, et qui il était vraiment. Le phytomancien inspira profondément. Qu’avait-il à craindre ? Après tout, Aord était solidement attaché, et son gluant était traumatisé…

- Bien. Dit simplement Klarion en approchant prudemment la main du sinistre livre. Allons-y…

Une lumière aveugla la vision de Klarion dès que ses doigts eurent touché le grimoire. La seconde suivante, il voyait au travers d’yeux qui n’étaient pas les siens. Il reconnaissait un temple de Lucy, un homme en colère ? Il faisait froid, tout était sombre et terrifiant à la fois. Là-bas, une porte ! Derrière se trouvait un jardin fabuleux, toutes ces plantes, partout, mille couleurs, mille beautés. Klarion le reconnaissait, c’était chez lui… Pourtant, il y a quelqu’un, quelqu’un qui s’agace, Klarion se reconnaissait, il distinguait ses propres traits. L’instant d’après, la vision se trouble, suivie d’un bruit de pot brisé, une fuite dans la nuit. Une nouvelle lumière éblouit les yeux de Klarion. Cette fois, il n’était plus dans sa planque mais au beau milieu d’une forêt. Était-ce la Grande Forêt dans laquelle était enclavée le Village Perché ? Devant, il y avait un arbre immense, magnifique, qui dégageait une sérénité intense et un pouvoir hors du commun. La contemplation prend vite fin lorsqu’un homme étrange arrive, de même qu’une pointe d’appréhension. La seconde suivante, la vision change et Klarion voit au travers les yeux d’un élève. Aord avait donc suivi cet homme ? Il piquait des plantes, déchirant le cœur de Klarion, mais en sauvait d’autres…

Une autre lumière le fait désormais apparaître au beau milieu des ténèbres, une vision d’horreur se révélant sous ses yeux. Une scène de torture, une intense terreur et le corps inanimé de l’homme en colère qu’il avait vu plus tôt. Comment Aord était-il arrivé dans pareille situation ? Et qui était cette figure qui s’apprêtait à lui inciser la peau ? Le phytomancien ne voulait pas le savoir mais le souvenir l’empêchait de fuir et le forçait à ressentir tout le traumatisme qu’Aord avait pu vivre. Fort heureusement, une dernière lumière vint le tirer hors de l’horreur pour l’inonder de bons sentiments, le petit compagnon gluant gesticulant en lançant des regards amusés. Le couloir menant à la morgue, Klarion le reconnaissait. Il ne fallut que quelques pas avant qu’il ne se retrouve devant la porte, avant de l’ouvrir. Derrière, une silhouette qui surprit Aord et, en un éclair, plusieurs tentacules végétales serpenter droit vers lui. Là encore, Klarion venait de deviner…

Le retour au monde réel fut brutal, si bien que Klarion prit un moment, titubant légèrement pour s’adosser contre le pilier derrière lui, le visage blafard. Haletant, le jeune homme attrapa fébrilement sa gourde d’eau pour boire plusieurs gorgées, s’aspergeant même la main avant de se la passer sur le visage. Prenant plusieurs minutes pour recouvrer ses esprits et ses pensées, Klarion n’avait toujours pas adressé la parole à Aord, assis sur sa chaise, le livre toujours sur ses genoux. Klarion s’était vu dans deux visions, mais il avait surtout ressenti ce que le prêtre avait daigné lui partager durant le transfert de souvenirs. Il avait remarqué l’empathie et les regrets qu’il avait éprouvé à son égard. Quant aux autres souvenirs… Aord avait suivi les enseignements d’un genre de druide au beau milieu d’une forêt, il s’était également retrouvé torturé par les dieux savaient qui au beau milieu d’une sombre caverne. Pourquoi avait-il enduré autant d’épreuves ? Et à quel prix ? De plus, Klarion ne comprenait pas plus les réticences et l’animosité d’Aord à ne pas accepter sa demande, compte tenu des regrets qu’il avait pu capter durant les visions…

- Je me souviens pourquoi je déteste les bulles de souvenirs… Lâcha Klarion, reprenant sa respiration, ébouriffant ses cheveux d’obsidienne.

Klarion ignorait si Aord connaissait ces tendances, mais il était fréquent pour les gangs de rue ou certains groupuscules du monde souterrain de prendre d’intenses bouffées d’émotion en s’aidant de bulles de souvenirs. Certains imbéciles voyaient en cette pratique une récréation plus intense que de prendre de vulgaires drogues, et l’avantage était que l’on pouvait assouvir tout un tas de bas instincts juste en s'imprégnant de la mémoire d’autrui. L’éco-terroriste trouvait cette pratique absolument abjecte et n’appréciait pas ressentir des émotions qui ne lui appartenaient pas. Cependant, compte tenu des circonstances, il n’avait pas vraiment eu le choix pour prouver sa bonne foi à Aord.

- Je suppose que c’est à mon tour de partager un peu. Je te dirais bien de t’accrocher, mais tu es déjà bien vissé sur ton siège…

Klarion passa ses doigts sur le livre et se concentra un moment pour être sûr de sélectionner les bons souvenirs à montrer. Le souverain floral ferma les yeux, fronçant les sourcils pour trouver un meilleur focus.

~ ~ ~

Tu es au beau milieu d’un potager, devant une grande ferme sur laquelle rayonne un soleil de plomb. Tu es heureux, guilleret et on ne peut plus joyeux. Autour de toi, il n’y a que des explosions de couleurs et de senteurs. Légumes et aromates s’enchaînent et, à tes pieds, un petit panier d’osier que tu t’empresses de remplir avec entrain. Au loin, on t’appelle, un vieux couple sort de la ferme et se dirige vers toi. L’air chaleureux, ils se joignent à ton ouvrage et, à chaque légume cueilli, t'apprennent les vertus du végétal et remercient la terre à chaque fois qu’ils déposent quelque chose avec toi dans le panier.

~ ~ ~

Tu es dans les rues de la Capitale, seul. Il fait froid, tu as faim et manque de pleurer à chaque fois que tu vois les silhouettes de couple avec leurs enfants passer près de toi. Ils te rappellent le vieux couple de la ferme, disparu, te laissant sans personne, terrorisé. Tu fuis dans une ruelle, mais les ténèbres t’enserrent. Si bien que le courant d’air glacial et le frisson qu’ils te procurent t’incitent à te réfugier sous une grande caisse de bois, laissée là à l’abandon. Tu agrippes un trognon de pomme sec laissé là sur le pavé et le ronge nerveusement. Soudain, tu remarques quelque chose, tout près de toi : une toute petite tige d’orpin blanc. Se recroquevillant sur toi-même, tu te rapproche de la fleur, fanal d’espoir au milieu de la peine.

~ ~ ~

Cette fois, les plantes t’encerclent de toutes parts. D’immenses arbres vénérables font face à de touffus buissons éclatants. Les jardins botaniques de la Capitale sont rarement aussi beaux que durant le retour du printemps. Au moins, ici, les plantes sont heureuses et tu peux t’en occuper. Après tout, c’est ton travail. Néanmoins, tu as d’autres idées, une envie de les protéger davantage, de montrer aux visiteurs qu’elles sont plus que des ornements de distraction pour leurs promenades. Tu distingues un groupe d’hommes richement vêtus approcher, tu reconnais le directeur des jardins menant la marche. C’est l’occasion de lui parler, peut-être comprendra-t-il ? Lorsque tu t’approches, tu ressens une certaine appréhension alors qu’ils te regardent avec dédain. Lorsque tu arrives près du groupe, le directeur ne t’écoute même pas. Tu es repoussé et tombe à la renverse dans un buisson, entendant le groupe rire aux éclats…

~ ~ ~

Tu es dans un cabanon relativement sombre, de minces filets de lumière passant au travers de lucarnes sales et envahies par les toiles d’araignées. Devant toi, prisonnière de racines autour d’une chaise, se tient une femme : la reine. Elle a peur, cela se voit. Toi, en revanche, tu es plein de colère. Tu ne veux pas lui faire de mal, mais tu es plein de colère. Tu attrapes un pot rempli de terre que tu poses sur ses genoux afin de lui montrer le miracle de la vie. Tu fais pousser une magnifique fleur juste en dessous de son menton et lui ordonne de la regarder. Elle nie, elle ne comprend pas.

Il est trop tard, tu dois partir…

~ ~ ~

Klarion avait terminé. Il retira ses doigts du livre avant de toiser Aord d’un air sévère. C’était à son tour de lui montrer ce qu’il avait pu vivre, ce qui l’avait forgé.

- Amuse-toi bien.

Aord plongea son regard dans les yeux blancs de Klarion. C’était à ça qu’il ressemblait quand il utilisait son livre ? Ce que ça pouvait être glauque à regarder de l’extérieur. Il avait l’air si vulnérable en ce moment … mais Aord ne pouvait rien faire. Impossible pour lui de le neutraliser efficacement. Si jamais il ratait, son coup s’en était fini de lui, alors il préféra continuer de jouer le jeu. Il regrettait vraiment comment leur première rencontre s’était terminée, mais il ne voulait pas non plus se rapprocher du criminel. Il ne lui apporterait que des problèmes et le frère désirait plus que tout un peu de stabilité dans sa vie, pas d’être poursuivi par la garde et Lucy c’est quel consultant travaillant pour elle !

Le regard de Klarion redevint normal et il sembla reprendre son souffle. Un petit sourire amusé se dessina sur le visage du religieux. Et oui, la première fois c’était toujours éprouvant. Et encore, il n’avait pas vu les souvenirs d’un mort. Ceux-là étaient particulièrement difficiles, surtout dans ses derniers instants. Aord resta totalement silencieux, les mots étaient devenus inutiles maintenant. Il laissa le jeune homme s’approcher, ouvrant ses mains pour l’inviter à utiliser le livre à son tour. Seul un rictus ironique barrait son visage quand Klarion fit sa petite plaisanterie.

Haha …

Le frère posa sa main sur l’ouvrage quand Klarion le lui indiqua et se laissa emporter. Voyons voir ce qui te définit Klarion Brando …

Aord sombra dans le passé. Il était un enfant, un enfant heureux entouré de verdure et d’une famille aimante. Ainsi donc, tout n’avait pas mal commencé … Mais tout d’un coup, il était seul, dans le froid, dans les rues. Il a faim et il est seul, regardant avec envie les autres enfants qui eux ont une famille. Aord ressentit pleinement ce sentiment d’abandon, oui, il comprenait cela sa manière.

Un nouveau flash et le voilà transporté aux jardins botaniques. Ce sentiment de plénitude qu’il éprouvait … Klarion était-il … heureux ? Accompli ? Il n’aurait jamais imaginé que le criminel puisse éprouver tant de sentiments positifs après ce qu’il venait de voir. Voilà donc pourquoi il se battait, pour retrouver cet état de plénitude ? Aord assiste à l’altercation, à l’humiliation, à la déception … Cette scène faisait écho en lui. Ce n’était pas les sentiments de Klarion qui remontaient, mais les siens. Son propre passé. Un nouveau flash et le voilà devant la reine, en colère, furieux, révolté. Elle lui adresse le même regard qu’il lui avait adressé lors de leur rencontre. L’incompréhension teintée de curiosité … Il voyait mieux pourquoi il n’avait pas cherché à l’écouter davantage. IL avait cru que cela se finirait comme avec la reine …

Aord cligna des yeux et revint au moment présent. Contrairement à Klarion, il encaissait beaucoup mieux le voyage de l’esprit. C’était une simple question d’habitude, il fallait dissocier ses propres émotions de celle de la personne « visitée ». Encore une fois, le religieux resta silencieux. Une idée venait de germer dans son esprit, il avait l’impression que Klarion était sincère dans sa démarche, même s’il se méfiait toujours. Peut-être qu’un peu de sincérité de sa part …

Le frère posa une nouvelle fois son doigt sur les pages et ses yeux redevinrent blancs.

~~~
Tu es Aord Svenn, un petit enfant qui s’amuse avec ses amis. Tu es heureux, mais contrarié. Les autres utilisent leur pouvoir dans tous les sens et toi tout ce que tu sais faire c’est souffler de la brume bleue. On se moque de toi, on rit de ta faiblesse et cela te met en colère.

~~~
Tu soupires quand ta mère te dit d’aller mettre la table, tu voulais juste un morceau de poulet. La brume apparaît encore et voilà que le poulet sur la rôtissoire commence à bouger, puis à courir dans la maison. Tu ris aux éclats, stupéfait par ce que tu peux faire. Tu es tellement heureux …

~~~
Tu regardes ta sœur, morte. Ton cœur est brisé, tes entrailles broyées par le chagrin. Tu souffles et elle revient à la vie, mais elle n’est pas comme avant. Tu le sens. Tu t’insurges, tu pries la déesse, tu t’énerves, tu pleures, tu cries, tu t’effondres. Pourquoi ?

~~~
Des visages défilent, tout empreints de dégoût et parfois un mort vivant, une scène de ton travail. Tout ce que tu as accompli avec ton don et le regard dégoûté des autres, le rejet, la répulsion, l’ignorance … Tu te sens mal, mais tu teins bon, la foi emplie ton cœur, elle te pousse à continuer, à aider ceux qui ne sont plus-là et ceux qu’ils ont laissés derrière eux.

~~~
Te voilà de retour au temple de la capitale, tu marches dans les couloirs quand tu entends ton nom. Les autres parlent de toi. Assassin qu’ils se disent, tu les entends, tu en souffres. Encore et encore tu souffres de leur rejet. La foi ne te sauve pas et la noirceur t’envahit. Tu te regardes dans la glace et tu ne te reconnais plus, tu te dégoûtes toi-même, tu te hais …
~~~
Aord reprit contact avec la réalité. Les souvenirs qu’il venait de déposer étaient extrêmement forts et chargés en émotion. C’était un peu une mise à nue qu’il proposait à Klarion, mais il ne le prévint pas. Il devait voir ça pour pouvoir comprendre son message, celui qu’il essayait de lui dire depuis le début de cette rencontre. Ouvrant sa main et désignant le livre du bout de son nez, il invita Kalrion à se replonger dans les souvenirs d’Aord Svenn.

- Encore ? S’écria Klarion, surpris qu’Aord ne réponde rien après la lecture de ses souvenirs. Et tu n’as rien à… hm, peu importe. Attends une seconde.

Pour ne pas se retrouver dans le même état que tout à l’heure, Klarion traversa la pièce pour attraper une autre chaise avant de la ramener face au prêtre et s’y installer. Il ne voulait pas manquer de tomber en absorbant toute la bouffée émotive que provoquait le partage de souvenirs. Le jeune homme s’assit sur son siège et inspira à nouveau avant d’approcher sa main du livre. Aord avait vu ce qu’il venait de partager, pourtant il demeurait silencieux. Pourquoi ? Avait-il honte de ressentir ce que Klarion avait choisi de montrer ? Ou alors conservait-il pareil mépris qu’avant lecture des mémoires ? Il avait l’air prompt à partager à nouveau d’autres bouts de son passé, cela voulait-il dire qu’il était encore prêt à se révéler à Klarion ? Mais dans quel but ? Le phytomancien ne comprenait pas vraiment à quoi jouait le religieux, mais il était encore volontaire pour continuer ce petit manège.

Bien installé sur son siège, Klarion toucha enfin les pages jaunies du mystérieux grimoire. Comme pour la première série de visions, la vue de Klarion fut éblouie par une intense lumière blanche. Lorsqu’elle se dissipa, il vit à nouveau à travers les yeux d’Aord. Klarion le voyait enfant, courir et jouer avec d’autres petits qui riaient aux éclats en se lançant un ballon. De temps en temps, un des membres du groupe feintant un lancé en maintenant la balle en l’air grâce à des soubresauts de magie, ce qui impressionnait les autres. Jusque là, rien de si surprenant pour Klarion, des enfants qui découvraient leur magie, il y avait de quoi être distrayant pour eux. Mais, d’un seul coup, leur liesse se changea en gloussements moqueurs lorsqu’Aord se mit à toussoter une étrange fumée bleutée. Et, bien que Klarion ressente la honte et la colère qu’il éprouvait, le jeune homme se montrait étonnamment curieux. Il ignorait tout du pouvoir du prêtre, et c’était la première fois qu’il en voyait une petite démonstration.

Avant même que Klarion ne puisse s’interroger davantage, la vision se brouilla pour se reformer sous un autre décor. Une femme, de dos, soupire en demandant au petit Aord de bien se comporter et de s’installer à table. L’enfant ne semblait pas très enthousiaste à dîner mais l’insistance de sa mère l’y contraint néanmoins. Il faisait la moue jusqu’à ce que la brume bleue revienne, voilant la salle à manger devant ses yeux. Klarion fut sidéré en voyant la carcasse de la volaille vibrer sur sa rôtissoire avant de se décrocher pour gesticuler sur le sol. Malgré l’amusement qu’Aord partageait avec Klarion, le phytomancien ne pouvait s’empêcher d’être grandement choqué par pareille découverte. Il venait de réaliser la teneur du véritable pouvoir du prêtre, et ne savait pas trop quoi en penser…

La vision change pour se reformer, cette fois, sur le corps mort d’une femme. Elle était de stature différente que celle vue dans le souvenir précédent, mais la ressemblance avec Aord était notable. S’il ne s’agissait pas de sa mère, Klarion devinait qu’elle pouvait être la sœur ou cousine du religieux. Qui que fut cette demoiselle, Aord était dévasté par son décès et Klarion ressentait lui aussi tout le poids de cette perte, lui alourdissant les entrailles et lui déchirant le cœur. Après un hurlement de désespoir, il s’effondrait avant de changer de vision. La prochaine était moins claire que les précédentes, juste une série de visages que Klarion peinait à distinguer tant ils défilaient les uns après les autres. Parfois, il reconnaissait les traits d’un homme, d’une femme, parfois d’un cadavre entouré de brume turquoise. Quant à Aord, le jeune homme sentait qu’il était mal mais gardait une certaine détermination, une flamme brûlait en lui, une flamme qui le poussait à ne pas ployer le genou.

Une dernière vision révéla à Klarion une image plus nette que les précédentes. Aord marchait dans des couloirs austères. Le terroriste reconnaissait l’architecture traditionnelle des temples et lieux de recueillement des cultistes de Lucy. Tout autour, Klarion pouvait entendre des chuchotements, une rumeur discrète mais dont le ton signifiait clairement qu’Aord était victime d’un mépris éhonté. Il avait été cible de brimades et moqueries pendant son enfance, avait dû susciter énormément de rejet en raison de son pouvoir. Et voilà qu’il était sujet de dégoût dans l’endroit même où il avait espéré trouver tolérance et sérénité. Aord passa à portée d’un miroir, voyant son reflet, un intense sentiment de haine emplissant son cœur. La vision prit fin et Klarion revint à lui, se retrouvant à nouveau face au vrai prêtre. Agrippant fermement les repose-bras de son siège, le phytomancien gardait un air sidéré, dardant son interlocuteur.

- Tu es un nécromancien ! Finit-il par lâcher.

Il n’y avait pas de peur dans les yeux de Klarion, mais de la surprise. Il avait dit plus tôt qu’Aord évoluait dans la mort, il ne s’attendait pas à être aussi près de la vérité. La nécromancie était relativement mal vue par le reste de la société aryonnaise en raison de nombreux tabous liés à la mort. Le souverain floral l’avait bien vu durant le voyage mémoriel, sa magie lui avait causé bien des torts et il en avait énormément souffert. Mais, bien que Klarion ait des appréhensions, surtout dû au fait qu’ils étaient entourés de cadavres, il n’avait rien contre la magie en elle-même. Il estimait qu’il n’y avait pas de mauvaise magie, juste de mauvais sorciers.

- Pourquoi est-ce que tu ne dis toujours rien ?! Fit-il d’un ton frustré. Tu peux réveiller les morts, et alors ? Je comprends encore moins pourquoi tu me détestes. J’ai vu ce qu’il t’est arrivé, on a vécu des peines assez similaires. Hm… Finalement c’est peut-être à cause de cela, qu'on se ressemble…

N’attendant pas qu’Aord réponde, Klarion rapprocha ses doigts du livre pour partager de nouveaux ses souvenirs.

~ ~ ~

Tu es dans une salle sombre, en sous-sol, uniquement éclairée par des cristaux de faible lueur. Tout est humide autour de toi. Mais, malgré la quasi absence de lumière et la fraîcheur de l’endroit, tu n’as pas peur. Partout autour de toi, il y a des plantes. De grandes jardinières et de pots remplis de ce qui semble être des plantes à narcotiques. Tu le sais, mais tu t’en fiches. Après tout, tu es encore un enfant, bien trop jeune pour réaliser, mais heureux d’être parmi elles. Au-dessus, tu entends du bruit provenant de l’étage supérieur, sans doute les trafiquants qui t’ont recruté pour se servir de tes pouvoirs. Combien de temps vont-ils te garder ? Tu veux juste rester avec les plantes…

~ ~ ~

Tu es dans le bureau d’un noble connu comme étant un grand mécène. Tu l’as enveloppé dans un cercueil de ronces et brûle l’acte de la propriété qu’il voulait construire en détruisant des hectares de plantes. Ivre de colère, tu jubiles pourtant à l’idée de savoir qu’il vient de récolter la monnaie de sa pièce. Cet homme a menti à tout le monde et tu es celui qui lui a fait payer le prix de son arrogance.

~ ~ ~

Tu es dans les bureaux administratifs des jardins botaniques. Devant toi, un grand notable rampe de terreur au sol. Empli de détermination, tu n’as plus peur du directeur que tu considères désormais comme un vulgaire insecte. Tu te souviens des humiliations répétées qu’il t’a fait subir, des refus catégoriques de t’écouter, du moment où il t’a jeté dehors pour se débarrasser de toi. C’est l’heure de ta vengeance, il doit payer.

Derrière toi, une garde royale débarque dans la pièce. Tu dois fuir…

~ ~ ~

Tu es dans l’une de tes planques au sein de la Capitale, les plantes sont légion autour de toi et tu ne peux te sentir mieux que lorsqu’elles sont si près de toi. Une femme approche, des plumes partout sur son corps. Tu lui dis qu’elle n’a pas besoin de rester transformée, elle obtempère. Tu lui donnes une bourse remplie de cristaux et lui donne des instructions pour fuir la Capitale.

Elle te remercie de l’avoir libéré et te donne une plume.

~ ~ ~

Tu es dans le salon d’une garçonnière mal entretenue. Face à toi se tient un homme aux traits grisonnants. Il te sert à boire dans un petit verre en cristal. Il demande des nouvelles de la femme-oiseau. Tu te sens étrangement à l’aise mais, lorsque tu bois le verre, tu es pris d’un étrange mal. Tu tombes au sol, inconscient.

~ ~ ~

Klarion déglutit. Il avait montré Arban, mais pas suffisamment pour qu’Aord ne découvre quoi que ce soit sur leur relation et l’accord qu’ils avaient passé.

- A ton tour.

L’agacement de Klarion eut l’effet de faire sourire Aord. Lui qui avait essayé de le faire taire pour toujours le suppliait maintenant de dire quelque chose. Le frère savourait le goût de l’ironie avec un sourire mystérieux. C’était une vengeance bien puérile de sa part, mais qu’aurait-il pu dire ? Oui nous sommes pareils toi et moi ? C’est affreux tout ce que tu as vécu ? Ce n’était certainement pas ce que Klarion attendait de lui, alors pourquoi parler pour ne rien dire ? Il prit cependant le temps de le rassurer, ne voulant pas qu’il le poignarde comme la dernière fois qu’il avait joué avec ses nerfs.

Un peu de patience tu comprendras bien assez tôt.

Le criminel posa sa main sur le parchemin et visionna les déboires d’Aord durant sa vie. Patiemment, le frère attendit qu’il revienne à lui pour le dévisager sans exprimer aucune émotion. Il voulait oublier ces souvenirs qu’il venait de faire remonter pour les montrer à Klarion. Il eut cependant un petit rictus amusé quand celui-ci fut surpris pas son pouvoir.

Eh oui, dit-il en soufflant un nuage de brume glacée au visage de Klarion comme lorsqu’ils s’étaient séparés.

Un putain de nécromancien …

Et il ne dit plus rien, même quand Klarion le lui demanda. Il se contenta donc de poser sa main sur le livre pour être délivré de ses suppliques.

Les souvenirs étaient plus sombres cette fois. Il était un enfant au milieu des plantes. Aord ne savait pas ce qu’elles pouvaient faire, mais il entendit les voix au-dessus. De la drogue, pensa-t-il … Ainsi donc on avait utilisé les pouvoirs de Klarion pour faire ce genre de choses … Aord n’était pas vraiment surpris, un tel pouvoir, de telles possibilités attireraient sûrement des personnes mal intentionnées.

Le flash l’emmène maintenant dans un bureau. Aord ressent ce sentiment de satisfaction, de jubilation … la justice avait été rendue, mais elle laissait une impression malsaine. L’épée qui l’avait rendue n’était pas pure comme elle semblait le croire … Le frère put à peine étudier la scène que le livre l’emmenait ailleurs.

Il était de nouveau devant ce noble qui rampait à ses pieds, encore cette satisfaction, ce désir de vengeance assouvie. Tandis que l’âme de Klarion se réjouissait, celle d’Aord plongeait dans une profonde tristesse. Ils avaient tous deux eu un chemin similaire en un sens et pourtant ils marchaient sur des routes si différentes. Un instant, Aord pensa à la création de Lucy, mille chemins qui couvraient toutes les possibilités, il était triste de voir que Klarion avait pris la voie la plus sombre.

Un dernier flash et Aord se retrouve devant Ahlan. Ce dernier souvenir capte toute son attention. Voilà enfin l’enfoiré qui n’avait pas su faire son travail. Il avait bien trouvé Klarion, mais alors … Le criminel s’effondre et Aord peut sentir le poison pénétrer son esprit l’embrumant jusqu’à l’extinction.

Le frère reprend son souffle submergé par ses propres émotions. Son visage se déforme par la colère, la colère d’avoir été trompé encore une fois. Il n’était pas de la garde, maintenant, il en était sûr. Il avait trouvé Klarion, l’avait capturé et pourtant il était toujours devant lui et ne semblait pas avoir supprimé ce « consultant » selon ses dires. Il s’était donc passé quelque chose entre eux deux. Suspicieux, le frère dévisagea l’homme assis en face de lui.

C’est intéressant ce que tu m’as montré. À mon tour, ce sera la dernière fois. Après on parlera.

~~~
Tu es attaché à une poutre et voilà ton tortionnaire qui revient, mais tu n’as pas peur. Seule l’adrénaline coule dans tes veines. Il entre et se fait saisir à la gorge par le cadavre du frère supérieur. Il sert de plus en plus jusqu’à ce que le mercenaire rende son dernier souffle. Tu t’échappes avec une femme, son visage est remplacé par une tache noire. Tu cours dans les couloirs, tu envoies un zombie trancher la gorge d’un autre mercenaire. Puis tu en combats trois autres à l’épée. Tu es terrifié, dégoûté, horrifié. Derrière toi la femme te crie de ne pas faire ça, mais tu abats ta lame tel un animal pris au piège. Seul le désespoir te guide, mais tu n’as pas le choix.

~~~
Tu trembles devant Ahlan, il sait pour ton pouvoir. Tu as été démasqué, il pourrait bien faire ce qu’il veut de toi maintenant. Tu es tendu, crispé. Tu te sens stupide. Il promet de ne rien dire … alors tu commences à parler.

~~~
Tu es assis sur un banc. Mille émotions te parcours tu ne sais pas comment les décrire. Tu es avec une femme rousse. Tu lui parles de ce que tu as fait, de ton pouvoir, du rejet, des meurtres et elle te pardonne. Tu n’y crois pas, mais soudain la foi revient. Elle embrase ton être et pour la première fois de ta vie, tu es convaincu que tu as trouvé ta place. Enfin …

~~~

Aord laissa Klarion observer ses derniers souvenirs et quand ses yeux redevinrent vivants, le frère le regardait avec un regard chargé d’émotions.

Maintenant que tu as vu tout ça Klarion, je veux te poser une question. Pourquoi ?

La voix d’Aord vibra légèrement tandis qu’il refermait son âme mise à nue pour reprendre la conversation sérieuse qu’ils tenaient tous les deux.

Pourquoi je t’aiderais ? Je devrais diffuser ta parole ? Au risque de voir la garde à ma porte le lendemain. Combien de jours Klarion, combien de jours il leur faudra pour m'envoyer un autre inspecteur qui enquêtera sur moi ? Combien de temps avant que je sois de nouveau exposé au grand jour !

La voix d’Aord s’énerva soudainement.

Combien de temps avant que tu ne tues quelqu’un d’autre et qu’on me considère encore comme un assassin par ce que je t’aurai aidé hein ? Tu peux me le dire ? Tu crois que je veux ressentir ça à nouveau après … après … Et combien de temps avant qu'un allié d'une de tes victimes me tombent dessus pour me soutirer des infos sur toi hein et qu'on me .. me ...

Aord se tut, sa gorge se bloquant sous l’effet de ses souvenirs de cette maudite nuit dans un souterrain.

Et mon travail à l’Astre … tout ce que je peux faire ici que je n’ai jamais pu faire avant à cause de la peur. Tous ces gens que j’aide à avancer. Si on m’arrête à cause de toi, qui s’en occupera ? Tu peux me le dire ?

Aord criait presque de frustration, ligoté sur sa chaise. Il venait comme une fleur lui demander quelque chose d’énorme et croyait que sa coopération lui était due. S’il avait pu, Aord lui aurait collé son poing dans la figure tellement il était égoïste de lui demander ça.

Dis-moi pourquoi je devrais risquer de sacrifier tout ce que j’ai réussi à obtenir dans la souffrance pour toi ? Pourquoi je devrais tout remettre en jeu alors que j’arrive enfin à sortir la tête de l’eau ? Tu peux me le dire, Klarion Brando ? Quel avenir m’attend si je t’aide ?!

Klarion dû faire face à une nouvelle série de vision alors qu’Aord demeurait silencieux, même après avoir vu les derniers souvenirs que le terroriste avait partagé. L’agacement du phytomancien était palpable mais il se décidait à consulter une dernière fois les mémoires d’Aord. Il détestait être forcé de ressentir des émotions qui n’étaient pas les siennes et en venait à mépriser tous ces vagabonds et criminels qui se droguaient aux souvenirs dans les bas-fonds les plus sombres de la Capitale. Cette fois, Aord se fait libérer d’une prison sordide par une femme dont Klarion ne peut voir le visage, comme si le souvenir le lui interdisait. Il court à ses côtés dans des couloirs, désireux de sortir mais également plein d’horreur. Soudain, un macchabée s’anime pour s’attaquer à un balourd mal léché. Derrière, la femme ne semblait pas à son aise avec ces pratiques, mais Aord l’ignorait…

La lumière emmena Klarion face à un visage bien connu, celui d’Arban lors de son enquête durant laquelle il cherchait l’éco-terroriste. Visiblement, il avait bien visité la morgue où il avait rencontré Aord pour recueillir son témoignage. Néanmoins, il avait l’air plutôt intimidant, la crispation et le nœud d’Aord dans le ventre en étaient les preuves. Arban, sous son identité d’Ahlan, savait pour la nécromancie du prêtre et n’hésitait pas à l’utiliser. Sous la pression, Aord fut obligé de délier sa langue… L’image se dispersa aussitôt pour enfin se reformer en extérieur, sur un banc. Aux côtés d’Aord se trouvait une femme rouquine que Klarion ne connaissait pas du tout. Aord n’en peut plus du poids qu’il retient et confie confie toutes ses peines à l’inconnue. Lui parler fait son effet et une bouffée de bien-être s’engouffre dans le cœur d’Aord. Son désespoir fait face à la confiance, à la détermination. Pour une fois, il avait l’air d’avoir trouvé sa place. Et enfin…

La lumière ramena Klarion à la réalité, mettant fin à la série de souvenirs. Il secoua son crâne en passant une nouvelle fois la main dans ses cheveux de jais, avant de se frotter les yeux. Il ne manqua pas de faire part de son dégoût pour les sensations qu’il éprouvait durant ces visions et sa volonté de ne plus y prendre part. Le religieux n’y porta pas d’attention, ou alors ne le montra pas et s’emporta. Pourquoi devrait-il aider Klarion ? Le voilà qu’il s’inquiétait au sujet de la Garde, de devenir hors la loi, de son poste à l’Astre de l’Aube… Toute une litanie sur le sacrifice de sa vie pour la cause du souverain floral.

- Pourquoi tu m’aiderais ? C’est toi qui me l’a proposé, la première fois que l’on s’est rencontrés. Et tu n’as même pas la réponse à cette question ?

Klarion se releva, n’ayant plus besoin de la chaise, et la repoussa contre le pilier sur lequel il s’adossait plus tôt. Il dardait Aord d’un regard enflammé en fronçant les sourcils. Malgré tous les souvenirs qu’il lui avait montrés, le prêtre ne comprenait toujours pas…

- À quoi a servi ton petit manège mémoriel si c’est pour me poser ces questions ? Tu y as vu qui j’étais vraiment, et ce que j’ai ressenti. Tu as la preuve que je ne suis pas un monstre, et continue de me considérer comme tel. Je ne suis jamais venu, à aucun moment, te demander de faire de grandes messes pour prêcher mon nom comme celui d’un dieu vivant. J’ai mes propres plans concernant mon image, je n’ai nullement besoin de toi, merci bien.

Klarion soupira, son regard se muant vers une expression à la fois triste et mélancolique. Il fixait toujours Aord, sans sourciller ni sans faire vaciller sa voix. Le jeune homme voulut croiser les bras, mais se ravisa, la posture voulant souvent évoquer un refus de transmettre ou partager. Il n’avait pas envie de transmettre de fausses idées au nécromant qui était déjà suffisamment remonté.

- Je souhaite juste que tu partages et transmettes ma vision des choses sur les plantes, sur la nature, que le peuple d’Aryon sache qu’il faut leur donner le respect qu’elles méritent, et que quelque chose sera fait contre ceux qui la bafouent. Tu n’es même pas contraint de me nommer, et tu réagis comme si je te demandais de me joindre dans du grand banditisme…

Il fit quelques pas vers une paillasse sur laquelle était allongé un mort à la peau grise, fripée et boursouflée, sans doute repêché dans un canal de la Rivière Luisante. Ses lèvres étaient cernées de vert et plusieurs veines de sa figure étaient bien apparentes, toutes d’un violet bariolé à cause d’un atroce poison.

- Nous avons vécu des peines très similaires. S’il y a bien quelqu’un qui sait comment se construire dans la souffrance, c’est bien moi. Encore une fois, tu l’as vu. Mais j’ai choisi de ne pas me terrer dans le désespoir, de rendre les coups à ceux qui m’avaient frappé, de devenir une force instoppable et de me battre pour ce que je crois juste. Je ne pense pas avoir besoin de te convaincre, j’ai ressenti ce que tu as ressenti, au même titre que tu as fait la même chose avec mes émotions. Tu m’as proposé le premier l’exacte chose que je suis en train de remettre sur le tapis. Je n’ai pas besoin de te convaincre de faire quelque chose pour laquelle tu étais déjà volontaire.

Klarion soupira, il avait de la peine pour Aord, n’était plus réellement en colère. Il en avait même oublié jusqu’à l’existence du gluant rampant, sa petite tête apeurée sortant de temps en temps de sous le siège pour voir si son maître allait bien.

- Tu es en conflit avec toi-même, c’est un problème que je ne peux résoudre, même si je l’ai malencontreusement mis en exergue avec nos rencontres. On a été deux livres ouverts l’un pour l’autre pendant de longues minutes. J’ignore si tu as été aussi intime avec beaucoup de monde… La seule personne qui doit te convaincre, c’est toi. La seule personne qui doit décider de ton avenir, c’est toi. Et tu es le seul à pouvoir sortir de l’eau pour ne plus y replonger, je n’ai aucune influence là dedans.

Il se repositionna face à lui, continuant de le fixer.

- Je mène mes propres combats, je n’implique personne d’autre dedans. Je suppose que tu fais la même chose. Je t’ai dit ce que j’attendais de toi. Et à vrai dire, je suppose que ça te ferait du bien de sortir de l’ombre, tu y as passé beaucoup trop de temps. La mort ne peut exister sans la vie. Et il est grand temps que tu y retrouves goût…

La ferme …

Aord venait de crier quand Klarion avait essayé de le mettre devant ses contradictions. Son visage était contracté par l’effort. Il essayait tant bien que mal de se rappeler ce qu’il avait dit ce soir-là, mais impossible. Il n’avait jamais proposé de l’aider, ils avaient juste discuté, la situation s’était envenimée, Klarion avait attenté à sa vie … Jamais il n’avait proposé de l’aider, jamais …

Non, je n’ai pas dit ça …

Le regard de Klarion lui disait le contraire. Il affirmait ça avec une telle conviction, ce devait être vrai. Pourtant, Aord n’arrivait pas à s’en souvenir malgré tous ses efforts. Il ne se rappelait que la haine, la colère, la peur, mais pas ça. Il possédait un livre magique pouvant enregistrer la mémoire des hommes et pourtant la sienne lui faisait défaut.

Je n’ai pas la tête sous l’eau, j’allais très bien avant que tu arrives.

Non il n’allait pas bien. Malgré son nouveau post, malgré son nouveau chemin, il vivait toujours dans la peur. La crainte perpétuelle que quelque chose de mauvais aller lui arriver et qu’on retrouverait son corps un jour dans un sous-terrain. Comment en était-il arrivé là ? Qu’est-ce qui avait changé dans sa vie ? Pourquoi avait-il arrêté d’espérer ?

Le regard du frère s’éclaira l’espace d’un instant, son visage déformé par un effort surhumain. Les paroles de Klarion avaient éveillé quelque chose chez lui, mais il n’arrivait qu’à l’entrevoir. Cette idée qui restait cachée à sa vue. Le déni est un verrou puissant, étouffant souvenir, pensées et émotions. Klarion venait de mettre un formidable coup de pied dans l’esprit du religieux. Il s’était complu dans sa haine du criminel, mais maintenant, il ne pouvait plus le détester de la même façon. Ils n‘allaient pas soudainement devenir amis, mais Aord était trop intelligent pour le rejeter de but en blanc suite à ce qu’ils avaient partagé. Ils étaient … semblables tous les deux, Aord ne pouvait plus le nier. Et tout d’un coup il ressentait ce qu’il avait ressenti la première fois qu’il l’avait rencontré. De l’empathie … Cette même empathie qu’il avait oubliée. Celle qui lui avait fait défaut avec Nemue, avec Luz, celle qu’il avait … avant. Avant quoi ? Avant Camille, avant l’enlèvement. Il n’était pas comme ça avant, il avait simplement oublié, oublié ce qu’il l’animait autrefois. Avant ce maudit livre et toutes ses épreuves, il voulait simplement découvrir le monde et les gens qui l’habitaient. Il s’était ouvert à tant de gens, mais avait arrêté. Et maintenant, c’est Klarion et sa demande qui l’avaient replongé dedans.

Les sourcils de frère se rapprochèrent, tandis qu’une vague d’émotion puissante le parcourait. Il tira sur ses liens de frustration et de colère, mais il n’était pas en colère contre Klarion. Non, il se détestait lui-même d’être dans un tel état aujourd’hui. Il avait promis à sa sœur et à la déesse qu’il continuerait à avancer et pourtant il faisait désormais l’autruche face à ses problèmes parce qu’il était terrifié. Ses yeux s’embuèrent légèrement tandis qu’il grognait de frustration et tout d’un coup il se souvint. Il se souvint qu’il voulait aider Klarion à faire passer son message, à le transmettre correctement aux autres, à lui donner les clés pour les convaincre … Il avait bien dit ça, à une autre époque. Le voulait-il toujours ? En regardant ce qu’il ressentait aujourd’hui avec le prisme tronqué qu’il s’était construit récemment, Aord avait dit non. Pourtant, avant il l’aurait fait et il aurait été heureux de le faire. Ses yeux se teintèrent d’indécision. Il savait la réponse à cette question … N’avait-il pas tenté de comprendre le jeune homme après leur rencontre, malgré sa réaction ? N’avait-il pas regretté son geste ? Profondément, Aord savait que sa proposition était toujours valable, malgré leur accrochage pour le moins violent.

Le frère baissa les yeux, incapable de soutenir le regard de Klarion. Il était resté silencieux un long moment. À côté de sa cheville, Naya le regardait. Un sourire s’afficha doucement sur le visage du frère.

Ça me fait chier de le dire, mais t’as peut-être raison.

Le frère prit une position plus confortable, sa voix tremblait toujours, mais elle devenait plus assurée à mesure qu’il parlait.

Ce que je t’ai dit … tiens toujours, mais je ne serai plus aussi ouvert qu’autrefois., remercie ton penchant pour les dagues. Apprends-moi ce que tu sais, discute avec moi sans chercher à me tuer. Ce qui sortira de tout ça … peut-être que je le partagerai à d’autres. Je ne te promets rien pour l’instant. Je suis actuellement membre de ce grand hôpital, n’avais-tu pas dit que les médecins utilisaient les plantes sans rien leur donner en retour ? Apprends-moi comment bien le faire. Vois ça comme une période d’essai et peut-être qu’après cela j’aurais envie de diffuser tes idées au-delà de ses murs.

Le frère retourna son attention vers son familier qui s’était collé son pied.

Et détache-moi s’il te plaît.

- Hmm…

Aord se détendait, ou du moins paraissait moins sur les nerfs que précédemment, adoptant une position assise plus relaxée et nonchalante. Il ne disait pas oui à Klarion, mais semblait être enclin à écouter ce qu’il avait envie de transmettre. Il était curieux et refaisait, en un sens, la même proposition qu’il avait soumis au criminel lors de leur première rencontre, dans une cachette envahie par la végétation. Klarion réfléchissait à comment correctement montrer ce que le prêtre voulait voir. Ce dernier ne pouvait communiquer avec les plantes, il ne pouvait pas s’assurer du consentement de ces dernières lors de récoltes ou d’emplois comme le faisait le phytomancien. Il se souvenait que, quand il était petit, ses grands-parents lui faisaient remercier la terre à chaque fin de journée lorsqu’ils avaient cueilli leurs légumes. En grandissant, et de lui-même, de toujours rendre autant qu’il prenait à la plante. À chaque spore récolté, il rendait en nutriments et en eau, sans jamais tuer la plante ou la brutaliser. Grâce à sa magie, il pouvait même faire repousser sa corolle s’il était contraint de la couper. Ses pensées s’enchaînaient lorsque le religieux demanda à être libéré.

- Comment ? Ah, oui…

Agitant la main, Klarion commanda les racines pour qu’elles lâchent prise sur les membres d’Aord, serpentant délicatement pour desserrer leur étau. Une fois l’emprise des tentacules florales lâchée, le prêtre pouvait se dégourdir quelque peu les bras et masser ses jambes qui devaient être bien endolories à cause de son inertie prolongée. Au sol, la boule gluante paraissait moins alarmée, même si elle restait pleine d’appréhension, fixant tour à tour son maître et l’éco-terroriste en lui lançant des regards mauvais. Klarion s’écarte de quelques pas en arrière, au cas où le prêtre s’était mis à ruser et n’attrape un scalpel pour attaquer. Mais, pour le moment, il n’en fit rien. Par précaution, le jeune homme gardait à bonne distance ses racines, les faisant glisser tout doucement vers le mur, derrière la chaise sur laquelle Aord avait été gardé prisonnier.

- Je ne peux pas vraiment t’apprendre et te transmettre beaucoup dans un endroit pareil. Non pas que ta compagnie me dérange, loin de là… Mais je ne voudrais pas trop m’attarder dans un endroit aussi… fréquenté. Toi comme moi, on aura des ennuis si on me voit ici te donner des leçons. Il serait plus judicieux de continuer cette conversation ailleurs.

Klarion esquissait un sourire malicieux, car il savait déjà ce qui allait advenir, ce qu’il allait devoir mettre sur le tapis. Il allait ouvrir de nouvelles négociations pour se revoir ailleurs, loin de l’hôpital, où ils seraient sans doute plus tranquilles. Le hic, c’était qu’Aord pouvait se méfier, compte tenu de leur première rencontre et de ce qu’il avait été contraint de faire avec son grimoire pour arriver à la situation actuelle. Néanmoins, rester dans cette morgue équivalait à jouer avec des allumettes au-dessus d’un fagot de bois sec. De plus, il y avait quelque chose de perturbant à converser autour de cadavres dont l’odeur se faisait de plus en plus présente, les encensoirs fumant ça et là aux coins de la pièce commençant à se vider et nécessitant d’être remplis le plus vite possible.

- Je veux t’apprendre et prolonger un peu notre tête à tête. Mais il va falloir être méthodique. On va se poser des questions si tu prends du retard sur ton travail ou ne ressort pas de cette pièce. Il faut que l’on se revoit, plus tard, ailleurs. Je te proposerais bien l’une de mes cachettes, mais je ne suis pas sûr que ça soit le lieu de rendez-vous qui te plairait le plus, par rapport à la dernière fois. Oserais-je suggérer chez toi ? Nous pourrions, après tout. Nous en sommes déjà à notre deuxième rencard. À moins que tu préfères te cacher dans un des placards de cette morgue ? On y serait à l’étroit, mais ça ne me dérange pas !

Klarion conservait son air de petit chat joueur en fixant Aord de ses prunelles pétillantes. Il était conscient que ses petites manies et penchants de séduction pouvaient déstabiliser certains, mais le jeune homme trouvait que ça lui donnait un certain ascendant. À force de jouer avec du parfum entêtant et son rouge à lèvres provoquant des hallucinations, il fallait bien qu’il en garde le genre ! Il s’adossa à nouveau contre le pilier, réajustant légèrement les plus de sa cape et secouant ses cheveux d’ébène.

- Alors ? Qu’en dis-tu ?

Aord soupira de soulagement quand il sentit les racines desserrer leur étreinte autour de ses membres. Il se massa vigoureusement les poignets en contemplant la marque rouge qu’elles avaient laissée. Il se leva pour s’étirer et se dégourdir les jambes. La petite boule gluante se mit à sautiller en voyant son maître enfin libre en couinant. Aord se pencha avec un sourire rassurant aux lèvres pour la prendre dans sa main et la caresser du bout de son pouce.  

Tout va bien Naya, c’est fini.

Il la déposa sur son épaule et elle glissa presque immédiatement jusqu’à son cou. Son petit corps froid rassurait le frère qui en avait vu de toutes les couleurs. Il se tourna alors vers Klarion pour le dévisager, incrédule. Est-ce qu’il venait de flirter avec lui ou c’était une sorte de jeu malsain ? Aord considéra longuement la question avant de répondre.

Tu m’as attaché à une chaise à notre deuxième rencard, j’imagine qu’on a fait le tour de notre « relation » avec ça ?

Son ton suintait le sarcasme et ses yeux dardaient leur mépris sur Klarion. Même en rêve, il ne s’imaginait pas se rapprocher du criminel à ce point-là. Et puis dans un placard, il n’aurait aucune chance de rater son coup de dague en traître, c’était hors de question. Aord alla chercher de quoi nettoyer le liquide d’embaumement que Klarion avait fait tomber sur le sol et il ramassa au passage les dossiers qu’il avait envoyé voler au fond de la pièce. Il lui jeta un regard de reproche avant de s’atteler au nettoyage.

Non merci, pas chez moi, ni dans ne de tes cachettes. Peu importe où on se retrouvera, tu sais aussi bien que moi que rien ne t’empêchera de me tuer, alors à quoi bon ? Je préfère néanmoins ne pas me retrouver avec un membre de la garde louche aux fesses comme ton nouvel ami Allan là. D’ailleurs tu peux m’assurer qu’il ne viendra plus me voir à cause de toi ? Il en sait beaucoup trop à mon goût cet enfoiré.

Il l’avait bien berné avec ses histoires de justice et d’arrestation. « Je m’occuperai de Klarion Brando » qu’il disait … sal menteur. Aord passait la serpillière tout en réfléchissant à la suite des évènements. Puisqu’il était celui qui avait proposé, sous la contrainte, il allait devoir trouver une solution.

Il faudrait un endroit avec suffisamment de plantes, mais je ne peux pas trop voyager et on doit rester discret …

Tous les endroits auxquels il pensait étaient soit trop bondés, soit déserts. Impossible d’être seul avec Klarion sans risquer qu’un garde ne les voie ou d’être reconnu par un passant. Aord soupira profondément et un nuage bleuté s’échappa de sa bouche, la brume sembla glisser en l’air avant de se jeter sur le corps de l’aventurière à côté de lui.

Et merde.

Il fut pris de vertiges et tangua un instant avant de se rattraper in extremis à la table d’opération tandis que la femme décédée ouvrit les yeux, mais restait immobile.

Saleté de pouvoir humpf …

Il se massa les tempes attendant que la terre arrête de tourner pour reprendre le fil de ses pensées. Il fallait vraiment qu’il arrête de soupirer pour un rien, ses charges de magies étaient précieuses et le contrecoup des dernières était vraiment insupportable. Toujours appuyé sur la table il répondit à Klarion sans parvenir à le regarder dans les yeux :

Non, mais tu as raison, chez moi c’est très bien même si on se sera sûrement aussi serré que dans ce placard. Je ne doute pas que tu sauras venir sans te faire remarquer hein ?

Son vertige s’estompa et il se releva. Il fixa alors le cadavre qu’il venait de ressusciter. Elle bougea légèrement sur la table, mais sans plus. Aord n’avait pas besoin qu’elle se meuve, c’était l’autre corps qu’il était venu préparer, mais il ne lui restait que deux charges de magie et il n’avait aucune envie de vomir toutes ses tripes pour s’en occuper ce soir.

Fais chier.  

Il retourna vers un bureau et griffonna une adresse avec sa plume et il tendit le papier à Klarion.

Voilà l’adresse, viens à la nuit tombée dans dix jours. J’espère que je ne fais pas une erreur …

C’était sûrement le cas, mais il ne pouvait s’empêcher de se plonger dans les ennuis. Klarion accepta le papier et quitta la morgue discrètement. Aord se sentit soudain soulager en voyant les plantes disparaître de sa vue et il se laissa tomber sur une chaise.

Oh déesse, pourquoi me tourmentes tu de la sorte ...