Soudain, Frey passa de la curiosité à un quelque chose de plus incrédule. Une expression d'incompréhension alerte passa sur son visage, tandis qu'il s'y prenait à deux fois pour être sûr de bien interpréter les propos de l'enchanteur. Lui redonner un peu d'énergie ? Il n'était pas certain de comprendre ce qu'il voulait dire par là, dans la mesure où cette plante était morte depuis un moment déjà. Focalisé sur Almassar, Frey assista à ces instants suspendus où il ne se passa rien, si ce n'est que son vis à vis marmonna des paroles floues alors qu'il semblait se concentrer. Hochant la tête de côté, Frey fixa intensément la fleur, mais rien ne se passa. Rien, du moins, qu'il ne puisse discerner et ça n'était pas sans amener une pointe d'impatience presque candide en lui. Sa curiosité n'était pas satisfaite, même légèrement indignée lorsque son interlocuteur affirma savoir sans plus d’ambages car, de son point de vue, il n'avait absolument aucune idée de ce qu'il venait de se passer ni d'éléments à se mettre sous la dent.

Almassar enchaîna avec ses explications et perturba le flot de pensées qui fusait dans l'esprit du traqueur, forcé de se concentrer sur ses propos mais les assimilant avec une seconde de retard. Il écoutait malgré tout, endiguant ses questions, tant pour modérer son impatience que pour éviter trop d'agitation alors qu'ils étaient encore sur la berge du sanctuaire lumineux. Il ne voudrait pas que cette agitation ne perturbe le griffroid alors il reprit contenance et s'astreignit à une discipline d'écoute et d'observation assidue. Une discipline mise à rude épreuve tandis qu'il assistait à la petite démonstration d'Almassar et que cette poudre magique fit monter la température de quelques degrés encore. Incertain, l'éclat d'un quelque chose de difficilement définissable passa dans le regard de Frey, à mi-chemin entre la confusion et l'agitation. L'enchanteur lui rendit alors la fleur, que Frey récupèra après avoir ouvert puis refermé la bouche, comme s'il allait dire quelque chose. Changeant d'appui d'un pied à l'autre puis vice-versa, il hésita une seconde, portant la plante à hauteur de regard pour y faire jouer la lumière du lhumi nœud et l'observer accrocher les grains de ce qui ressemblait à une poussière étincelante. Ses oreilles pointues se tendirent subtilement en arrière, à la façon des prédateurs se ramassant sur eux-mêmes. Clairement intrigué, Frey se tenait là comme s'il découvrait quelque chose de fondamental sans pourtant être sûr de ce qu'il avait sous le nez. Comme une sorte de suspense intérieur face à l'inconnu.

Reprenant soudainement conscience de la situation, Frey renferma les doigts de sa main gantée sur la fleur, faisant attention de ni l'abîmer ni trop la secouer pour ne pas répandre la chose versée dessus. Ses yeux se lèvèrent une seconde vers l'arbre, puis vers le griffroid, qu'il salua d'un signe de tête marqué en s'inclinant légèrement. Il fit ensuite un signe global d'au revoir aux soots - qu'ils imitèrent aussitôt - et de saisit sans forcer l'avant-bras d'Almassar de sa main nue avant de s'exprimer à voix basse.

_ Venez. Il ne faut pas perturber cet endroit.

Il aurait été plus juste de dire que si le gardien des lieux discernait un trouble en Frey, les choses pourraient alors prendre une toute autre tournure. Dans le doute, il était plus sage selon lui de lever les voiles. Embarquant le fruit du lhumi nœud et son gant de cuir, il entreprit alors de poursuivre dans le même sens que le ruisseau, accompagnés par une multitude de soots, contournant l'arbre par la gauche avant de retraverser avec une précaution excessive les quelques mètres glissants qui les séparaient de la berge. Riches d'une source de chaleur inattendue, il sentait les muscles de ses membres reprendre peu à peu du poil de la bête. Après tout il avait beau être équipé et habillé en conséquence, le froid et la fatigue prélevaient peu à peu leur tribu sur le traqueur aussi et ce soudain confort inattendu le ramollit dangereusement, le rappelant à leurs objectifs. Avec une protection correcte contre le froid et un fruit qui s'illuminait lorsqu'il était exposé à la lumière de la lune, leur voyage en serait d'autant plus aisé.

Une distance suffisante les séparait désormais pour que le griffroid et l'arbre soit encore visibles mais plus à portée d'oreilles. Tout autour, néanmoins, ils étaient accompagnés par une petit partie de la colonie de soots, qui voyageaient avec eux ayant apparemment décidé de les accompagner. Usuellement, le traqueur savait qu'ils s'arrêteraient à la lisière de la forêt, qu'ils devraient normalement atteindre dans peu de temps en continuant de suivre le ruisseau. S'arrêtant une seconde, Frey déposa son fardeau au sol avec beaucoup de précaution et entreprit de remettre son gant de cuir sur sa main restée nue.

Concentré sur son ouvrage, il réfléchissait, baignant dans le doux halo du fruit et entourés de soots insouciants. Visiblement, il faisait un effort pour dissimuler quelque chose mais même ainsi il était possible de remarquer un éclat de confusion farouche qui miroitait par instant. Des questions lui brûlaient les lèvres et il était déchiré entre les poser et les passer sous silence. Il fit très attention au choix des mots qu'il utilisa, mais entre cette précaution et le doute qui perturbait ses pensées, la façon dont il s'exprima renvoya tout de suite à cette difficulté d'expression humaine qu'il avait eu au tout début de leur rencontre.

_ Je... Rendre de l'énergie à une chose morte... Je ne savais pas.

Quelque chose dans la logique échappait à son instinct, obstruant son jugement. La question qu'il posa ensuite, il en connaissait déjà la réponse, mais il voulait tenter d'en apprendre plus sous couvert d'ignorance. Nulle malice dans ses propos, mais c'était une ouverture et une chance qu'il n'aurait peut-être pas deux fois.

_ Tu peux enchanter des êtres vivants ? Des fleurs ?

Il leva le regard vers l'enchanteur. Il n'y avait pas de mauvais sentiment dans le comportement de Frey ou ses questions, mais il semblait déstabilisé par quelque chose. Peut-être que ce qu'il venait de se passer l'avait touché plus que ce à quoi on aurait pu s'attendre.

Frey écouta avec attention les paroles de l'enchanteur. Visiblement il avait mal saisi ce dont il s'agissait car la plante était bel et bien morte et il n'était pas question de la faire revivre alors il médita un instant sur ces paroles après avoir mimé une sorte de « Oh » silencieux avec les lèvres. Cherchant dans ses souvenirs la mémoire des temps passés avec Henya, la vieille sorcière enchanteresse qui s'était occupée de lui dans les années précédentes, il tenta de trouver des similitudes avec les explications d'Almassar et en vint peu à peu à saisir la différence que ce dernier tentait de lui faire voir. La vie n'était pas forcément l'énergie et l'énergie n'était pas forcément la vie. Ça, il le comprenait, et il en avait un exemple parfait sous les yeux, en la présence du fruit du lhumi nœud. La plante n'était plus vivante, néanmoins sa chair pouvait nourrir les autres et éclairer la nuit. Pensif, le traqueur ne commenta pas lorsqu'Almassar fit une pause, attendant la suite s'il y en avait une et profitant de ces quelques secondes pour intégrer plus durablement ces choses. Il écouta le reste avec une intensité perçante, comme si manquer un mot était prendre le risque de tout laisser s'échapper. Mesurant sa respiration, il y avait un suspense contenu en lui qui patientait toujours plus sans pour autant briser le flot de savoir qui était ici partagé. Cette discussion touchait là à des choses bien plus personnelles que ce qu'aurait pu imaginer l'enchanteur, même s'il ne pouvait évidemment pas le savoir. Des choses qui faisaient osciller l'opinion de Frey entre la détestation irraisonnée et - parfois - la compréhension d'une nécessité qu'il ne pouvait nier. C'est pourquoi quand Almassar pointa ses questions avec une pertinence justifiée, Frey se sentit sur le fil, à mi-chemin entre l'instinct sauvage qui lui dictait de s'échapper de cette lumière soudainement braquée sur lui et la raison, qui le poussait à tenter d'en savoir plus, et à cesser de voir un mal qui n'existait probablement pas.

Inspirant lentement, il soupira ensuite, venant récupérer le fruit et la fleur qu'il avait laissés par terre le temps de se rééquiper. Une multitude de paires d'yeux suivirent le mouvement et autant de soots se déplacèrent pour se retrouver sous l'acastignis qu'il tendit à Almassar.

_ Elle vous servira plus que moi.

Ça ne répondait pas à ses questions, évidemment, et il y eu un moment de flottement où Frey fit un effort pour se recentrer. Sa démarche envers cet humain était sincère et il ne voulait pas lui mentir. Néanmoins, il lui était difficile de se dévoiler aussi facilement. Il y avait une forme d'insouciance invulnérable à conserver certains secrets, une tranquillité qui en devenait parfois, malheureusement, une facilité.

_ Vous excusez pas, y a pas besoin. C'est juste que...

S'astreignant à composer une attitude plus mesurée, il y avait toutefois eu cette impression d'un quelque chose de farouche qui était devenu plus transparent pendant un moment, et qu'il refoulait désormais avec la facilité de l'habitude.

_ Vous êtes le seul autre enchanteur que j'ai croisé. C'est pas commun et je suis curieux. J'ai vu plein de chose sur cet art et, des fois, j'ai l'impression que ça dépasse... Des règles qu'on ne sait pas pouvoir franchir ?

Un froncement de sourcil témoigna facilement qu'il n'estimait pas cette formulation correcte. En même temps, il n'était lui-même pas sûr de savoir ce qu'il voulait exprimer exactement.

_ J'ai compris pour la différence vie, énergie. Mais comment c'est possible ? De mettre de la magie dans quelqu'un ? C'est tout le temps avec cette poudre ? C'est quoi ? De la poudre de cristal ? Si on peut changer les gens en les gravant, est-ce qu'on peut les perdre aussi ? Est-ce qu'on peut les... Inventer ? Qu'est-ce qu'il se passe quand on rate un enchantement ?

Un déferlement de questions qui suivait un cheminement à l'enchaînement logique discutable mais qui paraissait coller avec le caractère de Frey. C'était presque comme s'il les lançait à mesure qu'il les imaginait, débordé par les possibilités que tout ceci pouvait offrir.

_ Vous pouvez vraiment ramener cette fleur à la vie ?

Écoutant attentivement, les soots ne comprenaient pas grand chose, mais saisissaient qu'il devait y avoir quelque chose d'important, car la plupart d'entre eux fixaient leur attention sur les deux interlocuteurs.

Frey ne parlait pas tant des cycles naturels à ne pas briser, car dans le fond il considérait que la nature n'avait pas de règles et que la seule constante était la réussite ou l'échec de la survie. Il était plus question, dans cette remarque qu'il avait très mal formulée, de dépasser ses propres œillères perceptives de ce qu'on imaginait comme étant la limite, pour réussir à deviner qu'il y avait autre chose encore derrière. Par exemple, si l'on s'arrêtait à un mur en pensant qu'il était la frontière de la réalité, on ne pouvait ne serait-ce qu'imaginer qu'il serait possible de creuser à travers. C'était cette réflexion que Frey engrangeait instinctivement, car il y avait une logique de pensée dans la maîtrise des lois de la nature par l'enchantement qu'Almassar avait, au final, très bien résumé : cela pouvait créer soit de très belles choses, soit des abominations.

Mais le traqueur n'avait ni le temps ni la finesse de raison pour mettre en mots toutes ces subtilités et il écoutait dans un parallèle amusant avec les soots les leçons de l'enchanteur. Dès l'instant où celui-ci lui expliqua que sa poudre n'avait rien à voir avec celle qui était incrustée dans sa propre chair, Frey laissa filer cette partie avec nettement moins d'intérêt. Non qu'il s'en désintéressa, mais il y avait beaucoup de choses qui prenaient beaucoup de place dans son esprit depuis quelques minutes et il se concentrait sur l'essentiel - de son point de vue. La suite, toutefois, n'eut rien à voir et souleva des questions terribles dans la tête du chasseur. Fixant son vis à vis dans une immobilité presque parfaite, il n'arborait plus qu'une expression qu'on aurait pu qualifier de studieuse, les sourcils froncés, notant à peine les soots qui les prenaient parfois pour un terrain d'escalade. Ce que Frey entendait là le perturbait plus que ce qu'il ne pouvait admettre sur l'instant et une impression de vacuité nostalgique s'insinua en lui, sans qu'il ne lui soit facile d'en cerner l'origine. Il avait l'intuition d'avoir une idée sur le point de lui être accessible du bout des doigts mais qui, toujours, se refusait ultimement. L'autre chose qui résonna le plus en lui fut la remarque d'Almassar sur la relation entre pouvoir et personnalité. Dans son cas, les limitations qui lui étaient imposées conditionnaient énormément sa façon d'être mais il ne pouvait nier, dans le fond de son crâne, qu'il aurait été perdu depuis longtemps sans celles-ci.

Finalement, il resta ce qui paru un long moment de silence sans rien dire, encaissant la somme d'informations à la fois très denses et à la fois très particulières dans ce qu'elles soulevaient de philosophie et de réflexions. Certaines portes avaient été ouvertes où il n'existait pas de réponse claire, et le traqueur devinait que ce genre de discussion pouvait durer des heures. Déjà, il avait de la chance de se voir répondre alors qu'ils avaient encore de la route à avaler. Mais le confort temporaire dont ils disposaient maintenant incitait très sûrement à se faire moins économes en ressources et notamment en temps.

S'accroupissant pour se mettre à hauteur des soots, il approcha sa main des petites créatures et en laissa une grimper dessus pour se tenir debout sur sa paume et le laisser s'amuser, à la grande jalousie des autres. La portant à hauteur des yeux, il aurait eu beaucoup de mal à ordonner point par point sa pensée pour répondre de façon logique et structurée à Almassar alors il fit ce qu'il savait faire de mieux : envoyer les choses à mesure qu'elles venaient.

_ Je comprends.

Ce qui était probablement la chose la plus inattendue.

_ Ce n'est pas l'arme qui tue, c'est celui qui s'en sert qui porte cette responsabilité. Pareil ici.

C'était sa façon de dire qu'au final, rien n'était ni bon ni mauvais et tout dépendait de ce qu'on en faisait. Sa relation douce amère avec l'enchantement était totalement subjective et il ne tenait pas à ce qu'Almassar pense qu'il le jugeait ou avait un à priori sur lui. Jusque présent, il avait beaucoup aimé ce qu'il avait aperçu de lui, alors fallait-il qu'il le relègue à autre chose sous prétexte de ne pas aimer ses réponses ?

Un trouble discret mais profond s'était engagé en Frey, remontant avec lui un parasite qu'il connaissait bien : le doute.

_ C'est... Compliqué. Je ne comprends pas comment on peut créer un corps. Et une âme. Ça veut dire quoi ? Créer... L'esprit ? Des souvenirs ? Les goûts et les réactions ? C'est possible ça, Almassar ? Comment tu pourrais faire la différence, alors ?

Il leva les yeux vers lui, qui possédait la connaissance. Quelle chance y avait-il qu'ils se rencontrent ? Était-ce anodin ? Frey redoutait plusieurs de ces réponses, en ce qu'il n'avait aucune certitude, mais il posait les questions dans un calme apparent qui tranchait avec la confusion qu'il avait affichée juste avant.

_ Ça se défait, un enchantement ? Tu... Tu t'es déjà trompé ?

Est-ce que tu as déjà foiré quelqu'un ? La possibilité sonnait comme un risque terrible. Au moins autant que d'imaginer quelqu'un réécrire une partie de sa réalité et échouer ou, pire, aller dans le mauvais sens. La question dépassait totalement les frontières de ce qu'il était acceptable de demander, mais il y avait une réelle envie de savoir de la part de Frey.

Les réponses d'Almassar soulevèrent une multitudes d'interrogations secondaires, sur la nature d'une âme, sur ce qui séparait le vivant du reste et sur comment il était possible de créer une... Une volonté indépendante avec les ingrédients d'une cuisine magique. Il y avait beaucoup de points que Frey avait commencé à remettre en question uniquement après la mort de sa sorcière, des questions complexes et dont l'orientation de la réponse dépendait aussi très probablement du prisme d'expérience de chaque enchanteur. Il avait un certain malaise à envisager l'existence d'âmes artificielles, ou du moins serait-il plus exact de dire qu'il n'arrivait pas à se fixer sur si la chose était bonne ou mauvaise. Pour peu que ces qualificatifs aient seulement un sens dans ce contexte. En bref, il ne savait qu'en penser. Toutefois, le reste des éclaircissements d'Almassar finirent de rappeler au calme les pensées agitées qui s'étaient mises en branle dans sa caboche. Ce dernier avait refixé des limites à ce qu'il était possible de faire et au-delà desquelles les idées n'étaient plus que fantasmes. Le gouffre des souvenirs perdus rôdait toujours là en périphérie de la conscience de Frey mais, au moins, celui-ci ne ressentait-il plus ce vertige surnaturel qui l'y attirait dangereusement. Couplé à cette remarquable sagesse qu'avait parfois le rôdeur d'accepter de ne pas comprendre, c'était suffisant pour le moment.

Quant au reste, il n'y avait pas besoin de posséder un instinct très affûté pour deviner que le traqueur était allé trop loin dans ses questions. S'il ne forçait certes pas l'enchanteur à lui raconter, il avait tout de même l'impression d'avoir éraflé quelque chose, ou terni la beauté d'un moment où il n'aurait pas dû laisser ses insécurités venir se mêler de tout ça. La remarque sur le retour ne fit que confirmer à Frey qu'il s'était détourné de son objectif en entraînant avec lui l'enchanteur, et il n'aurait pas voulu qu'il pense qu'il le menait à la baguette selon son bon vouloir sous couvert de connaître le chemin. Pourtant, il restait en lui ce terrible empressement d'insister sur sa dernière question concernant le désenchantement. Elle était comme une petite bille coincé sous son sternum qui chauffait et chaufferait tant qu'il ne l'aurait pas expulsée, mais il fut suffisamment sage pour garder ça en lui et ne pas risquer de piétiner ce qu'il s'était construit pour le moment. L'enchanteur avait fait preuve de beaucoup d'abnégation, considérant qu'il n'avait aucune idée de qui le traqueur était, de s'il pouvait lui faire confiance, d'où ils étaient et des dangers qui rôdaient alentours. Inutile d'en rajouter une couche dispensable.

Frey se releva alors prestement, un peu plus rapidement que ce qu'il aurait dû en ce que le soot dans sa main laissa échapper un petit cri de surprise.

_ Oh, excuse-moi petite chose.

Il reposa gentiment la créature boudeuse sur un rocher avant de se retourner vers l'enchanteur.

_ Vous avez raison, nous devons nous remettre en route. Je n'aurais pas dû me déconcentrer.

Portant le fruit lumineux un peu en avant de lui dans sa paume ouverte, il éclaira le chemin en désignant le lit du ruisseau.

_ C'est par ici. Il suffit de continuer de suivre et nous sortirons rapidement du couvert des arbres. Ensuite, nous couperons à travers une plaine dégagée et dans trente minutes nous devrions raccrocher la route principale. De là, encore le même temps pour atteindre la Forteresse.

Il en profita pour fouiller rapidement le sac qu'il portait et en sortir des portions enveloppées dans de larges feuilles elles-mêmes mises dans un linge. Il en tendit plusieurs à Almassar, à son bon vouloir. On eut presque dit des pâtes de fruits, et l'odeur qui s'en dégageait n'était pas désagréable. Assurément, la chose était extrêmement sucrée. Frey n'aurait pas dit non à en avaler quelques unes également mais il se savait proche de la civilisation alors il préférait les économiser et patienter jusqu'à une source humaine de nourriture.

_ Tenez, prenez-ça. C'est un concentré de baies, de plantes et de miel. Ça va vous remettre un peu le feu.

Se remettant en route, tout ce manège provoquait l'agitation parmi les soots mais ils purent repartir d'un pas rapide maintenant qu'ils y voyaient suffisamment clair.

_ Qu'est-ce que vous avez pris alors ?

Il parlait d'une manière assez évidente de ce qu'il venait de se passer.

_ J'espère que ça vous a plu.

Ceci permettait de changer un peu de sujet, mais l'intention de Frey n'en était pas moins sincère. Un peu plus léger, il semblait en cet instant comme le vent : repartir tranquillement dans une nouvelle direction.

Un instant, Frey entraperçut une vérité, celle que l'enchanteur était peut-être bien trop accommodant et avenant pour son propre bien. Le rôdeur suspecta qu'il n'osait pas forcément se plaindre de la situation et devina qu'ils devaient se dépêcher. Il s'en voudrait que cette escapade ait des séquelles plus lourdes sur cet humain qu'une simple grosse fatigue. Ils s'en sortaient bien pour le moment mais il n'oubliait pas qu'ils pouvaient encore faire des mauvaises rencontres. Ils devraient être tranquilles jusqu'à la sortie de la forêt, puis les étendues glacées présenteraient l'avantage de pouvoir anticiper de loin le danger, même de nuit, grâce à la lumière de la lune et à la neige. L'inverse était malheureusement vrai et il faudrait faire attention à ne pas transformer le fruit du lhumi nœud en balise pour les prédateurs. Une fois sur la grand route, ils ne devraient plus avoir à craindre quoi que ce soit.

_ C'est un bon souvenir.

Succinct, le commentaire de Frey n'en englobait pas moins ce qu'il pensait. S'il n'y avait qu'une seule chose à retenir de cette soirée, c'était peut être la meilleure, mieux en tout cas qu'une racine ou qu'un élément qui viendrait à disparaître un jour. Puis, posant un instant sa main sur l'épaule d'Almassar avec une délicatesse respectueuse, il voulait lui témoigner un encouragement sans non plus se faire envahissant.

_ Courage, on est presque à la grand route, le beau temps nous a aidé.

C'eut été une toute autre paire de manche s'il s'était gâté. Il aurait fallu trouver un abri bien plus tôt, suffisamment de bois pour un feu capable de tenir tout le monde au chaud et en vie et espérer que ça ne dure pas très longtemps. Il était déjà arrivé que Frey doive passer en mode survie pendant plusieurs jours, uniquement préoccupé par la nécessité de se sustenter et d'économiser ses forces. Même s'il savait qu'il pouvait toujours s'esquiver par la voie des airs au cas où, il y avait déjà eu des tempêtes qui l'avaient cloué au sol et il essayait de ne pas se reposer uniquement sur cette capacité, au risque de finir par s'émousser. Il n'oubliait pas, également, qu'il pourrait mourir en moins de vingt minutes si par mégarde il redevenait humain loin de ses habits. Nu dans la neige, il serait condamné.

Au-devant d'eux, il admira le spectacle hypnotique des soots qui leur ouvraient la voie. Un instant il manqua d'oublier de répondre à Almassar avant de se souvenir qu'ils étaient en pleine conversation. Frey sentait lui aussi la fatigue monter et il devina qu'il ne tarderait pas à en éprouver le contre coup. Ce soir serait un repos bien mérité mais, en attendant, il ne devait pas relâcher sa vigilance.

_ Peut-être un jour.

Haussant les épaules naïvement, il savait que ce n'était pas chose impossible que le griffroid accepte une présence humaine, mais c'était excessivement rare. D'une part car il fallait beaucoup de patience et d'efforts, et d'autre part car il restait un animal sauvage, non un familier avec qui on pouvait faire n'importe quoi.

_ Il vous a accepté une fois, on peut penser qu'il pourrait le faire une deuxième. Mais ça se fait pas en un jour et c'est comme tout dans la nature : rien n'est jamais acquis et tout est toujours très fragile. Ce lieu est beau car il est en équilibre, mais il faudrait pas grand-chose pour le bousculer.

L'expérience de Frey était biaisée néanmoins, en ce qu'il s'était introduit à ces lieux sous forme animale avant toute chose.

_ Un jour il sera plus là. Que deviendront les soots, je ne sais pas. Peut-être qu'une autre bête viendra prendre sa place ou que l'arbre mourra ? Cette écaille pourrait même devenir le dernier témoin de ce qu'il s'est passé ici.

Il n'était pas très à l'aise avec l'idée de faire de ce lieu un carrefour de déambulation, même si on ne parlait que d'une personne supplémentaire actuellement. L'être humain n'avait pas tant sa place dans ce lieu et c'était aussi ce qui rendait la chose vulnérable et précieuse pour la protéger des regards indiscrets et la laisser s'épanouir dans l'ignorance.

_ Ça serait une bonne épreuve, en fait, pour qui veut abandonner l'humanité. Revenez si vous voulez, mais ne le faites que si vous êtes prêts à aller jusqu'au bout. C'est un endroit qui ne mérite pas qu'on ne s'y investisse qu'à moitié.

Si l'enchanteur revenait seul, ce soir serait un atout en sa faveur, mais il n'aurait plus la présence de Frey pour l'aider. Et ce dernier espérait qu'il comprendrait que tout ce processus d'acceptation impliquait plus que de simplement retrouver le chemin. Il y avait une confiance à acquérir avant tout.

Frey devait bien avouer que la perspective d'un âtre ronflant était séduisante. Même dormir sur le sol dur d'une chambre miteuse lui serait un plaisir dans la mesure où il n'aurait à se soucier ni du froid ni des possibles prédateurs qui pouvaient survenir en pleine nuit, attirés par la lumière ou par des odeurs résiduelles de nourriture. Parfois, il tentait de ne pas céder trop facilement à ces facilités, qu'il voyait comme des tentations dangereuses, mais il devait bien admettre que malgré ce que pouvait en penser Almassar la nature restait tout autant cruelle avec lui qu'avec un autre. Il sentait la fatigue accumulée de la journée et de son escapade tirer sur ses muscles et lentement mais sûrement ralentir sa vigueur ainsi que son attention. Ayant remis la capuche de sa cape sur sa tête pour se protéger du froid, il tentait de rester alerte sur la dernière partie de la route même si le vêtement lui coupait une partie de la vue. Il avait noté, au loin sur un escarpement rocheux, les silhouettes presque fantomatiques de Talbuk, facilement reconnaissables grâce à leurs cornes caractéristiques. La faim, cette vieille sentinelle toujours à l'affût, était également là à l'orée de ses perceptions, progressant petit à petit. Au moins, ils ne rentraient pas les mains vides et le fruit du lhumi noeud sera un ajout bienvenue à ses provisions. La nuit promettait d'être fraîche mais le ciel était clair et offrait un dernier spectacle saisissant, le ciel constellé d'une multitude d'étoiles facilement visibles.

Pourtant, la question d'Almassar vint jeter une ombre au tableau. Le regard de Frey décrocha de la route qui s'ouvrait devant eux et glissa sur son vis à vis, une attention concentrée dans le regard. Le mouvement fut subtil et pouvait s'insérer dans la conversation, comme s'il se tournait vers son interlocuteur pour suivre son propos, mais il ne pouvait s'empêcher d'avoir cette pensée un instant suspicieuse. Il l'écarta rapidement cependant, estimant impossible qu'il puisse y avoir un quelconque sous-entendu dans la remarque de l'enchanteur au vu des circonstances de leur rencontre. Frey se contenta de continuer à marcher en silence quelques instants, avec ce même calme feutré que depuis qu'ils avaient quitté la forêt. Si les indices trahissant une adaptation à la vie sauvage n'étaient pas difficiles à voir, Almassar était loin de se douter de la vérité et le rôdeur était réticent à ne serait-ce que devoir penser à une réponse. Avait-il réussit à abandonner son humanité ? Plus depuis qu'Henya l'avait ramené bien malgré lui à la civilisation. Pouvait-il seulement vraiment être en harmonie avec la nature alors qu'il arrivait souvent qu'il se sente hors phase avec lui-même ? Il n'y avait pas d'autre réponse que le silence, mais Frey fit un effort pour le briser avant qu'il ne devienne trop présent. On pouvait sentir une certaine lassitude dans son ton. Due à la fatigue ou à autre chose, difficile à déterminer, sûrement un peu des deux.

_ Quelqu'un dirait qu'abandonner son humanité, c'est devenir une bête.

Il détestait cette phrase. Il détestait devoir la prononcer. Ne sachant même, à vrai dire, ce qu'il voulait raconter exactement mais celle-ci résumait en une simplicité désarmante la situation de Frey, et l'équilibre insatisfaisant et précaire dans lequel il évoluait. Il y avait un vide, là, qu'il ne savait pas comment combler. Mais elle pouvait être entendue et interprétée sous plusieurs angles.

_ C'est placer l'humain sur un piédestal. On fait chacun comme on peut pour s'en sortir, moi j'ai grandi comme ça et ça me va très bien. Les gens imaginent qu'il faut parler aux plantes ou être un sauvage pour comprendre la nature, mais en vérité...

Encore une fois, il se référa au paysage, qui ne faisait que se deviner à l'endroit où la silhouette des choses se découpait sur un délicat manteau scintillant de nuit. Et en montagne plus qu'ailleurs, dans cet environnement hostile, l'impression de grandeur, de solitude et de beauté se faisait plus marquée qu'ailleurs.

_ J'aime bien les gens, mais j'abandonnerai jamais ça.

Un silence confus s'ensuivit, à mi-chemin entre le froncement de sourcils et le haussement d'épaules. L'esprit de Frey était prompt à changer de direction et à souffler soudain, au moins autant qu'il pouvait facilement retomber et redevenir tranquille. Oui, quelque fois, il trouverait ça plus simple de simplement tout abandonner, et d'autres encore il lui semblait que lâcher prise sur les rares choses qu'il avait réussi à conserver était terrifiant.

Changeant alors de sujet, même si dans le fond tout était un peu lié, Frey décida de reposer sa question à l'enchanteur. Peut-être était-ce la perspective de la fin imminente de leur voyage et le fait qu'ils ne se reverraient probablement pas à l'avenir, ou alors était-ce cette étrange atmosphère intimiste de partage entre deux parfaits inconnus, toujours était-il qu'il trancha. Il ne savait pas s'il aurait un jour une autre occasion d'avoir un expert de la question sous la main.

_ Vous m'avez pas dit tout à l'heure. On peut défaire un enchantement ?

La remarque d'Almassar sur la nature de l'humanité le fit réfléchir. Voilà des interrogations qui tombaient sous le sens, dans le fond, mais ce n'était pas parce qu'on connaissait les questions depuis longtemps qu'on trouvait plus facilement les réponses. Il y avait, dans la réflexion engendrée par l'enchanteur, comme une béance contemplative où les parois d'une réponse facile et toute faite paraissaient ne plus exister. Ce n'était pas une mauvaise chose en soi, probablement le contraire même, mais le rôdeur avait l'intuition qu'il pourrait se perdre facilement dans cette introspection sans que ce chemin n'ait forcément de fin. Une part de lui y était instinctivement réticente et pourtant il ne cessait de tourner autour. Néanmoins, il y avait quelque chose qui le faisait tiquer dans la suite des propos d'Almassar et Frey eut l'impression qu'il n'avait pas réussi à exprimer ce qu'il avait voulu lui dire. En même temps, était-il lui-même au point sur ce qu'il ressentait en cet instant ? Pas si sûr. Il y avait dans cette façon d'opposer nature et civilisation un quelque chose qui le dérangeait, d'autant plus qu'il était lui-même pris au piège de cette dualité. Pour autant, il n'arrivait pas à en sortir, ni à simplement trouver le début d'une voie alternative. Il n'avait pas de réponse à donner et ce constat était source de frustration.

Frey fut sur le point de profiter du silence entre deux réflexions pour rebondir sur ce que disait son interlocuteur mais il se retint, suspendu à ce qu'il allait dire par la suite et attendant avec une certaine fébrilité ce qu'il pourrait lui raconter sur les enchantements. Était-ce seulement possible ? À intervalles réguliers ils croisaient l'un des fameux bâtons plantés là sur le côté de la route, le bout peint en rouge, sentinelles silencieuses qui accompagnaient le secret de leur conversation. Le cœur du rôdeur battit plus vite, sentant l'adrénaline éveiller ses sens à mesure qu'il écoutait la réponse qui lui était donnée. Les mots étaient comme en équilibre et à chaque phrase il ne savait pas de quel côté le couperet allait tomber. Finalement, Frey accusa le choc quand Almassar lui dit qu'il était possible de modifier, voire annuler un enchantement sur une personne. Il tenta tant bien que mal de ne pas paraître affecté mais une étrange excitation doublée d'une peur irrationnelle s'abattit sur son esprit comme un vent puissant.

Déstabilisé, il fut pris au dépourvu sur la question de l'enchanteur. C'est à peine s'il en avait saisi le sens avec une seconde de décalage. Le rythme de ses pas s'enraille, un instant perturbé, alors que tout autour lui semble parvenir avec une intensité décuplée. Ses yeux vont et viennent à droite à gauche, observant sans vraiment les voir les aspérités du terrain, avant de finalement se reposer sur Almassar. Il y a une seconde durant laquelle il ne semble pas le voir, une seconde où il a l'impression qu'on vient de lui révéler le début d'un fil sur lequel il pourrait tirer sans savoir exactement ce qui allait se passer.

Il y eu un moment de silence, beaucoup trop long pour ne pas sonner étrangement. Pour ce qu'il était possible d'en apercevoir, l'éclat dans le regard de Frey évoqua fugacement celui d'un instinct farouche face à l'inconnu, son langage corporel un quelque chose de primaire qui se laissait pourtant tenter par la confiance presque candide que dégageait l'enchanteur.

_ Je...

Les mots ne sortirent pas, séchant sur la formulation à adopter, les pensées perturbées.
Est-ce qu'il pouvait faire ça ? Est-ce qu'il en avait le droit ?
La perspective offerte par l'enchanteur était incroyablement tentante, trouvant un écho en Frey sur toutes ces fois où il avait ragé d'impuissance sur sa condition. Et pourtant, sans qu'il n'accepte de le formuler, il y avait là le spectre sinistre d'un passé qu'il avait quitté. Un passé où il y avait maintenant un risque qu'il replonge.

_ C'est que...

Difficile de retomber sur un discours qui élimine toute question ou suspicion après ce manque de contenance. Luttant un instant contre lui-même, il ne savait pas quoi faire. Il avait cette sensation puissante de se trouver à un moment crucial, face à un choix qu'il pourrait regretter toute sa vie quel qu'il soit.

Finalement, comme si chaque mot était un combat, il choisit avec prudence la forme de sa réponse, reprenant une contenance plus dure, comme si effacer les traces de son moment de confusion suffisait à le rendre moins vulnérable ou à repousser la peur qu'il éprouvait au fond.

_ Je ne savais pas. Que c'était possible. Je croyais que c'était définitif.

Quelques pas de plus dans le froissement caractéristique de la neige.
Il s'arrêta.

_ Vous avez déjà fait ça ? Vous avez déjà réussi ?

En lui, il sentait monter une colère sourde. En filigrane, et qu'il contenait néanmoins car elle ne concernait pas Almassar. Elle le concernait lui-même, Frey, et il s'il aurait pu trouver cent raisons la motivant il avait l'impression qu'il n'arrivait pas à mettre entièrement le doigt dessus. En cet instant il se sentait impuissant.

Il parut sur le point d'ajouter quelque chose, mais aucun des mots humains n'aurait pu le satisfaire dans sa bouche. S'imposant une détermination résiliente, calant le fruit du lhumi nœud sous son bras, il entreprit de défaire les attaches du gantelet de cuir qui habillait sa main droite, avec l'allure mesurée de qui avait répété ce geste cent fois. Finalement, considérant ce dernier instant où il aurait pu faire marche arrière, il ôta la pièce d'armure et dévoila sa main nue sous la faible lueur qui se dégageait du fruit et de la fleur.

Là, sur le dos et sur la paume, enserrant la chair comme en miroir, de fines lignes d'un blanc argenté et presque scintillant parcouraient chaque phalange d'une manière intriquée, se rejoignant en un seul trait qui remontait le long du poignet, au-dessus et en-dessous, pour finir par disparaître sous le vêtement. Faisant lentement tourner sa main dans ce qui se dégageait d'aura lumineuse, difficile de dire jusqu'où ce dessin remontait, mais peut être Almassar ferait-il le lien avec les deux pointes blanches qui venaient s'échouer sur son menton, sous sa lèvre inférieure.

Frey ne dit rien, il n'y avait rien à dire. La chose parlait d'elle-même en cet instant fragile où il dévoilait quelque chose de lui. Un instant qu'un bruit trop brusque semblait pouvoir briser comme on ferait fuir un animal.

L'agitation de Frey était palpable, il le devinait à ce qu'il voyait des réactions de l'enchanteur. En même temps, il avait été médiocre dans sa tentative de conserver une expression égale. Mais il venait de se faire ouvrir un nouvel horizon, de nouvelles perspectives et - potentiellement ce qui serait le plus dur en ce que ça ne resterait pendant longtemps qu'une promesse incertaine - un espoir auquel se raccrocher. Encore en train de digérer les implications que cela représentait, la transition était désagréable, mouvementée, tenant de ces moments contrits qui demandent un effort douloureux avant de peut-être offrir un début de mieux. Il ne savait pas quoi faire, il avait besoin de réfléchir. De peser le pour et le contre - encore ? - de passer outre cette réticence méfiante qui l'enchaînait à de vieux réflexes qui n'avaient plus lieu d'être. Il redoutait de devoir choisir, de s'engager sur une voie de non-retour et simplement de ce que pourrait lui dire l'enchanteur. Et s'il découvrait qu'il ne pouvait rien faire pour Frey ? Si Henya ne lui avait pas tout dit ? L'incertitude qui découlait de ce flou artistique qui embrumait tout ce qu'il avait vécu au-delà des quinze, vingt - vingt-cinq ? Il ne savait même plus - dernières années remettait en question jusque la notion même d'existence. S'il n'avait rien à se rappeler, aucun souvenir auquel se raccrocher, pouvait-il seulement affirmer avoir vécu ? Plus encore qu'on lui dise qu'on ne pouvait rien pour lui le terrifiait l'idée qu'il n'y avait, loin en arrière, simplement rien.

Les mots d'Almassar ne tombèrent cependant pas dans l'oreille d'un sourd et ses tentatives de le rassurer semblèrent avoir un premier effet positif. Frey grondait de lui affirmer le contraire, de lui dire qu'il avait appris à être comme ça et que ce n'était que son métier, mais il sentait bien là dans le fond la petite contradiction pleine de mauvaise foi. Il ne pouvait pas aller plus loin sans continuer de lui en dévoiler d'avantage, ce qui naturellement était contraire à cet instinct de survie qui brûlait jusque dans les veines du rôdeur. Avisant la neige qui recommençait à tomber, une préoccupation plus urgente fit son apparition, celle d'achever ce trajet en bonne et due forme, et de ne plus imposer aux corps l'astreinte physique qu'ils supportaient depuis plusieurs heures maintenant. Il était temps que ce voyage se termine.

_ C'est gentil, merci.

Laissant l'aura de sincérité que dégageait Almassar s'insinuer en lui, il fit un effort pour maîtriser son rythme cardiaque, revenir à une respiration plus profonde et espacée. Les questionnements n'avaient pas disparus, mais s'enfonçaient sous le secret de ses pensées. Il prit une grande inspiration et soupira.

_ C'est... Compliqué. C'est difficile d'en parler, mais je sais qu'un jour, je le devrais. Reculer... Est facile mais stupide.

Il fronça les sourcils de contrariété face à cet aveu. C'était là un autodiagnostic qui l'étonna lui-même de par sa sincérité et la précision de la situation. Se tortillant légèrement d'un pied sur l'autre pour combattre le froid, il reprit la marche, lentement au début, pour revenir au rythme qu'ils avaient avant.

_ J'ai pas choisi ça.

D'un geste de la main il fit comprendre qu'il parlait des tatouages qui y étaient présents. Ça pouvait sous entendre beaucoup de choses, pas forcément engageante, sur la perspective d'une telle possibilité.

_ Je veux m'en débarrasser. Si je pouvais, je les arracherais moi-même, mais j'ai pas assez de couille pour ça.

C'était dit avec une franchise déconcertante mais avec le pragmatisme d'une personne qui avait très sérieusement envisagé de le faire. Poursuivant sur la route, quelques lumières apparurent au gré d'un tournant, annonçant les murs de la Forteresse et les premières habitations délimitant le Bourg.

_ Bref, je vous ai assez embêté avec ça et on est presque arrivés. Merci pour vos réponses, j'ai appris des trucs.

Une certaine note de résignation pointait dans son ton, sans pourtant sonner fataliste non plus. Il ne fermait pas forcément la conversation - il la remettait à plus tard en quelque sorte - et il devrait demander à l'enchanteur où il logeait et combien de temps. Pour le moment, il lui faudrait peut-être un peu de temps pour réfléchir à ça. Il remit son gant d'un geste machinal, avant de remettre sa capuche et de s'emmitoufler. Il n'aimait pas la zone urbaine de la Forteresse. Trop de promiscuité, écrasés entre ces murs, pas assez de verdure et d'espaces libres, contrairement au Village perché.

_ Vous restez combien de temps ici ?

Leur périple touchait à sa fin tandis qu'ils franchirent les premières habitations de la cité et pénétrèrent à l'intérieur de l'enceinte de la Forteresse. En quelques centaines de mètres l'environnement avait changé du tout au tout et c'était un biome bien différent dans lequel ils évoluaient à présent. Un biome que le rôdeur maîtrisait beaucoup moins car il n'obéissait pas à la même logique que le sauvage. Par réflexe, il resserra légèrement les pans de sa cape et replaça sur son nez l'écharpe qui lui couvrait le bas du visage. Il n'aimait pas trop se faire remarquer dans les endroits bondés - encore moins la nuit, même s'il n'y avait plus grand monde à cette heure-ci pour vaquer à une sortie nocturne. Le bruit de leurs pas ne fut bientôt plus qu'un splish splosh semi boueux et ce fut au tour d'Almassar de les conduire désormais, qu'il suivit en repérant le tracé des rues qu'ils empruntaient.

Frey n'avait pas répondu à la remarque de l'enchanteur sur le fait que reculer était parfois synonyme de sagesse ou de courage, si ce n'est par un haussement d'épaule peu convaincu. Il était persuadé que non dans ce cas présent, parce que l'inconnu était une source d'inquiétude et qu'il avait toujours privilégié la fuite à l'affrontement. Et il y avait, encore, dans le ton et l'enthousiasme des propos d'Almassar un entrain qui sonnait terriblement sincère et désintéressé dans la façon dont il proposait son aide. C'en était un peu déstabilisant, en ce qu'il semblait réduire ainsi à néant les circonvolutions et détours qui étaient habituellement faits par Frey pour dissimuler certaines choses ou les esquiver. Et il y avait dans tout ça, il fallait l'avouer, un quelque chose de terriblement tentant.

Parvenus devant l'auberge, le rôdeur observa un instant l'éclat lumineux de la taverne, qui inondait une partie de la rue et ternissait en comparaison l'éclat du fruit du lhumin nœud qu'il portait toujours comme un gros melon. Des éclats de voix épars parvenaient jusqu'à eux, un fumet de nourriture vint leur titiller cruellement les narines, le tout dégageant une aura chaleureuse par simple anticipation d'imaginer le feu dans l'âtre. Il y avait presque un quelque chose de triste dans la fin de ce voyage, et si Frey était content qu'ils soient revenus sans encombres, une part de lui aurait voulu que cet échange continue. Il appréciait l'enchanteur et la discussion qu'ils avaient eu et, malgré le trouble semé en son esprit, il aurait été faux de dire que Frey n'était pas terriblement tenté par le fait de le suivre.

_ Je n'ai pas de logement permanent ici.

Il le dit le plus sincèrement du monde. Et dans son esprit ça vaut pour acceptation de l'offre d'Almassar.

_ J'apprécie votre geste, mais vous n'êtes en rien obligé. Nos échanges étaient agréables, ça me suffit amplement. Je suis content de notre rencontre.

Comme si la cité et la proximité de la civilisation exerçaient une influence invisible sur lui, sa façon de s'exprimer devenait subtilement plus fluide. Imperceptiblement, c'était comme si Frey perdait un fragment de cette aura sauvage et que le dragon laissait l'humain franchir la frontière urbaine sans lui.

_ Et de pas vous avoir trouvé dans une congère.

Un pragmatisme tranchant mais sans reproche. Du coin des yeux, on put deviner un sourire sur le visage de Frey.

_ Entrons.

Et de laisser l'enchanteur passer en premier.