L’Insomnie regorgeait de surprises. Dans le salon principal, autour des tables aux nappes carmin, évoluait une population toute particulière. Aux aventuriers se mêlaient les nobles et quelques citoyens qui osaient s’y aventurer. Parfois l’on pouvait y croiser des gardes mais ces derniers étaient souvent bien plus adeptes des tavernes que des cabarets. L’endroit était de toutes façons ouvert à tous pour peu que l’on ne soit pas un sauvage, cependant il était également réputé pour sa maison close. N’acceptant que de rares personnes, triées sur le volet et aptes à y mettre le prix. En cela Diane était libre de jauger et juger qui et quand il lui semblait bon de faire entrer quelqu’un dans son lit - sauf quand la cabale ou Ash lui indiquait un ou une cliente en particulier-. Ash avait le mérite -si tant est que l’on puisse le qualifier ainsi - de n’obliger aucune de ses filles à travailler.
Ainsi, lorsque Sakuna quittait les planches de sa scène chérie, elle se retrouvait à flâner parmi les clients. Autant pour les fidéliser par un lien affectif factice, qu’elle créait afin de s’assurer qu’ils reviennent, que par curiosité. Elle l’était de nature. Elle qui n’avait jamais, ou presque, quitté la capitale, s’amusait des différentes personnes qu’elle rencontrait au fil des soirs. Parfois il s’agissait de noble tout ce qu’il y a de plus simple, qui avaient bâti leurs richesses sur un simple héritage, d’autres fois de voyageurs qui ne passeraient qu’une petite heure ici. Dans un cas comme dans l’autre elle s’amusait à découvrir le monde à travers leurs yeux. Aussi, son jeu favoris était de deviner quel était le client qui avait le plus de secret. S’arrachant à la pénombre d’un rideau dissimulant l’entrée des artistes, elle laissa ses yeux dorés courir sur la salle. Son masque dissimulait toujours son visage, sublimant le teint cuivré de sa peau tandis que ses cheveux avaient été coiffés dans une lourde tresse qui dévalait ses hanches jusqu’à la naissance de ses fesses.
- Je te tiens ! Murmura-t-elle alors que ses lippes se fendaient d’un sourire.
A l’opposé de l’endroit où elle se trouvait, légèrement sur la droite, de façon a voir sans être vu. L’une des tables favorites de la cabaleuse. Sans l’ombre d’une hésitation, elle traversa la salle, s’arrêtant de temps à autre pour saluer les quelques personnes qui l'interpellaient. Quand elle réussit enfin à s’en débarrasser, elle fonça prestement en direction de sa cible.
- Bonsoir ? Une façon polie de s'annoncer.
Malheureusement Diane était d’une nature taquine et si elle se l’interdisait avec quelques clients, celui-là n'allait pas y couper. Ou celle-là peut-être. Peu importe l’endroit où elle posa les yeux, aucun genre ne lui vint en premier lieu. Plate comme une limande, des cheveux plus courts qu’elle ne les aurait jamais, mais dotés des traits les plus fins et délicat qu’il lui furent donné de voir. - Je ne suis pas certaine que faire la tête attire quiconque à votre table. Elle lui offrit un sourire enjôleur et tira l’une de chaise vers elle sans pour autant y prendre place. Puis relâchant le dossier, elle tendit une main en direction de cette inconnue. - Je suis Sakuna, l’une des danseuses du cabaret, peut-être me permettriez vous de vous tenir compagnie ce soir. Qu’en dites-vous ? Et elle attendit sagement une réponse, drapée dans sa robe rouge de falun.
- Adieu, Ivara.
Ses derniers mots avant de rejoindre le corps de la sculptrice pour la dernière fois de son existence. Il ignorait si ce serait sa dernière journée mais, aujourd’hui, il voulait savourer sa dernière victoire. Son dernier contrat. Celui qu’il avait accompli avec brio et qui l’avait ramené à la Capitale à peine quelques jours plus tôt. Les événements étaient encore trop récents pour qu’il soit recherché dans tout le Royaume. Et quand bien même une nuée de gardes serait à sa poursuite, ils arriveraient tous trop tard. Il allait disparaître. Cette journée était la dernière et il comptait bien en profiter.
Toute la journée, il s’était attardé sur des détails qu’il n’avait jamais considéré auparavant. Les traces sur les murs, le parquet abîmé par endroit, le meuble en verre fissuré. C’était une sensation étrange, celle de ne plus rien avoir à faire. Il avait l’impression d’avoir accompli ce pour quoi la déesse l’avait mis à l’épreuve en envoyant son esprit cohabiter avec celui d’un autre, dans une enveloppe qui n’était pas la sienne. Il l’avait apprivoisée, testée, abîmée. La chair qui l’avait recueillie n’avait été qu’un réceptacle pour l’aider à réaliser nombre de ses activités illégales. Il ne le considérait toujours pas comme son propre corps, même des lunes plus tard. Pourtant, aujourd’hui, il l’avait regardée autrement. Il avait, là encore, prêté attention aux nombreux détails qui constituaient cette femme. Ses dents soigneusement entretenues malgré ses facéties, ses longs cheveux blonds dont il ne prenait jamais soin - autrement qu’avec un peigne magique -, ses grands yeux qui changeaient de couleur selon la luminosité ambiante, ses courbes qui l’avaient servies - et déservies - un si grand nombre de fois, le tracé de ses abdominaux sous deux rondeurs qu’il avait toujours vu d’un oeil neutre. C’était tout ça, et plus encore, qui la faisait. Il se surprit à penser qu’elle était jolie. Que, peut-être, si les choses avaient été différentes et qu’il l’avait rencontrée au détour d’une rue passante, il l’aurait abordée. Il se plaisait à penser qu’il ne lui avait pas apporté seulement de la négativité et du malheur dans sa pauvre vie d’artisane. N’était-elle pas heureuse de pouvoir s’empiffrer autant sans prendre de gras ?
Cette inspection visuelle n’entacha en rien l’humeur du jour du mercenaire. Et il décida qu’il ne voulait plus penser à elle après le non-respect dont elle avait fait preuve avec lui.
Il s’était même libéré d’un poids énorme en rédigeant ses derniers testaments et, maintenant que le soleil commençait à descendre à l’horizon, il se demandait comment il allait occuper les dernières heures qu’il avait encore devant lui. Il avait vadrouillé le reste de la journée, s’amusant à commettre quelques petits méfaits ici et là, notamment pour de sinistres histoires de vengeance personnelle, avant de rentrer à L’Atelier. Il pouvait tout faire, rien n’aurait de conséquences. Il n’aurait pas besoin de surveiller les alentours ou de faire attention à ses moindres faits et gestes. Il pouvait donner n’importe quelle information, s’il le voulait. L’homme se demanda si c’était ça, être heureux et en paix et il en conclut que, si c’était le cas, cet état d’esprit ne devait pas être accessible à beaucoup de personnes dans ce bas-monde. Il prenait beaucoup de plaisir à ressentir cette sensation de légèreté, presque égoïste finalement, et, pour la première fois, il entreprit même de se laisser guider par ses sentiments. Il avait envie de fêter ce moment. Il voulait que le destin le mène dans un lieu où il pourrait lâcher prise, s’abandonner et, peut-être une dernière fois, vivre. Seulement, il ne voulait pas faire ça seul.
Alors, avant de sortir, il prit soin de son apparence. Il opta pour une coupe blonde à la garçonne et s’amusa même à rehausser un peu son teint. Il ne l’avait pas fait souvent, mais Ivara le faisait presque quotidiennement et les gestes étaient inscrits dans son inconscient, mécaniques. Pour plus de confort et parce qu’il y était habitué, il banda la poitrine de la sculptrice pour qu’elle soit moins apparente. Il avait enfilé une chemise blanche, qui lui donnait encore plus une apparence androgyne, et un pantalon noir, simple mais près du corps. Une veste sobre et élégante acheva la tenue. Pas de masque et pas d’autres bandages. Ce soir, il serait vu dans les rues de la Capitale à visage découvert.
Il passa devant de nombreuses tavernes et maisons de passe, mais aucune ne l’attirait réellement et lui donnait envie de s’y plonger corps et âme. Au bout d’une petite demi-heure sans trouver chaussure à son pied, l’homme s’arrêta devant un grand bâtiment, aussi haut que large, qui dénotait avec les constructions voisines. En jetant un rapide coup d'œil au hall d’entrée, depuis l’extérieur, il put apercevoir velours et dorures qui attiraient davantage son attention. Le lieu semblait huppé et, pour être tout à fait honnête, il se foutait totalement de mettre Ivara sur la paille.
Il paya une somme de cristaux bien dérisoires de ce à quoi il s’était attendu - seulement cinq cristaux sombres - avant de rentrer dans la pièce principale, là où avait lieu les spectacles. Et, outre les représentations sur scène des artistes tous plus talentueux les uns que les autres, l’homme était impressionné par cet endroit grouillant de vie et dégoulinant d’ivresse et de luxure. Il observait les allées et venues de chacun, essayant de deviner leurs origines et leurs métiers. Ultime tentative d’utiliser ses talents de criminels ; un mercenaire devait savoir étudier l’objet de son contrat et deviner ses intentions en un regard. Il paya plusieurs consommations et il en était à la quatrième lorsqu’elle entra sur scène. Elle était somptueuse, si gracieuse et si élégante qu’à la fin de la danse il resta bouche bée et incapable d’applaudir. Il aurait sûrement voulu la voir danser, encore un peu plus. Juste pour lui.
Et, alors qu’elle repartait, il se surprit à penser que, demain, elle continuerait sa vie sans que la perte de la sienne ne l’affecte d’une quelconque façon. Tout allait se poursuivre sans lui : la scène, les chants, les acrobaties, la danse, les gueules de bois. Pour quelqu’un qui avait l’habitude de devoir gérer la pression, devoir lâcher du lest était presque angoissant. Heureusement que l’alcool l’avait déjà aidé à inhiber la plupart de ses sens. Il n’était pas encore ivre mais il flirtait doucement avec cette ligne.
Il était si perdu dans ses pensées qu’il ne remarqua pas qu’elle s’était approchée et sursauta presque à la remarque de la jeune femme. Il ne s’était pas rendu compte que son visage s’était fermé et, sitôt qu’elle lui fit la remarque, les traits de son faciès se détendirent et l’ombre d’un sourire s’y dessina.
- J’pensais à un truc. Pas fais gaffe, répondit-il le plus simplement du monde.
S’il y a bien une chose pour laquelle Inaros n’était pas doué, c’était bien toutes ses conversations galantes et courtoises. Il n’avait jamais appris à mener et poursuivre une discussion. En général, il y coupait court grâce à sa lame. Il laissa donc le corps parler à sa place, faisant un signe poli avec sa main pour signifier qu’il acceptait sa requête. Et, puisqu’il avait envie de se laisser porter un peu plus par les sentiments, il posa immédiatement la question qui lui brûlait les lèvres.
- Elle devait pas être si mauvaise que ça, ma mine, pour qu’vous v’niez vous asseoir ici. Autrement, pourquoi venir ?
Avait-elle pensé qu’il était un client fortuné en manque de compagnie ? Certes, il possédait encore de nombreux cristaux mais il n’était sûrement pas l’une des personnes les plus riches dans cette salle. Et puis, il n’avait plus envie de poursuivre le petit jeu qu’il avait commencé un peu plus tôt. Elle était sacrément bien foutue et rien ne manquait chez elle. Même son charmant minois donnait envie de faire des efforts pour lui répondre et ses grands yeux étaient bien trop attrayants. Avait-il déjà un peu trop bu ?
- Vous boirez bien avec moi, maintenant qu’vous êtes assise ?
Sans attendre de réponse, il fit signe à un serveur d’approcher pour lui remettre deux verres.
- Ou j’vais d’voir attendre la fin d’votre service pour pouvoir vous inviter ? Vous étiez bien la danseuse qu’j’viens d’voir sur scène ? Pas trop crevée ?
Clairement, il disait un peu tout ce qui lui passait par la tête. Il ne savait même pas où il allait et la pente qu’il avait emprunté s’avérait peut-être glissante, trop glissante. Peut-être prenait-il le risque de la voir détaler et s’installer à une autre table. Après tout, peut-être s’était-elle aussi attendue à autre chose et il faut dire que la voix féminine - qu’il n’avait jamais vraiment réussi à travailler - n’aidait pas à lui donner l’allure masculine qu’il voulait.
Allez, qu’importe. Si elle partait, il continuerait de boire et s'enhardirait peut-être assez pour aller parler à d’autres personnes.
- Je boirais avec vous. Ça ne m’est pas interdit dans une certaine limite et mon service est bientôt terminé. Annonça-t-elle. Du moment que les cristaux entraient et qu’elle était en mesure de fournir un travail de qualité, Ash se fichait bien qu’elle puisse consommer des boissons ci et là, sans parler de celles offertes par des clients et qu’il aurait été parfaitement impolie de refuser. Dès que la blonde fit signe, Diane pu percevoir du coin de l'œil une personne se détacher du bar ; elle se re-concentra sur la jeune femme. - Je suis bien la danseuse de tout à l’heure. Ça faisait longtemps qu’un client de l’Insomnie ne m'avait pas reconnu au premier coup d'œil. J’imagine que vous êtes nouvelle dans la région… Elle marqua un temps d’arrêt, suffisamment long pour que l’employé dépose deux verres sur le table. Le premier fut pour la blonde, le même verre qu’elle avait commandé précédemment. Le second quant à lui, était un verre de vin rouge bordeaux dont l’odeur fruitée embauma immédiatement ses narines.
- Je t’ai mis le moins fort, lui glissa doucement le serveur à l’oreille, la faisant grimacer par la même occasion. Malgré les quantités qu’elle avait pu ingérer par le passé, Diane tenait toujours aussi mal l’alcool. Après plusieurs ratés, les serveurs avaient pris le parti de choisir des vins plus doux ou de le remplacer par du jus de raisin quand ils sentaient son taux d’alcoolémie grimper en flêche. Au grand damne de Diane qui, pour sa part, avait toujours préféré les vins plus épicés.
- Merci. Dit-elle en ronchonnant légèrement. Puis oubliant la remarque elle offrit à nouveau son attention à sa nouvelle compagne de tablée. - Je vous présente donc Amear, ladite limite fixée par le cabaret. Elle pointa du doigt le serveur qui s’en était déjà retourné à son bar. - Il connaît le goût de ses clients et des artistes sur le bout des doigts ! Et j’imagine que mon travail n’est pas plus éreintant que le sien ou le votre. Danser est une passion après tout. Coucher beaucoup moins cela dit, songea-t-elle sans en faire part à la jeune femme. - Mais nous n’allons pas tergiverser sur mon travail toute la soirée, je suis certaine que vous avez des histoires bien plus amusantes à me raconter ! Enjôleuse, elle se pencha dans sa direction tout en faisant tourner le verre de vin dans son autre main. - Mais avant toutes choses, que diriez-vous de me donner votre nom ? Se redressant délicatement sur sa chaise, elle croisa les jambes avec la fluidité de l’eau puis porta le verre à ses lèvres. - Alors dites moi ce qui se cache derrière ces jolis cheveux blonds… Puis elle se fit un plaisir de la détailler de pied en cape, la dévorant des yeux avec curiosité.
Une chose était sûre, ce soir, il se revendiquait homme et ne manquait pas de le faire savoir à celle qui commençait à venir lui poser quelques questions sur ce qu’il considérait, déjà à ce stade, comme son intimité. Mais, heureusement pour eux, sa langue se déliait déjà et le breuvage apporté par le barman n’allait sûrement que l’inciter à poursuivre sur cette voie. Il avait déjà révélé ses deux identités, celle du mercenaire et celle de l’homme qu’il était avant. Qu’allait-il encore pouvoir continuer de révéler à présent ?
- J’sais. On dirait proba’ pas qu’j’suis un mec. Et j’suis pas si nouveau que ça. T’as face à toi un pur produit de cette Capitale de malheur. Pour le meilleur comme pour le pire.
Et il se permit même de laisser échapper un rire, un peu plus gras que ce qu’il aurait pu normalement sortir lorsqu’on entendait la voix un peu plus fluette de la femme sculpteuse, et surtout très bref. Il ne laissait peut-être encore rien paraître, mais il avait apprécié qu’elle vienne prendre place avec lui et qu’elle accepte de prendre ce verre - malgré ses contraintes professionnelles. Sa compagnie était, visuellement, très agréable et, après avoir attrapé son verre à son tour, il le leva en direction de brune pour trinquer avec elle, avant de boire une énième - on ne les comptera plus - gorgée. Il était persuadé que l’alcool l’aidait à y voir plus clair et à se comporter exactement comme il avait rêvé de le faire toute la journée : en lâchant prise. Il s’adossa à son tour contre le dossier de sa chaise et il la fixa quelques secondes, cherchant ses mots.
- Y’a pas grand-chose à raconter. Un povr’ type, né avec le mauvais signe, dans la mauvaise maison, avec la mauvaise famille, qu’a emprunté la mauvaise route, c’qui l’a conduit à adopter d’mauvaises tendances, c’qui l’a fait être là au mauvais endroit et au mauvais moment.
Sa main se glissa dans ses cheveux courts et il la laissa en suspens, un moment, tandis qu’il réfléchissait à ce qu’il venait de dire. Merde. C’était allé beaucoup plus vite que prévu. En voulant ne rien dire, il en avait révélé bien plus. Il la descendit jusqu’à la commissure de ses lèvres pour essuyer quelques gouttes de la liqueur, mais aussi pour dissimuler un sourire en coin.
- Mais j’vois qu’tu sais m’faire parler bien plus que c’que j’avais prévu en v’nant ici. Faut dire, tu dois tous les avoir, avec un physique aussi agréable à regarder. J’vois pas qui pourrait n’pas t’reconnaître au premier coup d’oeil quand on a en plus eu l’occasion d’te voir sur scène.
Il n’était plus à ça près. Et, il fallait le dire, ses actions étaient aussi de plus en plus décousues et il ne suivait plus aucune ligne directrice. Il agissait simplement, en essayant d’être lui, pour la dernière fois.
- Mais toi, dis-moi, c’qui t’a poussé à v’nir parler au seul type chelou dans cette pièce ? Il y avait pourtant cet homme, là-bas, au ventre un peu r’bondi. Il a l’air d’avoir une sacré fortune. Nul doute qu’t’aurais pu jouer d’tes charmes pour qu’il glisse quelques cristaux en plus dans tes poches. Ou tu avais aussi cette femme, là, j’la vois bien qu’elle nous fixe depuis tout à l’heure. Une connaissance à toi, p’t’être ? S’rait-elle pas en train d’se dire « pourquoi la plus belle des danseuses vient-elle faire son numéro d’vant un type dans l’corps d’une donzelle » ?
Il se pencha à son tour, pour ancrer ses deux grands yeux, qui étaient teintés de bleu avec la lumière tamisée du cabaret, dans ceux de l’inconnue pour la fixer avec encore plus d’intensité. Même s’il se laissait aller, même s’il avait terriblement envie de poursuivre cette conversation, elle l’intriguait beaucoup et l’alcool ne l’aidait pas à tenir en place.
- Ou alors, t’as p’t’être vu qu’j’étais tout aussi friqué qu’eux pour être ici, à consommer comme un trou, seul.
Lui-même avait toujours repéré ses proies comme ça, aux cristaux qu’il pourrait en tirer. Les contrats les plus juteux étaient toujours les plus intéressants et, parfois, se dissimulaient sous des apparences austères et peu engageantes. Maintenant qu’il y réfléchissait, la possibilité qu’elle vienne le voir pour lui subtiliser, avec son accord, un généreux pourboire n’était pas à exclure.
- Et, tu sais quoi ? J’suis bien heureux d’être friqué si c’est ça qui t’a fait v’nir. J’aurais dû finir ça sans personne, avoua-t-il avec son verre désormais vide.
Il était tout de même curieux d’entendre ce qu’elle allait bien pouvoir lui répliquer. Au fond de lui, il espérait bien ne pas l’avoir fait fuir. Il ne voulait pas passer cette dernière soirée seul et, peut-être, cela pouvait-il se lire dans son regard. Un « Reste steuplait, j’sais que j’suis un boulet mais, r’garde, j’t’ai pas menti en t’dressant mon portrait ».
La danseuse éprouva rapidement de la sympathie pour “Ina”. Non pas parce qu’il lui parut atrocement seul, mais parce que d’une certaine façon ils se ressemblaient. Ils étaient tous les deux les enfants de cette ville mais tout autant ses esclaves. Ils l’aimaient et la détestaient de bien de façon, pour de bonnes raisons. Les voies qu’elle avait choisi d’emprunter étaient les seules qu’on lui avait jamais présentées ; si elle en était là aujourd’hui c’est parce qu’elle y avait été guidée puis s’était résignée, en ce sens le récit du blond lui était similaire. Elle esquissa un sourire et reprit une gorgée de vin en silence, car il semblait avoir bien des choses à dire et coula un regard vers l’homme qu’il avait désigné. Diane avait toujours été désirée et désirable, c’était quelque chose qu’on lui avait apprit à cultiver depuis l’enfance. Sacor le lui avait enseigné avec tant de justesse que déjà petite fille elle était capable de rafler des sommes astronomiques en quelques moues d’adoration. Pour autant, Diane n’était que rarement satisfaite mais Ina n’aurait pu deviner que les hommes comme celui qu’il lui montrait, faisaient partie de ses principaux clients. Rare étaient les jeunes hommes bien portant. Oh il y en avait quelques uns, des aventuriers fortunés en mal de compagnie, des gardes aussi mais la majeure partie de ses clients était constituée de noble bedonnant. A croire que l’argent enrobait les corps et émaillait l’esprit. Puis elle tourna la tête de l’autre côté et aperçut une cliente régulière. Pas la sienne. Celle de Dimitri, elle n’avait jamais pu supporter Diane et réciproquement. Elle se balança un moment sur sa chaise avant de rehausser du bout du doigts son masque qui avait légèrement glissé sur son nez.
- J’aime bien les types chelou. Dit-elle finalement dans un rire contenu. Ce n’était pas tout à fait vrai. Elle les fuyait la plupart du temps mais Ina, lorsqu’elle l’avait observé, ne lui avait pas paru être de ceux-là et ce n’était toujours pas le cas d’ailleurs. Elle voyait en lui une abondance de secrets et d’aventures qui avait toujours su attirer son attention. Elle avait d’ailleurs vu juste, son naturel -aussi maladroit soit-il- et son franc parler l’amusait bien plus que les cristaux qu’un vieil homme aurait pu glisser dans son soutien-gorge. Faisant tinter les bracelets à ses poignets, elle pencha son verre de droite à gauche. Ses yeux montèrent se planter dans ceux céruléens de l’inconnu. - Et permet moi d’te dire que tu n’as rien d’un homme “friqué”, c’est même le contraire. Elle sourit de plus en plus malicieusement en se penchant légèrement vers l’avant. - Tu as peut-être raison concernant l’homme là-bas, elle désigna celui qu’il lui avait montré un peu plus tôt, - mais il s’avère qu’il vient suffisamment souvent pour que je n’ai pas envie de passer une soirée de plus en sa compagnie et pour cette charmante dame… Elle plissa le nez, faisant apparaître quelques rides de contrariétés. - Il s’agit de Madame Dolinor. Une cliente de Dimitri - un autre courtisan. Elle me déteste. Il y a quelques années, elle nous a surpris Dimitri et moi, dans les vestiaires. Elle marqua un temps d’arrêt. - A vrai dire il n’y avait rien à surprendre. Dimitri est l’aîné de cinq sœurs. Les corsets et les épingles à cheveux n’ont pas de secret pour lui. Croyez-moi, lors d’une représentation n’importe quelle aide est la bienvenue ! Enfin… Elle l’a surpris en train de défaire mon corset. Ce souvenir était jubilatoire, Diane aurait pu se frotter les mains juste en le racontant mais elle s’en abstint et se contenta d’afficher un air mutin. - De mémoire de danseuse on a jamais vu de crise de nerf pareille au cabaret. Elle croisa les jambes sous la table sur laquelle elle déposa son coude avant de poser son menton dans sa main avec nonchalance. - Pourtant, il reste un courtisan. Elle n’est pas sans savoir que ses draps sont fréquemment réchauffés et pas par elle…
Ses yeux se détachèrent d’Ina pour se tourner vers l’intéressée. Tendant son verre vers le haut, comme pour lui dire “santé”, elle fut bien peiné de retenir le rire qui s’étrangla dans sa gorge quand la noble cracha un chapelet d’insulte qu’ils n’entendaient pas d’ici. Puis elle se tourna à nouveau vers son nouveau compagnon.
- Je ne suis pas malheureuse d’être venue à votre table non plus. Sa tête pencha doucement sur le côté lorsqu’elle se mit à sonder son visage, ses lèvres carmines avaient perdu leur sourire. - Mais je ne peux m’empêcher de me demander ce qui amène une personne comme vous à l’Insomnie. Elle la pencha de l’autre côté. - L'ennui, peut-être ?
Il sentait déjà qu’il était plus lent à cause du poison que son foie peinait à évacuer et sa langue lui parut un peu plus pâteuse. Il se promit de faire plus attention à sa consommation pour le reste de sa soirée. Il aimait bien parler avec cette… Comment avait-elle dit qu’elle s’appelait, déjà ? L’avait-elle seulement évoqué ? Il s’apprêtait à réparer cette négligence mais fut frappé par la justesse des mots de la danseuse. Elle avait vu juste. C’était l’ennui qui l’avait conduit jusqu’ici, le manque d’adrénaline… D’une toute autre adrénaline que celle qu’il avait l’habitude de côtoyer jusqu’à présent.
- L’ennui… L’envie de fêter quelque chose aussi, j’dois dire. Et quel meilleur endroit que lui ! On en entend qu’du bien dans tous les r’coins d’la Capitale.
Il glissa sa main vers son sac. Il renfermait quelque chose qu’il avait longuement cherché et qu’il n’avait jamais pu utiliser durant toutes ces lunes. Trop rare, trop précieux, trop coûteux.
- Mais j’ai jamais vraiment fait la fête… J’sais pas trop comment on fait…
Un coup un peu plus maladroit fit tomber son sac, duquel s’échappa ce petit quelque chose. C’était une potion change-genre. Il croisa son regard et comprit qu’elle avait probablement conscience que ce breuvage n’était pas une simple boisson. Un peu gêné, il se baissa pour récupérer la potion et, lorsqu’il se releva, il la posa sur la table et planta son regard dans celui de la courtisane.
- … Mais j’me suis dis que c’truc pourrait sûrement m’aider à m’amuser. Surtout dans c’lieu. Enfin, euh, ouais. Ouais. J’pourrais en montrer ses effets.
Prenant conscience de ce qu’il disait, il se donna plusieurs claques mentales. Cette fois il allait la faire fuir, c’était sûr. Trop peu sûr de lui, trop timide, trop trop trop et en même temps pas assez… Pourquoi avait-il autant de mal avec les relations humaines ? Pourquoi n’était-il pas capable d’avouer à haute voix que, pour sa dernière nuit, il voulait mêler sa chair à celle d’une autre ? Pas de n’importe quelle façon, oh non… Il avait presque tout soigneusement préparé, méticuleux comme il l’était. Tout, sauf ce qu’il pourrait dire. Lorsqu’il était dans son ancien corps, il n’avait pas souvenir que les filles de joie aient vraiment besoin de parler. Il suffisait de lancer quelques cristaux et le tour était joué.
Mais elle. Elle avait pris les devants et avait fait de lui sa cible. Et, malgré les apparences, il adorait discuter avec elle.
Pourquoi était-ce si compliqué ?
- C’est une… Ça permet d’changer d’genre, souffla-t-il finalement. T’as dû r’marquer qu’mon physique colle pas trop à… À quoi qu’je puisse renvoyer.
Il coinça le goulot de la petite bouteille entre son pouce et son index. Il avait une furieuse envie de l’utiliser. Et que signifiait ce regard de la part de la danseuse ?
- Ash s’évertue à faire de l’Insomnie le cabaret le plus lucratif de la Capitale. Elle jeta un regard autour d’elle, comme si elle observait les lieux, les redécouvraient plus la première fois. Les parures de velours rouges tombant tel des langues sensuelles le long des murs, léchées par les filaments dorés des broderies, les lustres en cristal pur, le personnel décoré comme si ils étaient le clou du spectacle, comme les joyaux des entrailles de la nuit. Tout ici respirait la richesse et la luxure, poussant les plus ecclésiastiques à s’adonner aux vices les plus profonds. - Et il y parvient. Un sourire se dessina sur la partie visible de son visage tandis que ses iris abandonnaient son domaine pour se reposer sur le jeune homme.
Diane aurait volontiers rétorqué, mais les mots qu’elle entendait lui faisaient l’effet d’une douche froide. Comment ne peut-on savoir faire la fête ? Personne ne l’apprenait jamais, c’était un sentiment unique, humain et parfaitement propre à chacun. Tout le monde ne fêtait pas de la même façon. Certains préféraient rester au chaud, chez eux, en s’offrant un bon plat, d’autres se gaver d’alcool jusqu’à plus soif. Sous son masque ses yeux se plissèrent tandis qu’elle regardait la petite fiole rouler sur le sol et son compagnon se jeter dessus pour la récupérer comme s’il s’était agit d’une potion dangereuse ou extrêmement chère. Elle ne la reconnut pas immédiatement, mais lorsqu’il lui fournit enfin une explication elle avait déjà compris. Diane était reine des ombres tout en vivant en pleine lumière. Elle se fondait dans les rôles qu’on lui demandait de jouer, revêtait les apparences qui pouvaient servir les siens. Grâce à cette même potion, quelques années plus tôt, elle avait fait exister Cécil. Avec le temps, l’obligation de son travail, elle avait fini par débaucher un enchanteur pour créer définitivement cet alter égo. Cependant, elle avait suffisamment utilisé cette même potion pour comprendre.
- Je sais. Répondit-elle simplement. Peut-être aurait-elle pu lui en dire plus. Lui expliquer qu’elle-même y avait déjà eu recours. Non pas pour se sentir mieux dans son corps, elle était femme et se sentait telle. Au contraire d’Ina qui, lui, semblait prisonnier d’un corps qu’il n’avait pas choisi. Maintenant qu’elle le regardait, qu’elle le voyait réellement, elle comprenait. Cette rencontre avait un goût d'au revoir.
Alors que les doigts d’Ina portait la boisson à ses lèvres sans avoir le courage de la boire, elle fit de même et posa doucement les doigts sur le culot de la fiole. Ses yeux vinrent chercher ceux d’Ina, une promesse rassurante que tout se passerait bien s’y glissa et elle lui sourit. - Si tu veux être toi pour un soir, ça ne me dérange pas. Dit-elle simplement car il n’y avait rien de plus à ajouter. Quand il eut avalé l'entièreté du récipient, elle termina son verre d'une traite. - Et ça me parait une bonne occasion de faire la fête. Sa main se leva et comme par magie un serveur leur apporta deux nouvelles boissons.
- J’ai pas envie qu’ça s’passe ici. J’préférerai un endroit… Plus calme. T’as ?
Il lui sembla que les iris de la jeune femme s’illuminaient, tandis qu’elle lui rétorquait qu’elle avait un endroit convenable pour eux deux mais qu’il lui faudrait sortir quelques cristaux de sa poche. Est-ce que la potion faisait effet ou était-ce le même regard qu’il lui portait depuis le début de cette conversation ? Il lui semblait être plus observateur de ses attributs féminins et, dans un sourire qu’il ne pouvait dissimuler à cause de l’alcool - bien sûr -, il sortit de son sac une bourse de cristaux bien trop remplie quand on le voyait au premier coup d'œil. Qu’importait d’où venaient les cristaux, ils étaient là et il était prêt à tous les lui laisser. Il ne serait plus là pour en profiter de toute façon…
- Ça t’convient ?
Regard interrogatif tandis que sa voix commençait déjà à changer. C’était un peu plus rapide que ce qu’il pensait et, surtout, il se demandait s’il ne serait pas trop à l’étroit dans ses vêtements. Il savait qu’il garderait probablement la même corpulence, mais certains tissus risquaient d’être plus désagréables que d’autres. Elle sembla convaincue. Il attrapa son verre, le reste de ses affaires puis la suivit. Il la laissa maîtresse de la situation puis, après avoir passé un rapide contrôle de sécurité, où il comprit pourquoi elle lui avait demandé les cristaux, le fit marcher dans un couloir, le long duquel étaient disposées plusieurs portes. Elle s’arrêta devant l’une d’elle et le fit entrer. Sa pièce préférée ? Il n’en savait rien mais, en rentrant, il admira la richesse des draperies et du mobilier qui les entouraient. Le Cabaret le plus lucratif de la Capitale ? Il commençait à comprendre pourquoi. Les jolies danseuses n’étaient pas que des jolies danseuses mais devaient être capables d’assurer plusieurs tâches. Rien qui ne le dérangeait, bien au contraire.
- Merci, souffla-t-il, avant de s’approcher d’un des miroirs de la pièce.
Il avait déjà commencé à se transformer. Il avait gardé la même corpulence et avait, peut-être, pris quelques centimètres, il ne saurait vraiment le dire. Ses cheveux étaient toujours blonds et courts, il les aurait bien vu plus longs et bruns. Ses rondeurs avaient laissé place à des pectoraux qui trahissaient sa nature de sportif. Il tâta avec ses doigts son visage plus anguleux et masculin. Il ne se reconnaissait pas, ce n’était pas celui qu’il avait été puisque la potion avait simplement changé les attributs du corps d’Ivara, mais il se plaisait dans ce corps. Il avait même envie de vérifier si… C’était peut-être pour ça que ça le démangeait un peu plus… Ses doigts glissèrent sur l’arrête de son nez, se baladèrent sur ses pommettes et poursuivirent leur route vers sa pomme d’Adam, bien visible désormais. Puis, comme s’il se souvenait qu’il n’était pas seul mais que la courtisane - c’était bien ce qu’elle était aussi, non ? - était présente, il se tourna vers elle et la gratifia d’un sourire.
- J’me sens mieux, comme ça. J’pense qu’t’es la première qui… il fronça les sourcils, elle avait dû entendre ça beaucoup de fois, oh puis merde, il ne serait plus là demain matin dans tous les cas, ... m’fait c’genre d’attention.
Ses yeux s’agrandirent soudain comme des soucoupes. Il venait de voir quelque chose, juste par-dessus l’épaule de sa compagne du soir.
- Attends, attends, j’reviens.
Pourquoi est-ce qu’il n’y avait pas vu ça plus tôt ? À première vue, parce qu’il n’avait pas vraiment observé la pièce dans laquelle il était, concentré sur sa propre apparence. Il se trouve qu’il y avait à disposition une salle d’eau, dans laquelle il se précipita et la danseuse put très clairement entendre un petit cri de joie, avant qu’il ne ressorte, l’air de rien.
- Hmm. Ouais. Donc. Va falloir qu’j’en ai pour mes cristaux, maint’nant. J’t’en ai au moins laissé pour une semaine complète, il s’interrompit un instant, voulut s’approcher de l’endroit où elle se trouvait mais tituba à moitié et finit par lâcher, Pi, dis-moi ton nom ! D’façon j’serais plus là d’main.
Maladroit. Très maladroit. Surtout une tentative de détendre l’atmosphère, parce que la potion avait permis à notre mercenaire d’obtenir un corps et une voix d’homme, mais ne lui avait pas octroyé plus de confiance en lui ou la faculté soudaine de savoir faire la fête ou de véritablement lâcher prise.
- Bien sûr que j’ai. On est à l’Insomnie, le fléau des bien-pensants. Comme une virtuose, elle quitta sa chaise non sans avoir terminé son verre qu’elle laissa sur la table ; ils pourraient s’en faire livrer à souhait à l’étage. - Mais ce ne sera pas gratuit. L’étage n’est réservé qu’à la fine fleur Aryonnaise. Ou à celle qui peut se l’offrir. Elle douta cependant qu’Ina ait autant à offrir. Mais il l’a détrompa presque immédiatement, la faisant cligner des yeux promptement. Un fin sourire étira ses lèvres carmine, réhaussant ses pommettes et faisant briller son regard. - Je pense que oui. Et par Lucy! bien sur que ça suffirait ! Pour la nuit complète et peut-être même la journée suivante s’il le souhaitait.
Elle guida le jeune homme -en devenir- à travers la foule. Ils traversèrent l’entièreté de la pièce pour se diriger à l'opposé de la scène. Dans son dos, Diane sentait couler les regards furieux que dardait madame Dolinor. Quand ils s’aventurèrent sur le territoire de l'homme bedonnant, ce dernier manqua de l'interpeller. Sans doute avait-il espéré s’offrir une passe à la fin de la soirée, pourtant il aurait dû savoir, mieux que quiconque que Diane -Sakuna- allait au plus offrant et à l’heure actuelle il s’agissait d’Ina. Une fois le brouhaha derrière eux, ils se retrouvèrent en face d’un homme aussi haut que large. Presque sans un poil sur le cailloux. Il ignora superbement le jeune homme et plongea ses mirettes porcines dans celle de la danseuse. Elle lui offrit la bourse.
- Nous n’avons pas besoin de le voir.
L’homme soupesa, haussa les sourcils, regarda les jeunes gens l’un après l’autre puis hocha la tête avant de s’écarter pour révéler un petit escalier qui montait en apique vers les hauteurs du cabaret, là où plus personne ne pourrait les voir. Les marches étaient recouverte d’une fine couche de velours rouge et noir à l'instar du reste de l'établissement. A mesure qu’ils montaient, les cristaux de lumières se faisaient de plus en plus tamisés. Diane grimpa les marches une à une, faisant courir ses doigts sur le bois de cerisier sombre, admirant les tapisseries sur les murs comme s’il s’agissait de la première fois.
En haut ce fut un silence voluptueux qui les attendait. Il n’y avait rien d'obscène si ce n’était quelques tableaux plus explicites, mais l'atmosphère qui y régnait invitait quiconque s’y trouvait aux vices. Diane s’arrêta et avisa de la multitude de portes. Celles déjà occupées, celles disponibles et celles qui pourraient convenir à un personnage tel que son compagnon d’un soir. Elle lui lança un regard par dessus son épaule. Il lui faisait penser à un chiot qui n’avait rien à faire là. Elle reprit la marche et s’arrêta devant la quatrième porte, qui n’avait absolument rien de différent des autres, et tourna la poignée.
Cette pièce avait toujours eu sa préférence. Elle faisait partie des plus simples parmi toutes celles mises à disposition par Ash. Elle ne possédait aucune spécificité si ce n’était sa configuration circulaire, même le lit trônait, rond, au centre même de la pièce. Les murs alternaient draperie luxueuse et miroirs de façon qu’où qu’ils fussent dans la pièce l’un et l’autre puissent se voir. Au fond, une fenêtre au verre dépoli, gigantesque, partait du sol au plafond qui n’était lui-même qu’un long et large miroir. Les rayons de lunes pénétraient dans la pièce et se reflétaient sur toutes les glaces, si bien qu’elle ne nécessitait un éclairage que lorsque l’astre disparaissait quelques jours par mois. Tandis qu’elle surprit Ina en train d’observer son reflet, elle leva le nez pour apprécier son reflet masqué, ses cheveux bruns tombant en cascade sous la myriade de bijoux dont ils étaient affublés. Elle sourit à ses remerciements mais ne pipa mot avant qu’il ne se tourne dans sa direction ; elle en fit de même. Mais avant que les mots ne franchissent la barrière de ses lèvres, il s’était précipité dans la salle de bain. Cordiale, elle fit mine de ne pas avoir entendu son cri de joie. Revint le temps des affaires.
- Ahah… Tu en veux pour tes cristaux, je vois. Un chiot mais pas si perdu que ça. Un homme restait un homme et Diane restait une putain. Elle avait failli l’oublier l’espace de quelques instants. Une certaine partie d'elle-même grinça à cette simple pensée, l’autre n’en avait cure, elle avait été formée pour cela et elle ne pouvait en vouloir à Ina de réclamer son dû pas plus qu’elle ne se plaignait de l’avoir pour client. Homme comme femme, il restait une belle personne à regarder et dont elle ne rechignerait pas à partager la couche. Ses pas, aussi léger qu’une plume lui firent franchir la distance qui les séparaient. Avec lenteurs, elle le détailla et redécouvrit les traits qu’elle avait connus durant la soirée. La masculinité lui allait à merveille. Ses doigts montèrent lentement longer la mâchoire légèrement plus prononcée que quelques minutes avant et elle sourit, réduisant encore la distance qui les séparaient.
- Une ultime nuit ? C’était une question rhétorique, Diane avait parfaitement compris ses mots -peut-être pas au sens propre cela dit-. Son majeur migra sur l’ourlet de ses lèvres qu’elle dessina avec grâce. - Alors qu’est-ce qui pourrait satisfaire un homme tel que toi, Ina ? Puis abandonnant son visage, sa dextre s’enroula autour de la sienne et elle l'entraîna dans son sillage jusqu’au lit. - Sakuna. Dit-elle enfin, en se retournant pour lui faire face, attentive.
A nouveau, sa main monta dans sa direction mais ce ne fut pas son visage qu'elle caressa cette fois mais la naissance de ses épaules, descendant sur la clavicule, tissant une toile imaginaire sur les quelques parcelles de peau qu'il mettait à sa disposition. Elle aurait pu l'embrasser aussi bien sa bouche que son cou, mais il lui semblait qu'Ina n'avait pas été réellement libre de ses choix depuis bien longtemps, aussi, elle lui laissa le choix. Elle commencerait là où il le lui demanderait. Ses yeux abandonnèrent sa poitrine pour monter capter son regard azur qu'elle soutint sans l'ombre d'une hésitation.
- Cette nuit va être diablement longue. Et elle lui sourit aussi tendrement que farouchement.
Un frisson le parcourut lorsqu’elle posa sa main sur sa mâchoire et il eut le réflexe d’attraper son poignet pour la dégager. Du moins il crut avoir ce réflexe, mais force lui fut de constater qu’il n’avait pas bouger et qu’il s’était tout simplement laissé faire. Planté au milieu de cette pièce conçue spécialement pour que les corps s’expriment, il était incapable de la repousser car, au fond de lui, il la désirait ardemment. Plus que le besoin de rentabiliser ses cristaux, il avait envie de sa chair. Il sentait monter un désir qu’il n’avait pas ressenti depuis des lunes. Cette pulsion était aussi couplée à un besoin plus doux. Depuis combien de temps n’avait-il pas senti la chaleur d’un autre corps contre le sien ? Depuis combien de temps n’avait-il pas embrassé quelqu’un ? Depuis combien de temps n’avait-il, tout simplement, pas été cajolé ?
Elle était l’invitation à la luxure et il ne comptait pas la décliner. Un peu maladroit, car il lui semblait presque distinguer deux Sakuna devant lui, il leva sa senestre pour la poser sur sa chevelure, près de sa tempe. Il replia légèrement ses doigts, se sentant comme un jouvenceau en phase de réaliser son premier baiser. Ils faisaient pratiquement la même taille. Il n’eut qu’à avancer son faciès pour ressentir le souffle chaud de sa partenaire sur lui.
- Tout c’que tu pourras m’apporter m’comblera, lâcha-t-il finalement. Sa main libre s’avança pour se caler dans le creux de ses reins et il rapprocha, abruptement, le corps de Sakuna du sien. Mais y’a un truc qu’je voudrais juste ressentir, avant… Ça fait si longtemps…
Bien plus hardi que précédemment, le mercenaire prit son courage à deux mains pour approcher davantage son visage de celui de la danseuse. Si ses intentions n’avaient pas été assez claires, elles l’étaient sûrement davantage maintenant qu’il effleurait la pulpe de ses lèvres avec les siennes. Cet homme ne réclamait qu’un baiser, un seul -pour l’instant-, pour se remémorer cette sensation. Dans cette nouvelle apparence, il avait le sentiment que sa bouche était la sienne, à lui seule. Ce n’était pas celle que la sculptrice avait utilisé pour s’acoquiner avec d’autres hommes. Elle était à lui et il était libre d’en faire ce qu’il désirait le plus en cet instant. Les yeux clos pour ne pas avoir à affronter le regard de Sakuna, qui serait bien trop dur à supporter tandis qu’il se livrait en mettant à terre chacune de ses barrières, il pressa plus que de raison le contact de ses lèvres pour véritablement l’embrasser. Son rythme cardiaque s’emballa aussitôt et il contracta de plus belle ses doigts contre la peau et les vêtements de Sakuna. Il lui était reconnaissant, même s’il n’était pas certain de s’en rendre vraiment compte, qu’elle lui laisse les devants et l’initiative. Il en avait besoin.
Il ignora combien de temps il resta là, à se contenter de ce baiser qui s’éternisait à mesure qu’il osait faire durer ce contact. Lorsqu’il consentit enfin à les laisser respirer -ou bien était-ce elle qui avait pris les devants ?-, il constata qu’ils s’étaient approchés du lit. La prochaine étape était toute tracée… Tant que le moindre couac ne venait ternir ce moment.
- Je… Je voudrais pas paraître pour… J’ai déjà… Mais… Y’a longtemps et…
Et s’il avait oublié ? Et s’il échouait ? Il avait déjà ouïe dire que l’alcool n’était pas un bon compagnon dans une couche… Et s’il arrêtait de se poser autant de questions ?
- J’pense pouvoir m’rattraper en connaissant très bien l’corps féminin, ne put-il s’empêcher d’ajouter.
Leurs corps dansèrent longtemps l’un contre l’autre. D’abord guidé par Sakuna, il avait petit à petit appris à s’approprier son anatomie. Il avait eu du mal à la débarrasser de sa robe de falun mais il avait été très satisfait -visuellement- du résultat. Elle était une femme ravissante et, lorsqu’il s’était lui aussi retrouvé à corps découvert, il avait pu constater que l’entraînement intense qu’il suivait faisait aussi ses preuves. Abdominaux, pectoraux, biceps, jambes en acier et endurance à toute épreuve, Inaros ne fut pas peu fier des performances qu’il put offrir à la danseuse. Il ne se rendit même pas compte que les heures passèrent, arrivant au point culminant où il aurait été contraint de céder sa place. Il lutta de toutes ses forces pour ne pas que ça se produise. L’instant était si bon et agréable qu’il n’aurait voulu troquer sa place contre rien d’autre. Ils avaient aussi déjà -chacun pour diverses raisons- réalisé ce petit tour de passe-passe, celui de contraindre l’autre esprit à s’éveiller quelques heures plus tard. Ils évitaient de trop en abuser, puisque la fatigue engendrée le lendemain était à la limite du supportable, mais pour ce soir…
Sa tête heurta l’un des nombreux oreillers recouverts d’une taie de soie, laissant échapper un râle mêlant béatitude et apaisement. Il était heureux, en témoignait le sourire qui faisait le lien entre ses deux oreilles. Il avait aussi l’impression que l’alcool s’était échappé par les pores de sa peau en même temps que les litres d’eau de sueur qu’il avait évacués. Il tourna son visage vers celui de la douce Sakuna. Avait-elle apprécié ou n’avait-il été qu’une personne de plus lui permettant de gagner sa pitance ? Et surtout, par tout ce qu’il y avait de saints ici, pourrait-il revivre ça ? Une larme perla au coin de son œil droit et il l’essuya rapidement.
- Fais chier, râla-t-il. Si j’avais su qu’c’était aussi bien, j’aurais pas fais d’cette nuit la dernière.
Dans les tréfonds des morceaux de sa conscience, comme le chuchotis discret d’un ruisseau au milieu d’une tempête, semblable à un flocon sous un ciel de printemps, Diane se demanda depuis combien de temps elle n’avait pas éprouvé tant de plaisir. Depuis combien de temps se donnait-elle au point d’en oublier qui elle était et de ne plus laisser vivre que Sakuna et Kala au détriment de Diane ? Elle avait l’impression que cela faisait mille ans, peut-être plus. Peut-être que cela n’avait que trop duré également.
Les questions se mêlaient, s’oubliaient, à chaque fois balayées par la puissance des assauts désireux que menait Ina. Elle avait l’impression de se sentir fondre à son contact, pourtant chacune des parcelles de sa peau était sur le point de la prendre feu. Sa gorge était sèche, sa langue pâteuse, la luxure ruait dans son estomac comme pour se défaire des liens dont elle avait toujours été prisonnière. Ce soir là, Diane offrit ce que Sakuna avait de meilleur à donner, elle s’autorisa également à laisser sa carapace se fissurer juste assez pour laisser entrevoir à la femme qu’elle était. Pour la première fois depuis de nombreux mois, elle ne mentit pas, ne fit pas semblant et par la déesse, elle aurait voulu plus encore. La chaleur dans son estomac gronda, se tortilla, rugit et enfin se répandit dans tout son corps, la digue rompit l’embrasant toute entière d’un feu sans fin.
Son cœur martelait contre ses côtes, des perles de sueur faisaient boucler les cheveux sur ses tempes, elle les sentait humides sur sa nuque. Encore assise sur lui, elle se laissa glisser sur l’oreiller à côté du sien lorsqu’il tomba en arrière. A travers les dorures de masque de Sakuna, elle l’observa. Lui et son sourire béat ; elle se surprit à sourire aussi.
- C’est toujours quand on est sur le point de perdre quelque chose que l’on prend conscience de sa valeur. Dit-elle en murmurant comme si parler plus fort aurait pu briser la magie présente autour d’eux. Lentement, elle se rapprocha de lui, tendit la main pour jouer avec l’une de ses mèches aussi blonde que les blés puis reposa doucement sa tête contre son torse. C’était une chose qu’elle ne se permettait pas avec ses clients. Mais Ina avait ce quelque chose de différent, de singulier. Sans doute était-ce lié à ce qu’il nommait son “dernier soir” car si Diane ne comprenait pas la véritable signification de ses mots, elle comprenait que c’était la première et dernière fois que leurs chemins se croisaient. Elle comprenait aussi ce qu’il ne disait pas et elle était certaine que lui aussi. Parfois, et cela même venant d’un inconnu, la tendresse faisait du bien. Ina avait acheté sa nuit, elle s’offrait la chaleur et le réconfort de ses bras. Jouant la partition invisible d’un piano sur sa poitrine, elle releva légèrement le menton, juste assez pour apercevoir le tracé fin de ses lèvres.
- Où iras-tu ? Après cette nuit. Cette question lui brûlait les lèvres depuis le début de leur rencontre et si ils n’étaient pas assez proches pour qu’elle l’a lui pose jusqu’ici, maintenant elle se le permettait.
Diane avait toujours prit grand soin de ne pas s’attacher à ses clients qu’ils viennent pour la courtisane ou pour la danseuse, elle avait déjà fait les frais d’amitié sous l’une de ces identités ; cela ne s’était jamais bien terminé. Calixte, le jeune garde en était la preuve vivante. Pourtant le jeune homme à ses côtés, avait réveillé en elle cette même personne qui avait sommeillé pendant des lunes. Sa conscience lui hurla de se taire, de l’embrasser pour qu’il se taise et ne réponde pas à cette question, étouffer dans l'œuf des paroles qui aurait pu tendre à créer un semblant d’amitié. En réponse, elle se redressa sur les coudes et se pencha à nouveau sur lui. “Embrasse réduit le au silence” vociféra la voix dans sa tête. A la place, elle ne déposa qu’un simple baiser, chaste sur ses lèvres, avant de le pousser d’un léger coup de nez pour l’inviter à lui répondre.
Que sa conscience aille au diable, elle appréciait le drôle de personnage capturé dans ses draps.
Il protesta avec un léger éclat de rire, fermant les yeux moins d’une seconde pour profiter de la douceur de ce moment. Il se rendit compte qu’il ferait mieux d’éviter. Il était si fatigué qu’il risquait de s’endormir avant d’avoir pu répondre à Sakuna. Elle se serait retrouvée nez à nez avec une parfaite inconnue ; cette dernière n’aurait sûrement pas apprécié sa masculinité.
- Hm… Je ne connais pas encore ma destination.
Il se redressa, prenant soin de caler l’un des nombreux oreillers bien plus confortables que tous ceux qu’il avait eut jusqu’à présent. Il veilla à ce que Sakuna demeure près de lui, passant même son deuxième bras autour de ses épaules pour la serrer contre lui. Elle lui apportait exactement ce dont il avait besoin et, bien qu’il doutait qu’elle ait le droit de s’attacher autant à ses clients, il avait l’impression que ce petit quelque chose d’indescriptible qu’ils se refusaient tous les deux à briser était toujours à l’oeuvre.
- Imagine que… C’est comme si… Comme si… Tu étais en zone inconnue. Une forêt. Une plaine. Des montagnes. Un désert de sable, même ! Tu as réussi à allumer un petit feu de camp, en prévision de la nuit qui approche et de la tempête, mais il ne brûle pas assez fort. Tu as tout essayé, mais rien n’y fait.
Tiens, il s’était remis à parler plus normalement qu’à l’accoutumée, sans son accent ? Il ne s’en était même pas rendu compte, continuant sa métaphore.
- Et soudain, au loin, l’espoir. Une maison, tu en es certaine, bien plus accueillante et chaleureuse que le campement que tu as fait. Est-ce que tu veux affronter la nuit avec ton petit feu ou bien t’avancer vers cette maison , porteuse d’espoir, et aller en plein dans la tempête au risque de te perdre ? Et puis, si ça se trouve, tu hallucines. Si ça se trouve, ce n’est même pas la lueur d’un éclairage à travers une fenêtre que tu vois, mais le simple reflet de la lune… Aucun moyen de le savoir. Et… Disons que ce que tu m’as fait vivre ce soir est une preuve de plus que tenter d’atteindre cet endroit est la meilleure chose à faire.
Machinalement, ses doigts se baladaient sur l’épiderme de son amante. Il y traçait des signes et des courbes qui ne signifiaient rien. Il n’y avait que le plaisir de pouvoir la toucher. Il ne voulait pas rompre ce contact. Pour rien au monde.
- Promis, j’essaie pas d’te vendr’ du charabia ! J’sais vraiment pas où j’vais aller. J’sais juste qu’ma place est pas ici. T’as jamais r’ssenti ça, toi ?
Elle était fille de joie et ce n’était sûrement pas par passion. Il se surprit à vouloir en connaître davantage, sur la vie et les choix de Sakuna. Comme lui, était-elle une âme en perdition ? Si la réponse était positive, il aurait sans doute aimé l’aider et contribuer à améliorer son quotidien. Qu’était donc devenu Inaros ? Suffisait-il d’un simple changement de genre pour le métamorphoser ? Cette pensée était amère. Il aurait apprécié le découvrir plus tôt car, peut-être, son choix aurait-il pu être différent.
Il replaça l’une des mèches de Sakuna derrière son oreille, ancrant son regard dans le sien. Il aurait voulu aller chercher dans le fond de son âme ce qui s’y tramait, savoir s’il était le seul dans une situation aussi délicate. S’ouvrirait-elle à lui ? Il comprenait que ce ne soit pas le cas. Lui-même l’avait fait car il savait qu’il allait disparaître. Demain, Inaros ne serait plus.
Le feu quant à lui pouvait brûler plus fort, elle pouvait l’attiser, le laisser dévorer de folles quantité de bois, l’alimenter encore et encore jusqu’à l’épuisement de sa volonté et de son énergie. Il pourrait grandir, déborder, s'expandre mais jamais il ne lui offrirait le confort de la maison. Jamais il ne ferait grandir des murs protecteur ni ne lui offrirait la chaleur et la sérénité d’un foyer. Les yeux de la conscience de Diane regardèrent à nouveau la maison, aux prises du vent tempétueux. Ils ne bronchaient pas. Solides. Immuables. Mais peut-être faux. Peut-être qu’en affrontant la tempête elle ne ferait que précipiter sa chute du bord d’un gouffre sans fond, peut-être ne trouverait-elle qu’un autre feu, plus maigre encore que le précédent. Tant de mais. Tant de si. Tant de questions pour si peu de réponses. Mais Diane comprenait.
Un soupir las lui échappa tandis qu’elle frissonnait sous les caresses en arabesque de son amant. Sa tête reposait toujours contre sa poitrine dont elle laissait le rythme cardiaque l’apaiser avant de sourire. Un rire, jaune, lui échappa.
- Peut-être. Peut-être que j’ai passé des années à penser que ma place était celle que l’on m'avait donnée. Elle se redressa seulement pour poser ses lèvres sur la peau chaude sans l’embrasser. - Avant de m’en lasser. Ce n’était pas la vérité. Ni un mensonge. Pendant de trop nombreuses lunes, Diane avait sincèrement pensé qu’elle servait la cause et cela avait été le cas pendant longtemps. Ses passes avaient permis d’éliminer nombre de leurs cibles que cela soit de manière directe ou indirecte. Elle avait fait de ses atouts une boîte de pandore capable d’arracher les secrets les plus terrifiants. Mais Sacor était mort et la cabale s’était affaiblie jusqu’à n’être qu’un bateau sans matelots. Diane était devenue une naufragée. Les paroles de Vivianne raisonnèrent dans son esprit comme un glas. Un de ces jours, se promit-elle, elle irait enfin poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis des semaines. Mais pour l’heure ce n’était pas son cas qui l’intéressait, mieux que quiconque, elle savait que situation n’était pas prête de changer. Alors elle chassa ses pensées dans un coin de son esprit et se redressa complètement pour faire fasse à Ina.
- Mais si tu penses que t’as place n’est pas ici, alors c’est peut-être qu’elle n’y est pas. Ce n’est qu’en partant que tu le sauras. Car c’était aussi l’un des revers de la médaille. Peut-être qu’en quittant tout ce qu’il connaissait, il se rendrait compte que sa place était justement à l’endroit même où il se trouvait auparavant. Mais quid des regrets que cela engendrerait si il n’essayait pas. Diane vivait dans la crainte, elle était parfaitement incapable de subvenir à ses propres besoins sans gagner d’argent, en se battant ou en parcourant les terres d’Aryon. Lui, semblait en être capable et qui aurait-elle été pour tenter de l’en empêcher. En un soir elle n’aurait pu se targuer de le connaître et c’était peut-être bien cette décision qui faisait de cette nuit une merveille. Savoir que jamais la route de l’un n'entacherait celle de l’autre, que les mots prononcés ici ne sortiraient jamais de cette pièce. Oui, se convainquit Diane, c’était cela qui rendait cet instant aussi léger, agréable et absous d’un poids qu’elle n’avait que trop supporté.
Un sourire ourla ses lèvres lorsqu’elle posa le menton sur le torse d’Ina pour le regarder d’un œil polisson.
- Puisque tu comptes disparaître demain, dis moi qui tu es. De quoi rêves-tu ? Elle roula sur le côté pour se retrouver sur le dos, observant son reflet découvert dans le miroir du plafond. - De quoi as-tu peur en restant ici ? Elle aurait sans doute mieux fait de se taire, mais elle s’était déjà enfoncée à pieds joints autant le faire complètement.
- J’ai participé à la création de quelque chose. Pour ceux qui sentent qu’il existe quelque chose, ailleurs et qui ne sont pas à leur place là où ils sont. C’pas grand-chose, mais ça pourrait peut-être t’intéresser.
Son nez se fraya un chemin dans sa chevelure qui sentait si bon qu’il aurait voulu y rester à tout jamais. Que lui arrivait-il ? Il fronça les sourcils et recula son visage avant de se tourner à son tour sur le dos. Il posa sagement ses bras sur son abdomen et il écouta le rythme lent et mesuré de sa respiration, loin d’être en adéquation avec les palpitations de son cœur.
- Ils cherchent des réponses, des trésors, la connaissance ou que sais-je encore. Chacun y trouve son compte et je peux t’y avoir une place, si tu veux. Mais avant ça…
Sa tête bascula sur le côté. Même s’il pouvait accrocher son regard dans le miroir, il ne voulait pas de cet artifice entre eux deux pour ce qu’il allait lui dire.
- J’trouve que tu m’poses beaucoup d’questions et qu’j’ai pas beaucoup d’réponses, moi. Et puis, t’sais, un menteur sait reconnaître un menteur.
Il n’esquissa pas le moindre geste. Il ne voulait pas la brusquer, ni la contrarier. Pas alors qu’elle faisait naître en lui de si formidables sentiments. Le genre d’émotions qui lui donnaient envie de se battre et de lui offrir quelque chose de meilleur, de la faire se regarder comme lui la voyait.
- J’veux dire… Sakuna. C’est ton nom d’scène, non ? T’es danseuse de cabaret et une péritéti… Péripatéti… Pérapéti… Bref, qu’importe le mot classe pour le dire. Faut sûrement au moins ça pour pas qu’tes fans accourent dans ta vie privée. Et y’a c’masque qui m’empêchent d’en voir plus que c’que j’voudrais. Puis, moi aussi, j’ai mon nom d’scène. J’savais juste pas l’quel te donner, taleur’. J’étais pas en service, hein.
Il se redressa, laissant le drap retomber sur sa nudité. Simplement assis sur le lit, il profitait de la dernière vue des plus agréables qu’il aurait probablement de toute son existence.
- ‘Fin, s’tu veux m’faire taire et r’mettre l’couvert, j’dis pas non. Embrasse-moi juste et j’remettrai un peu d’cristaux dans la balance, on f’ra comme si cette conversation avait jamais eu lieu. De toute façon, j’vais mourir.
Et voilà, c’était dit. Fini les sous-entendus alambiqués. Il s’était ouvert au maximum, il ne pouvait pas mieux faire. Définir ses rêves, ses aspirations et ses propres envies étaient sûrement aussi trop compliqués pour lui, qui allait justement y mettre un terme. Un rire jaune lui échappa à son tour.
- P’t’être pour ça qu’je veux noyer l’poisson et faire une dernière bonne action avec toi, avant qu’tout ça s’arrête.
Et, pour toute ponctuation, un haussement d’épaules et un clin d'œil qui semblait presqu’amusé. Il s’était fait à sa condition et il savait qu’il ne reviendrait pas en arrière. Lorsqu’il ne la regardait pas, son reflet lui renvoyait l’image d’un homme fatigué mais sûr de lui. Il lui adressa un énième sourire, qui se voulait sûrement rassurant.
- Toi, sens-toi libre d’parler de tes rêves et de tes peurs à un mort.
- Une pute. Appelons un chat, un chat. Je sais ce que je suis, ce que je fais. Pas besoin d’y mettre les formes. Sa poitrine fut secouée par un hoquet rieur, peut-être un peu peiné également. Elle repoussa toutefois l’intérêt qu’il lui portait pour tenter de se concentrer un peu plus sur ce qu’il lui avait appris à son sujet. - C’est une triste nouvelle. C’était peu de le dire. Mais les morts avaient toujours rythmé sa vie. Elle ne pouvait se vanter de savoir à quoi Ina faisait face pour pouvoir ainsi choisir une fin aussi extrême. Tout ce qu’elle pouvait faire pour lui, fut de lui apporter quelques derniers instants de réconfort. Nouveau soupire. - Je ne suis pas une menteuse. La tête de la danseuse tourna légèrement en direction de son amant. - Sakuna fait autant partie de moi que ce que je fais partie d’elle. Tout comme Kala et Cécil, s’abstint-elle d’ajouter. - Mais ce n’est pas le premier prénom que l'on m'a donné. Admit-elle.
Diane hésita et à raison ; répondre la mettrait dans une posture délicate. Ina pouvait aussi bien n’être qu’un simple client et dans son for intérieur c’était exactement ce qu’elle pensait mais il pouvait aussi être un soldat pour le compte de la couronne ou un envoyé de la cabale, là pour la tester. Elle tenta de le jauger, fixant son regard dans le sien pour essayer d’y déceler des traces de fourberies. Il n’y avait rien d’autre que la franchise d’un homme en train de se livrer. D’abandonner le masque revêtu depuis trop longtemps. Comme elle.
- Tu n’peux pas rêver quand tu ne sais pas à quoi rêver. Murmura-t-elle presque pour elle-même. S’arrachant aux draps de soie, elle s’assit sur le bord du lit. Son esprit tourbillonnait. Elle avait une envie terrible et impérieuse d’arracher ce visage à son masque ou son masque à son visage, qui de l’un ou de l’autre était le plus accroché ? Elle s’y refusait, pourtant l’envie de franchir cette barrière interdite, de tout livrer à Ina la tiraillait. Vingt cinq ans de simulacre, vingt cinq ans à se fondre dans la peau d’une partie d’elle qu’on avait complètement façonnée, sans jamais pouvoir se confier à personne mais cette fois la danseuse pourrait délester ce poids sur les épaules d’un autre, au moins pour un soir. Ses doigts tirèrent avec douceur sur le nœud qui se cachait à l’arrière ses boucles brunes. Le ruban glissa en silence et les mains agile de Diane récupérèrent le masque qu’elle déposa avec précaution à côté d’elle.
C’était une sensation étrange que de se dépouiller de cet apparat maintenant. Elle avait beau avoir retiré ses vêtements depuis des heures, elle ne s’était jamais senti aussi nue qu’aujourd’hui. Elle inspira bruyamment sans réussir à se retourner.
- Je ne connais pas le prénom que m'a donné ma mère, je ne sais pas si elle m’en a donné un a vrai dire. Mais mon père m’appelait Diane. Et depuis que Sacor n’était plus, rares étaient ceux qui utilisaient encore son prénom. Finalement, elle se laissa tomber en arrière sur les draps, observant le visage que renvoyait son reflet. - Et toi, qui es-tu Ina ? Sans se quitter des yeux, elle tendit la main vers le miroir, comme si elle allait pouvoir effleurer ses traits. - Parle moi de cette chose que tu as créé. Enfin, elle daigna lui faire face, penchant la tête sur le côté avec un sourire aussi poli qu’embarrassé.
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