- Alors comme ça tu changes de chambre ? Parce que ton ancien coloc a décidé de rejoindre la Forteresse, c’est ça ?
- Exactement !
- Et… attends, ne me dis pas que c’est pour ça que tu nous as proposé de venir ?

Caheera décocha un large sourire à ses deux amis. Franc. Et très clairement facétieux.

- Ah, j’ai p’t-être oublié de vous le préciser… Mais j’me suis dit qu’avec trois paires de bras on irait plus vite pour transporter mes affaires, non ?

Zak esquissa une moue amusée tandis que Thémis poussait un long soupir faussement irrité.

- T’es pas croyable… La courtoisie, ça te dit quelque chose ?
- La courtoiquoi ? Connais pas, se contenta de répondre la jeune femme sans se départir de son immense sourire, tout en commençant à fouiller dans les affaires éparpillées au sol. Puis, après avoir fourré un carton dans les bras de Zak et chargé Thémis de ses capes d’hiver : Merci tous les deux, j’vous revaudrai ça en pintes de bière !

Le « tu parles » de Thémis se perdit dans l’épaisse couche de vêtements qu’elle tenait à présent à bout de bras.

- Et on va où, comme ça ? interrogea Zak tandis que Caheera achevait de faire tenir en équilibre précaire sur ses avants-bras une pile de pantalons, un oreiller, deux paires de chaussures et des sous-vêtements. Tu t’installes chez qui ?
- Enkhisae.

Le renseignement ne déclencha chez les deux autres gardes qu’un bref hochement de tête, soulignant qu’ils avaient bien reçu l’information mais que celle-ci ne suscitait chez eux ni enthousiasme ni désapprobation. Comme Caheera, ils connaissaient le Tsi’lys uniquement de vue : Zak faisant partie des Faucons et Thémis des Tortugrams, ils n’avaient jamais eu l’occasion de le côtoyer davantage que lors des quelques moments où toutes les divisions des Belluaires se trouvaient réunies. Événements importants, entraînements, aussi, parfois… Le reste du temps, ils se contentaient de se croiser de loin en loin dans la caserne, entre deux couloirs ou au réfectoire. Jamais Caheera n’avait échangé plus de quelques mots avec lui – mais, aussi peu qu’elle en sût sur lui, elle l’avait toujours trouvé sympathique.

- Il a l’air plutôt amical… J’pense qu’on devrait bien s’entendre.
- Enfin, à condition qu’il ne finisse pas par faire une crise de nerfs devant tout le bazar que tu laisses traîner sur ton lit… et autour…

Caheera essaya de décocher un coup de coude à Zak, qui avait haussé les sourcils d’un air malicieux, mais cela n’eut pour tout effet que de précipiter à terre une pile de chaussettes… rattrapées de justesse par Thémis. Laquelle avait pris l’expression sévère que ses deux amis lui connaissaient bien.

- Bon, et si on évitait de faire tomber quoi que ce soit tant qu’on n’est pas arrivés à la chambre ? C’est pas que je vous aime pas mais je préférerais éviter de m’éterniser ici, j’avais prévu autre chose pour ma journée qu’un déménagement surprise…

Le reste du trajet se déroula donc dans un calme relatif, sans autre perte d’objet, de couverture ou de petite culotte fugueuse, et les trois gardes ne tardèrent pas à se retrouver devant la porte de la chambre. Et ce ne fut qu’alors que Caheera se posa la question. Qui ne lui avait jusque là absolument pas traversé l’esprit. Est-ce que Enkhisae avait été prévenu de son arrivée ?

- Tu frappes pas ?
- Attends que j’pose tout ça…

Bon. S’il n’était pas au courant, au moins, il allait l’être. Très bientôt. Sans plus hésiter, la jeune femme tendit le poing et frappa deux petits coups secs contre le linteau de bois. Des bruits retentirent à l’intérieur de la chambre et, un instant plus tard, la porte s’entrouvrit légèrement. Cela suffit à la Belluaire pour s’armer de son plus grand sourire – tout en chassant du revers de la main une mèche blanche rebelle qui lui tombait devant les yeux.

- Salut !

Des bruits.

C'était le moins que l'on puisse dire. Intérieurement, Enkhisae remercia le menuisier qui avait probablement trimé pendant des heures pour produire les portes des chambres de la caserne, qui prodiguaient une isolation sonore somme toute suffisante pour lui éviter au moins l'embarras du vacarme déclenché par la pile de bouquins qui venait de lui tomber sur la courge. Ainsi que du chapelet de jurons fleuris franchissant ses lèvres dans l'instant suivant le drame. Se massant le dessus du crâne endolori par le coin vicieux d'un livre à la couverture pourtant déjà bien usagée, le Belluaire hybride marqua un instant d'hésitation, avant de décider de laisser aller aux quatre vents toute impression de rigueur et d'ordre à la personne à laquelle il allait ouvrir la porte et révéler un peu de son intimité à présent bordélique.

Mettant toutefois un semblant d'ordre dans sa chevelure aux reflets émeraude d'un geste machinal de la main afin de sauver l'honneur, l'hybride ne tarda guère plus à franchir les quelques pas qui le séparait de la porte pour venir l'entrouvrir, dans un premier temps, pour l'ouvrir plus largement lorsqu'il découvrit de son regard doré la triplette de confrères belluaires qui attendaient derrière la porte, avec à sa tête une jeune femme au teint hâlé et aux cheveux blancs comme neige. Au sourire et au ton joviale de la demoiselle aux airs de garçon manqué, Enkhisae répondit par un sourire, son regard toutefois rapidement attiré par les piles de vêtements et d'affaires encombrant les bras des trois Belluaires.

« Salut, hm... Caheera, Zak et Themis, c'est ça ? Je suppose que c'est pour un emménagement. »

En vérité, ce n'était guère difficile à deviner. Entre les piles de vêtements et d'objets du quotidien portés par les trois compères et le fait que la chambre triple de l'hybride ailé ne soit occupé que par ce dernier ces derniers temps, il coulait de source que l'emménagement d'un ou deux collègues soldats était imminent. Restait à savoir lequel des trois avait été désigné volontaire pour partager la chambre du Belluaire hybride. Voire, lesquels. Après tout, c'était une chambre triple. Ne se laissant cependant guère le luxe de s'égarer dans ses pensées, Enkhisae prit le soin d'ouvrir plus largement la porte, avant de s'effacer afin que les trois Belluaires puissent entrer dans la pièce.

Une pièce somme toute assez modeste, comme toutes les chambres de la caserne. Située au rez-de-chaussée, comme les autres, afin d'éviter les déboires des somnambules, la chambre qu'occupait Enkhisae depuis son arrivée chez les Belluaires n'avait de remarquable que ce que ses occupants passés ou présents avaient pris le soin ou la liberté d'y ajouter. Ainsi, la fenêtre était agrémentée d'un rideau en dentelle plutôt charmant quoique assez vieillie, l'un des montants en bois du lit d'Enkhisae était gravé d'un petit relief d'un oiseau blanc et un vase vide patientait sur le rebord de la fenêtre dans l'attente d'un éventuel locataire ayant un tant soit peu la main verte – ce qui n'était pas le cas du jeune Yëtre, d'ailleurs. Et si ces petits ajouts étaient la preuve du passage et de résidence de Belluaires à présent partis ou ayant déménagé, l'hybride lui-même ne s'était pas non plus privé d'apporter un peu de personnalité à la pièce, quoique dans une mesure assez limitée, et sans empiéter sur l'espace qui n'était pas le sien.

Ainsi, le Belluaire ailé s'était accordé d'ajouter un petit valet de chambre en bois derrière son lit, sur lequel étaient suspendus quelques-uns de ses vêtements et de ses armes, mais dont une barre semblait réservée à quelque chose de bien plus curieux : des lanières de cuir incrustées de gemmes, des pierres semi-précieuses à la valeur moins importante que les véritables pierres précieuses, ainsi que quelques chaînettes de métal agrémentées de plaques sur lesquelles étaient gravées des prières à l'adresse de Lucy. Le tout ne prenait guère beaucoup de place, mais trahissait quelques-uns des traits de l'hybride, qui s'efforçait cependant de garder l'excentricité de son hybridation à un niveau raisonnable et tolérable – autant pour lui que pour la société.

Et, bien entendu, il y avait également le bordel littéraire dont il était directement responsable après avoir cogné son crâne contre l'une des étagères libres de la chambre, mise à disposition des gardes pour y ranger ce qu'ils souhaitaient – et Enkhisae avait décrété qu'un peu de littérature dans ce monde de brutes, ce ne serait pas plus mal. La petite dizaine de livres se trouvait à présent à moitié étalée sur le parquet de la chambre, lorsqu'elle ne gisait pas affalée dans un tas désordonnée sur l'étagère même. Naturellement, une fois ses trois collègues Belluaires entrés, Enkhisae ne tarda pas à se précipiter auprès du tas de livres afin de remettre un peu d'ordre sur l'étagère.

« Je, hrm... profitais de mon quartier libre de la matinée pour faire un peu de rangement. Ne, euh, faites pas attention au bordel. Faites comme chez vous. 'Fin, de toute façon, c'est chez vous. Pour... l'un ou deux d'entre vous, en tout cas. »

Ordonnant vaguement les livres en une pile désordonnée afin de ne rien laisser traîner par terre, l'hybride ailé laissa son regard doré dériver du titre de l'un des ouvrages pour se poser sur l'une des piles d'affaires transportées par ses collègues Belluaires.

« C'est qui, qui emménage, d'ailleurs ? »

Il lui avait bien semblé apercevoir une ou deux culottes dans les affaires transportés, mais... il n'était pas hommes à juger les goûts et les lubies vestimentaires de ses confrères masculins. Sait-on jamais.

- Tu supposes bien, effectiv’ment !

Sans se départir de son sourire jovial, Caheera pénétra dans la pièce alors que son nouveau colocataire s’effaçait pour les laisser entrer. Une once d’hésitation vacillait au fond de ses yeux dorés, mais elle n’y prit pas vraiment garde tandis qu’elle balayait la chambre du regard. Une jolie taille par rapport à ce qu’elle avait connu jusque là – plus grande que la chambre double qui était la sienne jusqu’à présent, en tout cas –, deux lits vides, une fenêtre décorée d’un fin rideau de dentelle blanche et d’un élégant vase coloré – touche de raffinement plutôt surprenante dans une caserne, mais pas désagréable à voir. Puis son attention fut attirée par le lit qui appartenait de toute évidence à Enkhisae, et un éclat amusé étincela dans ses yeux gris. Vu le bazar qui régnait là, son désordre à elle aurait peu de chance de le perturber… Ils risquaient de bien s’entendre.

- T’inquiète, répliqua Zak quand le Belluaire s’excusa d’un air gêné à ce sujet. Le bordel a jamais dérangé Caheera, bien au contraire…

La jeune femme l’aurait bien fusillé du regard – ou, plus puérilement, faillit lui tirer la langue – mais, parmi les livres éparpillés sur le sol nu de la pièce, elle repéra soudain une couverture qui lui était familière. Elle se rapprocha et se baissa pour examiner l’ouvrage.

- Tiens, j’connais ce livre-là… ‘Fin, j’l’ai jamais lu, mais il fait partie d’la bibliothèque de ma mère…

Au grand désespoir de sa mère institutrice, la garde n’avait jamais été une grande lectrice – activité beaucoup trop ennuyeuse et immobile à son goût – mais elle avait l’habitude de voir les étagères de la maison de ses parents encombrés d’ouvrages en tous genres. Et cela lui rendit Enkhisae encore un peu plus sympathique.

Puis elle se rendit compte qu’il lui avait posé une question, et elle se tourna vivement vers lui :

- C’est vrai, désolée, j’t’ai même pas mis au courant ! C’est moi qui emménage. J’espère que ça t’dérange pas trop.

Son ton était taquin, mais elle était sincère. Elle ne savait pas depuis combien de temps Enkhisae était seul dans sa chambre, mais elle espérait que son arrivée ne contrarierait pas l’intimité à laquelle il avait dû s’habituer.

- Il y avait qui, d’ailleurs, avant ? Ça fait longtemps qu’t’es tout seul ?

Ce fut à cet instant qu’elle capta le coup d’œil insistant de Thémis… et elle réalisa que ses amis et elle n’avaient toujours pas déposé leur chargement. Toute à son enthousiasme de découvrir sa nouvelle chambre et de faire la connaissance de son colocataire, elle n’était guère dérangée par la pile d’affaires qu’elle portait, mais Zak et Thémis devaient commencer à trouver le temps long.

- Oh, et ça te dérange pas si j’prends le lit… ici, près d’la fenêtre ?

Puisqu’elle avait le choix, autant se rapprocher de la lumière. Bon, elle n’aurait pas vraiment usage du vase, malheureusement… Mais, si elle se montrait très convaincante, peut-être que Thémis accepterait de l’aider à planter quelque chose – pas des fleurs mais quelque chose de bon à manger, un plant de tomates par exemple, ou des fraises. Peut-être que ça plairait aussi à Enkhisae, d’ailleurs. Elle n’aurait plus qu’à essayer de ne pas oublier de l’arroser…

Un fin sourire se dessina sur les lèvres du Belluaire ailé lorsque Zak prit la liberté de répondre pour leur collègue commune, qui était visiblement celle qui allait emménager dans cette chambre triple pour le moment relativement vide. Bien que la garde du Village Perché avait la réputation d'être constitué des énergumènes les plus excentriques que l'on pouvait trouver au sein des fonctionnaires oeuvrant pour la sécurité du royaume, le cadre demeurait un cadre militaire, et Lucy savait le nombre d'individus rigoureux, stricts et austères que ce cadre cultivait. Soulagement était de constater que ni Caheera ni ses amis ne répondaient au stéréotype affreux mais parfois vrai du militaire coincé avec un manche à balai dans le fondement – mais encore, peut-être que ce genre d'individus faisait plus exception que règle au sein du régiment du Village Perché.

Le regard doré de l'hybride dériva du sourire taquin de Zak aux livres éparpillés au sol, qu'il n'avait pas encore eu le temps de ranger à nouveau sur l'étagère, la couverture de l'un d'entre eux ayant visiblement attiré l'attention de Caheera. La couverture en cuir, gravée de lettres d'or était le support d'une charmante illustration gravée dans le cuir même, représentant un dragon serrant entre ses griffes une petite pierre blanche qui avait été sertie dans la couverture même de l'ouvrage. Si la pierre en elle-même n'avait aucune valeur précieuse, l'ouvrage en revanche pouvait se vanter de pouvoir décrire avec fantaisie des contes et des mythes dont le thème central était celui des trésors, soient-ils matériels ou spirituels. Si la petite dizaine de livres accumulés sur l'étagère – et à présent sur le sol – étaient le fruit d'une collection débutée suite à l'arrivée d'Enkhisae au Village Perché, le livre que tenait Caheera entre ses mains était en revanche un ouvrage qui provenait directement de la bibliothèque familiale des Yëtre, modeste mais pourvue d'ouvrages dont les parents tanneurs du Belluaire ailé se faisaient un devoir et un honneur de leur garantir une couverture digne de ce nom. Et, connaissant bien leur fils, les parents Yëtre n'avaient guère eu d'objections à ce que celui-ci embarque l'un de ses ouvrages favoris pour qu'il l'accompagne pendant ses péripéties de garde.

Un sourire flottant toujours sur ses lèvres, l'hybride balaya la pièce du regard lorsque la jeune femme aux cheveux blancs comme neige se retourna pour répondre à sa question, ses prunelles dorées s'arrêtant un instant sur les deux amis de la jeune femme toujours chargés des piles d'affaires de cette dernière, avant de dériver vers les deux lits vides.

« Je suis seul depuis le début de l'année, mais j'ai essayé de garder les choses propres pour ceux qui emménageraient. Et ça ne me dérange pas, t'en fais pas, j'aurais pas demandé à être dans une chambre triple si j'aimais pas les gens. Ou je me serais bougé le cul pour essayer d'avoir une promotion, mais c'est pas le cas. »

Autant la perspective de loger seul dans une chambre que celle de monter les échelons de la hiérarchie ne lui faisaient guère de l'oeil. Il était satisfait de sa condition de garde aux responsabilités somme toute minimes par rapport à ceux se trouvant au sommet de la chaîne de commandement, et la compagnie de ses camarades de régiment était quelque chose qu'il avait toujours apprécié jusque-là. Si bien qu'il avait effectivement tenu à faire régulièrement la poussière des deux lits inoccupés en prévision du jour où sa solitude prendrait fin.

« Vas-y, installe-toi où tu veux. Tu peux même prendre le vase. J'ai pas la main assez verte pour en faire quoi que ce soit. »

Il n'avait pour ainsi dire jamais essayé de faire pousser quoi que ce soit dans ledit vase, mais il avait des souvenirs assez catastrophiques de quelques essais dans son enfance au sein de la Forteresse pour ne pas vouloir réitérer l'expérience. Si les expériences des ingénieurs de sa ville natale l'avaient toujours fasciné, il s'était en revanche toujours tenu éloigné de ceux qui avaient un tant soit un peu le nez dans la botanique. S'attelant à remettre les livres à leur place – à part celui se trouvant toujours entre les mains de Caheera – l'hybride laissa le soin à ses collègues de disposer les affaires de la jeune femme comme ils le souhaitaient à l'endroit qu'elle avait choisi.

« Oh, et... tu peux le lire, si tu veux. La plupart des livres qui sont là sont à moi, et je les ai déjà lus. Ca me dérange pas de les prêter à partir du moment où ils finissent par rev'nir à leur place. »

Soufflant sur la couverture de l'un des livres, l'hybride jeta un coup d'oeil en arrière pour voir où en étaient ses trois camarades de l'installation des affaires de la nouvelle arrivée, sa main passant distraitement sur la couverture du livre qu'il avait dans les mains pour achever de la dépoussiérer.

« B'soin d'un coup de main, d'ailleurs ? S'il te reste des affaires à déplacer, je peux aider. Faudra juste me dire ce qui est à toi si jamais il y a encore des gens dans ton ancienne chambre, histoire que je vole rien qui t'appartienne pas. »

Caheera esquissa un sourire appréciateur quand son nouveau colocataire la rassura à propos de son goût pour la compagnie. Bon, elle n’était pas tombée sur un garde taciturne ou asocial, c’était une bonne chose – pas qu’elle ait réellement eu des doutes à propos d’Enkhisae, elle l’avait toujours trouvé affable, après tout… mais la confirmation était toujours bonne à prendre.

- Cool, merci beaucoup, lâcha-t-elle d’une voix enthousiaste lorsqu’il accepta qu’elle s’installe à côté de la fenêtre. Et pour le vase aussi. Pas qu’je sois très douée non plus, mais à deux y’aura p’t-être moyen d’en tirer quelque chose ?

Enfin, à deux et demi en comptant Thémis, si la Tortugram se montrait de bonne volonté. Et puis, si les fraises ou les tomates ne fonctionnaient pas, les plantes aromatiques seraient peut-être plus faciles à cultiver ? Ça leur permettrait d’assaisonner les repas qu’on leur servait à la caserne – un peu de thym, de menthe, de persil, de romarin ou de basilic… Bon, il faudrait se procurer des graines, bien sûr, mais elle était certaine que sa mère pouvait lui récupérer ça. D’ailleurs, si ça marchait bien, elle pourrait peut-être généraliser cette pratique – il y avait encore de la place sur le rebord de la fenêtre et la perspective d’améliorer les repas proposés au réfectoire était, il fallait l’avouer, plutôt alléchante. Et si Thémis acceptait de lui prêter main forte, elle aurait aussi sa part, bien sûr… Il allait vraiment falloir qu’elle lui en touche un mot.

Bien loin de ces considérations horticoles, ses deux amis avaient quant à eux commencé à se décharger de leurs affaires sur son nouveau lit – c’est-à-dire que, avec un soulagement non dissimulé, ils avaient posé en vrac sur le matelas tout ce qu’ils transportaient jusqu’à présent. Des petits tas hétéroclites avaient germé sur la couchette, et la jeune femme se sentit soudain prise d’une immense lassitude en songeant à tout le travail d’installation qui lui restait encore à faire. Elle avait toujours détesté ranger…

Elle déposa à son tour son chargement sur le lit, et se rendit alors compte qu’elle tenait toujours le livre d’Enkhisae entre les mains. Elle allait se retourner pour le lui rendre, quand le jeune homme lui proposa de le lui prêter. Avec tant de spontanéité qu’elle faillit accepter aussi naturellement qu’il le lui avait suggéré… Sauf qu’elle n’aimait pas lire. Et après avoir vu si souvent cet ouvrage sur les étagères de sa mère sans avoir jamais eu l’envie ou la curiosité de le feuilleter, elle n’était pas sûre d’être plus intéressée par l’exemplaire du jeune garde – malgré la générosité de cette offre.

- Oh… Euh, c’est super gentil, mais…
- Merci beaucoup, il a l’air vraiment bien, l’interrompit Thémis en lui donnant un discret coup de coude. Ça m’intéresse, moi, je peux te l’emprunter et le rendre à Caheera dès que je l’aurai terminé ?

Évidemment. Elle pouvait compter sur son amie, grande lectrice, pour dévorer les livres qu’elle refusait… Et éviter, du même coup, de froisser le Belluaire en refusant son offre – « la PO-LI-TESSE, espèce de sauvage » lui aurait-elle probablement asséné si elles avaient été seules – même si, vu le tempérament que le jeune homme leur dévoilait depuis qu’ils étaient arrivés dans la chambre, Caheera aurait été étonnée qu’il se vexe pour si peu. Mais si ça pouvait faire plaisir à Thémis…

Puis celui-ci leur proposa de les aider à transporter les affaires restantes, et la Faucon acquiesça d’un ton jovial :

- Oh, si ça t’dérange pas ce s’rait avec plaisir ! Il reste plus grand-chose, deux paires de bras d’vraient suffire ! Comme ça Zak et Thémis auront pas à refaire un trajet, et ils arrêteront de se plaindre de s’faire exploiter…

La pique n’atteignit guère ses deux amis – le premier s’était affalé sur le matelas avec un profond soupir et la seconde était déjà plongée dans la lecture de la quatrième de couverture du livre qu’elle avait récupéré – et la jeune femme, après leur avoir lancé un coup d’œil amusé, reporta son attention sur Enkhisae. Éclaboussés par la clarté de la fenêtre, les reflets de ses cheveux bruns étaient d’un vert encore plus soutenu qu’à l’ordinaire.

- On y va tous les deux, alors ?

Et tandis qu’elle lui ouvrait le chemin, elle se fit la réflexion que ce trajet pourrait être l’occasion de continuer à discuter, et d’en profiter pour en savoir un peu plus sur lui.

Le regard doré d'Enkhisae s'attarda quelques instants supplémentaires sur le vase vide, posé sur le bord de la fenêtre, le jeune homme s'efforçant de ravaler la protestation qui lui venait immédiatement à l'esprit quant à l'idée de devoir contribuer à faire pousser quelque chose. L'idée, si elle n'était en soi pas révoltante, risquait en revanche de se solder par une déception de plus, quoique de petite ampleur au vu du peu d'affect qu'il avait pour les plantes. Cela dit, il était déjà parvenu à faire mourir la menthe poivrée de sa génitrice, et cela ne présageait rien de bon quant à l'avenir d'une quelconque plante en pot dans son voisinage. Il se contenta toutefois d'un haussement d'épaule et d'un sourire maladroit traduisant légèrement sa perplexité devant l'optimisme de Caheera. Il n'allait pas couper la jeune femme dans ses élans horticoles teintés d'espoir et d'optimisme.

Et c'est avec un haussement de sourcils surpris que le Belluaire ailé laissa son regard dériver vers Themis, dont l'intervention précipitée laissait croire à l'existence d'une anguille sous roche. Pour autant, l'hybride ne s'en formalisa pas davantage, un sourire se dessinant sur ses lèvres avant qu'il ne hoche la tête à l'adresse de la Tortugram, dans un accord silencieux de lui prêter le livre que Caheera avait toujours dans la main. Il ignorait quelle était la raison qui avait amené la jeune femme à intervenir ainsi auprès de son amie, mais loin de voir le mal de partout, Enkhisae préférait ne pas trop réfléchir sur la question et laisser ses deux camarades comment gérer ce qui après tout n'était qu'un simple livre. Certes, il l'aimait bien, mais il n'était pas suffisamment matérialiste pour s'attarder sur chacune de ses possessions et s'outrer du traitement qu'on leur réservait – sinon, il n'aurait pas proposé de prêt en premier lieu. Sauf lorsqu'il s'agissait de pierres ou de métaux précieux, bien naturellement, mais il s'efforçait de faire taire ses instincts de Kapitaliste autant que jugé nécessaire par la société.

« Prends ton temps pour le lire, Caheera pourra l'ranger sur l'étagère d'où il vient quand vous en aurez fini avec. Je l'ai déjà suffisamment lu pour ne plus vraiment avoir besoin de le lire. »

C'était presque un demi mensonge, mais en soi, peu importait. Il pouvait se séparer d'un tel ouvrage le temps d'une lune ou deux. Il avait une multitude d'autres moyens de détente à portée, à commencer par aller se percher en haut d'un arbre du Village Perché d'un battement d'ailes. Et c'est avec un sourire amusé qu'il constata que la Tortugram s'était d'ores et déjà pongée dans la lecture de la quatrième de couverture, et que Zak agonisait sur le futur lit de Caheera.

Commençant à suivre cette dernière dans les couloirs de la caserne après avoir répondu par une affirmation à sa question, le Belluaire ailé marqua un instant d'hésitation lorsque retentirent dans le couloir les bruits d'un pas de course, accompagné du cliquetis étouffé d'une arme en partie étouffé par le cuir d'une armure, alors que lui et Caheera se trouvaient non loin de l'ancienne chambre de cette dernière. Se retournant, il avisa en premier lieu le médaillon bordé de rouge ornant l'armure en cuir du garde qui le héla avant de s'arrêter à quelques pas du duo, prenant à peine le temps de reprendre son souffle.

« Désolé, Enkhisae, je sais que c'est ton quartier libre, mais... on a une urgence. Besoin d'une intervention rapide des Tsi'Lys sur les berges du Grand Fleuve. Rejoins-nous au plus vite à l'entrée de la caserne, on fera le topo en cours de route, je vais chercher les autres. »

L'hybride eut à peine le temps de froncer les sourcils et de hocher la tête que son camarade de division avait déjà tourné les talons pour reprendre sa course dans les couloirs de la caserne, à la recherche de ses autres confrères Tsi'Lys. Et si un bon nombre de pensées préoccupantes se bousculèrent à cet instant dans l'esprit de l'hybride ailé, il ne manqua toutefois pas d'adresser un sourire mi-figue mi-raisin à Caheera.

« Désolé... Changement de programme. Le devoir appelle. Passe mes excuses à Thémis et à Zak. J'aurais bien voulu vous aider plus, mais... pas le choix. »

Avec un regard et un sourire d'excuse, le Belluaire ailé fit à son tour volte-face et détala dans les couloirs de la caserne, pour revenir sur ses pas et ceux de Caheera, et ouvrir à la volée la porte de sa propre chambre, tirant un sursaut de surprise à Themis et à Zak, qui y étaient restés. Empoignant la bandoulière de son sac sans fond qu'il jeta sur son épaule, il adressa un geste rapide de main aux deux Belluaires, avec un bref :

« Désolé, urgence ! »

Avant de rejoindre au pas de course ses confrères qui s'étaient rassemblés devant la caserne, son sac sans fond recelant déjà du nécessaire pour une intervention militaire au fin fond de la forêt en cas d'urgence comme celle qui se présentait. Et il ne fallut guère plus de dix minutes pour que les derniers réquisitionnés des Tsi'Lys fassent leur apparition, et que le groupe ne se mobilise rapidement pour l'une de ces interventions éclairs pour lesquelles ils étaient réputés.