Ronds de fumée
[PV : Lyf de Yllor]
Le bruit sourd d’un poing écrasé à plusieurs reprises contre la porte acheva d’éloigner les brumes du sommeil. Elle passa une main malhabile sur ses traits tirés, découvrant la structure de verre grossissant abandonnée sur son nez : elle s’était endormie malgré elle en étudiant un parchemin doté de pattes de mouche illisibles autrement. Voilà qui lui apprendrait à apporter du travail sous la couette.
Elle repoussa en arrière les longues mèches flammes échevelées qui lui masquaient la vue et les attacha d’un discret catogan. Il lui fallut une légère seconde pour se resituer dans son environnement, cette pièce quasiment inconnue qu’elle ne fréquentait que depuis deux jours à présent. Un logement d’appoint, fort pratique pour les remplacements. Il lui arrivait régulièrement de se déplacer à travers le royaume pour toutes sortes de raisons, jugeant nécessaire de se présenter aux agents de terrain de l’Astre de l’Aube pour soutenir leur loyauté et leur sentiment d’appartenance à un organisme bienveillant. Aider ses collègues atteints provisoirement par la maladie ou désireux de s’offrir des vacances était de surcroit l’occasion idéale de fréquenter momentanément une clientèle locale ! Elle jeta un court coup d’œil à son tempus déposé sur une commode. Minuit trente-quatre. Cette simple pensée lui donna la sensation de respirer de l’air abrasif et un soupir à fendre l’âme lui échappa. Après un énième « oui oui » marmonné à l’excité devant sa porte, elle fit pivoter la clenche et put dévisager tout son soûl le jeune homme planté sur son palier.
Excité, probablement. Il avait tout juste l’âge d’être adulte, les cheveux courts en bataille, triturant ses doigts d’impatience. Elle haussa un sourcil circonspect, mais fit l’effort d’adoucir sa mimique d’un sourire avenant :
« On m’a envoyé vous chercher, quelque chose s’est produit à la Tour d’astronomie ! Y a un blessé et- »
« Ne bouge pas, je vais chercher mes affaires et enfiler quelque chose de plus acceptable. Tu me raconteras sur le chemin. »
Si elle était inconsciemment passée au tutoiement dans la lisière de sa fatigue et du jeune âge de son interlocuteur, celui-ci rougit surtout violemment lorsque ses iris s’égarèrent sur la fine chemise de nuit de la rouge. Son « Hm-ah-ui-ah » se perdit contre le bois du battant de nouveau refermé. Elle était heureusement habituée à se changer rapidement et les températures brûlantes des derniers jours s’avéraient fort pratiques pour diminuer la dose de tissu à enfiler… Elle ne revêtit donc qu’une rapide tunique crème soutenue d’une ceinture, recouverte par sa blouse médicale. Sa sacoche de travail était de toute façon d’ores et déjà prête, et Vol vie ne quittait plus son oreille depuis bien longtemps. Elle glissa un dernier regard de regret sur la pile de courriers en attente abandonnée sur son bureau – un lettre était terminée pour Calixte, l’autre était pour Warren, car elle se contraignait à ne pas les déranger chaque jour par cristal -, et se faufila dans la nuit claire du Village Perché.
C’était une belle obscurité. La lune était presque pleine et sa lumière parvenait à percer la ramure des arbres ici et là, dessinant des lacs argentés sur le sol entrelacé de racines. Ceux-ci étaient par moment troués de l’orange plus chaud des lumières artificielles de la ville, un chemin sinueux qui s’élevait entre les végétaux ancestraux sans les heurter ni perturber leur sommeil sépulcral. Bien sûr, la forêt était vivante. La civilisation humaine n’avait pas éloigné la nuée d’insectes qui s’adonnaient à toutes sortes d’activité à cette heure, une floppée de lucioles tentant même de se trouver un partenaire nuptial en cette saison. Elle ne pouvait les voir, mais elle entendait également le son léger des rongeurs et petits mammifères à l’œuvre, de même que l’infime froissement d’ailes d’oiseaux nocturnes perdus dans les branchages… Le Village Perché était une cité magnifique en cela qu’elle avait accepté la nature comme partie prenante de son existence.
« C’est que, ce type est sorti de nulle part dans la rue et a bousculé ma tante. Il a renversé d’autres gens plus loin en marchant, mais il marchait pas normalement vous voyez ! Il tanguait, on a cru qu’il était ivre. Mais en baissant les yeux, qu’est-ce qu’on voit ? Rami - ma tante avait du sang sur elle, et y en avait aussi dans la rue derrière lui. Et là, y a quelqu’un qui a tenté de lui dire de s’arrêter, mais il lui a hurlé dessus et a commencé à courir soudainement jusque dans la tour ! Il a verrouillé la porte d’une salle derrière lui, on a essayé d’y rentrer, impossible. Ils sont allés chercher la Garde et on m’a dit de venir prévenir le médecin de garde ce soir. »
De toute évidence, de tels incidents étaient rares dans ces parages. Suffisamment légers pour que personne ne se sente en danger, et promettant une bonne histoire à raconter. Son accompagnateur ne tenait plus sur place, enthousiasmé par la perspective de participer à cette intervention mineure. S’agissait-il d’une rixe qui avait mal tournée ? Seuls les criminels et les personnes qui se sentaient coupables de quelque chose esquivaient l’attention publique et décidaient de se claquemurer quelque part… Même au bord de la mort et abattus par la fièvre. Leur homme devait être à tout le moins en état de choc hémorragique d’après les errances de sa marche. Il pouvait tout à fait ne plus être rationnel, ou présenter un danger pour les badauds se promenant dans la ville à cette heure.
« Euh… Je crois pas. »
Un seul regard porté dans cette direction toutefois, tandis que l’immense « tour » apparaissait devant leurs yeux, suffit à arracher une grimace à la praticienne. Une foule de curieux avait commencé à s’amasser au quatrième niveau de la passerelle, et elle pouvait même voir deux gamins courir de ci et là sans la moindre surveillance d’adulte. La Garde devait être sur le point d’arriver, heureusement !
« C’est cette salle, l’informa son guide, tout fier de montrer qu’il faisait partie des rares autorisés à rester. »
Une salle d’étude parmi tant d’autres. Hormis qu’elle était accessible dès la passerelle traversée, et suffisamment excentrée du cœur de l’arbre pour ne pas attirer trop l’attention. Luz coula un regard vers le bas. Ils étaient situés à une altitude non négligeable, quand bien même ce n’était pas le sommet de la Tour d’astronomie. Elle nota d’ailleurs que leur blessé avait laissé des traces de sang flambant neuf sur le cordage avoisinant, s’y appuyant vraisemblablement pour se trainer jusqu’ici. La porte paraissait solide. Impossible de voir quelle scène se déroulait à l’intérieur.
Un grand bruit de fracas d’instruments lui répondit.
- Debout.
- Je prends mon quart à midi. Je suis sûre que si j’ouvre les yeux, il n'est pas midi.
- Non, il n'est pas midi. Lyf était sur le point d’ouvrir la bouche quand Kenma poursuivit d’une voix toujours aussi monotone. - Mais une recrue s’est fait la malle cette nuit. L'œil de l’endormis s'ouvrit et elle scruta sa camarade. - Non pas celui-là. Un autre.
- Parfait. Je confirme donc que tes affaires ne m'intéressent pas.
- Elles vont t’intéresser puisque c’est toi qui va tenir compagnie à ce bon vieux Daalar.
Ni une ni deux, Lyf sortit la tête des coussins. Mieux encore, son corps se tendit comme un ressort et elle s’extirpa du lit avec une souplesse qui défiait l’entendement.
- Aucune chance ! S’exclama-t-elle.
Ironiquement, Lyf avait toujours apprécié Kenma. Elle était une jeune femme particulière, placide, avec des yeux violacés aussi grands que des soucoupes derrières ses bésicles qui n’aidaient aucunement à les rendre moins gros. Toutefois, si la Faucon était une amie loyale à n’en point douter, elle avait la manie pour ne pas dire un certain talent à mettre Lyf dans des positions délicates. Cette théorie ne tarda pas à se prouver une fois de plus lorsque la blanche se retrouva les fesses en l’air, les pieds noués directement aux pieds de son lit. Elle lança un regard assassin à la brune dont le visage n'exprima pas l’ombre d’un sourire. Cette dernière haussa même les épaules.
- Tu cherches toujours à t’enfuir quand il s’agit de Daalar.
- Et à raison. Grogna Lyf pour toute justification, en croisant les bras sur sa poitrine.
Après un débat agrémenté de “Si tu y vas” et de “Non j’irais pas” qui dura pas loin d’une éternité, la Tsi’ly se retrouva bon grè mal gré sur le chemin pentu qui menait jusqu’aux écuries. Elle avait revêtue la cape vert bouteille brodé à son nom et tressé ses cheveux dans son dos. Peu de temps après, elle avait sellé sa monture et emboîté le pas à la brindille qu’était son coéquipier. Daalar n’était pas un mauvais bougre mais il était un idiot, grossier comme pas deux et qui lui cherchait constamment de noises. Lyf s’était retrouvé quelques fois avec lui en mission auparavant ; l’une d’elles s’était finit dans une effusion de sang où elle avait manqué de l’éviscérer tandis que lui s’était fait un plaisir de lui fracturer la pommette droite. Par chance les potions des guérisseurs avaient fait des miracles et aucun d’eux ne gardaient aucune séquelles.
Les premières heures se passèrent tranquillement. Sans s’adresser la moindre parole, ils mirent en déroute quelques troupeaux de créatures, escortèrent un marchand ambulant qui s’était fait plumer à la ville précédente et finirent par reprendre le chemin du nord de la forêt. C’est à partir de là que rien ne se passa plus comme prévu. La première des nombreuses et fâcheuses rencontres qui se succèderaient fut celle avec un dragon fleur. Lyf plongea dans son piège la tête la première, prise dans le mirage elle sauta également dans une marre de boue -ou de selles, elle ne tenait pas à le savoir- et l’odeur tenace ne la quitta pas pour le reste de la journée. Elle se retrouva ensuite suspendue par les pieds lorsqu’un groupe de brigands leur tomba dessus. Elle ne dû son salut qu’à Daalar -a qui elle avait passablement sauvé la mise quelques minutes avant en l’empêchant de filer droit dans le nid d’un tissenuit- qui revint sur ses pas pour la libérer. Le reste de la journée se passa ainsi. Entre situations rocambolesques et course effrénée entre les arbres.
Lorsqu’enfin ils regagnèrent les écuries, l’un et l’autre étaient tellement épuisés qu’ils ne prirent même pas la peine de s’invectiver. Ils retirèrent brides et selles, pansèrent leurs chevaux et montèrent d’un pas traînant jusqu’à la nacelle qui les ramènerait au bercail. Leurs routes se séparèrent au niveau du terrain d’entrainement. La chambre de Daalar -par chance- se trouvait non loin des cuisines alors que celle de Lyf donnait presque immanquablement sur le terrain d'entraînement.
Aussi cruel que bienvenu, le manque s’instilla sous sa peau dès qu’elle franchit le pas de sa porte. Immédiatement ses yeux se portèrent vers la petite boite en bois gravée aux armoiries déchues des De Yllor. Elle aurait pu s’arrêter, ouvrir le coffret et se droguer sur le champs mais Lyf aimait se sentir tiraillé par cette envie malsaine, elle aimait la pousser jusqu’à en faire un vice pour que le moment venu, quand la Luci reprenait enfin l’être qui lui était asservit, elle ressente cette immense vague déferlante qui la clouait au lit quelques instant dans un paradis inaccessible le reste du temps et puis il y avait aussi cette affreuse odeur de merde qui lui collait aux bottes depuis qu’elle avait fait un vol plané délibéré dans la marre -de boue ou de selle, mais rappelons-le, elle ne souhaitait pas en savoir davantage. Elle se détourna donc à contre cœur de son némésis, attrapa une simple serviette de toilette, des hauts de chausses et une chemise propre puis fila aux douches communes.
Les minutes défilèrent dans qu’elle ne les voient passer. Lyf n’avait plus conscience que de l’eau qui ruisselait sur ses jambes, de la chaleur de la chaleur et de la crasse qui daignait enfin se décoller de sa peau et de ses cheveux. Quand elle ressortie enfin, elle aurait presque pu briller sous la lune tant elle s’était récurée avec soin. A nouveau elle traversa les couloirs, les embaumant d’une agréable odeur de rose et de vanille. A cette heure tout était plutôt calme, elle jeta un œil aux cuisines qui étaient vides, chaparda quelques victuailles qu’elle fourra dans ses poches. Les soldats avaient déjà prit leur tour de garde, ceux qui avaient -comme elle- terminés leur journée s’en étaient allés à la taverne ou dans leurs chambres. Autrement dit, il n’y avait plus âme qui vive et il régnait un silence rare en ces lieux. Loin d’être dérangée par pareille tranquillité, Lyf foula à nouveau la terre battue, grimpa les escaliers et regagna sa chambre pour un repos bien mérité.
Elle commença par dévorer une pomme qu’elle avait dérobée, puis sortit une poignée de viande séchée. Les jambes croisées sur son lit, elle savourait l’envie qui continuait de tenailler l’entièreté de son corps.
Toctoc.
Lyf grogna fermement et fit mine de ne pas entendre. Qui que soit l’intru, il ne resterait pas longtemps si il n’entendait pas de réponse et si c’était Kenma, elle pouvait cordialement aller se faire voir.
Toctoc. Plus insistant cette fois.
- Oh par la sainte Kenma, va te faire paître par un boucton !
- Officier de Yllor ! C’est Fergus !
- Eh bien, tu peux suivre le même régime !
- Officier ! Beugla le petit page. - C’est l’officier supérieur qui m’envoie !
- Qu’ils aillent tous crever. Maugréa Lyf, passablement irrité mais quittant cette fois son trône de nourriture et de draps.
La porte s’ouvrit à la volée et le visage tendu de la jeune femme apparu. Le garçon d’au moins cinq ans son cadet se ratatina sur lui-même. Sur le point de s’excuser il murmura d’une petite voix :
- Il y a eu des échauffourées près de la tour d’astronomie.
- Pas mon secteur, pas mon problème. Elle commença à fermer la porte.
- Les autres escouades sont déjà dépêchés sur la zone, mais ils ont besoin de renforts. C’est un ordre. Et par là il n’entendait pas le sien, mais bien celui de la hiérarchie militaire. - Veuillez m’excuser, j’ai d’autres soldats à réveiller.
Lyf aurait presque pu lui souhaiter bon courage tant elle savait que l’accueil qu’ils lui réserveraient seraient du même acabit que le sien mais elle ne pipa mot et le laissa filer. Elle soupira longuement avant de refermer la porte derrière elle. “ Que cette journée se termine…” Pria-t-elle silencieusement tout en se débarrassant de sa chemise et de son pantalon pour les échanger contre un pantalon de cuir, un justaucorps noir, son manteau et une armada de lame qu’elle noua sur la ceinture autour de ses hanches. Elle prit également une rapière qu’elle cala dans son dos, plus par sécurité que par nécessité -Lyf n’avait aucun attrait pour les armes de plus longues portées mais quitte à être démunie, elle préférait encore ça qu’uniquement ses poings et avec les années, elle avait appris qu’il valait mieux prévenir que guérir. Quelques minutes plus tard, elle laissait derrière elle la boîte en bois et ce qu’elle contenait mais emporta avec elle l’envie qui se transformait en soif sans cesser de la tirailler un peu plus fort à chaque instant.
Lyf traversa la ville jusqu’à la tour d’astronomie. Sur son trajet elle rencontra aussi bien des villageois affolés que quelques gardes qui l’invitèrent de manière plus ou moins polie à aller aider ailleurs. A mesure qu’elle remontait l’allée, elle remarqua les tâches de sang, la quantité de personne ne cessait d'augmenter jusqu’à ce qu’il lui soit compliqué d’avancer correctement. Noyée dans la marée noire, elle s’agrippa à la première épaulette de garde qu’elle trouva et s’extirpa de la foule.
- Ah, Lyf, tu tombes bien. Alinor, l’une des grosses têtes de la garde sédentaire aussi haut que large posa ses yeux noisettes sur elle. - On a réussi à gérer les attroupements, j’ai envoyé quelques gars récolter des informations et on vient d’me rapporter qu’le bonhomme blessé se serait enfermé dans une des salles d’études.
- Magnifique. En quoi j’peux être utile dans un bordel pareil ?
Alinor avait toujours apprécié Lyf et réciproquement mais elle avait toujours eut le don de lui hérisser le poil en un claquement de doigts. Il fronça les sourcils.
- Tu vas manier ton cul maigrichon et m’le faire sortir de là. Parait qu’y a une guérisseuse qui tente d’le faire sortir depuis déjà un moment et m’est d’avis qu’elle y est pas parvenu.
- Je pourrais pas faire grand chose de plus. J’ai pas le pouvoir d’ouvrir les portes, de délier les langues ou de me transformer en souris pour passer sous la porte. La jeune femme avisa du regard assassin que lui lançait l’homme. - Mais après tout je peux aller voir de quoi il retourne, sait-on jamais qu’il me vienne l’idée de génie que vous attendez tous. Alinor grogna et Lyf disparue dans la foule.
Tant bien que mal, elle se fraya un chemin parmi les chuchotements et les murmures. Certains disaient que la victime était déjà morte, d’autre qu’il s’agissait d’un assassin qui avait loupé son coup. Les visages étaient grave pour les adultes, curieux pour les plus jeunes. Il fallait dire que jusqu’à lors le Village Perché en lui-même n’avait jamais été touché par quelconques attentats ou mise en danger. La majeure partie des crimes se passaient sur la terre ferme. Les bandits, tueurs et autres joyeusetés ne prenaient pas souvent le risque de s’aventurer dans le labyrinthe végétal qu’était cet endroit. Toutefois, l’hypothèse qu’un petit téméraire s’y soit essayé était parfaitement plausible, il n’était pas le premier. Au prix de nombreux efforts et tout autant de grognements, Lyf parvint enfin à traverser la passerelle. Penchée sur la porte, elle découvrit une femme aux cheveux plus roux que ceux d’un renard et d’une patience que visiblement, elle-même ne possédait pas. Un arc de cercle s'était formé autour de l’inconnue, comme si l’approcher d’un mètre de plus aurait pu tout faire basculer. Ses yeux bleus observèrent un moment avant qu’elle ne daigne s’affranchir de son anonymat en lançant d’une voix ferme:
- Veuillez retourner immédiatement à vos occupations. Sortant sa plaque de garde de sous le tissus de ses vêtements, elle la présenta à la foule. - Si vous avez une quelconque information à transmettre, je vous invite à vous rapprocher d’un officier dans les plus brefs délais. Les murmures amplifièrent de plus belle sans qu’aucun badaud ne bouge. - Du balais ! Gronda Lyf sur le point de tous les étrangler un par un. Les premiers rangs reculèrent, puis les seconds et enfin le pont commença à se libérer.
Loin d’être d’une nature parfaitement sociable et amicale, la Tsi’ly pouvait sentir sa nervosité grandir à chaque seconde passée ici. Personne n’en était responsable, ni la jeune femme devant la porte, ni la foule qui faisait marche arrière, ni sa présence ici, non, la seule chose qui tendait ses nerfs et son esprit était un manque qu’elle était en train de pousser doucement mais surement dans ses retranchements. D’un imperceptible signe de tête, elle chassa le plus loin possible ses pensées qui erraient autour d’un flacon rempli de substance noire et visqueuse et se concentra sur la personne derrière.
- Lyf. Enchantée. Son ton n’avait rien d’enchanteur, lui. - Qu’est ce qui s’est passé ? Pourquoi par Lucy, un homme s’est-il enfermé ici ? Elle avisa des traces de sang sur le sol. - En dehors d’une blessure. Ce qui, en soit, pouvait constituer une excuse amplement suffisante. Ses yeux remontèrent sur sa nouvelle camarade. - C’est vous, la guérisseuse ? Finit-elle par demander avant de s’intéresser plus sérieusement à la constitution de la porte. Elles devaient impérativement le faire sortir d’ici.
« … »
« C’est le citron meringué que vous n’aimez pas ? Et si j’ajoute à cette incroyable tentation un coupon de réduction chez l’Ensorceleuse ? »
« … »
« Si, vous savez, ce salon de thé qui fait de délicieux plateaux de gâteaux… »
« Mais ferme la putain, finit par s’emporter la voix derrière la porte. »
« Je la ferme si vous sortez ? tenta Luz pour dernière carte. »
Dans la mesure où seul le silence lui répondit, elle jaugea cette ultime tactique inefficace. Oui, Luz était certes dotée d’une patience frisant l’infini, cela ne lui apportait pas pour autant d’excellentes idées en matière de négociation. Bien sûr, elle avait amorcé son approche par une courte présentation amicale d’elle-même, quelques échos d’une ancienne conversation avec un Garde en mémoire. L’astuce était de leur inspirer un sentiment d’intimité et de connivence, lui avait dit ce type. Malheureusement, il n’avait pas explicité quel comportement elle devait adopter lorsque sa cible ignorait sciemment de lui répondre ! Elle avait alors poursuivi son monologue sur la manière dont son corps se viderait progressivement de son sang, détaillant les symptômes qui devaient inévitablement le ronger présentement. Là encore, aucune réaction. Pas même quand elle lui avait proposé de rentrer seule et non armée, et de lui permettre de refermer immédiatement la porte s’il craignait tant la présence d’autrui. Finalement, songea-t-elle avec un infime gloussement, ne lui avait-elle pas arraché une microscopique victoire au travers de son précédent mouvement d’humeur ? C’est avec la judicieuse idée de continuer à l’énerver qu’elle étira ses jambes endolories par le surplace et s’apprêta à l’asticoter sur un fascinant monologue traitant de la constitution ovipare des bigthumnail. Heureusement, ce fut ce moment que choisit Lyf pour intervenir.
Luz pivota donc vers elle, soulagée qu’une autorité compétente daigne enfin la rejoindre dans ce triste combat - hormis que la jeune femme paraissait avoir l’enthousiasme d’un golem pressé de retourner errer dans une direction de préférence opposée à celle-ci. Qu’importe ! A cette heure de la nuit personne n’aimait décemment être appelé dans une intervention reposant sur la patience et l’ennui. En témoignaient les propres cernes de la praticienne. Compatissante, Luz se fendit d’un fragment de sourire accueillant, réellement ravie de ne plus se trouver seule en charge face à un blessé plus entêté qu’un mur de briques. Le fait que la Garde était tout aussi appétissante au regard aidait pour beaucoup son plaisir manifeste.
Elle tourna vers la dénommée Lyf un regard pétillant d’amusement :
Elle ne put l’entendre distinctement, mais il lui parut pousser un grognement irrité dans le cocon de sa pièce.
La foule s’était au moins retranchée dans la pâleur de la nuit, obéissante à l’autorité exercée par la blanche. Si quelques badauds subsistaient à une distance respectueuse, l’air de s’adonner à toutes sortes d’activités susceptibles de justifier leur observation, ils ne masquèrent pas l’approche évidente d’un singulier duo.
Il s’adressait à l’agent de Yllor, tâchant d’insuffler dans ses propos une déférence d’honnête citoyen.
Des astronomes, songea Luz en parcourant leurs deux visages perturbés.
« Non, c’était une flèche. Ou un couteau. On voyait la hampe. »
« La hampe d’une lance ? »
« La hampe d’une flèche. Et c’était dans l’épaule. »
Derrière la porte, leur blessé grogna une nouvelle fois.
Un deuxième grognement.
Ils restaient à tout le moins impuissants pour le faire sortir d’ici. Que s’était-il produit par tous les astres ? Qu’avait-il fui avec tant d’empressement ? La flèche était-elle toujours ancrée dans sa chair ?
Elle posa ce faisant un regard éperdu sur Lyf, un message silencieux transparaissant dans ses prunelles. Elle n’avait plus d’idée pour le faire sortir de son antre et le temps pressait grandement ! Puisque rien n’était simple, l’unique fenêtre de l’endroit avait été minutieusement claquemurée dans la journée, le volet verrouillé par plusieurs attaches pivotantes. La pièce était-elle ouverte sur le toit pour faciliter l’observation des étoiles ? Qu’en était-il de la porte ?
Dans la pièce, quelque chose bougea. Mince. Elle se mordit la lèvre inférieure. Venait-il d’entendre qu’elles s’apprêtaient à agir ?
- Mathieu ça ressemble à un mélange de math et de pieu. J’aime ni l’un ni l’autre. Mais ça fera l’affaire. Grommela-t-elle tout en écoutant attentivement ce que sa nouvelle camarade lui disait. L’avantage était que Luz était drôle, la garde l’aurait sans doute bien plus apprécié dans un autre registre, autour d’un verre en train de faire la fête par exemple. Le mauvais c’est qu’elle semblait parfaitement incapable de maitriser sa logorrhée. Elle n’avait de cesse de parler, d’ajouter des détails, de combler les vides. C’en était infernal pour elle, dont les tempes battaient un solo de percussions. Cependant, elle lui fournissait des informations tout à fait intéressantes sans qu’elle n’ait besoin d’ouvrir là bouche ; mine de rien c’était une sacrée aubaine.
Elles avaient donc à faire à un homme blessé et revêche. Tout ce qui ne concernait donc pas la jeune Lyf qui hésita à faire demi tour et laisser cette affaire au premier faucon qu’elle croiserait un tortugram ferait également l’affaire. Elle était un Tsi’ly après tout, une cavalière, une voyageuse, pas une assistante sociale. Malheureusement, un coup d’œil en direction du pont lui indiqua qu’aucun d’entres eux ne ferait même semblant d’approcher au risque d’être alpagué. La moitié des Hommes présents avaient retrouvés leurs postes et les quelques courageux qui restaient s’occupaient simplement de maintenir l’ordre en prenant grand soin d’éviter son regard. Sans parler d’Alinor, dont la silhouette se démarquait sous les lumières des réverbères, et qui pour sa part ne la lâchait pas d’un pouce. Il ne lui laisserait pas la chance d’échapper à cette odieuse affaire. Pas tant qu’il serait là. Fronçant les sourcils, elle le gratifia d’un articule qu’il ne fut -heureusement- pas en mesure de voir à cause de l’heure tardive. Enfin, et non sans souffler bruyamment pour signifier à tous son mécontentement, elle se tourna vers les deux astronomes. Elle les jaugea autant qu’elle les écouta puis toujours en silence se dirigea vers la porte.
- Il faudrait songer à changer vos lunettes, madame. Marmonna-t-elle à l’attention de l’assistante puis elle s'en détourna pour faire face à la rouquine dont la taille des cernes attisa un peu plus sa sympathie. - Au moins vous avez établi un semblant de discussion. ironisa-t-elle avant de laisser ses doigts et ses yeux courir sur la porte. Vieille mais solide, il ne suffirait pas d’un simple coup de pied pour la balayer. Elle donna un léger coup d’épaule. Crocheter la serrure ne les aiderait pas non plus, elle n’était pas verrouillée. Par la sainte, pourquoi elle ?
Sa patience, déjà bien maigre, ne fut que plus entamée par l’individu.
- On verra qui déboite qui, l’éclopé. A défaut de grogner, de marmonner ou de parler dans sa barbe, sa voix était claire et limpide. Elle transpirait l’invitation. - Bon, je vais faire le tour. Sait-on jamais. Si vous arrivez à le faire sortir… Elle darda sur le corps mince mais élancée de la jeune femme. - Criez, faites lui un croche-patte mais tant qu’à faire, évitez de vous faire tuer. Et sans demander son reste, elle partie le long de la corniche qui longeait le pourtour de la tour.
Cet endroit avait toujours représenté une véritable fourmilière aux yeux de Lyf. Le bâtiment comportait autant de portes que de fenêtres et encore plus de sorties dérobées qu’elles fussent dans le sol, le toit, les murs, ou où Lucy seule savait. Mais la chance souriant toujours généreusement à la jeune femme, elle ne trouva qu’une vieille fenêtre encore mieux gardé que la porte d’entrée. Elle avisa toutefois d’un petit interstice. En y regardant elle découvrit un hémicycle rempli d’autant de livres que de poussière, de parchemins et d'ustensile dont seuls les érudits connaissaient l’utilisation. Se tordant le cou, elle tenta d'apercevoir le reste de la pièce. Un bureau, un engin semblable à une longue vue pointant directement vers un toit sans fenêtre. “Raté” songea Lyf tout en comprenant qu’elle avait à faire à un débarras. Enfin, recroquevillé dans un coin sombre, la fixant d’une petite paire d’yeux porcins, Mathieu.
- Au moins je sais à quoi vous ressemblez maintenant !
- Dégage de là poulette ! Sinon tu le regretteras ! Toi autant que ta petite copine dehors.
- Oui oui, méchant garde bouhou… Ses doigts forcèrent la protection de fer et de bois de la fenêtre qui n’émit même pas un grincement.
- Ahahahaha ! Vous m’aurez jamais ! Se gargarisa Mathieu avant de grimacer de douleur.
- Cheh. Claironna Lyf en retour avant de faire demi tour.
En quelques enjambées elle rejoignit le trio qui l’attendait.
- Bien. Je n’ai toujours pas de solution. J’espère que vous êtes content. Moi pas. Du coup quitte à poireauter pour savoir qui de sa blessure ou du blessé viendra à bout de l’autre, j’ai peut-être une idée.
Sortie de nul part, quatre dagues se mirent à l’éviter autour de son visage, chacune à double tranchants. Ses doigts s’agitèrent et les dagues vinrent une par une se glisser dans l’entrebaillure de la porte.
- Je vais forcer sur les quatre en même temps. Si quelqu’un veut bien se donner la peine d’appuyer avec moi, j’ai pas la force d’un éléphant.
Lyf, sans poser les mains sur ses armes, se mit à pousser dans le vide. Le bois grinça légèrement.
- J’ai pas besoin de les toucher, vous si. Merci bien.
De nouveau, elle renforça son effort. C’était un étrange spectacle car si ses mains n’étaient posés nul part, ses bras tremblaient et sa mâchoire était aussi contractée que si elle avait elle-même posé les mains sur un mur pour tenter de le tirer
- Plus foooort. Grogna-t-elle en sentant des gouttes de sueur couler sur sa nuque.
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