J’salue le videur avant de rentrer dans le cabaret, et tellement plus. Il me reconnaît pas, à cause de mon pouvoir uniquement, vu que j’y zone pas mal ces derniers temps. Pour le taulier derrière le bar, j’mets un petit coup de Double-Tranchant, histoire de pas me faire jeter. J’me suis radiné juste à temps pour la représentation, pasqu’après l’effort, le réconfort, et j’peux pas dire qu’on se repose des masses en ce moment. Le retour de la patronne aux affaires, et toutes les informations qu’elle a pu dégoter sur la Cabale malgré son organisation sous forme de cellules indépendantes, ça nous surcharge encore plus que d’habitude, sans même parler des affaires courantes.
Donc, une fois n’est pas coutume pour ces derniers temps, j’m’offre une soirée un poil plus élégante qu’un tripot glauque du côté des docks avec l’incandescente et l’alcool qui coulent à fond. Puis sinon, qu’est-ce que je foutrais de mes cristaux, hein ? J’vais pas les emporter chez Lucy, coincée du cul comme elle est.
Pas comme Sakuna. Accompagnée de son escadrille, les mouvements s’enchaînent avec grâce et souplesse sur le rythme des violons et autres instruments de la fosse. Son regard doré semble s’arrêter sur moi, alors qu’elle doit en réalité voir qu’une tache pâle au milieu des autres, aveuglée par les lumières de la scène. Doré, tiens, ça me rappelle quelque chose…
Répondant à une impulsion subite, j’échange quelques mots avec le gérant, puis j’retourne me poser pour profiter de la fête, verre de vin à la main.
J’m’écarte et j’laisse échapper un soupir de contentement en me laissant tomber sur l’oreiller. Il reste pas des masses de temps, mais j’profite du flottement pour savourer rapidement. De toute façon, en quelques pensées, j’peux être rhabillé et reparti, donc autant utiliser intelligemment les minutes imparties restantes pour laisser glisser mon regard le long du corps nu de Sakuna. Pas la moins chère du lot, plutôt même l’inverse, mais le corps athlétique et sculpté de la danseuse a largement tenu ses promesses.
J’pense que c’est mon truc, finalement, les sportives, plutôt que les bourgeoises un peu flasques. Pas que j’m’y refuse, à cheval donné on ne regarde pas les dents, comme disent les maquignons et les maquereaux.
A son attitude, j’comprends que va pas forcément être le moment de lambiner, donc j’me redresse pour ramasser mes effets personnels et les mettre. Y’a un truc qui me trotte dans l’esprit depuis tout à l’heure, cela dit, pendant que j’faisais mon affaire. Les yeux dorés et la peau mate, ça. Enfin, c’est pour ça que j’ai signé aussi, m’est avis, et c’était tout à fait agréable.
Mais du coup, ouais.
« Tiens, j’me demandais un truc. J’cherche un gars qu’a pu passer par ici récemment, aux alentours de ma taille, cheveux bruns. Ils étaient mi-longs à l’époque, mais il a p’tet coupé depuis, et j’me disais que toi ou tes collègues, vous l’auriez possiblement vu ? »
Evidemment, cette description correspond à personne de particulier, ou plutôt à n’importe qui.
« Le truc le plus reconnaissable, et la raison pour laquelle vous l’auriez vu et pas le patron, en théorie, c’est qu’il aurait un tatouage à un endroit pas visible de prime abord. Un crâne avec un bouquin, qui ressemblerait un peu à ça… »
De mon sac sans fond, j’farfouille et j’sors un bout de parchemin avec le symbole de la Cabale dessiné dessus. J’sais que y’a les trucs pour rendre les tatouages invisibles, maintenant, mais pas dit que tout le monde y ait accès, surtout parmi les sous-fifres. Et c’est bien ça que j’cherche, un gars du bas de l’échelle pour échanger en toute amitié quelques doigts de whisky, puis quelques doigts cassés pour quelques mots.
Si la Cabale s’entête à fonctionner par cellules indépendantes, suffit de leur couper les membres jusqu’à ce qu’ils doivent reconstituer quelque chose s’ils veulent produire quoi que ce soit. P’tet que ça les effacera pas totalement, mais ça les empêcherait de nuire, et après moi, le déluge.
« Ce type, hm… j’lui dois un chien de ma chienne. Après, si t’en vois d’autres que lui, p’tet qu’ils pourront me rencarder sur mon bonhomme, histoire de mettre les choses au clair. »
Un peu vaseux, tout ça, mais si y’a quelqu’un pour voir des tatouages cachés, c’est bien une pute. Et si ça marche, j’négocierai tout ça en note de frais professionnels. Ça serait pas illégitime, hein ?
On peut toujours rêver.
Lorsqu’elle quitta la scène sous les applaudissements du public, se réfugiant derrière le large rideau de velours rouge, l’une des domestiques de la maisonnée s’arrêta devant elle les joues rouges. Diane rehaussa son masque d’or sur le bout de son nez et attendit patiemment que la jeune fille ait reprit son souffle.
- Un client. Pour vous. Articula-t-elle entre deux respirations saccadées. - Pour l’étage.
Diane ne cilla pas ; il s’agissait là de demandes dont elle avait l’habitude. Elle hocha simplement la tête pour libérer la fille et se dirigea vers sa loge où elle changea de robe et profita d’une brève douche pour se rafraîchir. Après quoi elle retourna dans le bain de foule qui l’attendait et auprès du client qui s’était offert quelques heures de sa nuit.
La concupiscence pesait dans l’air, comme une odeur âpre dont il était difficile de se débarrasser. A l’extérieur, Diane devina qu’il faisait encore nuit et la majorité du cabaret s’était déjà endormis. Ne restait d’éveillé que l’étage où l’on pouvait, en tendant bien l’oreille, entendre quelques bruits de pas. Quand le poids de l’homme s’arracha à son corps, elle ne put s’empêcher de frissonner au contact de l’air devenu subitement plus frais. Elle remonta les draps sur son corps après un instant puis afficha un sourire qu’elle ne réservait qu’à ses clients ; mimant à la perfection l’alanguissement. Qui n’était que rarement au rendez-vous.
Toutefois, elle devait admettre avoir de la chance cette fois. Son client n’était pas affreux à regarder et elle devait bien admettre qu’il n’avait pas été aussi désagréable de passer la nuit à ses côtés qu’elle aurait pu le croire. Elle n’en gardait pas moins à l’esprit qu’il était là avant tout pour son plaisir et non pour le réel intérêt de sa compagnie. Il en allait ainsi dans ce milieu. Le corps plus que l’esprit. Cela ne la chagrinait pas, elle savait ce qu’elle avait à faire. Revêtir le masque d’une amante était comme une seconde nature.
L’homme, Vrenn, si elle se souvenait bien -quoi qu’il lui sembla que son prénom était flou-, s’extirpait déjà des draps. C’était une bonne chose. Plus vite il partirait, plus d’heures Diane pourrait se consacrer à sa petite personne. A son tour, elle se pencha pour ramasser sa robe de satin doré et rouge, qu’elle enfila dans la foulée. Elle était sur le point de lui proposer de le raccompagner lorsqu’il se mit à parler. Il aurait tout aussi bien pu lui décrire Ash que ça n’aurait pas eu plus d’effet. Des hommes bruns aux cheveux mi long et qui l’a dépassait de quelques centimètres, il pouvait y en avoir dix par jour au mètre carré. Elle haussa les sourcils et secoua négligemment la tête. Mais il n’en avait vraisemblablement pas terminé avec ses questions car il poursuivi, tout en plongeant une main dans ses affaires pour en extirper une feuille, un croquis plutôt qui figea le regard de la jeune danseuse.
Diane resta un moment immobile, les yeux rivés sur le dessin qu’elle connaissait aussi bien qu’elle se connaissait elle-même. Il lui fallut toute sa force de caractère pour ne pas ciller. Ses yeux papillonnèrent un moment puis un fin sourire s'étira aux coins de ses lèvres.
- Monsieur, si je devais vous citer tous les hommes qui font votre taille et ont les cheveux bruns, je devrais vous fournir les noms de plus de la moitié de ma clientèle. Elle eut une moue délicieuse puis contourna le lit pour prendre le papier des mains de Vrenn. Elle fit mine de l’étudier quelques instants puis le lui rendit. - Ça ne me dit rien. Malgré tous ses efforts, elle ne pouvait empêcher les traits de son visage d’être tendu. Que voulait donc cet homme ? Était-ce la cabale qu’il recherchait ou simplement ce membre, qui aurait pu coller avec une demi-douzaine de personnes de sa connaissance ? En tout cas, elle était convaincue d’une chose, il ne le cherchait pas pour lui offrir un chien de sa chienne comme il le prétendait.
Si quelque chose caractérisait bien la jeune femme, autant qu’elle l’a déservait, c’était la curiosité. Aussi, avant même de se rendre compte de sa question elle demanda : - Pourquoi le cherchez vous ? Elle se mordilla la lèvre par réflexe. Les questions se bousculaient sans discontinuer dans son esprit. Une part de Diane souhaitait ardemment qu'il s'en aille, l'autre quant à elle songeait que cet homme pourrait être un atout de taille dans sa manche. Si il s'occupait de réduire les effectifs déjà appauvrit de la cabale, peut-être pourrait-elle en réchapper plus facilement. - Mais peut-être que si vous me donniez un peu plus de détail, je pourrais faire quelque chose pour vous. Finalement, elle pointa à nouveau du doigt le morceau de papier qui contenait le dessin. - Savez-vous ce que représente ce tatouage ? Hasarda-t-elle dans l'espoir de savoir sur quel pied danser
Dans le genre coup dans l'eau avec assez peu de chances de s'en sortir, ça se posait là, mais difficile de se dire que ça valait pas le coup de tenter. Y'a que ceux qui font rien qui ne plantent pas. Cela dit, ça a suffisamment attisé sa curiosité pour qu'elle relance, et elle oubliera vite, donc ça coûte rien de répondre.
Puis surtout, tout le monde peut bien mentir, et elle a l'air un peu à cran subitement, bien loin de la nymphe soigneusement alanguie dans les draps avant que je me casse, sans doute prête à sauter brusquement partout pour le suivant de la nuit. C'est bien confirmé quand elle me demande ce que j'sais là-dessus, et pourquoi j'cherche davantage.
Eh, ils vont pas surgir de la commode à quinze pour me taper dessus, les cabaleux, donc j'peux bien y aller. Faudra juste pas repasser les prochains jours le temps que ça se tasse, et vu la quantité de taf que j'me coltine, ça risque pas tellement. Depuis que j'suis plus criminel, j'pensais que le pire, ce serait la paye, médiocre, mais en fait, c'est les horaires. Jamais trop de repos, toujours à courir à droite à gauche. Pas le temps de penser. J'suppose que c'est un peu le but, et ce soir fait pas exception.
« Comme j'disais, j'ai eu maille à partir avec un gars du cru, qui avait ce tatouage. J'me demandais si y'avait moyen de le retrouver pour, euh... mettre un point final à cette histoire. »
Pas le droit de le buter, évidemment, sauf en légitime défense, et encore, mais si on en colle une trentaine au trou, ça fera déjà moins de monde à venir nous chier dans les bottes, et les rues seront plus sûres. Enfin, c'est ce que disent les chefs, j'pense juste que la nature a horreur du vide et qu'ils seront remplacés par autre chose. Probablement de plus bas étage et primaire, mais ça veut pas dire que ce sera mieux.
Tout ça pasque la patronne a un rapport bizarre à son daron et qu'une gamine a été décapitée. Faudrait lui lâcher sa veste, à la p'tite, et passer à autre chose, m'enfin...
« A ma connaissance, il s'agit d'un genre de gang, pas forcément des bas-fonds, un genre d'alliance présent dans quelques villes du Royaume. Celui que j'cherche est spécifiquement à la Capitale, mais j'me dis que si j'arrive à trouver un de ses potes, ça suffira à me mettre sur la bonne voie. Après, il s'agira que de réussir à être persuasif, mais ça, j'y arrive plutôt bien d'habitude. »
Sourire en coin qui touche pas les yeux. On parle pas que souffrance physique, j'suis bardé d'objets magiques qui font le taf, et j'ai presque envie d'utiliser le Déjà-Vu sur Sakuna pour la convaincre que j'suis digne de confiance, que faut tout me raconter, et qu'on va vivre une formidable aventure. Mais avec tous ses bijoux, ça se trouve y'a un talisman d'indépendance dans le lot, et pour créer de la confiance, l'alerte levée par cette saloperie marche pas top.
« Bien évidemment, tout travail mérite salaire, un prêté pour un rendu, tout ça tout ça. J'suis pas opposé à un échange de bons procédés si c'est que ça. »
Faveur, pognon, paiement en nature... ah non, c'était dans l'autre sens, ça.
« En tout cas, faut pas hésiter, j'ferai un p'tit tour puis j'disparaîtrai, pas de fil attaché à la patte, pas de mauvais souvenir, c'est promis. »
Ce qui est promis aussi, c'est que même si elle veut pas répondre ce soir, je reviendrai reposer même question différemment, l'espionner, et trouver si y'a bien un client intéressant dans le tas. Parce que passer de "Non je sais pas" à "Je peux peut-être vous aider", dans le genre "ça va vous coûter cher mon vieux" ça se pose bien là.
J'me rassieds dans le fauteuil à côté du lit, et j'la jauge tranquillement, en attendant de voir si l'appât va bien me ramener quelque chose.
Puis j'en profite pour mater un coup encore, quand même.
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