Il venait pour des sujets importants, qui n'auraient certainement pas complètement dans son sens, mais rien que d’en être là était une avance sur son objectif final. Il évacuait ce qu’il pouvait avoir de pression de ce rendez-vous professionnel en rationalisant l’événement. Tout allait bien se passer. Même s’ils n’étaient pas d'accord, il avait bon espoir de lui faire entendre raison à force.
En tout cas ce qu’il pouvait dire sans le moindre doute c’est que le personnel administratif de cette chère garde des Sceaux savait ce qu’ils faisaient et avait un travail impeccable. On l’avait accueilli sans sourciller à son hybridation, su tout de suite remettre son nom sur sa fonction et son rendez-vous pris à la découverte d’Empyrée. Il avait fallu du temps pour que leur emploi du temps respectif s’accorde, mais il se doutait bien qu’il était très loin d’être sa priorité du moment. En plus il fallait monter un dossier, autant pour lui pour soigner son argumentaire que pour l’équipe ministérielle pour savoir à qui ils auraient à faire.
La politique, même à son niveau, était un combat en soi. Il le voyait ainsi en tout cas. Parfois coopératif pour des causes communes, mais qui sans préparation vous laissaient sur le banc de touche ou directement à l’infirmerie suite à un impaire. Pour le faire patienter, on lui proposa un café qu’il prit sans la moindre hésitation. L’hospitalité était bien mise en avant.
— Madame Heydell sera bientôt disponible.
Il hoche simplement la tête en souriant en signe d’accord. Il n’y a aucun retard dans le planning prévu, c’est lui qui est volontairement arrivé en avance en prévision d’une possible inspection longue à son entrée dans le palais. Le mécanisme était bien plus huilé que ce qu’il pensait. Il n’avait jamais travaillé comme garde royal, une position bien trop prestigieuse pour un ancien garde qui passait de régiment en régiment presque aussi souvent qu’il changeait de sous-vêtements. Enfin, il avait plus d’hygiène que de changer ses sous-vêtements toutes les cinq à six lunes, mais l’expression l’amusait. Avoir été un élément mobile de la garde l’avait profondément amusé en son temps.
— Puissse je lire un de vos ouvrasse ?
Il y a un petit moment de battement pendant lequel le personnel à qui il s’est adressé refait sa phrase pour bien la comprendre avant de sourire et de lui permettre de prendre un livre sur l’étagère en face de lui et qu’il pointe sans le moindre souci. Bienveillant qu'étaient les personnes ici de ne rien dire sur sa diction. Il prit un livre parlant des lois abrogées par la lignée royale précédente et son implication sur l’économie en place à ce moment-là. Une lecture parfaite pour passer le temps et ne pas le voir passé. C’est une pression sur son épaule qui le sortit de sa lecture quelques minutes plus tard.
— Madame vous attend.
— Mersssi.
Il repose le livre en question et entre dans le bureau après avoir été annoncé. Il se tenait bien droit, assez fier de sa stature et offrait une révérence polie à sa future interlocutrice en signe de respect. Une vieille coutume que sa famille d’adoption avait été très fière d’inculquer à ta fratrie.
— Mes ressspects madame, mersssi de m’avoir accordé du temps pour sssette entretient.
Cassandra n’a pas suivi la prise de fonction de l’homme mais a immédiatement pensé qu’il était nécessaire de le recevoir au ministère. Elle s’apprêtait à écrire une lettre de convocation mais le juge Gatza l’a précédée dans son intention. Dans ses nouveaux courriers rangés par les soins de ses secrétaires tous les matins dans sa boite au milieu de son bureau, elle a trouvé il y a deux semaines alors, un message de sa part demandant une entrevue avec Dame Heydell. L’homme au caractère physique hybride ne doit pas savoir que son nom circule déjà dans le palais ministériel. Elle craint que certains ne souhaitent sa visite que pour la curiosité du regard.
La ministre a laissé de côté les descriptions sur son apparence physique dans sa tête et s’est concentrée sur les quelques connaissances reproduites sur papier sur son parcours professionnel. Elle a compris que l’homme et elle peuvent avoir des points communs, outre l’âge et l’intérêt pour certains sujets de leur compétence. Il est issu de la garde, a travaillé de longues années dans la caserne de la Capitale avant de se détourner d’une poursuite de carrière toute tracée dans la garde royale, pour s’investir dans des études de droit. Cassandra a connu un passé un peu aventurier et a expérimenté la collaboration avec la garde sur de nombreux enquêtes. Son profil correspond donc au sien, car elle a continué sa formation en même temps que son travail.
Cassandra interpelle l’assistance en faisant sonner son cristal de communication, pour prévenir de sa disponibilité pour recevoir son entretien. Flore sort de son repos en entendant vibrer sa voix et saute sur le bureau, puis le traverse en appuyant ses pattes sur ses dossiers. Heureusement elle est toujours petite et légère et ne fait que décaler une colonne de papiers. Le problème réside plutôt dans ses multiples queues jaunes qui chatouillent le nez de Cassandra et cachent son travail. Elle ne peut plus lire quoi que ce soit. Comme une eau pure qui rafraîchit son esprit, la voix intérieure très faible de Flore lui souffle quelques mots à travers le fil de ses pensées, perçant un nuage de réflexions routinières concernant ses habitudes matinales :
- Moi pas gênée, rester là.
Gustave tapote la porte avec le crochet en métal en forme de gueule de lion.
- Je vais avoir besoin de mon bureau, tu peux te balader pendant ce temps-là, répond sur un ton malicieux sa maîtresse.
Son assistant laisse la porte ouverte et un être mi-humain mi-créature fantastique tire sa révérence tout en politesse, en entrant dans la pièce. Cassandra a prévu son plus grand fauteuil pour son accueil, elle souhaite recevoir ses hôtes de la justice avec élégance. En se levant pour le saluer, elle oublie vite les différences de couleur et de taille, leurs points communs et leurs intérêts professionnels dépassent ces circonstances. Elle lui fait signe de venir s’asseoir avec elle et la porte se referme derrière lui d’un bruit sec.
- Bienvenue dans mon lieu de travail Juge Gatza. Cassandra Heydell, garde des sceaux du royaume.
Toutefois, une autre étincelle s’éveille à son doigt lors de cette rencontre. Sa bague portant le sceau magique brille plus intensément et le bleu pâle se transforme en un bleu foncé aux reflets turquoises. Un échange magique a lieu dans cette pièce ou cet inconnu a-t-il un objet sur lui qui diffuse un effet particulier ?
Cassandra n’émet pas de remarque par rapport à cette réaction de son sceau magique. Le Juge ne réagit pas non plus, mais elle est certaine qu’il a dû apercevoir la lumière particulière de sa bague qui continue de briller.
- C’est notre premier entretien mais je suis sûre que nous en aurons bien d’autres. Au vu de votre fonction, le travail à réaliser est conséquent. Comment se passent vos débuts de magistrat à la cour du tribunal ?
Les deux fentes au milieu de son visage se révèlent cacher des pupilles violettes. Le regard vert de la justice est attentif à ses réponses.
- J’ai lu votre lettre qui explique votre parcours professionnel et vos formations. Quel a été votre précepteur ? J’ai moi-même repris des études alors que j’évoluais dans un domaine professionnel différent, en dehors du palais.
Il aurait été un heureux hasard d’avoir été formé par la même personne mais Cassandra ne connaît pas le nom mentionné. Elle continue la conversation en s’intéressant à sa fonction précédente. Le nouveau Juge semble calme, ses pieds réchauffés par la fourrure du Solnar taquin.
- Votre différence professionnelle sera je pense une force à ne pas mettre de côté pour le temple de la justice, vous avez une double compétence car vous étiez excellent dans le corps de garde.
Pourtant, Cassandra a l’impression que le costume de Juge aux aspects nobles lui convient, il a enfilé la bonne chemise, comme si il a toujours été là.
C’est la première chose qu’il remarque. Son nez n’a pas froncé à la couleur de sa peau ou ses pupilles ne se sont pas attardés sans fin sur les marques claires de son hybridation. C’était assez plaisant de voir une personne qui prêtait plus attention au contenu de l’entretien professionnel qu’à l’apparence de son interlocuteur. C’était un point important selon lui pour une personne aussi importante dans la justice du royaume.
Par contre, il regarde étrangement la réaction de la bague de la ministre. Lui-même n’a rien pris de magique, de toute façon avec son niveau d’autorité même une simple scribouilleuse aurait été interdite à l’entrée ou alors il aurait fallu faire une paperasse qu’il trouvait bien inutile pour que cela soit autorisé. La bague semblait mettre plus en avant la couleur naturelle de sa peau et il se demande sincèrement si cette dernière réagissait simplement à son hybridation ou si cela venait d’autre chose. Il avait déjà entendu parler de saut magique réagissant à cela, mais ne l'avait encore jamais vu de ses propres yeux.
— Mes débuts se passent très bien. Comme beaucoup de débuts, il est nécessaire de finir de ranger le travail de notre prédécesseur.
Pour le bien de la suite de la lecture et l’écriture partez simplement du principe que cette phrase et les suivants sont dites avec des sifflements se collant parfois aléatoirement au milieu de la phrase comme s’ils avaient toujours été là et que cela était encore pire sur les siècles reprenons l’histoire de cet entretien maintenant que cela a été établi.
En soi, le prédécesseur d’Hals n’avait absolument pas fait du mauvais travail. C’était même un très bon juge. Rien à redire sur son parcours. Il devait bien y avoir deux ou trois histoires sombres, mais ce n’était pas la question du jour. Simplement, comme tout passage de flambeau, mettre tout en ordre pour sa façon de faire qui est forcément différente, même si ce n’est pas de beaucoup, de la personne avant prends un temps et c’était cela qu’Hals souhaitaient souligné dans sa phrase.
— Je risque d’écorcher bien des noms de mes mentors et ne pas leur rendre honneur.
Tout en disant cela, il attrapa une feuille en papier et annota dessus son parcours académique pour en arriver à son poste aujourd’hui, soulignant son principal tuteur, monsieur Prinxaspoli, un ancien candidat notable au poste de juge royal en son temps. Petite anecdote sur cet homme en question, certain disant qu’il avait renoncé à ce prestigieux poste suite à des pressions envers lui, alors que simplement l’homme aimait sa vie tranquille à la forteresse et ne voulait pas déménagé même pour servir directement la famille royale. Comme quoi la gloire n’est pas ce que tout le monde recherche forcément. Tant mieux d’ailleurs.
— Pas que je n’aime point parler de mon parcours, à la base je venais vous voir en personne pour un sujet délicat. Quelle est la position que l’on doit adopter par rapport à l’exil avec la découverte d’Empyrée ? J’aurais quelques pistes de rendu de jugement que j’aimerais démocratiser sur l’ensemble du royaume, mais avant d’avancer des propositions qui vont peut-être à contre-courant de la décision prise actuellement, j’aimerais savoir sur quel pied danser.
Parce qu’il aime bien le parcours, l’escalade, la musique aussi, mais une danse sans en connaître les mesures, surtout en politique ce n’est pas viable. Savoir à quel point mettre un pied dans la soupe est important avant de le faire. Tout est une histoire de calcul. Même quand les calculs sont mauvais.
L’entrevue requise par le Juge Halts Gatza ne peut s’être placée si rapidement dans son agenda par le fruit du hasard. Cet homme doit avoir d’autres intentions professionnelles derrière la tête, un dossier qu’il aimerait voir aborder en priorité, comme d’autres prédécesseurs. Il est honnête, car il parle du sujet qui le préoccupe naturellement après s’être présenté. Elle partage son avis et son expertise.
- Les autorités royales ont pris la décision d’interrompre les exils depuis la découverte de la nation Empyrée. Le risque de voir des criminels expulsés de notre territoire, c’est de créer un conflit avec le deuxième continent qui pourrait ne pas apprécier de les voir s’installer près de leurs frontières ou vouloir entrer dans le périmètre de leur territoire… Face au nombre de prisonniers qui attendent leur sentence dans nos donjons, notre royaume va cependant devoir trouver des alternatives à l’exil ou repenser son organisation. Une juge royale est chargée de traiter ce dossier, la Juge Sapkowski. Si nos prisons explosent, elle pourrait envisager bien des solutions extrêmes, telles que la construction d’établissements fermés dans lesquels les criminels vivraient toute leur vie, de jour et de nuit. Vous pourrez la contacter après notre entretien, je vais la prévenir et vous transmettre ses coordonnées.
Elle cherche dans un des tiroirs du bureau son répertoire dans lequel les noms de ses contacts sont rangés selon la thématique et l’ordre alphabétique. Elle retrouve le nom Sapkowski et le consigne sur un parchemin à l’aide de sa plume d’écriture. Elle ajoute en dessous sa fonction, le numéro de son bureau à l’adresse du Tribunal Royal. Puis, elle glisse la feuille dans une enveloppe qu’elle tamponne avec le sceau du ministère de la justice, pour la donner à Sir Gatza.
- Vous souhaitez donc vous spécialiser dans la juridiction du droit criminel ? Si vous avez des propositions à m’énoncer, des jugements qui ont fait jurisprudence à citer, j’aimerais connaître votre question de départ. L’apparition d’Empyrée interroge notre doctrine en matière de sanctions pénales, mais il y a différents problèmes dans la situation actuelle. La question que vous vous posez est-elle comment gérer nos futurs prisonniers étrangers que l’on capture pendant cette guerre avec un état belliqueux, ou est-elle comment accueillir des inconnus sur notre territoire et les intégrer au royaume pour qu’ils quittent la domination d’Empyrée ? On ne connaît pas bien leur culture et leurs objectifs, c’est un plan compliqué à concevoir. Je crois que vous pourriez aussi vouloir vous intéresser à la façon dont on traite nos prisonniers et quelles sanctions leur réserver dans ce contexte ? Doit-on maintenir l’exil ou trouver d’autres solutions alternatives telles l’incarcération voire la peine de mort ?
La plume de Cassandra est rangée, elle sort pour la remplacer un scribouilleur pour qu’il enregistre et prenne en note les propositions du Juge qu’il souhaite retenir.
- Le Royaume d’Aryon ne s’étend pas au-delà de ses frontières finies, et la découverte d’une autre partie de terre dans notre monde que nous ignorions, peut conduire à une nouvelle définition de nos politiques de sécurité et de défense. Concernant le Palais Royal, nous pourrions proposer un remaniement des ministères en ajoutant des compétences à des ministres… dont une qui est les affaires étrangères. Le travail à mener sur ce dossier peut nous amener très loin, il est éminemment politique. Il nous faut le soutien d’une majorité de la population, nous sommes dans un royaume avec une institution représentative et un sondage d’opinion pourrait être lancé pour se montrer plus moderne et prendre en compte l’avis général, avant de changer nos lois.
Cassandra se demande si le nouveau Juge va fuir de son bureau face à la difficulté du travail qui l’attend. Flore s’est endormie car sa maîtresse lui paraît un peu ennuyante quand elle parle longtemps politique. Elle ronfle doucement sous le bureau. Avant de fermer les yeux, elle lui a envoyé ce message télépathique « c’est pas drôle, moi… sommeil ».
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