Ellizabeth « Ellie » Midragon

– Ellizabeth Midragon.

– Ellie.

L’amphithéâtre était plein à craquer. Pourtant, sa voix retentit fortement dans le silence complet de la pièce. L’homme énumérait les noms de ceux retenus pour faire partie de la garde, et chaque enfant présent dégageait une nervosité palpable. Dès l’annonce du premier nom, le silence s’était propagé. Un silence lourd, un silence d’attente, un silence d’espoir. Ellie n’avait que douze ans, mais son impertinence n’avait pas d’égal dans cette pièce. L’homme, pourtant, ne releva pas cette injure. Il se contenta de griffonner une note sur son bout de parchemin, puis continua d’énumérer les noms. Puis, il termina, et rangea son parchemin dans une poche.

– Ceux dont le nom n’a pas été nommé, je vous prierais de sortir. Le soldat Harold vous escortera. Ceux qui restent, je vous prierais de vous avancer vers les places de devant.

Des sanglots se firent entendre à chaque coin de la pièce alors qu’un brouhaha s’entama. La sélection avait été rude, les examens, difficiles, et parmi ceux qui n’avaient pas été nommés, nombreux sont ceux qui voyaient leur rêve s’écrouler devant leurs yeux. Ellie s’enfonça dans son banc, un sourire satisfait sur les lèvres. Elle n’avait jamais douté de réussir, bien entendu. Rapidement, un jeune homme s’assit à côté d’elle.

– Félicitations! Tu es Ellizabeth, c’est ça? Euh, pardon, Ellie, lui dit-il joyeusement en lui tendant la main. Moi, c’est Mavik et…

Il se tue en rencontrant le regard de la jeune fille. Froid, sans émotion. Un regard d’adulte dans le corps d’une fillette. Il s’assit sans attendre de réponse, prenant soin de ne plus rencontrer son regard.


– Mademoiselle Midragon, vos résultats sont à la hauteur de votre impertinence. Impressionnant.

– Merci, monsieur, dit-elle d’un ton moqueur en relevant le menton en signe de défi.

– Ce n’était pas un compliment, jeune fille. Avec cette attitude, je pourrais directement vous expulser.

– Mais tu ne le feras pas.

– Vous.

- Moi ? dit-elle avec impertinence, faisant mine de ne pas avoir compris la demande de vouvoiement.

L’homme la foudroya du regard.

– Vous êtes doué, c’est vrai. Mais à vous comporter ainsi, vous resterez à ce niveau. Et le niveau d’une jeune fille de quatorze ans, même très doué, ne suffit pas à intégrer la garde. Souvenez-vous-en.


– Mais elle est insupportable !

– Je le sais, Dranor, mais elle est douée, et elle a prouvé sa volonté de s’améliorer.

– S’améliorer? Son pouvoir lui permet d’être supérieur à chacun des membres de son groupe, aucun d’entre eux n’a la capacité pour la contrer, elle le sait et en profite.

– Bien entendu qu’elle en profite, c’est justement ce qu’on attend d’elle, non ? Se servir de toutes ses capacités, sans distinction.

– Mais elle va stagner, inévitablement.

– Alors, mets la face à un pouvoir qu’elle ne pourra pas contrer. Ce n'est pas parce que ceux de ton groupe n'y arrivent pas qu'elle est invincible, et elle doit le savoir.

– Que veux-tu dire?

– Ellie Midragon a besoin de prendre une courbe, mon cher.

– Une courbe?

– Elle file droit comme une flèche dans le chemin qu’on lui trace. Elle survole les obstacles, fait fi des règlements. Apprends à la connaître. Oblige-là à se reconsidérer. Fais-lui subir un échec. Cuisant, de préférence.


– Pourquoi crois-tu que tu es supérieur aux autres ?

– Parce que je le suis, évidemment, répondit la jeune femme à son nouveau mentor avec froideur.

– Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Qu’est-ce qui t’a mené à être plus forte que les autres? Qu’est-ce que les autres devraient faire pour te rattraper?

Elle lui jeta un regard.

– Ils doivent s’entrainer.

– Ils le font, pourtant.

– Non, je ne crois pas. Ils obéissent. C’est tout.

– Explique-moi ton point de vue.

– Dès que j’ai manifesté mon pouvoir pour la première fois, et j’étais jeune, mon père m’a fait l’exercer. Chaque jour, de mille manières. Les autres, ils apprennent à se servir de leur pouvoir au combat. Ce n’est pas suffisant, il faut le développer, s’en servir à chaque moment, l’utiliser dans chaque circonstance, en connaître la moindre parcelle, la moindre limite, et comprendre le meilleur moyen de l’utiliser.

Ellie ne souriait pas. Son regard froid était fixé dans celui de la première personne qui arrivait à la regarder dans les yeux pendant plus de quelques secondes sans ciller. Cet homme ne s’occupait habituellement pas des nouvelles recrues, mais Ellie était si intraitable qu’il avait été appelé. Dans sa tête, la jeune femme revoyait son père, debout devant elle, lui demandait de mettre un anneau à son doigt sans le toucher. Lui demandant de retirer du métal en fusion de sa forge sans se bruler. Lui demandant d’attirer des objets, le plus en plus lourd, de plus en plus loin. Lui demandant de résister à l’envie de l’utiliser alors qu’elle l’écouter chanter pour façonner le métal, dans la forge, alors que chaque objet présent lui semblait vouloir venir se coller à la peau. La fierté qu’elle avait ressentie lorsqu’elle avait compris qu’elle pouvait inverser la polarisation de son magnétisme. Sa joie lorsqu’elle avait compris que son pouvoir ne se limitait pas qu’à ses paumes.

– Je suis d’accord avec toi. Maintenant, debout.

Il lui tendit un bâton de bois.

– Battons-nous. Je dois voir de quoi tu es capable.

- Avec des bouts de bois? demanda-t-elle avec dédain.

Il eut un sourire moqueur.

– Crois-tu que je suis idiot? Je ne veux pas voir comment tu te sers de ton pouvoir, je veux voir comment tu manies l’épée. Vaut mieux mettre le métal de côté, tu ne crois pas ?

Elle avait affronté beaucoup de monde à l’épée. Vraiment beaucoup de monde. Elle était douée, vraiment très douée. Et s’il lui était arrivé de perdre, cela ne s’était jamais déroulé de cette façon. Jamais de manière aussi percutante. Elle se mit en garde et l’examina d’un œil froid.

– Alors, tu…

Elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase que l’homme avait bougée, si vite qu’elle n’avait pas eu le temps de comprendre ce qu’il faisait, et il avait planté son genou dans son abdomen, lui coupant instantanément le souffle, la faisant plier en deux. Pourtant combattante maintenant aguerrie, la jeune femme de dix-huit ans c’était fait surprendre, et elle savait très bien que dans une autre situation que celle d’un entrainement, cette erreur lui aurait couter la vie.
Elle reprit contenance très rapidement.
Debout devant elle, l’homme avait pris une position étrange, presque négligente. Une garde étrange, légère. Parfaite et effrayante. Sans hésiter, elle pirouetta et tendit son bâton pour atteindre son épaule. Sans manifester la moindre émotion et surtout, sans précipitation, l’homme fit un pas de côté, abattant sa main droite sur son bras tendu, le faisant plier. L’homme, dans un mouvement d’une vivacité impressionnante, faucha la jambe d’appui d’Ellie de la sienne, lui faisant mordre la poussière. Il s’était reculé, lui laissant le temps de se relever. Elle observa à nouveau sa garde.
Parfaite.
Sa nonchalance faisait contraste avec ce regard englobant, formidable d’efficacité. Pourtant Ellie décela une faille. Son genou droit, légèrement décalé, n’était pas tout à fait dans l’axe de son corps. Sans manifester son émotion, elle se fendit, s’étirant vers la cible.
Un piège.
Un piège bête.
Il saisit le bras qu’il venait de frapper, accompagnant son mouvement. Elle s’écroula sur le sol, supplantée par l’homme, totalement humilié.

– Ce sera suffisant.

Il se releva puis quitta la pièce sans regarder Ellie. Celle-ci, touchée dans son orgueil, ne  bougea pas. Totalement humilié.


– Félicitations, tu n’as pas volé ce rang ! Lieutenant, ce n’est pas rien, dit l’homme en lui donnant une bonne claque sur l’épaule, lui tendant une nouvelle choppe de bière de l’autre main.

Ellie prit une gorgée de la boisson, son regard ne quittant pas l’homme. Celui-ci, petit, au visage mangé par une barbe hirsute, n’avait rien de séduisant. Pourtant, jamais Ellie n’avait autant été attiré par quelqu’un. Son regard pétillait continuellement, et jamais il ne lui avait demandé quoi que ce soit. Au fil des missions, il avait gagné son respect, puis son amitié, sans jamais forcer, sans fausse note. Ils étaient ensemble depuis des mois, maintenant. Avec lui, les mots n’étaient pas nécessaires, et il arrivait comme personne à lire dans ses yeux. À lui, elle se confia. À lui, elle raconta sa vie.

– Je suis née dans un petit village, à environ deux heures de cheval de la capitale. Ma mère était tisserande, mon père, forgeron. Ils avaient grandi ensemble dans ce même village et leur couple avait toujours été une évidence, tout comme ma naissance d’ailleurs. Alors que mon père se plaisait dans son rôle de père et de forgeron de village, ma mère avait de grandes ambitions. Un jour, un noble est arrivé dans le village. Elle est repartie avec lui, nous laissant seuls, mon père et moi. Comprends-tu, elle avait toujours rêvé de noblesse. En se mariant avec cet homme, elle l’a acquis. Depuis, chaque année, elle nous envoie un portrait de sa famille. J’ai deux sœurs et un frère, mais je ne les ai jamais rencontrés. Ça ne m’intéresse pas. Mon père m’a élevé, vaillant et rigoureux, blessé par le départ de ma mère comme tu ne peux pas l’imaginer. Il n’y avait pas beaucoup de place pour le rire, beaucoup pour le travail. En raison de mon pouvoir, j’ai rapidement été utile à la forge, et j’y aie passé le plus gros de ma jeunesse. J’y ai appris à contrôler mon pouvoir, à le développer, à le maîtriser. Un forgeron devant savoir se servir de ses œuvres, il m’a également appris à me battre, et son érudition m’a également permis d’apprendre à lire et à compter. Je lui dois ce que je suis aujourd’hui. Je n’ai jamais vraiment compris en quoi consistait son pouvoir. Ce que je sais, c’est qu’il était lié à sa voix. Lorsqu’il chantait, tout semblait lui obéir, tout se pliait à ses désirs. Je ne sais pas ce qu’il chantait. Ses mots n’avaient aucun sens. Mais il faisait de vraies merveilles. Comme mon armure. Tu sais, je rêvais d’intégrer la garde. Être forgeron ne m’intéressait pas. Alors, à douze ans, il m’y a envoyé. Tu connais la suite.

L’homme garda un silence respectueux. Il ne posa pas de questions, n’eut pas de réaction de surprise. Il écouta, et attendit qu’elle eût fini de raconter, bien qu’il ne lui ait jamais rien demandé. Il était comme ça, empathique, vrai, réagissant systématiquement comme il le fallait.

– Quand est-il mort? demanda-t-il d’une voix douce, essuyant d’un geste fugace la larme qui coulait sur la joue de sa compagne.

Elle tourna sur lui un regard embrumé, empreint de détresse. Elle ne lui en avait pourtant pas parlé. Ce n’était pas nécessaire.

– J’ai reçu la lettre aujourd’hui.


Elle s’effondra sur ses genoux, pleurant toutes les larmes de son corps. À ses côtés, ses compagnons, couverts de sang et de blessures, la regardaient en silence, tout aussi abattu qu’elle. Ils avaient perdu beaucoup d’hommes contre ce fiellon, et si les autres morts rendaient Ellie triste, le corps inerte de son compagnon avait déclenché une détresse si profonde en elle qu’elle s’était effondrée. Une telle créature était extrêmement dangereuse, et chacun d’entre eux avait été conscient du combat dans lequel ils s’étaient engagés. Mais la mort, douloureuse et permanente, n’en était pas moins affreuse.

– Allez, vient, dit l’un de ses compagnons, lui touchant l’épaule.

Elle se dégagea froidement et son regard, plein de larmes et dur comme l’acier, fit reculer l’homme. Elle ressemblait à un animal blessé, le corps de son compagnon entre ses bras, se balançant doucement au rythme de ses pleurs.

Elle y resta deux jours.

Puis, elle se leva, le regard sec et empreint d’une nouvelle détermination. Son sourire moqueur avait disparu. Il ne restait que la froideur. Effrayante et dure.

– Nous enterrerons les morts ici, dit-elle à son escouade qui avait monté le camp et couvert les autres corps d’un voile blanc. En la voyant se relever, tous s’étaient approchés.  

– Mais leur famille… dit une jeune femme, les yeux humides.

Le regard d’Ellie la fit taire instantanément.

– Leurs familles comprendront. Nous ne pouvons nous permettre de perdre plus de temps.  Notre mission demeure le plus importante, et ce, malgré notre douleur et notre peine.

Elle fit une pause.

– C’est ce qu’il aurait voulu. C’est ce qu’ils auraient tous voulu.

Elle s’approcha du corps maintenant froid de son compagnon. Elle saisit sa main, retira l’anneau de cuir qu’il portait toujours et l’enfila. Elle donna un baiser sur son front et s’éloigna. Sans un regard en arrière.


– À Ellizabeth Midragon, notre nouvelle capitaine!

– À Ellie! Clama en cœur la salle en levant leur verre.

Un homme s’approcha de la jeune femme en souriant.

– Tu as bien progressé, jeune fille.

Elle le regarda, lui faisant un bref sourire.

– Vous ne devriez plus m’appeler ainsi, mentor. J’ai atteint la trentaine, vous savez.

Il éclata de rire. Autour d’eux, dans la taverne, les proches d’Ellie, pour peu qu’on puisse les appeler ainsi, faisaient la fête, et quelques soldats musiciens ambiançait l’auberge préférée de la nouvelle capitaine. Cette dernière porta une chope à ses lèvres, en avalant une grande lampée.

– Pourquoi est-ce que tu me vouvoies, dans ce cas ?

Elle se leva de son banc, regarda la salle rapidement, avant de se pencher vers l’homme, le regardant dans les yeux.

– Parce que j’ai sans doute plus de respect pour vous que vous ne l’imaginez.

Elle s’éloigna sans un mot, et l’homme aux cheveux grisonnant regarda sa protégée, ému. Elle ne vouvoyait personne. Absolument personne. Pas même les nobles. Cette petite phrase, cette marque de respect, elle avait bien plus d’impact sortant de la bouche d’Ellie que de n’importe qui d’autre. Il la regarda, formant un simple mot avec ses lèvres.
Merci.
Elle le vit de l’autre bout de la salle, lui fit un clin d’œil et termina son verre à grandes gorgées. Il lui en faudrait plus que ça pour être saoule, bien sûr. Mais ce soir, elle avait bien l’intention d’oublier tous ses soucis.

Un peu plus tard, une jeune femme à la chevelure de feu et au regard de biche s'approcha de la nouvelle capitaine, lui donnant une accolade.

– Tu seras commandante, Ellie, je n’en ai aucun doute.

– J’aimerais bien, mais je suis encore jeune, tu sais.

– Tu as trente-cinq ans !

– C’est ce que je dis, je suis encore jeune. N’as tu jamais vu un commandant de cet âge?

Elle haussa les épaules.

– Depuis que tu l’as perdue, l’armée est devenue ta seule raison de vivre, dit-elle en prenant soin de ne pas dire le nom de l’ancien compagnon de la capitaine. Tu le mérites, plus que n’importe qui.

– C’est gentil, Karisha, dit-elle à son amie, mais je n’ai pas la prétention de me croire au niveau d’un commandant.

La rousse pouffa de rire, les joues rougirent par l’alcool.

– Il n’y a pas plus prétentieuse que toi !

Ellie, elle aussi échauffé par l’alcool, tira la langue à son amie. Karisha était là quand il était mort. Elle savait tout, depuis le début, et elle était sa meilleure amie. Mais jamais elle ne le remplacerait. Jamais.