Zéphyr tournait doucement les pages du précieux ouvrage. Ses yeux restaient fixés sur les mots - lignes de gribouillis qu'il était trop fatigué pour se forcer à déchiffrer. Il n'en avait pas besoin : les images, croquis et autres schémas lui suffisaient amplement à deviner les annotations. Il s'agissait d'un herbier, qu'il consultait avec une mélancolie certaine. Parfois, il s'arrêtait plus longtemps sur une page, caressait les dessins d'herbes avec envie, pour s'en détourner à regret avec un soupir à peine retenu. Enfin, il décida d'arrêter de se faire du mal et rangea le livre là où il l'avait trouvé, avant de se tourner vers le reste de la librairie d'un air résolu.
Si l'herbier avait déjà été difficile pour lui, que ferait-il face aux vrais bouquins ? Aux recueils de poésie qu'il était venu trouver ? A ces innombrables pages recouvertes de si petites lettres ? Il plissa les paupières, concentrant le regard sur les titres ornant les tranches des livres. Il ne recherchait rien de spécifique - auquel cas, il se serait contenté de consulter la bibliothèque royale - mais était parti en exploration, comme au temps de ses études... Mais les temps n'étaient plus pareils, et sa situation non plus. Ses yeux se fatiguaient bien trop vite, et il devait sans cesse se concentrer pour obtenir un point de netteté dans le flou artistique qu'était son monde.
Au moins la librairie était-elle accueillante. Peu de monde pour le distraire, une atmosphère apaisante, des lumières douces qui n'agressaient pas ses yeux... Il avait décidément bien choisi. Mais progresser en terrain inconnu n'était jamais chose aisée pour lui, et ce même s'il se sentait assez confiant entouré de bouquins - ainsi, il décida de ne pas perdre de temps et de demander à ce qu'on le guide. N'importe qui ferait l'affaire : client, habitué des lieux, employé... Il avait juste besoin d'une paire de bons yeux.
— Excusez-moi... aborda-t-il humblement un jeune homme qui se trouvait justement là. Depuis dix secondes ? Dix minutes ? Une heure ? Était-il déjà présent quand Zéphyr était entré ? Il ne savait pas : il ne l'avait pas vu, sans doute à cause de ses habits noirs qu'il distinguait mal contre les étagères. Un contraste parfait avec la nette blancheur de ceux du noble. Savez-vous où sont rangés les recueils de p... Il marqua l'arrêt en laissant son regard monter doucement vers le visage de son interlocuteur, qui le prit par surprise plus qu'il ne l'aurait cru. Une beauté indéniable se dégageait de ses traits parfaitement symétriques - un fait qui n'aurait pas tant perturbé Zéphyr s'il avait pu s'y attendre. ... de poésie ? reprit-il d'une voix monotone, tentant par là de sauver les apparences.
« D’une éternelle blancheur,
Lucy s’éveille à mes côtés,
Voici venu l’heure,
Où la vie met ôtée. »
Caesar rangea son carnet dans la poche droite de son costume, un air contrarié sur son visage. A son grand dam, il n’avait aucun talent d’écriture, ou du moins, il ne s’en reconnaissait aucun ; toujours sceptique sur ses propres écrits, toujours insatisfait. A la recherche de la perfection, il avait noirci quantité de pages secrètement, espérant un jour qu’il trouverait un public appréciant ses vers. Cependant, il n’avait jamais eu le courage de les présenter à quelqu’un, de crainte qu’il soit conspué pour son manque cruel de plume. C’était, malheureusement pour lui, son seul moyen d’expression afin de pousser un cri de complainte face à l’injustice qui faisait de lui un chaste contraint. Il n’osait de toute façon pas délivrer son intimité au monde ; ce, même sous un pseudonyme.
Un tantinet abattu par ses propres songes, il décida de faire une promenade dans les rayons qui avaient façonnés sa vie de A à Z. Laissant ses mains courir sur les étagères, y décollant parfois une fine pellicule de poussière suivant les sections – certaines, telle que celle dédiée aux mathématiques, n’étaient pas souvent utilisées. Il arriva devant l’allée réservée aux traités de botaniques et fut surpris par la présence d’un homme feuilletant un ouvrage avec douceur. L’épiant sans même le vouloir, il détailla la personne avec avidité ; des habits amples d’un blanc pur, des ailes frétillant péniblement dans son dos, un visage délicat ; terriblement beau. Ce qui fascinait le plus Caesar, c’était son regard : un air attristé, presque touché, alors qu’il lisait le livre. Intrigué, il décida de rester proche afin de l’observer plus longtemps, pour cela, le prêtre se glissa dans un rayon proche, de manière à garder un œil sur l’énergumène. Celui-ci cherchait visiblement quelque chose, plissant les yeux pour lire les couvertures.
Quelques pensées honteuses plus tard, Caesar décida qu’il était temps pour lui de quitter la librairie familiale, il avait remplis tous les objectifs du jour – même trouver un nouveau thème : la beauté volatile ; « Beau jeu de mots », se dit-il, « ça devrait pouvoir se décliner sous plusieurs angles… » Il devait encore préparer ses affaires pour son départ, en plus de devoir écrire une lettre au gouverneur de la région du Village Perché afin d’obtenir un rendez-vous. Alors qu’il allait s’élancer dans la travée principale pour rejoindre la sortie, l’homme aux habits blancs s’approcha de lui avec la ferme attention de lui adresser la parole. Un faible moment d’égarement fit apparaître un scénario où le noble aux ailes d’oiseau était un télépathe exigeant réparation pour son impureté, mais ce n’était visiblement pas le cas.
« Excusez-moi... Savez-vous où sont rangés les recueils de p... de poésie ?» Caesar Hohenzollern dévisagea un temps l’individu, n’en croyant pas ses oreilles. Il cherchait des recueils de poésie ? Son carnet se faisait de plus en plus lourd dans sa poche, comme s’il était doué d’une conscience propre et réclamait les yeux d’un public pour être libéré. Se raclant la gorge, il répondit : « Oui, bien sûr, je peux vous y amener, si vous le souhaitez, Monsieur. » Puis, l’enjoignant à le suivre, il se dirigea vers son havre littéraire, les bras croisés dans le dos, jetant quelques regards en arrière, chassant régulièrement de ses pensées les images s’y formant. « Vous avez de la chance, je m’apprêtais à partir pour régler quelques affaires personnelles mais je ne résiste pas à une discussion centrée sur la poésie ! Il s’agît-là de mon genre littéraire préféré, voyez-vous. Je connais tous ces ouvrages par cœur, j’ai grandis avec eux, si vous voulez. Que recherchez-vous ? Un auteur en particulier ? Un thème ?» Quelques rayons plus loin, il présenta les multiples étagères où étaient rangés adroitement tous les recueils de poésies détenus par sa famille. Un sourire sur le visage, il regardait les couvertures qui s’étalaient devant lui, puis jeta un coup d’œil à l’homme-oiseau, guettant une réaction.
L'homme en noir marqua un temps avant de lui répondre, plongeant Zéphyr dans une incertitude assez nerveuse. S'était-il montré impoli ? Avait-il omis un détail, avait-il raté un élément visuel qui aurait dissuadé une personne parfaitement voyante de s'approcher ? Il tenta de faire discrètement courir son regard du visage parfait de son interlocuteur à ses mains, essayant de discerner s'il était trop occupé pour l'aider. Heureusement, il le détrompa bien vite, et lui offrit gracieusement son aide. Une offre à laquelle Zéphyr acquiesça - il fut d'ailleurs un peu surpris qu'on lui ait répondu avec tant de professionnalisme. Avait-il bénéficié d'un coup de chance lui permettant de tomber directement sur un employé ? Loin de lui l'idée de juger aux apparences - ce serait fort cocasse, surtout dans son état - mais il ne pouvait s'empêcher de penser que cette homme-là avait tout sauf l'air d'un simple libraire.
Toujours est-il que Zéphyr lui emboîta le pas, suivant docilement l'ombre noire auréolée d'or qu'il était capable de voir. Il s'amusait secrètement de sa propre condition : les cheveux clairs du bon samaritain contrastaient tant avec sa tenue et la pénombre de la librairie qu'à ses yeux malades, ils avaient presque l'air de scintiller. Il esquissa un faible sourire à ces pensées, s'enchantant du fait qu'il était encore capable de rire de lui-même. L'homme le conduisit ainsi plusieurs rangées plus loin - et le noble se félicita d'avoir fait fi de son orgueil pour lui demander de l'aide car, sans lui, il aurait mis bien longtemps à trouver la section poésie.
— Vous avez de la chance, je m’apprêtais à partir pour régler quelques affaires personnelles mais je ne résiste pas à une discussion centrée sur la poésie ! Zéphyr haussa un sourcil, perplexe. Il n'en avait pas tant demandé ! Et pourtant, il était presque soulagé de savoir qu'il n'était pas le seul à apprécier les arts littéraires. Préjugés obligent, il avait tendance à croire que tout ce qui n'était pas noble ne pouvait s'y intéresser. Il s’agît-là de mon genre littéraire préféré, voyez-vous. Je connais tous ces ouvrages par cœur, j’ai grandis avec eux, si vous voulez. Que recherchez-vous ? Un auteur en particulier ? Un thème ? L'intéressé esquissa un léger sourire et se tourna vers les nombreux recueils. Il les connaissait, lui aussi. Il n'irait pas jusqu'à se targuer de tous les connaître sur le bout des doigts, mais il se souvenait avec affection de son enfance passée dans les livres de ses précepteurs.
— Je recherche plutôt quelque chose de nouveau... de différent, fit-il pensivement en laissant son regard se concentrer sur les noms des auteurs qu'il connaissait. Je suis également adepte des vers, mais je dois confesser avoir négligé la poésie ces derniers temps, admit-il avec un léger rire. Depuis qu'il avait commencé à travailler au palais, il n'avait pas eu assez de temps libre pour s'adonner pleinement à ses passions. Par chance, Aryon était un royaume prospère et cultivé, et Zéphyr espérait que de nouveaux auteurs aient brillé depuis son entrée à la cour. Il pouvait se passer bien des choses en quatre ans, surtout dans ce domaine... Et si c'était le cas, il savait qu'il aurait plus de chance de trouver ce genre d'écrits dans les petites librairies de quartier, et nullement à la bibliothèque royale qui se concentrait plutôt sur les livres de renom.
— Je connais assez les textes classiques que nous donnent à étudier les précepteurs. J'aimerais quelque chose de moins conventionnel, mais je ne sais si cela existe. A cette allure, ils risquaient de partir sur un débat littéraire - où commençait le non-conventionnel et où s'arrêtait le classicisme ? Alors, Zéphyr s'arrêta, et leva plutôt le regard vers son interlocuteur d'un air interrogateur. Il ne voulait pas le tester mais, à vrai dire, c'était presque ce qu'il était en train de faire. Je ne suis pas très difficile concernant les thèmes, mais il est vrai que j'apprécie peu les récits trop morbides. Certains trouvaient cela beau, et il était indéniable que la mort pouvait se révéler incroyablement poétique - mais Zéphyr n'y voyait que de douloureux souvenirs. Il était plutôt attiré vers le rêve, vers l'enchantement.
En attendant une réponse, il se tourna de nouveau vers les ouvrages, laissant machinalement ses ailes s'entrouvrir. C'était un réflexe, un geste devenu inconscient - et il alla toucher le bord de l'étagère derrière lui du bout de l'aile. Il avait ainsi l'air de bloquer le passage, car ses ailes prenaient bel et bien toute la place disponible. Ce n'était pourtant nullement son but : dans les espaces clos, Zéphyr avait pris l'habitude de jauger les distances via ses ailes. C'était ainsi qu'il pouvait éviter les meubles ou, dans le cas présent, de savoir à combien de pas exactement se situait un obstacle invisible.
« Attends l’impossible,
L’amour languit en moi,
Il ouvrira les portes du possible,
Pour provoquer l’émoi. »
— Je recherche plutôt quelque chose de nouveau... de différent.» Ces mots firent l’effet d’une flèche en plein estomac, le sourire du prêtre vacilla un instant, le carnet se faisant plus lourd dans sa poche de veste. Il se tourna pour observer l’individu, espérant déceler s’il se moquait de lui, s’il savait quoique ce soit, mais visiblement, l’être ailé semblait être absorbé par la contemplation d’ouvrages dont les noms d’auteurs étaient déjà connus dans l’ensemble du Royaume. « Je suis également adepte des vers, mais je dois confesser avoir négligé la poésie ces derniers temps. Je connais assez les textes classiques que nous donnent à étudier les précepteurs. » Il marqua une pose et plongea son regard dans celui de Caesar, comme un défi, une passe d’escrime littéraire, le provoquant en duel – ou peut-être le remettre à sa place. Puis, il se reconcentra sur les ouvrages, comme si de rien n’étais. « J'aimerais quelque chose de moins conventionnel, mais je ne sais si cela existe. Je ne suis pas très difficile concernant les thèmes, mais il est vrai que j'apprécie peu les récits trop morbides. »
Caesar le dévisagea un temps, comme si le noble était tombé du ciel, observant par ce biais les ailes qui s’étaient déployés de manière à combler l’espace vide entre son dos et l’étagère derrière-lui. Toujours époustouflé par la beauté délicate de l’homme, il se permit un instant assez long de réflexion ; jouant avec ses doigts, dans son dos, tout en reportant son regard sur l’ensemble de la collection. Il navigua un temps, caressant les couvertures d’une main, de l’autre triturant la croix de Lucy pour chercher un peu de réconfort face aux pensées qui se multipliaient, gangrénant son esprit. Il recroisa ses bras dans son dos et se tourna vers son interlocuteur, esquissant un sourire : « Vous n’êtes pas intéressé par la mort, je vous comprends, la petite mort semble bien plus intéressante… » Qu’avais-t-il dit ? Il avait parlé sans même réfléchir, emporté par l’élan. Il continua à sourire pour garder contenance mais il sentait comme une boule de lave fondre dans son ventre, et continua : « Ahem, enfin, l’amour est un thème qui me parle particulièrement, je vous avouerais que les compositions des frères Bourbon sont tout particulièrement rafraîchissantes, tout en se détachant des codes que vous pourriez considérer comme classique. Sans rentrer dans une étude littéraire, disons qu’ils se concentrent sur une prose rythmée au lieu d’une mise en vers. » Marquant une pose, il prit de l’étagère au-dessus de lui un recueil massif en cuir souple, contenant l’œuvre desdits frères Bourbon. Il ne savait pas si cela allait lui plaire mais il osait penser qu’un homme de sa stature s’intéressait tout de même au romantisme. « Le résultat n’en reste pas moins époustouflant, ils parviennent à expliquer le phénomène amoureux sous un angle différent ; l’âme serait couplée à l’esprit, façonnant ainsi le corps humain le faisant correspondre à sa beauté intérieure. L'attirance physique serait donc aussi psychologique, entraînant le fameux coup de foudre ». Ravi de cette trouvaille, il jeta un coup d’œil au noble qui détaillait les œuvres entreposées sur les étagères et se surpris à le détailler toujours plus. Il correspondait bel et bien à l’idée qu’il avait des créatures célestes ; tant par sa délicatesse presque fragile, que par la blancheur de ses habits et de ses ailes, sa beauté sans effort, ses cheveux longs et détachés.
Le prêtre se dirigea vers une table proche pour y poser le livre, dos à l’être ailé, il mît sa main dans sa poche, tâtant le carnet tandis qu’un étrange sentiment lui serrait le cœur. Chassant de ses pensées les esquisses d’un rire, il se retourna et invita le noble à prendre place sur l’une des chaises tirées à côté de la table afin de l’enjoindre à la discussion. « Je pourrais vous présenter d’autres auteurs et d’autres thèmes mais il faut d’abord jauger quels sont vos centres d’intérêt avant de continuer. Nous nous baserons donc sur cet ouvrage puis nous pourrons décliner sur autres choses si vous le souhaitez. » Toujours debout, la main gauche présentant la chaise libre, un sourire sur les lèvres, le regard rivé sur cet homme troublant, Caesar réfléchissait à toute allure. Devait-il lui présenter ses propres écrits s’il cherchait quelque chose de réellement inconnu ? Serait-il à la hauteur pour servir les intérêts d’un noble ? Qui était cet être ailé ? Qu’est-ce qu’il cache sous ses… Crispant sa mâchoire, il chassa l’idée s’étant immiscé indiscrètement et se concentra sur autre chose, les thèmes prochains qu’il allait lui présenter : la nature, les éléments, la beauté, la vie…
L'inconnu semblait prendre sa tâche très à cœur, confirmant ainsi que son amour de la poésie était véridique, et non un simple outil de marketing. Il prit le temps de réfléchir, parcourant du bout des doigts les couvertures des livres alignés - un geste sur lequel le regard de Zéphyr se fixa presque contre son gré. La main de l'homme s'approchait des titres gravés dans le cuir avec une certaine délicatesse, témoignant sans doute du respect qu'il éprouvait pour les recueils. Une attitude que l'ailé approuvait : il n'y avait rien de plus frustrant pour lui que de voir des lecteurs ingrats se saisir violemment d'ouvrages pour mieux les abîmer. Un silence confortable s'installa alors que chacun restait plongé dans ses pensées - encore une fois, Zéphyr s'en trouva satisfait : les individus posés et réfléchis se faisaient de plus en plus rares au milieu de tous ces aventuriers rustres et sauvageons...
Quand, enfin, l'expert littéraire se tourna vers lui, le noble s'étonna de la rigueur presque militaire dont il faisait preuve. Un comportement qui lui semblait assez étrange, venant d'un simple libraire, ce qui commençait à le conforter de plus en plus dans l'idée qu'il n'en était pas un. Mais dans ce cas, où avait-il adopté ces réflexes disciplinés ?
— Vous n’êtes pas intéressé par la mort, je vous comprends, la petite mort semble bien plus intéressante… N'eusse-t-il pas été tant habitué à maîtriser ses émotions, Zéphyr se serait étouffé avec sa propre salive. Par chance, ses longues années à côtoyer les politiciens et à suivre l'étiquette à la lettre l'avaient assez entraîné pour lui éviter pareil faux pas - même si rien n'aurait pu le préparer à ça. Il se crispa d'un coup et, pour la première fois depuis longtemps, il n'avait aucune fichue idée de l'expression que son visage affichait. Mais il était sûr d'avoir mal compris. Ou peut-être l'homme avait-il commis quelque malheureux lapsus. A moins que ce ne soit son esprit à lui qui commençait à lui jouer des tours - auquel cas il allait devoir se poser de sérieuses questions. Par chance, son guide enchaîna bien vite et lui présenta un ouvrage de certains frères Bourbon. Des auteurs avec qui Zéphyr n'était pas familier, et dont il écouta attentivement la description.
A l'écoute de son allocution, il était clair que l'homme en noir semblait réellement passionné de romantisme. Plus que de réciter un argument de vente appris par cœur, il avait véritablement l'air de connaître son sujet, de savoir de quoi il parlait. Zéphyr ne s'était pas attendu à ça. Pas ici... Il avait l'impression de s'entendre lui-même quelques années auparavant, quand il devait analyser des textes devant ses précepteurs - et un niveau d'études aussi élevé ne courait pas les rues. Oui, l'homme l'intriguait.
Il le suivit vers une table et fut encore étonné de l'obligeance de l'inconnu, qui lui présentait alors un siège. On aurait dit un parfait majordome.
— Je pourrais vous présenter d’autres auteurs et d’autres thèmes mais il faut d’abord jauger quels sont vos centres d’intérêt avant de continuer. Nous nous baserons donc sur cet ouvrage puis nous pourrons décliner sur autres choses si vous le souhaitez. Zéphyr acquiesça, s'approchant doucement des meubles avec une certaine appréhension. S'asseoir à une table : une action si banale pour beaucoup, mais une épreuve pour lui. Trop fier pour faire explicitement état de son handicap, il préférait se débrouiller comme il pouvait - et il passa devant l'homme pour s'asseoir en feignant l'indifférence. Mais Zéphyr n'était plus tout à fait capable d'évaluer les distances - et il eut encore besoin de l'aide du toucher. Il gonfla ses ailes pour aller effleurer d'un seul geste le ventre de son serviteur du jour, puis son bras, et enfin le dossier de la chaise - dans le même temps, sa main s'avançait pour tâtonner dans le vide jusqu'à trouver le bord de la table. Et il s'assit. Parfaitement droit, les ailes à nouveau sagement repliées contre son dos. Comme si de rien n'était.
— Je vous remercie. Vous êtes bien plus serviable que je ne l'aurais espéré, et vous avez toute ma gratitude. Ce n'était pas un mensonge : il était très reconnaissant qu'on lui prête tant d'attention. Cet homme-là ne lui devait rien mais il prenait tout de même de son temps pour lui... alors qu'il n'avait rien à y gagner. Tant de bonté était remarquable. Un doux sourire au coin des lèvres, Zéphyr garda les yeux baissés sur le livre posé sur la table en attendant que l'homme s'asseye avec lui - une façon de garder le regard concentré sur quelque chose. Quand il ne le faisait pas, Zéphyr donnait constamment l'impression de regarder dans le vide, ce qui pouvait parfois mettre ses interlocuteurs mal à l'aise.
Mais il ne resta pas concentré sur le livre bien longtemps. Il ne prit même pas la peine de l'ouvrir, ne serait-ce que par politesse, car son intérêt avait été attiré ailleurs. Doucement, il releva ses yeux pâles vers le visage de l'inconnu, essayant d'apercevoir à nouveau ses traits si bien dessinés. Sa mâchoire carrée semblait avoir été sculptée par un artiste, qui avait su représenter à la perfection la masculinité pure, sans la faire grossière. Zéphyr se dit qu'à côté, il devait avoir l'air d'une crevette. Une crevette chétive et efféminée. Il en fut presque frustré.
— Vous êtes éduqué, commença-t-il de sa voix délicate. L'homme n'avait pas seulement appris à lire et à écrire, comme c'était souvent le cas des modestes citoyens - il en savait bien plus. Pardonnez ma curiosité, mais où avez-vous appris tout cela ? Je m'étonne de ne pas déjà vous connaître, si vous êtes aussi versé dans les arts littéraires... Sa position à la cour n'étant qu'à moitié officielle, Zéphyr avait à la fois un pied dans le milieu royal, et l'autre dans le milieu populaire. Il était souvent invité par des professeurs pour donner un cours particulier à leurs élèves, et prenait part aux conférences et salons de discussion qui se donnaient parfois en ville. Avait-il déjà croisé cet inconnu ? Non, il s'en serait souvenu...
« Discutons, Amour,
Faisons-le sans détour,
Qui es-tu et d’où viens-tu,
Pour me rendre si déçu. »
Caesar regardait le noble ailé s’avancer vers la table lorsqu’il eut un sentiment étrange venant lui serrer le cœur ; son interlocuteur était peut-être aveugle. Le prêtre en était presque sûr, les images se répétant dans sa tête ; la manière qu’il avait de toucher le livre pour suivre les tracés de la plume sur l’ouvrage, cela faisait un certain temps qu’il avait délaissé la poésie, la manière qu’il avait de remplir l’espace de ses ailes pour jauger les distances, et là, encore, la manière dont il s’était assis, répétant la même chorégraphie avec ses appendices, lançant son bras en avant pour toucher la table en premier et les yeux rivés vers un endroit qu’une personne voyante n’aurait pas fixé comme il le faisait. « Je vous remercie. Vous êtes bien plus serviable que je ne l’aurais espéré et vous avez toute ma gratitude. » Gardant cette information dans le coin de sa tête, - il ne pouvait pas lui demander ainsi, il fallait qu’il soit sûr –, il s’assit, suite à l’invitation de l’ailé, tout en décidant de vérifier cela plus tard. Son regard se perdait dans la couverture du livre, ne prenant pas soin de l’ouvrir, comme s’il savait que c’était perdu d’avance. Peut-être espérait-il que Caesar s’en empare et lui fasse la lecture. Au moment où il allait entamer la discussion, pour éviter qu’un silence maladroit plane entre eux, le noble prit la parole.
« Vous êtes éduqué… Pardonnez ma curiosité, mais où avez-vous appris tout cela ? Je m'étonne de ne pas déjà vous connaître, si vous êtes aussi versé dans les arts littéraires... » La question prit le prêtre de court, il pensait se lancer dans un débat littéraire et voici que son interlocuteur s’intéressait à son parcours. Cette question renforçait son sentiment quant à sa potentielle cécité ; il ne voyait pas l’immanquable sûrement, les attributs du Culte de Lucy étaient pourtant bien visible. Il n’en prit pas ombrage, au contraire, un sentiment de faible pitié s’empara de lui et esquissa un sourire avenant. « Veuillez m’excuser, je doute qu’une personne de votre stature connaisse une personne telle que moi. Je ne suis qu’un simple citoyen, fait est que mon éducation est passée par cette même rangée, mes parents sont les propriétaires de ce lieu. Jusqu’à ce que je rentre au Temple, ils m’ont fait lire tous les ouvrages de cette librairie, apprendre par cœur certains poèmes et étudier les traités de littérature inhérents à mes genres préférés. » Caesar marqua une pose à ce moment, se calant confortablement contre le dossier de son siège. Soupirant à moitié, il fit glisser sa main droite dans la poche de sa veste et caressa de manière pensive le cuir du carnet.
« Il faut dire aussi que j’ai passé de très longues années au Temple, sans réellement sortir ; la vie studieuse me convenait très bien, c’est de là d’où je tire l’éducation qui vous a interpellé. Rien de bien surnaturel, si j’ose dire. » Cessant de jouer avec la couverture, il croisa les mains sur la table et se pencha un peu en avant comme pour intimer au secret. « Mais, et vous, Monsieur, que faîtes-vous dans un établissement aussi peu renommé alors que la Bibliothèque Royale vous tends les bras ? D’après ce que je vois, vous avez tout l’air d’être un employé au service du Roi, pourquoi vous gêner à venir jusqu’ici ? » Caesar marqua un temps d’arrêt, se leva, fit quelques pas vers la fenêtre surplombant de quelques pieds les étagères et continua sur un ton se voulant paisible. « J’espère ne pas être indiscret à ce propos, si c’est le cas, pardonnez-moi mon impolitesse et mon affront mais est-ce parce que vous ne souhaitez pas que les autres nobles ne s’aperçoivent de votre cécité ? » Il dévia son regard de la fenêtre pour observer le noble, assis à la table. Le prêtre ne savait que trop cruellement ce qu’un handicap pouvait causer à un homme, à quel point la solitude était un refuge à double-tranchant, à quel point on pouvait vouloir le hurler au monde. Sa main se glissa machinalement dans sa poche et en sorti le carnet, le serrant aussi fort que s’il tenait son cœur à la main.
L'inconnu s'exprimait avec une humilité notable, comme s'il plaçait Zéphyr sur un piédestal. Celui-ci écoutait attentivement ses explications, ne cachant nullement sa surprise à l'évocation du temple et de l'éducation studieuse de celui qui se révélait être le fils des libraires. Était-il donc initié ? Déjà frère, peut-être... ? A moins que... pouvait-il faire partie des six ? Zéphyr se crispa à cette pensée, craignant déjà avoir manqué de respect à un personnage important. La religion, malgré son manque de pouvoir direct sur la société, y possédait tout de même une place très importante. Il serait très malvenu que la rumeur coure au sein des nobles que le fils Winterhound ait traité un prêtre comme un vulgaire manant. Il espéra donc de tout cœur que son interlocuteur ne soit qu'initié, mais il devait avouer qu'il avait un mauvais pressentiment concernant toute cette affaire.
Et en effet, la suite confirma son erreur : si l'autre mentionnait de très longues années au temple, c'est qu'il avait au moins passé son initiation. Zéphyr aurait dû se douter qu'il avait un religieux en face de lui - rien d'autre n'expliquait tant de culture et d'éducation ! Le pauvre commençait déjà à se morfondre de sa bêtise, quand il devint soudain le centre de discussion.
— Mais, et vous, Monsieur, que faîtes-vous dans un établissement aussi peu renommé alors que la Bibliothèque Royale vous tends les bras ? D’après ce que je vois, vous avez tout l’air d’être un employé au service du Roi, pourquoi vous gêner à venir jusqu’ici ? D'après ce qu'il voyait, hein ? Un tel avantage était si injuste ! Zéphyr adopta une moue boudeuse, passant distraitement une main sur sa manche immaculée - certes, ses vêtements étaient indéniablement assez luxueux, mais de là à se faire démasquer aussi aisément... Il observa le pieux se lever pour s'approcher d'une fenêtre, le baignant ainsi d'une lumière qui fit plisser les yeux du noble. J’espère ne pas être indiscret à ce propos, si c’est le cas, pardonnez-moi mon impolitesse et mon affront mais est-ce parce que vous ne souhaitez pas que les autres nobles ne s’aperçoivent de votre cécité ? Malgré ses politesses, il n'y allait pas avec le dos de la cuillère ! Cette franchise inattendue arracha un rire à Zéphyr, troublant ainsi le calme de la librairie l'espace d'un court instant. Il leva la main vers sa bouche, comme pour réprimer son éclat joyeux, mais se contenta de poser le menton sur sa paume tournée vers le plafond. S'accouder de la sorte à une table allait contre les bonnes manières, mais il n'était plus à ça près.
— Non, ils ne sont pas assez intelligents pour ça... fit-il à mi-voix, un sourire mesquin illuminant son visage. Pas assez intelligents, ou peut-être trop imbus de leur propre personne pour se rendre compte du malheur d'autrui. Mais n'allez pas le leur répéter, continua-t-il sur le ton de la confidence. Il n'aimait pas devoir révéler lui-même sa condition, et était en réalité assez soulagé de ne pas avoir à le faire. Plus qu'être instruit, le croyant se révélait être très perspicace, mêlant ainsi à la perfection l'éducation et l'intelligence. Zéphyr darda sur lui son regard trouble, comme pour lui tenir tête. Certes, il était malvoyant. Cela allait-il changer quelque chose ?
— Qu'est-ce qui vous fait dire que j'ai accès à la bibliothèque du palais ? Je ne pourrais être qu'un nouveau riche prétentieux parmi tant d'autres... Il laissa sa voix planer un instant, avant d'enchaîner. Mais vous êtes très avisé, et je ne vais pas vous cacher qu'il paraîtrait que mes conseils soient assez bien vus à la cour. Son ton était léger, presque amusé. Il se jouait de sa condition, de sa situation, du flair de l'ingénieux romantique. Ne réussissant pas à cacher son sourire ni à détacher son regard de la silhouette floue qui se découpait de la fenêtre à contre-jour, il continua : Je ne suis pas complètement aveugle. Je vois très mal, c'est sûr, mais... Je vois tout de même. Un peu. Et différemment. D'ailleurs... vos cheveux scintillent-ils toujours comme ça, ou est-ce juste moi ? Avec la myriade de pouvoirs différents qui bénissait la population d'Aryon, Zéphyr n'était à l'abri de rien : il croyait parfois que ses yeux lui jouaient des tours alors que les choses étranges qu'il voyait résultaient simplement des pouvoirs de leurs hôtes.
— C'est pour ça que je suis là, enchaîna-t-il sans quitter des yeux les cheveux du croyant. Je vous ai dit que je cherchais de nouvelles choses, et ça, je ne l'aurais pas trouvé à la bibliothèque du palais. Un nouveau sourire malicieux.
« Tout entier dévoué,
A l’amour prisonnier,
Je ne cesserais,
De toujours espérer. »
Le rire cristallin du noble se répercuta quelques temps sur les murs et entre les étagères de la librairie avant de s’étouffer par la pression délicate de sa main sur ses lèvres. Il ne semblait pas avoir été affecté par la brusquerie du prêtre, ou alors il le cachait terriblement bien. Comme libéré d’une sorte de poids insoutenable pour sa personne, l’être ailé sorti des convenances inhérentes à sa position et s’installa plus confortablement sur son siège. Cependant, Caesar se raidit un peu, son attention focalisée sur son interlocuteur, un tel relâchement ne pouvait signaler que deux choses : ami, ou mortel ennemi. Les deux pouvaient vous traiter de la même manière et le zélote se méfiait de la perfidie de certains, même si dans ce cas-là, il doutait sincèrement être en danger. Quoique, il pouvait très bien cacher son jeu.
Le prêtre resserrait encore plus son carnet contre son ventre, tenu par les deux mains, attendant avec tension les premières paroles de l’aveugle. « Non, ils ne sont pas assez intelligents pour ça… Mais n’allez pas le leur répéter. » Son ton avait quelque peu changé, moins professionnel, moins châtié, plus secret. Cependant, ce qui marqua profondément – et troubla quelque peu – Caesar, c’était l’intensité renouvelée avec laquelle l’ailé le regardait ; ce n’était pas un regard d’homme abattu par sa condition, mais celui d’un homme d’une force sous-jacente dangereuse. Ce regard n’était pas naturel, il était forgé au travers de l’adversité ; il avait vu pire, il avait vécu. Malgré une apparence de jeune homme, le noble devait être terriblement puissant mentalement pour avoir ce regard. Il ne fallait donc pas le sous-estimer et ce n’était pas le cas.
« Qu'est-ce qui vous fait dire que j'ai accès à la bibliothèque du palais ? Je ne pourrais être qu'un nouveau riche prétentieux parmi tant d'autres... Mais vous êtes très avisé, et je ne vais pas vous cacher qu'il paraîtrait que mes conseils soient assez bien vus à la cour. » Telle une boule de glace fusant dans son œsophage, Caesar sût qu’il avait en face de lui pas n’importe quel nobliau sans pouvoir souhaitant se montrer à la populace, non, c’était quelqu’un de puissant – et il le savait. L’espèce la plus dangereuse, pensait le prêtre. « Je ne suis pas complètement aveugle. Je vois très mal, c'est sûr, mais... Je vois tout de même. Un peu. Et différemment. D'ailleurs... vos cheveux scintillent-ils toujours comme ça, ou est-ce juste moi ? » La discussion avait pris un détour saugrenu, clouant Caesar sur place, il ne savait quoi répondre mais avant même qu’il ait eu le temps de dire quoi que ce soit, l’ailé reprit la parole : « C'est pour ça que je suis là. Je vous ai dit que je cherchais de nouvelles choses, et ça, je ne l'aurais pas trouvé à la bibliothèque du palais. » Un sourire naquit sur ses lèvres, le genre de sourire nourrissant l’imagination du prêtre.
Abruti par la réponse du noble, il ne savait tout bonnement pas quoi dire et resta là, debout, en face de cet homme accoudé à la table, qui le dévisageait maintenant sans vergogne, coi. Après quelques instants, il s’accorda un sourire, puis un faible rire et enfin un fou rire éclatant, puissant. Caesar posa le carnet sur la table et s’assit en face de son interlocuteur, déterminé à avoir le dernier mot de cette histoire. « Eh bien, quelle belle manière de dire les choses, très flatteur, cela dit – dire que je n’y suis pas sensible serait mentir -, je le suis, malgré moi, en tout cas. » Toujours souriant, son regard s’attardait sur les ailes de l’homme, essayant d’y entrapercevoir des imperfections mais elles semblaient être immaculées et parfaites. « Je ne scintille pas à proprement parler mais vous n’êtes pas le premier à me le faire remarquer. Pour être honnête avec vous, j’ai toujours eu cette faculté de paraître et il faut avouer que cela a facilité nombres de mes sermons lorsque j’étais Frère. Fatalité, c’est l’un des exercices qui va me manquer le plus, je pense… » Il laissa la phrase en suspens, le regard rivé maintenant sur les cheveux du conseiller, son esprit s’égara un instant pour troubler sa paix intérieure d’images tant détestées. Caesar reprit le fil de ses pensées, apposant sa paume sur le carnet avec une lenteur calculée, le temps de réfléchir à sa prochaine phrase, il reprit : « Enfin, il me semble que nous nous ne soyons même pas présenté correctement ; je m’appelle Caesar Hohenzollern, Prêtre du Culte de Lucy. Vous êtes ? »