Durant son temps libre, la jeune femme, mis à part lorsqu’elle use de son énergie dans l’entretient méticuleux de son modeste immeuble à un étage, lit sur les multiples croyances spirituelles encore peu explorées en Aryon. Seuls les Historiens les plus érudits se sont penchés sur les grandes lignes de certaines sciences occultes et des communautés qui les pratiquent depuis plusieurs siècles. Parmi ces pratiques, on retrouve la divination. Elle peut se faire de multiples manières, dont une préférée par Elcah : la lecture ou l’interprétation des cartes. Ayant déjà un certain penchant pour l’illustration, par la beauté des paysages et ce qui les compose, elle est l’auteur de deux de ses propres decks. Elle leur a donné un nom, le premier se nommant « Anatolia », un deck aux couleurs pastel, rappelant la nature et « Ashoka », un deck minimaliste, simplement blanc, orné de formes géométriques dorées. Il arrive qu’Elcah lise pour les autres, pour quiconque ayant besoin d’un guide ou bien d’une réponse claire et précise. Un oui ou un non.
Ce soir-là, son ennui l’avait emmenée dans l’un des endroits les plus fréquentés d’Aryon : une taverne. Non pas la plus célèbre de la capitale, mais un bar suffisamment apprécié du gentilé. Le commerce était bondé, les serveurs peinaient à circuler entre les clients ivres ou tout simplement beaucoup trop nombreux. Pour Elcah, c’était l’occasion idéale de se faire oublier au beau milieu d’une foule qui la submergeait. Elle avait à sa table, bien enfouie dans un coin sombre, au fond de la salle, un verre d’eau déjà à moitié consommé ainsi qu’une demi-douzaine de cartes étalées en éventail devant elle. Elle les contemplait, bien adossée au fond de son banc de bois, ceux dont on pouvait profiter lorsque l’on choisissait les places en coin de salle.
L’ambiance à la taverne était à la fois agitée mais animée d’une certaine obscurité que l’on n’éclairait qu’à la lumière du feu. Un chandelier se tenait sur un plafond déjà bas. On le voyait parfois se balancer de quelques centimètres inquiétants dès qu’une tête haute le frôlait d’un geste trop brusque.
Malgré les voix barytonnes qui dominaient, et les rires des femmes sopranos qui venaient s’ajouter à l’orchestre, l’aventurière, qui avait couvert son buste et ses épaules d’une cape noire, ne pouvait pas être dérangée. Sa concentration était bien trop intense, ou plutôt, il était généralement très simple pour Leilar de se perdre dans ses pensées ou dans quelconque activité qu’elle entreprenait.
Les cartes ou prédictions qui apparaissaient depuis une dizaine de jours semblaient montrer la même chose : de l’obscurité et puis le chaos. Des cartes montrant un petit groupe de personnes, une trentaine environ, les grands groupes représentant plutôt les armées, les peuples entiers, etc. … En tout cas, cette répétition l’inquiétait depuis deux ou trois jours puisque malgré les indications, rien de décisif n’avait encore eu lieu en Aryon. En tout cas, rien qui ressemblait à ce qui était illustré dans les tirages récents. Tout ça sonnait dans l’esprit d’Elcah comme d’une bombe qui pouvait exploser à n’importe quel moment, comme … Maintenant.
Elcah songeait alors à entreprendre davantage de quêtes qui pourraient peut-être la mener à une piste ou deux. Elle pensait à redoubler d’effort comme si la mission de contrer ce mal lui était décernée. Après tout, lorsqu’on se trouve dans le camp du bien, pourquoi rester les bras croisés, à ne rien faire, en attendant que le pire arrive ? C’était ce qui planait dans la tête de la jeune femme depuis lors.
Les yeux fatigués, elle leva son regard afin d’observer les alentours. Rien n’avait changé et le temps semblait être figé. On semblait être coincé à l’intérieur d’une taverne dans laquelle on pouvait boire, rire ou se battre sans limite, sans se soucier du temps qui passe. Un soupire souleva sa poitrine et elle prit une gorgée de son eau encore fraîche. C’est cette même fatigue, largement justifiée vu les une heure du matin affichées sur l’horloge du bar, qui lui fit prendre la sage décision de ranger ses cartes et de passer à autre chose, de vider son esprit de toute inquiétude et de profiter des quelques heures de repos qui restaient.
Sa main droite balaya l’éventail de cartes d’un geste unique mais l’intuition ou allez donc savoir quelle force abstraite attira son regard vers une silhouette particulière.
Il était de coutume pour toi, depuis plusieurs jours maintenant, de faire des allers-retours entre la taverne qui était aussi et surtout ta propre maison, et celle de ton oncle. Ce cher Derek était un atout considérable dans ton petit entourage, en plus d’être de ton sang, il était de notoriété publique que l’homme te chérissais comme si tu étais sa propre enfant. Rare étaient les fois où il choisissait d’ignorer ou de refuser quelque chose que tu venais de lui demander. En l’occurrence, si tu avais besoin de ses talents et de ses connaissances ces derniers temps, c’était simplement parce que tu ressentais l’envie, mais aussi et surtout le besoin de progresser dans certains domaines. Certes, ton cher tonton avait des lacunes lorsqu’il s’agissait de manier une épée, toutefois, il avait quand même t’apprendre quelques petites choses si bien que tu parvenais désormais à te mouvoir avec aisance une lame à la main. Les cours de tir à l’arc aussi étaient particulièrement profitable, tout comme les conseils qu’il savait te dispenser quand il s’agissait de te servir de tes petits poings. Tu n’étais pas capable de dire si tout ce que tu faisais comme effort dans ces domaines seraient suffisant, impatiente comme tu l’étais, chacun de ces apprentissages semblait être d’une lenteur navrante et ta progression particulièrement désespérante.
Lorsque tu étais rentrée ce soir, la taverne était comme à son habitude relativement bondée. Des visages connus, d’autres bien moins, tu avais néanmoins baissé le regard pour te faufiler avec cette aisance caractéristique et habituelle à travers la clientèle en mouvement constant afin de rejoindre le bar. Tes affaires déposées derrière le comptoir, tes lèvres avaient rejoins la joue de ton père pour y déposer un baiser tendre. Enfin, tu avais pris place sur un tabouret, face à quelques clients que tu connaissais un peu, des aventuriers de la guilde avec lesquels tu avais pu discuter auparavant, et quelques vieux buveurs amis de ton adorable papa. Les discussions allaient déjà bon train depuis quelques heures avant ton arrivée, si bien que dans un premier temps, tu n’avais fait qu’écouter un peu distraitement, osant quelques mots de temps en temps pour donner ton avis sur une question, un sujet donné avant de retourner te murer dans ton silence. En vérité, tu étais plus occupée à observer la salle et les clients qu’à réellement converser. C’est ainsi que ton regard noisette avait fini par s’arrêter à plusieurs reprises sur cette femme installée dans un coin de la taverne, sur un banc. Malgré l’agitation et le bruit autour d’elle, elle n’avait pas l’air d’être dérangée, ou même perturbée, elle paraissait au contraire relativement concentrée sur ce qui se trouvait devant elle, sur la table, quelque chose que d’ici, tu ne parvenais pas à voir. « J’ai parlé d’elle la dernière fois, tu ne t’en souviens pas ? » Détournant le regard, tu fixes désormais un aventurier habitué au bar de la taverne avec lequel tu avais plusieurs fois eu l’occasion d’échanger. Tu l’avais toujours trouvé plutôt sympathique, il était d’ailleurs de bon conseil, te donnais régulièrement quelques-unes de ses astuces et te parlais aussi de certaines personnes qu’il estimait intéressantes, juste au cas où tu aurais besoin de l’une d’elle un beau jour. Des forgerons. Des marchands. Mais aussi d’autres aventuriers ayant des particularités intéressantes, assez intéressantes pour être soulignées, en tout cas. « On la voit souvent avec ses cartes. » Maintenant qu’il évoquait les cartes, il est vrai qu’il te semblait avoir déjà eu des échos d’une telle personne. Les rumeurs disaient qu’elle pouvait lire l’avenir dans ses jeux de cartes, tu avais trouvé ça intéressant la première qu’on t’avait parlé de ça. Qui ne souhaitait pas connaître son avenir, ou au moins avoir des pistes sur ce dernier ? Les gens bien trop sûrs d’eux, probablement. En ce qui te concernait, sur bien des sujets à présent, l’avenir te paraissais autant incertain qu’effrayant. Des questions tu en avais beaucoup, tu en avais même bien trop, si bien que machinalement, tu te remets à fixer cette inconnue tandis que tu te lèves par réflexe pour aider la serveuse du soir à ramener son lourd plateau sur le bar. C’est à ce moment que l’aventurière croise ton regard et comme s’il s’agissait là d’un signe, d’un appel, tu finis par traverser la salle pour rejoindre sa table. Silencieusement, tu tires une chaise en face d’elle avant de t’y installer, tu lui offres un sourire poli avant d’ouvrir véritablement la bouche.
「El. 」
Fidèle à elle-même, Elcah Leilar décida de ne rien dévoiler, si n’est qu’un morceau de qui elle était. Une syllabe dans son prénom. Puis, rapidement, une paire de secondes passa avant que l’aventurière ne songe à rendre la conversation davantage entraînante. Il aurait au moins fallu rétorquer sur ce détail assez étrange, ou curieux, qui disait que l’on avait parlé à son propos. Elcah n’était pas consciente de ce qui pouvait se raconter à son égard mais elle pourrait, éventuellement, avouer qu’elle s’y intéressait, que sa réputation était importante. Son sens du devoir et de la droiture, cette partie de sa personnalité qui l’aurait faite embaucher dans la Garde, lui donne un peu d’orgueil, une légère fierté qui n’irait, cela dit, pas plus haut que ses chevilles. L’éducation qu’elle reçu ne lui aurait jamais permis de partir dans des délires égocentriques ou mégalomaniaques, bien loin de là. Au lieu de cela, elle préférait laisser son calme et sa maturité bien acquise prendre le dessus.
「Ces choses qu’on aurait dit à mon propos… Sont-elles suffisamment importantes pour que vous vous déplaciez jusqu’à moi? 」
Elcah voulait savoir pourquoi on venait vers elle en particulier. Pourquoi si tard dans la nuit?
Cette taverne n’était pas l’un de ses lieux de prédilection, bien qu’elle y soit passé deux ou trois fois. Tout de même, cela n’expliquait en rien qu’on l’ait reconnue. Curieuse, elle observa furtivement les arrières de son interlocutrice car peut-être l’envoyait-on ici, parler à une Elcah qui ne connaissait personne. A vrai dire, il lui était arrivé d’attiser la curiosité de quelques visiteurs, souvent des touristes, étrangement. Ses cartes attiraient, elles attiraient ceux qui souhaitaient qu’on les rassure. Ceux qui voulaient connaître l’avenir, impatients ou trop curieux. Souvent, des inquiets au cœur brisé demandaient qu’on leur annonce une bonne nouvelle, peu importe si cette bonne nouvelle aurait fait barrière à leur propre ascension personnelle. Leilar aimait donner des réponses claires et nettes. Elle n’aimait pas mentir ou édulcorer sa vision ; si les cartes démontraient une rupture, un conflit ou une perte, alors c’était son devoir de le communiquer. Cette honnêteté lui a valu quelques incompréhensions ou quelques insultes, mais que pouvait-elle y faire ? Elle ne pouvait qu’être désolée de l’immaturité de ces personnes qui ne pouvaient voir la réalité en face, ou qui ne souhaitaient guère faire face à des obstacles qui, pourtant, auraient potentiellement pu les faire évoluer en de fortes personnes, matures et soulagées d’un mal dont ils n’avaient pu se dégager, pendant des années ou bien des mois.
Mais ce n’est pas à ses cartes auxquelles elle pensait. Elle pensait à tout sauf à cela.
「C’est l’homme assis au bar qui vous envoie vers moi, peut-être? Il a l’air de nous observer depuis votre arrivée. 」
Tu faisais rarement preuve d’autant d’audace. Si effectivement, tu étais ouverte aux autres, si généralement, tu n’avais pas de soucis avec les contacts humains et les interactions sociales, tu étais tout de même relativement du genre à laisser les gens tranquilles, dans leur bulle. Cette jeune femme, même de loin, t’avais semblé être dans son monde et pourtant, la curiosité t’avait tout de même poussée à l’approcher, à prendre place à sa table et à te présenter avant de lui demander ton nom, son prénom, quelque chose. Tes doutes du moment, tes questionnements étaient donc si préoccupants que cela ? A l’évidence, la réponse était oui.
Les yeux baissés, sans doute légèrement honteuse ne nous le cachons pas, tu enregistres le semblant d’identité qu’elle t’offre. Est-ce un surnom ? Un diminutif ? Ou alors est-ce là réellement son prénom ? Tu as un doute, cependant, bien évidemment, tu n’en demanderas pas plus pour le moment. N’est-il pas normal pour une jeune femme d’assurer ses arrières et de prendre garde à sa sécurité, surtout si tard, au fin fond d’une taverne ? Tu n’inspires pas le danger, probablement pas, et pourtant, tu peux parfaitement comprendre sa méfiance. On ne se fit pas aux apparences ; c’est une leçon que ton oncle Derek t’avait enseignée il y a déjà bien longtemps et que malgré ta naïveté, tu appliquais toujours au pied de la lettre.
Au final, maintenant que tu te trouves face à elle, maintenant que tu es parvenue à l’aborder, à engager un semblant de conversation, tu te rends compte que tu peines à trouver tes mots. Tu as la désagréable impression que tes motivations pourraient paraître parfaitement ridicule … rien de plus que les questionnements d’une jeune femme amoureuse, rien de plus. Si cette femme était bien capable de voir un avenir dans ses cartes, elle devait en avoir vu passer des centaines comme toi. Alors tu tardes. Tu fais traîner en longueur et bientôt, c’est elle qui te questionne. Tu te retournes pour apercevoir l’aventurier toujours au comptoir. Il t’observe, toujours en grande conversation avec les gens qui l’entourent.
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