Oberic Ostvald offrit à sa fille un sourire empli de la même tendresse que celle qui s'invitait dans ses yeux à chaque fois même qu'ils se posaient sur sa famille.
Plutôt grande pour son âge, les joues pourtant encore rebondies par l'enfance et le visage mangé par deux immenses iris d'un bleu éclatant, elle suivait la discussion entre son frère aîné et sa mère avec contrariété. Elle adorait Vyce, quand bien même cette affection ne semblait qu'à peine partagée. Elle aimait moins, en revanche, la nouvelle qu'il venait tout juste de leur annoncer. Autant que tout ce qu'elle impliquait.
« Pourquoi ne partirait-il pas ? »
« Parce que je l'aime beaucoup. »
Son père lui ébouriffa les cheveux pour première réponse, patient et pourtant profondément amusé.
« Tu aimerais qu'on t'empêche de partir pour les mêmes raisons ? »
La question lui parut aussi floue que la frustration qui bouillonnait en elle. Elle n'aimait pas l'idée qu'il parte. Qu'il se détache de leur famille. Qu'il s'éloigne d'elle, tout simplement. Parce qu'elle avait l'impression de ne pas avoir assez réussi à se faire aimer. Parce qu'elle avait peur qu'il finisse par l'oublier. Parce qu'elle se sentait égoïstement mise de côté, tout simplement, et parce que ses histoires – devenues trop irrégulières – lui manqueraient.
Mais à neuf ans et des poussières, les mots pour exprimer son trouble flottaient au-dessus de sa tête sans sembler vouloir atteindre ses lèvres.
« Je ne sais pas. » admit-elle néanmoins à contre-coeur.
La réponse sembla le satisfaire puisqu'il n'insista pas et Amelia-Jade, elle, reporta son attention sur Vyce et sa mère en fronçant légèrement ses sourcils.
Malgré leurs sept années d'écart, la benjamine n'avait eu aucun mal à suivre les pas de son frère aîné et à s'y adapter. À un peu plus s'intéresser à tout ce qu'il pouvait lui raconter, à chaque fois qu'il avait le moindre nouvel exploit – généralement banal, qu'on se le dise – à lui conter.
Asociale au possible, elle compensait alors son manque de discussion par un intérêt qu'elle exprimait à sa façon et veillait à ce qu'il n’omette pas le moindre détail en posant ses questions dès l'instant même où elles traversaient son esprit. Mais maintenant qu’il s’en allait, qui lui ferait aimer le monde comme il savait le faire ? Sa mère était aussi bonne à raconter des histoires qu’à faire montre de patience et son père, lui, n’était que très rarement présent.
« … Tu nous aimes plus, c’est ça ? » finit-elle par brusquement grommeler en fixant ses grands yeux sur son frère.
Le visage de sa mère se para d’un sourire froid.
À seize ans, ce gringalet d'un mètre soixante-cinq était reconnu par les plus grandes autorités de l'académie militaire comme un moins-que-rien dans les exercices requérant force et courage. La figure drapée de colère de la matriarche familiale lui flanqua un frisson glacial.
« Je prends ça pour un non… » marmonna-t-il en baissant les yeux sur son assiette. Il lui trouvait soudainement des qualités artisanales insoupçonnées.
Son repas à peine entamé trônait devant lui, modeste et conforme à l’austérité qui faisait la fierté des siens. Du pain rassis, une soupe insipide et un verre d'eau. Une austérité de surface, car les Ostvald avait une adoration sincère pour le prestige, en plus d’être à l’image des murs, du plafond, et des meubles qui habillaient l’endroit : froids et sévères. Vyce se saisit de son couteau à pain et commença à jouer avec une boulette de mie, feignant de ne plus être concerné par la conversation et de ne plus sentir les regards rivés sur sa personne. La voix de sa cadette rompit cette entracte passagère.
« … Tu nous aimes plus, c’est ça ? »
Il s’efforça de camoufler son aggravation derrière un masque d’aggravation totale, et laissa tomber avec mépris les coins de sa bouche :
« Et voilà, elle va pleurer. »
« Vyce, ne parle pas comme ça à ta sœur », le réprimanda son père. « Vous ne vous connaissez pas assez. Pourquoi ne pas passer un peu de temps ensemble ? Avant ton départ. »
« C’est une excellente idée. Cela t’apprendra peut-être à surveiller ton langage, Vyce. »
Une fois le dîner terminé et les plats débarrassés, ses parents s’excusèrent et s’éclipsèrent de la salle de repas. Vyce crut voir son père donner une tape encourageante sur l’épaule de sa sœur, et une jalousie enfantine le mordit brusquement. Il se laissa glisser dans sa chaise, jusqu’à manquer de disparaître sous la table en bois blanc. Lorsque les portes se refermèrent dans un claquement sourd, la recrue se redressa péniblement et adressa un regard noir en direction de sa cadette, avant de se raviser. Il ne voulait pas la faire pleurer. Alors, il attendit qu’elle prenne la parole.
...
Un silence pesant emplit la pièce, seulement troublé par les rumeurs lointaines des passants et le ronronnement de la nuit. Au bout de plusieurs longues minutes — sa patience ayant visiblement atteint ses limites, Vyce frappa la table de la paume de la main, comme pour commander l’attention de sa sœur.
« Écoutes, je suis désolé. Tu veux faire quelque chose ? » Il marqua une pause, conscient que son ton était un peu trop sec, son coeur embourbé dans une fierté puérile. « Le jardin ? Le ciel est bien dégagé ce soir. »
Amelia-Jade fronça ses sourcils dans une petite moue renfrognée, vexée et agacée. Pleurer ? Elle ne pleurait jamais - ou tout du moins pas souvent -, elle voulait seulement qu'il reste et puisqu'il le prenait de cette façon alors non, elle ne pleurerait pas, même lorsqu'il s'en irait. Elle ne viendrait même pas le voir.
Lui n’avait visiblement pas la moindre peine à les quitter, alors pourquoi est-ce qu’elle en aurait ?
Visiblement déçue, la benjamine de la famille Ostvald ouvrit alors la bouche comme pour tenter de protester, surprise d'entendre son père lui couper la parole tandis qu'elle se replaçait correctement dans sa chaise en croisant ses bras sur sa frêle poitrine.
Si l’idée qu’il proposa réchauffa légèrement le coeur d’Amelia-Jade, la perspective de néanmoins passer une soirée en compagnie d’un frère qui n’avait visiblement pas envie d’en faire autant lui alourdit un peu plus la poitrine. Elle ne lui avait jamais rien fait, si ? Alors pourquoi est-ce qu’il lui en voulait ? Plus important même, pourquoi semblait-il ne pas l’aimer alors qu’elle l’admirait autant, elle ?
Le malaise déjà présent au creux de sa gorge la fit légèrement se tortiller sur sa chaise et Amelia-Jade lança un regard empreint de détresse à son père lorsqu’il se redressa afin de quitter la pièce, vraisemblablement à peine plus disposé à l’aider autrement qu’à travers une tape sur son épaule. Le geste lui arracha une discrète grimace. Il n’allait pas lui venir en aide, il n’allait même pas prétendre avoir vu qu’elle lui en demandait, quand bien même tout en elle hurlait qu’elle avait effectivement envie de pleurer. Envie qu’elle traduisit à travers un mutisme anxieux et elle décida de simplement ignorer le manège de son frère au profit de l’animation morne des ombres sur les fenêtres.
Et le choc de la main de Vyce contre la table fut le seul détail qui ramena brusquement sa benjamine à la réalité, quelques minutes après.
« Écoutes, je suis désolé. Tu veux faire quelque chose ? Le jardin ? Le ciel est bien dégagé ce soir. »
Elle ne lui lança qu’un regard. Blasé.
Voilà qu’il essayait d’esquiver sa colère, maintenant ?
« Tu dis ça pour que je ne pleure pas ? Je pleurerai même pas pour toi, de toute façon. Même si je t’aime beaucoup. »
Ses sourcils se froncèrent à nouveau, comme si sa précédente anxiété s’était brusquement évaporée au profit d’une moue boudeuse qu’elle ne tenta même pas de cacher et Amelia-Jade se releva pour souplement se dégager de sa chaise, les yeux toujours rivés sur son aîné.
« Si on va dans le jardin, tu me raconteras encore une histoire ? »
Oui, elle lui en voulait. Mais non, elle ne tenait pas à ce qu’il parte sans lui avoir laissé au moins un dernier des récits qu’elle aimait l’entendre raconter.
« Et je veux savoir pourquoi tu es méchant aussi. »
En plein dans le mile, pensa-t-il avec un léger malaise.
Sa sœur se leva de sa chaise sans le quitter du regard. Il y avait quelque chose de comique dans l'attitude maniérée d’une enfant qui ne touchait pas le sol une fois attablée, mais il s’abstint de tout commentaire.
« Si on va dans le jardin, tu me raconteras encore une histoire ? Et je veux savoir pourquoi tu es méchant aussi. »
Vyce se passa une main derrière la nuque d’un air troublé. Partager des histoires – arrangées le plus souvent pour soutirer des louanges – était un instant de complicité privilégié entre lui et ses parents. Il n’était pas obtus : il comprenait que sa sœur l’aimait d’un amour simple et inconditionnel, et ne cherchait pas à faire de mal, mais le sentiment n’était pas réciproque. Il se leva à son tour, faisant grincer les pieds de sa chaise sur les dalles de marbre dans son recul.
« Je ne suis pas méchant. Je me suis excusé, non ? Petite teigne. »
Il replaça sa chaise contre la table d'une jambe et rejoignit sa sœur d’un pas nonchalant. À neuf ans, sa sœur était petite et menue, avec des bras aux muscles filiformes, capables physiquement de bien des miracles grâce à une injustice de la déesse Lucy. Elle portait une queue-de-cheval tressée qui s’agitait comme un ver incube au moindre de ses mouvements, courant de sa nuque au bas de son dos. Une fois face à sa cadette, Vyce leva une main et l’écrasa dans ses cheveux cramoisis, les ébouriffant un peu plus encore. Prends ça, le ver.
« Si c’est que ça, je peux te raconter quelques uns de mes exploits à l’académie militaire.»
Il retira promptement sa main en continuant de la toiser de haut. Sous la lumière indécise du chandelier, elle lui paraissait si hésitante – mais il savait ce qu’était le pétillement dans ses yeux : de l’admiration, de la confiance. À son égard. Il le savait, entre autres, parce qu’il avait toujours regardé sa mère de cette façon. Vyce eut un profond soupir. Du pouce, il désigna une petite porte en bois donnant directement sur leurs jardins privatifs, à l’opposé de l’entrée principale de la salle à manger.
« Après toi. »
Amelia accorda à son frère un regard incrédule. Il avait beau s'être plus ou moins excusé, son comportement n'arrangeait absolument rien à la situation et elle grommela en croisant ses bras sur son buste, lorsqu'il écrasa sa main dans ses cheveux. À peine ébranlée.
Difficile de riposter. Difficile de lui en vouloir également. Elle savait qu'il ne l'aimait pas spécialement, mais le moindre geste fraternel à son égard suffisait à souffler sur sa peine et elle se reprit bien vite pour elle-même repousser la chaise dans laquelle elle était précédemment installée.
« Si c’est que ça, je peux te raconter quelques uns de mes exploits à l’académie militaire. »
L'indifférence dans les yeux de la fillette s'évapora au profit d'une admiration devenue habituelle ; la même que celle qui faisait pétiller ses iris apatites à chacune des prouesses contées de son frère.
Elle se laissa aller à sourire, légèrement. La soirée prenait des tournures qui lui plaisaient assurément plus que ses débuts et ce fut armée d'une toute nouvelle détermination qu'Amelia-Jade se précipita vers la porte de leurs jardins.
À l'extérieur de l'imposant manoir Ostvald, l'étalage de la richesse de leur famille maternelle se paraît d'allures presque ridicules, sans pourtant dénoter la sobriété de leur maison principale. Il n'y avait là rien de plus qu'un immense terrain parsemé de haies minutieusement découpées, de petits sentiers de dalles marbrées et de fontaines aussi impeccables qu'élégantes, alimentées par des cours d'eau précisément placés.
Un vent frais courait entre les rares arbres dressés çà et là du jardin, signe de l'approche indéniable d'un automne doux qu'Amelia attendait avec impatience. Autant d'impatience que les récits que son frère lui avait promis.
Bien décidée à profiter au maximum de la proposition qu'il lui avait faite, elle enjamba alors les premières marches d'un des kiosques du jardin puis se retourna vers lui, une main contre sa hanche.
« Tu penses que je pourrai aller là-bas, moi aussi ? »
Du haut de l'escalier elle faisait approximativement sa taille. Une ressemblance artificielle qui détonnait cruellement avec tout le reste.
Là où elle était aussi rousse que sa mère, Vyce avait hérité des cheveux bruns de leur paternel et tenait davantage de lui que de qui que ce soit d'autre : son caractère était aussi indéfinissable que la réelle couleur de ses yeux et il arrivait souvent à la fillette de se demander s'il l'aurait un peu plus aimée, si elle lui avait ressemblé.
« Quand tu reviendras, tu t'entraîneras avec moi ? Juste une fois, et je ne pleurerai pas même si tu me fais mal. » promit-elle en s'écrasant dans une des banquettes à disposition.
C'était davantage une requête qu'une proposition. Un sincère besoin de partager quelque chose de plus vif que de longues soirées à l'écouter conter certaines de ses journées. Une envie de voir si elle pourrait un jour l'égaler. Au moins.
À l’extérieur, Vyce ne put s’empêcher de balayer les environs d’un regard distrait. Chaque arbrisseau était taillé avec une précision millimétrique, chaque dalle méticuleusement cirée, chaque carré de pelouse amoureusement entretenu. Tout avait été pensé pour transcender l'excellence, tout en se revendiquant sobre et humble. L'hypocrisie le rendait dingue.
« Tu penses que je pourrai aller là-bas, moi aussi ? »
Vyce regarda en direction de la voix d'Amelia-Jade, et fut surpris de la voir à sa hauteur.
La douce lueur de la lune soulignait sa silhouette, et elle lui paraissait dans ce moment présent, malgré sa jeunesse et ses attitudes, plus légitime que lui. Il y avait une flamme dans ses prunelles qui l'effrayait – la naissance de quelque chose. La confiance d'aller au bout de ses convictions. Elle ne pleurera bientôt plus. Elle ne s’abandonnera pas à la sensation d’échec qui l’envahissait, lui. La vision reflétée de ses propres ombres était douloureuse à constater, alors il détourna le regard. Un aveu de faiblesse. Reprends-toi, tu as de l'avance encore.
« Quand tu reviendras, tu t'entraîneras avec moi ? Juste une fois, et je ne pleurerai pas même si tu me fais mal. »
Un ricanement lui échappa et il l’imita, s’affalant dans une banquette voisine.
« Si je reviens. » Il n'y comptait pas. Comment se comporter comme un frère après tant d’années d’éloignement ? Vyce ne savait même pas s’il pouvait l’encourager (une part de lui aimerait qu’elle échoue et que sa vie soit truffée d’embûches, à l’image de ses tribulations). « Tu ne le réalises peut-être pas, mais tu as beaucoup de chance. Ne crois pas pour autant que l’académie militaire sera une partie de plaisir. Tous des monstres, là-bas. »
Vyce soupira et se massa la nuque d’une main.
« Enfin bref… tu verras par toi-même. Qu’est ce qui te fait envie, comme histoire ? Tu veux que je te parle de la fois où j'ai battu le major de la promo ? »
La fillette accorda à son frère un regard empli de curiosité et d'incompréhension. Et comme toutes les fois où elle ne comprenait que la moitié de ce qu'il lui disait, elle haussa simplement les épaules, incertaine. Peut-être aurait-elle du insister, mais son impatience pesait un poids bien plus lourd que la rationalité dans sa balance et elle s'empara d'un des coussins de la banquette pour le poser sous son ventre, toute son attention rivée sur son frère.
« Enfin bref… tu verras par toi-même. Qu’est ce qui te fait envie, comme histoire ? Tu veux que je te parle de la fois où j'ai battu le major de la promo ? »
Les yeux d'Amelia s'illuminèrent d'un éclat admiratif.
« Tu l'as vraiment fait ? Tu as vraiment battu le major de ta promo ? Ça veut dire que tu es major toi aussi ? »
Ses petits poings s'appuyèrent contre ses joues afin de soutenir sa tête, elle-même éclairée d'un tout nouveau sourire enjoué. Si elle était habituellement inexpressive, les histoires de son frère et parfois sa présence à elle seule suffisaient à donner de nouvelles allures à son visage. Elle savait rire, même très peu, lorsque c'était avec lui. Et a contrario, elle savait se fermer à ses moindres émotions, lorsqu'elle était avec sa mère. Une éducation qui lui valait finalement de grandir comme un objet davantage que comme une enfant mais elle ne le comprenait pas, alors elle ne s'en plaignait pas.
« Il y a beaucoup de gens comme toi à l'académie ? Peut-être que je pourrai devenir aussi forte, moi aussi. »
L'éventualité la fit frissonner d'impatience. Une impatience qu'elle traduisit en se rasseyant finalement pour mieux observer Vyce, paradoxalement calme, et elle attendit alors, silencieusement, qu'il lui raconte une toute nouvelle histoire.
« Tu l'as vraiment fait ? Tu as vraiment battu le major de ta promo ? Ça veut dire que tu es major toi aussi ? »
Vyce lui adressa un regard dubitatif. Il se retint de laisser échapper les sarcasmes qui le démangeaient devant la simplicité de son raisonnement d'enfant, sentant en même temps son ego se gonfler d'orgueil en se remémorant à quel point il avait été plus intelligent à son âge. Pour une fois que la comparaison était agréable, il se contenta d'hausser les épaules et de l'écouter poursuivre.
« Il y a beaucoup de gens comme toi à l'académie ? Peut-être que je pourrai devenir aussi forte, moi aussi. »
« Je suis unique au monde ! » clama-t-il avec toute la grandiloquence d'un héraut. « Te fais pas de mauvais sang. Si tu t’en donnes les moyens, tu réussiras. Comme moi. »
Vyce leva les yeux et ne pût se retenir de contempler les étoiles brillantes, suspendues sur la voûte noire surplombant leurs têtes. Il dut avoir un moment d'absence car son expression changea quand il reprit ses esprits après une quinzaine de secondes. À présent, une lueur amusée luisait dans ses prunelles.
« Et pour en revenir à nos ptidodos, oui, j’ai battu – humilié ! – le major de la promotion. Ça t’intéresse ? Tu voudrais en savoir plus ? » commença-t-il en adoptant soudain un air malicieux. Quitte à perdre son temps, autant qu'il en tire quelque chose. Les réactions disproportionnées de sa sœur feraient un divertissement de choix. « J'hésite. Tu m'as traité de méchant tout à l'heure et tu as dis, je cite : 'je pleurerai même pas pour toi, de toute façon' ... »
Le jeune garde bondit soudainement et, debout, s'étira les bras vers le ciel. Il ne prit pas la peine de dissimuler le rictus naissant sur ses lèvres, le dos tourné à sa cadette.
« Une histoire riche en rebondissements est longue à raconter, et je suis fatigué. Cependant, en tant que frère... je peux envisager de faire un effort si tu t'excuses et me le redemande respectueusement. »
« Et pour en revenir à nos ptidodos, oui, j’ai battu – humilié ! – le major de la promotion. Ça t’intéresse ? Tu voudrais en savoir plus ? J'hésite. Tu m'as traité de méchant tout à l'heure et tu as dis, je cite : 'je pleurerai même pas pour toi, de toute façon' ... »
Les yeux d'Amelia se chargèrent d'une surprise elle-même mêlée à un semblant de panique.
« Mais... »
La fillette sentit presque son cœur se serrer dans sa poitrine.
Il l'avait mérité après tout : la prendre, elle, pour un bébé qui pleurerait s'il s'en allait lui valait au moins ça. Et même si elle sentait sa fierté lui hurler de ne pas se laisser faire, Amelia chérissait bien trop l'idée d'une soirée en compagnie de son frère aîné pour l'écouter.
Elle allait se laisser faire. Restait simplement à savoir comment ne pas paraître trop faible en le faisant.
Son visage se para alors d'une moue boudeuse et elle croisa ses bras sur son buste en fixant Vyce. Il le faisait exprès. Elle en était persuadée.
« Une histoire riche en rebondissements est longue à raconter, et je suis fatigué. Cependant, en tant que frère... je peux envisager de faire un effort si tu t'excuses et me le redemande respectueusement. »
« Pourquoi tu veux que je m'excuse ? Tu t'en fiches si je pleure. »
Il n'y avait pas le moindre semblant de reproche dans sa voix. Une certaine déception tout au plus, mais elle était bien assez grande pour ne plus se voiler la face : Vyce ne l'aimait assurément pas comme elle l'aimait et le fait qu'elle soit triste ne lui ferait probablement ni chaud ni froid.
Alors non, elle ne pleurerait pas – pas devant lui en tous cas, mais elle pourrait au moins lui montrer son affection d'une autre façon.
« Mais d'accord. » concéda-t-elle en se levant pour se planter devant lui, ses poings posés sur ses hanches. « Je m'excuse et je veux que tu me racontes cette histoire, s'il te plaît. Et en échange... je ne pleurerai pas mais je te le dirai à chaque fois que tu me manqueras. »
Il sifflota joyeusement, ne cherchant pas à objecter.
« Mais d'accord. Je m'excuse et je veux que tu me racontes cette histoire, s'il te plaît. Et en échange... je ne pleurerai pas mais je te le dirai à chaque fois que tu me manqueras. »
En guise de réponse, il eut un éclat de rire : tuer ses émotions, le leitmotiv familial sans aucun sens et porteur de jugements ! Vyce repensa à sa mère, qui ne l'avait jamais pris dans ses bras, quand bien même lui le réclamait, et qui désespérait d'exprimer son amour pour sa progéniture de la seule façon qu'elle connaissait – par les armes et le façonnage de son être.
En même temps qu'il se sentait à cet instant infiniment supérieur à sa sœur, comme éclairé par le feu de la vérité, il éprouvait aussi de la pitié pour elle.
« Je te plains, en fin de compte », murmura-t-il.
Il lui porta un regard vertigineux de tristesse et sa main vint lui ébouriffer les cheveux, le mouvement empreint d'une émotion inhabituelle. Puis il se reprit :
« Bon ! Par où commencer ? »
Confortablement rassis, Vyce lui raconta les aventures d'une recrue prodigieuse et parfaitement intégrée à ses pairs pendant l'heure qui s'ensuivit. Il lui dépeigna ses exploits, extraordinaires et chimériques, embourbé dans un cycle vicieux de besoin de reconnaissance, que sa sœur encourageait par inadvertance au travers de ses nombreuses questions et applaudissements. Ses demi-vérités avaient beau évoluer en mensonges romanesques, le jeune garde s'amusait tellement qu'il avait du mal à s'arrêter.
La lune avait tracé déjà son bout de chemin au-dessus de leurs têtes, d'où elle observait le monde avec gravité, lorsque Vyce entendit des bruits de pas. Le claquement de talons sur le béton du sol lui indiqua l'identité de l'arrivant sans qu'il ait à lever les yeux.
« Amelia, ton frère s'est-il bien comporté avec toi ? »
« Je suis là, sinon ? » grommela-t-il avec lassitude.
Allongée sur le ventre, les paumes de ses mains soutenant son menton et les yeux brillants de la même admiration que celle qui éclairait son visage à chaque fois qu'elle écoutait Vyce, Amelia se laissa aller à donner vie aux moindres émotions que faisaient naître en elle les contes de son frère dès l'instant même où il prit la parole. Elle le voyait sans le moindre mal accomplir tous les exploits qu'il lui dépeignait, glorieux et talentueux, comme l'image qu'elle en avait. Comme le digne guerrier que sa mère avait élevé.
Alors l'émerveillement qui animait ses immenses yeux bleus prenait de temps à autre la forme de questions impatientes, qu'elle abrégeait au plus vite pour en entendre plus. De petits hoquets surpris ou d'exclamations discrètes quoique ravies. Son frère lui offrait de nouvelles raisons de le sublimer et elle le faisait, sans douter, ne serait-ce qu'un instant. Il était son héros, son second modèle et assurément celui qui, plus tard, influencerait le chemin qu'elle emprunterait.
« Et ensui-- »
Les claquements soudains des chaussures de leur mère sur les briques marbrées coupèrent presque net à son excitation.
Imposante, comme toujours. Même lorsqu'on ne la voyait pas.
Pourtant, son attention se releva en direction de sa génitrice en un regard respectueux et admiratif et ce fut tout d'abord sans un mot qu'Amelia se redressa de sa banquette, visiblement d'humeur bien plus rayonnante qu'en début de soirée.
« Amelia, ton frère s'est-il bien comporté avec toi ? »
« Je suis là, sinon ? »
« Mh hm ! Il m'a expliquée comment il a réussi à battre le major de sa promo ! » Le ton de sa voix s'atténua lorsqu'elle rencontra le regard inquisiteur de sa mère. « Vous pensez que je pourrai devenir garde, moi aussi ? »
Les yeux de la matriarche abandonnèrent son visage au profit de celui de son fils. Aussi indéchiffrables que d'ordinaire.
« Pourquoi n'en serais-tu pas capable ? Ton frère excelle désormais en arts militaires alors même qu'il fuyait ses leçons, enfant. Nous en reparlerons, mais pour l'heure la nuit est déjà bien avancée et il est temps d'aller vous coucher. Tous les deux. »
L'autorité pourtant impalpable dans sa voix fit incliner la tête à la benjamine des Ostvald et, sans protester, Amelia glissa naturellement sa main dans celle de sa mère avant de tendre l'autre à son frère.
« Allons dormir, sinon tu seras fatigué demain. »
Et un soldat fatigué était un soldat inutile, comme le lui avaient appris les multiples leçons de morale de sa mère.
« C’est bon, je peux rentrer tout seul. Bonne nuit, Ame ! », lâcha-t-il précipitamment en prenant la fuite.
(Sans s’en rendre compte, Vyce avait appelé sa sœur par son prénom pour la première fois de la soirée.
Regardant la silhouette de son fils s’éloigner, la main de leur mère se crispa sur celle de sa fille.)
L’aube venait à peine de poindre quand les portes principales du manoir Ostvald s’ouvrirent dans un chuintement strident.
Vyce portait sur son dos un sac rempli à ras bord. Des babioles en tout genre se dandinaient de manière frénétique tandis qu’il dégringolait les marches dans un tintamarre à rendre sourd. Son père, visiblement ému, n’en tint pas rigueur ; l’expression de sa sœur était illisible de là où elle se tenait – dans les jupons de leur mère ; et cette dernière laissait transparaître dans son regard quelque chose de similaire à de l'angoisse.
« Mon fils ! Le portrait craché de son père… »
« Comptes-tu emmener ta chambre avec toi ? », lui demanda sa génitrice, perplexe.
« Je n’ai pris que l’essentiel, d’accord ? » répondit-il sèchement. Il se tourna vers sa cadette avec un sourire malicieux. « Je t’ai laissé un petit cadeau dans ta chambre… sur ton lit de bébé. »
Les au revoir furent brefs. Habitués aux départs et retours réguliers d’Oberic, la matinée ne semblait pas sortir de l’ordinaire. Tout avait été dit la veille, et s’il ne voulait pas être en retard, Vyce devait partir rapidement. Alors qu'il s'apprêtait à s'éloigner, sa mère eut eut un geste rare : s’approchant silencieusement de lui, elle le serra contre son cœur, avec la conduite maladroite de quelqu'un ne sachant pas réellement comment s'y prendre. Au dépourvu, Vyce jeta un regard alarmé en direction des deux autres spectateurs… avant d’enlacer timidement sa mère.
Un chapitre de sa vie venait de se terminer. Il le réalisa enfin, avec tristesse, lorsque son père et sa sœur se joignirent à l'étreinte familiale.
« Ame ». Son frère ne l'appelait jamais de cette façon. Il ne l'appelait jamais tout court, en vérité. Leurs échanges se limitaient généralement aux moments où il contait ses périples à leurs parents et, lors de ces instants, elle était assurément la seule d'eux deux à établir une simple bribe de conversation. La nouveauté avait été telle qu'elle avait été incapable de se dire qu'elle était vraie.
« Amelia. Ta main. »
Elle ne remarqua qu'à cet instant le bâillement grotesque qui avait commencé à lui échapper, signe d'un manque cruel de sommeil que Vyce fit s'évaporer par son arrivée aussi indiscrète qu'inhabituelle. L'apparition de son frère et le commentaire de son père lui arrachèrent un sourire curieux et, sans un mot, Amelia se blottit contre la cuisse de sa mère à la recherche d'un réconfort qu'elle ne lui accorda que d'une main sur sa tête. Elle ne devait pas pleurer. Elle avait promis de ne pas pleurer. Mais l'énorme sac sur le dos de son frère semblait aussi lourd que le rappel à la réalité qu'il signifiait et elle s'efforça de se focaliser sur la voix de leur maternelle et de son aîné, pour ne pas se laisser aller.
« Je t’ai laissé un petit cadeau dans ta chambre… sur ton lit de bébé. »
Au prix d'un incroyable effort de volonté, la fillette renifla discrètement afin de reprendre contenance, le visage empreint d'une moue boudeuse.
« Je ne suis pas un bébé ! Quand tu reviendras, tu verras ! »
Le commentaire ne lui déplaisait pourtant pas, davantage pour ce qu'il impliquait que pour le reste : un cadeau. Vyce lui avait laissé un cadeau.
L'envie de se ruer à toutes jambes vers sa chambre la fit tressaillir, écrasa un peu plus sa fatigue au profit d'une curiosité bien plus marquée mais, consciente du fait que ce n'était ni l'heure, ni le moment, Amelia se mordit l'intérieur de la lèvre inférieure pour s'empêcher d'imploser.
Sans réellement avoir besoin de le faire, pour le coup ; la surprise qui marqua son visage le fit presque à sa place, bientôt remplacée par l'air perdu d'une enfant mêlée à une étreinte familiale sans trop s'y attendre.
Elle était perdue, entre la peine et l'impatience. Entre l'excitation et le chagrin. Entre son envie furieuse de pleurer et celle, bien plus poignante, de s'en aller chercher ce que Vyce lui avait laissé. Si elle parvint tant bien que mal à taire la dernière, quelques petites larmes indiscrètes roulèrent le long de ses joues lorsque son aîné passa finalement les portes du manoir et Amelia se blottit silencieusement dans les bras de son père en cachant son visage contre ses vêtements.
« Je croyais que tu ne pleurerais pas ? »
« … Je ne pleure pas. »
« Tu ne devrais pas, tu risquerais de ne pas trouver le cadeau de ton frère. File le chercher. »
Elle ne se fit pas prier.
Après un bref regard à la silhouette de sa mère, Amelia quitta les bras de son paternel afin d'enjamber les marches vers sa chambre deux à deux, non sans se retourner plusieurs fois pour s'assurer que Vyce ne reviendrait pas.
Il ne le fit pas.
Plus ou moins déçue, la fillette repoussa la porte en essayant maladroitement de s'empêcher de plus pleurer, avisa la petite enveloppe sur son lit d'un air un peu incrédule. Une lettre, ni plus ni moins. Vyce ne lui écrivait jamais de lettres, alors la mesure dont elle fit preuve pour l'ouvrir détonnait cruellement avec son impatience, mais elle ne voulait pas l'abîmer.
Il n'y avait, à l'intérieur, rien de réellement intéressant. Rien de poignant.
Rien de plus qu'une information qui, à elle seule, acheva de souffler sur les restes du peu de self-control qu'elle possédait.
Écris-moi à la garnison !
« ... Je vais t'embêter tous les jours, tu vas voir. »
Son visage se déforma en une grimace chagrinée et, ses petites mains resserrées sur le cadeau de Vyce, Amelia se permit enfin de pleurer un grand-frère qu'elle sentait déjà lui manquer.