T'as pris ton jour de congé, ton jour de liberté. L'avantage quand on confectionne des vêtements ou qu'on en répare, c'est qu'on est libre de ses horaires du moment qu'on respect certains délais. Et c'était mieux pour toi. T'es un esprit libre. T'es ce genre de personnes qui fait les choses quand ça lui plaît, même si t'as toujours veillé à ce que ton travail soit fait dans les plus bref délais. Parfois tu regrettes presque cette façon de faire parce qu'après, tu ne sais plus quoi faire la moitié du temps. T'as pas de projets particuliers, t'as pas de rêves à réaliser, pas de personne à protéger, pas beaucoup de personne avec qui aller passer du bon temps comme le font tant d'autres. Ouais, t'aimes ta liberté, t'aime pas le retard, mais en même temps, cela ne fait qu'accentuer cet aspect vide de ta personnalité, de ta vie, d'une certaine façon.
Enfin, peut-être que ce jour sera différent. Cette fois, il y a bel et bien quelque chose que t'as envie de faire : te rendre dans un village assez éloigné de la capitale, mais pas trop non plus. T'avais juste besoin de quelques heures de marches. C'était dans ce but que tu avais pris congé. Tu ne sais pas trop pourquoi t'as envie de te rendre dans ce village une nouvelle fois. Tu ne sais pas ce qui a déclenché ce désir si soudain. Tu ne sais même pas ce que tu vas y faire. Mais tu marches. T'arrives à destination d'un pas nonchalant. Et tu découvre à nouveau cet endroit qui n'a pas changé. Les façades des bâtiments sont toujours les mêmes, elles ont juste un peu vieilli. Tu constates aussi que c'est toujours aussi calme que dans tes souvenirs et pourtant, les gens discutent, les enfants jouent... Mais tout ce fait calmement, sans cris, sans rires forcés. Ce n'est pas si mal.
Tu t'arrêtes soudainement, le regard posé sur la façade d'un petit café. Un tout petit café mais que tu savais... Accueillant. C'était du moins ainsi qu'on te l'avait décris il y a de cela environ deux ans, bien que tu n'avais pas bien compris ce que cela voulait dire à l'époque. Et t'as toujours pas compris, pas vraiment. Mais tu entres quand même, balayant la pièce du regard comme si tu cherchais quelque chose...Ou plutôt, quelqu'un.
C'est là que t'as compris. C'est là que tu sais pourquoi t'as voulu venir ici. Tu connais enfin la raison de ta présence en ce lieu, mais tu ne sais pas pour autant pourquoi cette raison existe. Mais soit, tu t'avance vers une petite table située au fond, là où t'as repéré la personne qui t'intéressait. Tu constates rapidement que les vêtements de cette personnes sont un peu abîmés, rien de bien choquant. C'est juste toi qui a l'œil.
T'arrives à hauteur de la table, le visage inexpressif, comme plus de trois fois quatre. Pourtant, c'est bien de l'humour qui sort de ta bouche...Enfin, ça en serait pour presque n'importe qui.
« Besoin d'un petit coup de main pour réparer les dégâts sur ces jolis bouts de tissus ? »
T'espères qu'il va se souvenir de toi. Toi tu t'en souviens parfaitement. Mais qu'en est-il de lui ? Tu ne sais pas pourquoi t'as envie qu'il te reconnaisse directement. C'est comme ça.
« Je peux ? »
Demandes-tu en pointant du doigt la chaise qui était devant toi, à côté de celle du jeune homme.
Vyce se sentait chez lui, ici. Situé au carrefour de ruelles tortueuses et bordées de vieilles maisons de pierre, l'adresse de ce café n'était connue que des gens du coin et de quelques curieux voyageurs. Il s'étira avec un soupir, avant de se concentrer à nouveau sur sa tâche actuelle.
S'il pouvait se dérober à ses corvées d'héritier, sa mère ne permettait pas que son escapade – sans but précis – constitue une source de tourments pour sa sœur, qui faisait ses premières armes dans la garde. Plongé dans une concentration somme toute relative, Vyce faisait tourner une plume entre ses doigts, confortablement calé au fond d’un siège. Il relisait la lettre qu’il avait presque terminée (et qui le satisfaisait peu) lorsqu’il entendit une voix féminine l’interpeller.
« Besoin d'un petit coup de main pour réparer les dégâts sur ces jolis bouts de tissus ? Je peux ? »
« ... ? Vous avez le sens de l'observation. » Sa cape, pliée avec soin en quatre et déposé sur un angle de la table, avait assurément connu des jours meilleurs, mais il fallait avoir l’œil d'un expert pour repérer l’irrégularité de son surfilage. « Qui... ? » commença-t-il en levant le regard.
L’aventurier ne termina pas sa phrase. Il se leva théâtralement, un sourire immense et lumineux sur le visage et les yeux brillants de gaieté.
« Par Lucy ! Est-ce bien toi, Alizée ? » s'exclama-t-il, assez fort pour attirer l'attention des autres clients. Se rasseyant, il tapota impatiemment l'assise de la chaise à côté de la sienne, une lueur malicieuse brillant dans ses yeux. « Assieds-toi, je t'en prie ! »
Vyce avait pris l'habitude d'être oublié : c'était l'ornière du voyageur sans attaches. Cela avait été difficile à accepter au début, mais il était de plus un jeune homme au faciès et parcours on ne peut plus ordinaire. Toutefois, une part de son esprit n'avait jamais pu s'empêcher d'espérer qu'on se souvienne de lui pour autre chose que ses infortunes.
« Il y a si longtemps que nos chemins se sont croisés, te rappelles-tu de moi ? »
« ... ? Vous avez le sens de l'observation. »
Et comment aurais-tu pu ne pas en avoir. Avoir un passé de voleuse et de tueuse, c'est aussi avoir développer un sens aigu de l'observation. Ça t'as largement facilité la tâche par rapport à ta fonction actuelle d'ailleurs, même si tu pratiquais la couture depuis bien longtemps. Il le fallait bien si tu voulais te vêtir convenablement à l'époque. Mais évidement, quand tu as rencontré ce jeune homme, tu t'étais abstenue de tout commentaire concernant ton passif. Pour lui, t'étais juste une voyageuse vide, sans but dans la vie. Une fille banale. Et c'était bien mieux comme ça.
« Par Lucy ! Est-ce bien toi, Alizée ? »
L'entrain de ton interlocuteur te pris au dépourvu. D'aussi loin que tu t'en souviennes, t'as pas souvent eus droit à ce genre de réaction quand on te voyait. Ça te fait... Bizarre. Mais tu te ressaisis vite, parvenant même à afficher un léger sourire en coin. Enfaîte non, tu n'y étais pas parvenue. Il s'est glissé tout seul sur tes lèvres. C'était quelque chose de voir que tu pouvais marquer l'esprit de quelqu'un, à travers toi...Pas à travers l'assassinat.
« Il semblerait » dis-tu tout en prenant place. « Merci ».
« Il y a si longtemps que nos chemins se sont croisés, te rappelles-tu de moi ? »
Tu fixes le jeune homme de ton regard vide. Évidement que tu te souvenais de lui. C'était un peu la première personne à t'être venue en aide après que tu sois parvenue à tuer ton père adoptif. Les gens ne faisaient pas trop attention aux voyageurs en général, tant s'est habituel d'en croiser. Mais lui t'avait accordé de l'attention et du temps alors qu'il ne savait rien de toi. Plus encore, il t'a amené à devenir celle que tu es aujourd'hui, même si tu as encore des progrès à faire. Mais chaque chose en son temps comme on dit.
« Oui. Vyce Ostvald. Cela fait deux ans.»
Déjà. T'en a pas l'impression. T'as plutôt la sensation que c'était il y a deux semaines. Tout ici a l'air familier, comme si rien n'avait changé.
« T'as pas changé, dis donc.»
Ou c'était juste toi qui avait tellement l'œil que tu n'avais vu aucune différence. Tu reconnais les traits de son visage, ces petits détails sur lesquels le temps n'ont pas eus d'effets.
« Qu'est ce que tu deviens ? »
Vyce se gratta le derrière de la tête, un grand sourire figé accroché à ses lèvres, visiblement embarassé par la remarque de son interlocutrice.
« On me dit souvent que j’ai l’air d’un éternel adolescent... » répondit-il, avec une pointe de dérision dans la voix. Il lui semblait entendre quelqu'un lui souffler à l'oreille qu'elle parlait d'autre chose et qu'il y avait du vrai dans ce qu'elle disait. Deux ans à ne rien faire ! Digne du poltron qu'il était.
Chassant ces bruits déplaisants qui se mêlaient à ses pensées, Vyce poursuivit.
« Je fais ce que j’ai toujours fait, Alizée. Servir la guilde des aventuriers, aider les autres… la routine, tu sais ? » Sa réponse était remarquablement concise et on ne peut plus claire. On sentait qu'il avait pris l'habitude de minimiser l'intérêt que ses aventures pouvaient susciter, sans doute pour changer immédiatement de sujet. « Assez parlé de moi ! »
Vyce fit glisser un verre vide de la table devant la jeune femme et souleva un pichet en émail à proximité pour y verser généreusement de l'eau.
« Tu as soif ? Comment vas-tu ? La dernière fois que nous nous sommes vus, tu… »
Déposant le récipient, Vyce marqua une pause, son regard perdu au loin. Des images confuses et nébuleuses se formaient dans son esprit. Le son réconfortant de la pluie battant les vitres et les toits des habitations ; l'odeur de l'herbe et de la terre trempée ; lui, une main tendue vers une étrangère à l'expression atone. Il coupa court à ses réminiscences, lorsqu'il se sentit progressivement aspiré par sa mémoire.
« Tu semblais si désemparée. »