Depuis, c'était la bataille pour associer tous ces artisans ensemble sous l'enseigne de son entreprise, qu'ils s'occupent des plans en groupe au lieu de se débrouiller chacun de leur côté pour s'organiser sur le chantier. De la même manière, une telle mise en place permettait de finir les travaux bien plus vite puisque tout le monde pouvait se retrouver à œuvrer en même temps : pendant que le carreleur s'occupait de la salle d'eau, le plombier pouvait s'occuper des éviers des cuisines, le tapissier gérait la chambre, etc etc...
Et aujourd'hui, c'était justement le jour où cela se goupillait correctement. Le carreleur avait signé le contrat, le plombier aussi, et le tapissier venait de lui accorder une nouvelle entrevue pour éventuellement signer ce contrat, à condition de négocier quelques détails avec les artisans déjà engagés. Ne restait qu'à trouver quelqu'un pour les combles, un menuisier, un jardinier et quelques autres personnes plus anecdotiques qu'autre chose mais dont le travail serait le bienvenu.
Il sortit du bâtiment dans lequel le rendez-vous avait eu lieu, et porta sa main à son front pour se protéger du soleil qui avait décidé de tirer ses rayons aveuglants sur le monde pour l'après-midi. Il n'était pas bien sûr de l'heure, mais peu lui importait étant donné que son travail pour la journée était fini. Vêtu de son habituelle veste rose violacée aux cordelettes dorées ainsi que d'un pantalon noir et de souliers assortis à sa veste, il descendit les quelques marches qui se trouvaient devant la porte et se dirigea vers la gauche, sur le chemin du retour pour son ministère. Il avait quelques dossiers en main qu'il souhaitait déposer et ranger correctement avant de rentrer se reposer. Peut-être aurait-il la motivation en lui pour aller faire un tour dans un bar que les nobles aimaient fréquenter, les lounges ?
Il arpenta les rues poussiéreuses une à une, tournant à droite ici, à gauche là. Il prit la peine de saluer les diverses personnes qu'il croisait et qu'il connaissait, et finit par se trouver arrêté par un noble qui souhaitait discuter avec lui rapidement. Le lieu était mal choisi : discuter commerce et stratégies en pleine rue, c'était aussi malin que de manigancer contre la couronne devant un garde royal. Il essayait de couper court lorsqu'une autre personne vint se greffer à la discussion. Un maraîcher, apparemment en négociations pour un contrat avec le Pristus, et qui souhaitait en savoir plus sur la façon dont le transport de marchandise et sa sécurité étaient assurés. Fatigué par sa journée et dépassé par ces questions tout droit sorties de nulle part, Primus n'arrivait pas à répondre correctement à ses interlocuteurs de sorte de mettre fin à ces échanges qui n'avaient pas leur place dans la rue. Une autre personne arriva, puis une autre, et encore une autre, et rapidement un petit attroupement se fit, dont le but premier de discuter de ventes et de contrats se mua en salutations polies et enjouées des citoyens à leur ministre du commerce.
Prit dans cette nasse de gens, l'héritier de la famille Milan s'efforçait de faire bonne figure, en leur offrant des sourires le plus possible sincères, ainsi que des poignées de main et en écoutant à moitié ce qu'ils disaient. Plus la chose durait, plus il se disait qu'il aurait mieux fait de se trouver un garde personnel, pour l'escorter dans la Capitale et lui éviter ce genre de désagrément.
Il cherchait à se défaire de ce fardeau qu'était cette foule lorsqu'il vit une ouverture: là-bas, à quelques dizaines de mètres, une crinière de cheveux qu'il aurait reconnu entre toutes. Queen, sa sœur. Il en était quasiment sûr. Il trouva une faille dans le filet humain qui le piégeait, et s'y engouffra en s'excusant de devoir les laisser, et commença à presser le pas dans la direction de sa sœur en appelant, presque en criant:
L’avantage lorsque l’on s’appelle Queen Milan, ce que l’on n’est pas dérangés par n’importe quel badaud. En fait même au travail, il était rare que quelqu’un vienne l’importuner et cela lui allait parfaitement. Ne côtoyer que des personnes riches et influentes était un quotidien qui était loin de lui déplaire. De plus, contrairement à son aînée, Queen n’était pas la meilleure pour jouer la comédie et elle avait toujours un mal fou à revêtir ce masque de sympathie, il était donc préférable qu’elle reste dans son coin ; sans quoi sa couverture aurait tôt fait d’être découverte. La journée de la jeune Milan se passa donc ainsi, dans le calme et la détente. Même si elle s’était levée aux aurores par habitude elle n’avait pas perdu une seconde de sa journée et était si détendue qu’elle aurait presque pu paraître agréable avec son petit sourire en coin et ses airs moins guindés que d’habitude. Il ne lui restait qu’une chose a faire pour que sa journée soit parfaite, refaire sa garde-robe et manger dans l’une des auberges les plus prestigieuses de la capitale. Après ça, elle rentrerait prendrait un énième bain chaud et irait dormir afin de rattraper toutes les nuits blanches qu’elle avait dédiées à son emploi. Elle vira à droite, à gauche sans vraiment se soucier de la direction qu’elle prenait, se contentant de choisir les ruelles les moins bonder. Être de bonne humeur ne l’empêchait pas d’exécrer la plèbe avec laquelle elle devait partager cette ville.
Elle déboucha finalement dans une ruelle plus grande que les autres, plus bondée aussi. En tournant la tête à droite elle aperçut un petit groupe amassé. Elle tourna ensuite la tête à gauche et constata que la voie semblait plus praticable. Sans se faire prier elle décida donc d’emprunter cette route-là. Les autres plus haut dans rue devait encore se chicaner au sujet de moult choses peu intéressantes et qui si elles avaient été intéressantes n’auraient de toute façon pas attiré son attention aujourd’hui. Non aujourd’hui elle avait décidé que pour une fois, elle ne se mêlerait que de ses affaires, les trois cent soixante quatre autres jours de l’année étant déjà consacrée à cela. Malheureusement tout ne se passa pas exactement comme prévu et elle fit brusquement volte-face en entendant cette voix si familière héler son prénom.
- Primus ? Murmura-t-elle plus pour elle-même que pour les gens autour. Ses yeux azurins se mirent alors à courir sur la foule, cherchant désespérément à apercevoir cette tignasse blanche qu’elle ne connaissait que trop bien. Et elle finit d’ailleurs par la trouver, son frère était grand, trop grand pour qu’elle ne le voit pas arriver de loin. Un sourire doux comme elle n’en faisait jamais étira ses traits alors que son regard ne le lâchait pas. - Qu’est-ce que tu f-… Son visage se contracta alors. Une masse de gens s’engouffrait à la suite de son frère et ne semblait définitivement pas le lâcher. - Par Lucy… Grogna-t-elle avant de franchir en quelques enjambés la distance qui la séparait de lui. Sans lui demander son avis elle le saisit par le poignet et le tira dans son sillage.
- Tu es vraiment incorrigible. Tu les détestes tous, pourquoi donc te montres tu aussi aimable avec eux ? Elle le fusilla du regard avant de pointer les personnes qui continuaient à les suivre du doigt. - Voilà où ça te mène ! Les prolétaires sont ainsi, ils aiment nous ronger jusqu’à l’os ! Et toi tu les laisses faire ! Elle ne put que les darder du regard en accélérant le pas. - Et en prime voilà que tu me mêles moi à tes histoires ! Tu es vraiment incroyable et crois-moi ça n’a rien d’un compliment Primus !
Voilà que maintenant son calme et sa bonne humeur étaient envolés et lui semblaient bien lointains. Mais surtout, elle se demandait comment elle pouvait bien les sortir de ce mauvais pas, sans cracher son venin aux visages de leur poursuivant et causer du tort au Pristus. Pendant quelques secondes elle se dit que le laisser dans la panade serait probablement la meilleure des solutions, malheureusement, il était bien la seule personne qu’elle comptait aider dans ce bas monde.
Mais il n’eut pas le temps de profiter de cette avance qui était censée lui laisser la possibilité de souffler, car sa sœur, Queen, sa douce sœur l’avait alors attrapé par le bras. Il l’avait vu au premier coup d’œil, elle n’était pas si enchantée que ça de le voir. Certes, elle avait d’abord semblée contente de voir le visage de son frère, mais cette expression s’était vite muée en une sorte de moue criante de consternation face à la foule qui suivait Primus dans son sillage. Tel un chalutier, il avait pris dans son filet un banc de badauds, qui plus est un banc de badauds du bas peuple, pour la plupart… Pas exactement le genre de population dont Queen raffolait – et c’était peu dire. À tel point qu’elle se permit de le fustiger de toutes sortes de réprimandes dès qu’elle eut réussi à le tirer de là, à quelques mètres en avant de ce troupeau de plébéiens décérébrés.
Qu'importait. Qu'elle lui fasse la morale de la sorte sur ses fréquentations « prolétaires » n'entamait en rien son affection pour elle. Elle était sa sœur, sa plus grande fierté mais aussi son plus grand échec. Alors, elle avait beau lui en mettre plein la figure de temps à autres, lui n'y voyait que des marques d'attention qu'il était certain de ne pas mériter. Ses mots, son ton, son regard étaient durs. Elle était un récif sur lequel il se heurtait, et pourtant il souriait. De toutes ses dents, il jubilait en l'écoutant l'enguirlander. Encore une fois, elle lui donnait de l'importance. Et ça, c'était la seule chose qui comptait pour lui.
Ruelle après ruelle, virage après virage, la foule n'en finissait pas de les suivre, soulevant avec elle un nuage de poussière, et faisant rouspéter les autres citoyens qui vaquaient tranquillement à leur vie sans se soucier de cette animation soudaine et grotesque. Nombreux avaient abandonné la chasse au ministre et à la trésorière, ce qui n'empêchait pas une bonne dizaine de personnes d'être encore à leurs talons. Comment s'en défaire ? Primus savait pertinemment qu'ils n'y arriveraient pas par eux-mêmes : il avait déjà essayé, et rien n'y avait fait. Au contraire, se mettre en première ligne pour essayer de les dissuader de venir vers lui n'avait fait qu'aggraver la situation, à tel point que c'était tout simplement la source de tout ce remue-ménage.
Queen ? Ha ! Probablement la pire idée qui soit. Elle allait les agresser et saper tous les efforts qu'il avait fait pour être bien vu par le peuple. Tous ces efforts dans le seul but de s'étendre pour possiblement lui donner à elle des accès plus élevés encore. Non, la solution, c'était justement les gens autour qui se plaignaient de cette foule, et toutes ces échoppes.
Alors qu'il avait laissé sa sœur guider la route jusque là, il accéléra soudainement pour passer en tête de cortège et la mena par la main à l'intérieur d'un bâtiment légèrement plus grand que ses voisins. C'était une auberge sur 4 étages, rez-de-chaussée compris, aux murs de pierre recouverts de chaux colorée au grès rouge. Les fenêtres étaient faites de verre banal, mais les volets avaient eux tous leur spécificité : chacun était peint d'une certaine manière, comme pour dire aux passants au dehors « regardez, on a chacune notre caractère ». Il reconnut immédiatement la fameuse auberge célèbre pour ses chambres toutes dotées d'une ambiance et décoration différente, qu'il savait appartenir à un tavernier peu commode, mais avec qui il avait un contrat par lequel le Pristus le fournissait en bière, hydromel et porc.
Primus et Queen étaient diamétralement des opposés. C’était un fait. La blonde était un volcan en ébullition pendant que Primus, lui, était comme un roseau qui ne se brisait jamais mais se contenter de plier lorsque cela servait ses intentions. Il aurait été aisé de croire que la présence de sa sœur ferait fuir leur poursuivant et ce fut le cas d’une petite partie qui abandonna à peine la tignasse blonde en vue. Mais comme tout opposé qui se respecte, l’aîné des Milan était une personne attractive qui contrecarre facilement l’effet répulsif de sa cadette. C’est pourquoi, même après quelques minutes de courses, la trésorière s’aperçut qu’ils étaient encore suivi et de près. Alors elle força le pas, courant presque et ne laissant pas le choix à Primus de la suivre. Lui ne semblait d’ailleurs par perturber outre mesure, au contraire, il souriait comme un bêta. Comme à chaque fois qu’elle lui faisait des remontrances. C’était d’ailleurs une chose qu’elle n’avait jamais réussi à comprendre. Dans leur jeunesse il avait plutôt tendance à prendre la mouche lorsqu’elle lui faisait des remontrances voire à lui en faire en retour. Mais depuis que l’un et l’autre s’étaient retrouvés il s’était mis à sourire et a accepter tout et n’importe quoi sans sourcilier, il aurait été mentir que de dire que la jeune femme n’était pas grandement perturbée par son comportement. Mais jusque-là, elle n’avait jamais osé lui demander la raison d’un tel comportement et au fond elle n’était pas sure de vouloir le savoir.
Alors qu’elle était en train de se perdre dans ses réflexions sans pour autant perdre le rythme, ce fût son frère qui la saisit par le poignet fermement mais toujours avec une douceur dont lui seul détenait le secret, puis la dépassa. D’abord surprise, elle n’opposa aucune résistance. L’idée était bonne mais l’endroit où il l’attira lui déplu instantanément. Vu de l’extérieur elle ne semblait pas sur le point de s’écrouler -et c’était une bonne chose- mais les fautes de goûts évidentes avaient hérissé les poils de Queen à une vitesse inimaginable. Si la couleur de la bâtisse n’était déjà pas des plus agréables, cela n’était rien à côté des couleurs dépareillées qu’offraient les volets. D’aucun y n'auraient certainement vu là une marque de caractère; pour la trésorière ce n’était là qu’une pitoyable faute de goût, un arc-en-ciel mal coloré qui vous brûlez les prunelles et vous démangez de vous mettre à la peinture et au bricolage. Cependant elle n’eut pas vraiment le temps de s’attarder sur les dictas de la mode immobilière puisqu'elle était déjà happée a l’intérieur sans pouvoir y mettre son veto -si tant est qu’elle eut envie de le mettre.
Sans surprise, l’intérieur lui déplu également. Poussiéreuse et mal éclairée, la pièce donnait l’impression d’être l’endroit parfait pour négocier des contrats illégaux sans être reconnu. Aussi c’est sans gêne qu’elle lança un regard soupçonneux à son frère. Après tout il était aussi un Milan et même si elle n’était que très peu au fait des arrangements de son frère elle savait que comme elle, il aspirait à des choses beaucoup plus grandes et vastes que son simple poste de ministre. Poste qui avait d’ailleurs été jalousée par nul autre que Queen lorsqu’elle avait appris sa promotion. Oh bien sûr elle avait été contente, il s’agissait là de son frère et elle n’aurait vu personne de plus qualifié pour le poste, ci ce n’est elle. Mais elle ne pouvait s’empêcher de le jalouser parce que contrairement à elle, Primus avait le poids des années et aurait grâce, a cela, toujours une longueur d’avance sur elle.
Rapidement après leur entrée, le tenancier les dépassa, bien décidé à faire déguerpir le troupeau d’indésirable qui était scotché a ses clients. À défaut de tenir une auberge miteuse, il semblait au moins efficace et pas très bavard. Pour l’instant elle s’en contenterait.
Mais comme si cela ne suffisait pas, elle sut instantanément, en voyant le sourire de son aîné qu’il allait faire quelques choses qui lui déplairaient sans aucun doute. Et ça ne manqua pas. Le blond venait de se jeter à corps perdu dans une étreinte affective, le tout en citant bien haut et fort le surnom ridicule dont il l’avait affublé dès qu’elle était sortie du ventre de leur mère. Même, s’il lui avait aussi manqué, elle détestait qu’il agisse ainsi devant des tiers.
- Primus… Grogna-t-elle tout en lançant un regard mauvais aux trois clients qui se tenaient là, l’un arborant un sourire goguenard alors que les deux autres, qui avait sans aucun doute reconnu le frère et la sœur faisait mine de ne pas écouter. - Lâche- moi et surtout ne m’appelle pas Queeny ! Même si elle ne lui avouait pour ainsi dire, jamais, la jeune femme aimait se retrouver au creux des bras de son frère. Personne ne l’étreignait comme lui le faisait et à chaque fois que ce genre d’échange avait lieu, cela rappelait à la trésorière combien ils s’aimaient et surtout que dans ce bas monde il y aurait toujours une personne pour se soucier d’elle. Mais en public c’était une autre affaire. Elle avait une image à tenir et surtout une réputation à ne pas entacher, ou une faiblesse à ne pas avouer. Allez savoir. Toujours est-il qu’elle se dégagea de ses bras confortables avant de tourner la tête, fusillant du regard au passage les trois clients. - Viens, installons-nous, de toute façon nous ne pourront pas sortir immédiatement. Sans l’attendre elle se dirigea vers l’une des tables qui lui semblait la plus propre et qui était surtout le plus éloignée des fenêtres. - Toi et ton incapacité notoire a repoussé la plèbe. Je ne comprendrais jamais ce que tu leur trouves. Tout en parlant elle avait sorti un mouchoir et tamponnait son front en faisant bien attention de ne pas abîmer son maquillage. Puis elle déposa son coude sur la table avant de poser son menton dans sa main et de prendre un air las tout en regardant autour d’elle. - Alors c’était quoi cette fois ? Un marchand de tapis que tu as trop fait attendre ? Non ne me dit pas. Un poissonnier qui veut signer un nouveau contrat ? Décidément. C’est à croire que nous n’avons pas reçu la même éducation toi et moi. C’était à la fois vrai et faux. Si les deux Milan pouvaient paraître diamétralement opposés, dans le fond ils n’étaient rien que les deux faces d’une même pièce et la longue absence du jeune ministre n’avait jamais changé ça. - Alors, Pims, dans quel genre de pétrin t’es-tu encore fourré ?
Ces éclats de niaiserie n’étaient pas simplement la preuve que le grand-frère voulait consolider sa relation avec sa sœur. C’était aussi, bien évidemment, une manœuvre politique. Il savait à quel point les rumeurs pouvaient aller vite dans la Capitale, encore plus si elles concernaient des gens nobles. Or, en se comportant comme un frère modèle et aimant, qui, petit à petit, montrait aux yeux des voyeurs ce qu’ils n’avaient jamais vu jusqu’ici, il envoyait un message : « Queen Milan peut être douce ». Ce n’était qu’une petite chose, une petite rumeur toute bête, qui n’avait sur le moment aucun impact – à part peut-être faire douter certaines personnes de sa force de caractère, à tort. En revanche, pour l’avenir, planter une telle graine était utile. Même si ça le tuait de partager un trésor pareil, il devait bien avouer que montrer le visage de sa sœur que seul lui avait pu voir serait forcément bénéfique pour l’aider à grimper encore plus d’échelons. On ne fait pas une reine avec simplement de la mesquinerie et du mépris du peuple…
Passées ces deux petites secondes, elle se dégagea de son étreinte et ils allèrent s’assoir dans un coin reculé de la taverne, là où les autres clients ne pouvaient pas les voir directement et devraient se rapprocher pour entendre quoi que ce soit de leur conversation. Là, encore une fois, elle lui parla comme on parle à un enfant lorsqu’on sait qu’il a fait une bêtise mais qu’il n’a pas encore avoué. Cette infantilisation l’aurait en temps normal fait bondir de colère, mais là, c’était différent. C’était Queen. Elle avait tous les droits.
Elle se moqua de sa tendance à trop s’approcher de la plèbe, et lui sourit simplement. Forcément, Mère ne se serait jamais abaissée à reconnaître que le soutien du petit peuple pouvait peser aussi lourd que celui des 20 nobles les plus puissants d’Aryon. Alors Queen ne pouvait pas le savoir. Aussi, lorsqu’elle railla sur ce qui avait bien pu susciter ce tsunami de gens en évoquant diverses raisons qui auraient pu mettre des gens en colère, elle ne manqua pas finalement d’ajouter que c’était comme s’ils n’avaient pas eu la même éducation. Elle avait tellement raison. Les erreurs que Mère avait faites avec Primus ne s’étaient sûrement pas reproduites avec Queen. Elle y avait très probablement veillé.
Dans une sorte d’imitation involontaire de sa sœur, il posa son coude sur la table, paume tournée vers le ciel, et déposa son menton dessus, dans une position à la fois décontractée et nonchalante.
Fort heureusement pour elle, le jeune Milan se saisit du plus laid et elle ne se fit pas prier pour prendre le plus joli. À croire que son frère avait vraiment des goûts des plus déplorables. Chaque fois qu'ils faisaient quelques choses ensemble, elle le surprenait à prendre l’objet qu’elle n’aurait approché pour aucun prix. Haussant les épaules pour elle-même après cette réflexion, elle leva également son verre avant d’imiter son frère et de boire une longue gorgée, reprenant son écoute active dès lors qu’il rouvrit la bouche.
Queen ne put s’empêcher de sourire lorsqu’il annonça que sans elle, il n’aurait pu se sortir de cette marrée humaine. Au-delà du compliment c’était la personne qui lui faisait qui comptait le plus. Rares étaient les personnes capables d’obtenir ce petit sourire content et touché qu’offrait la trésorière en l’instant. En fait la plupart du temps elle se contentait d’afficher un sourire carnassier et fier, parce qu’il aurait été mentir que de dire que son ego n’en était pas à chaque fois regonflé. Mais lorsque c’était lui, cela allait au-delà de ça, plus profondément et bien qu’elle ne lui avouerait probablement jamais, elle ne se lassait jamais de ces paroles qui même si elles étaient des attentions minimes, valaient à ses yeux tous l’or du monde. Détournant le regard sans pour autant de départir de sa prestance, elle posa une nouvelle fois ses lèvres sur le verre et avala une gorgée. Qu’elle manqua de recracher au visage de Primus.
- Moi ? Euh… Elle fouilla dans l’une des poches de sa veste et en sortie un petit mouchoir de tissu blanc brodé du blason des Milan et de ses initiales puis se tapota la bouche avec avant de reposer son breuvage. - Je me suis octroyé une journée de repos. Alphonse est trop sur les nerfs. Nous avions besoin l’un comme l’autre… De repos. Oui. Ce n’était pas totalement faux mais pas vrai non plus. En vérité Alphonse était sur les nerfs parce qu’elle-même l’était et que par conséquent elle lui menait la vie dure. Queen avait envie de partager tout ce qui la tourmentait avec son frère aîné, il était même certainement le plus amène de la comprendre mais elle savait aussi qu’elle l’inquiéterait et ce n’était clairement pas le jour pour lui. Aussi, elle enchaîna rapidement avec un autre sujet, espérant passer à autres choses.
- Tu ne pourrais pas employer quelques personnes pour faire ce genre de travail à ta place ? Tu es ministre. Tu n’as pas besoin de te promener avec la gueusaille même si je comprends bien que tu leur voue un culte que je ne comprends pas. Enfin je veux dire, si je genre de situation deviens récurrente, il te faudra des émissaires auquel cas tu finiras par t’écrouler de fatigue. Elle s’adossa doucement à sa chaise avant de croiser les jambes. - Tu es quelqu’un de bon et de sociable, j’en ai bien conscience mais tu ne peux pas porter ton rang de ministre ET celui d’entrepreneur de front. C’est impossible. Prends plus de collaborateurs. Si tu as besoin d’aide financièrement je suis sûre que je pourrais t’allouer un nouveau budget. Il me suffira de réduire quelques frais ci et là. Passant un doigt sur son menton, elle se mit à réfléchir à la meilleure stratégie financière et surtout quelles étaient les personnes dont elle pouvait modifier le budget. - Si je diminue le budget du ministère de la culture, personne n’y trouvera rien à redire. Ils sont inutiles dans quatre vingt dix pour cent des cas et en plus de ça, cela ferait enrager la vieille Du Lys… Plus qu’un vrai commentaire, c’était une réflexion qui à ses yeux commençait à sembler vraiment intéressante. Tendant la main elle se saisit de son verre et but avant de poursuivre. - Les gens connaissent ta sympathie, les rumeurs tournent, c’est pour cela qu’ils te tombent tous dessus en espérant remporter tes faveurs et un contrat juteux. À tort ou a raison, elle avait toujours vu Primus comme un exemple détestable de bonté. Toujours souriant, toujours aimable est jamais un mot plus haut que l’autre -ou en de rares occasions. Elle aimait cette facette de son frère mais elle n’aimait pas qu’il l’affiche avec d’autres qu’elle et même si elle avait parfaitement conscience que son comportement était loin, très loin même, d’être similaire avec ses clients qu’avec elle, elle ne pouvait s’empêcher de lui en faire constamment la remarque. - Désolée. Elle soupira longuement. - Je te critique beaucoup aujourd’hui. Sa main passa rapidement sur son visage et sa mine fatiguée laissa place à celle qu’elle arbore habituellement. Hautaine, mesquine et fière. L’instant de faiblesse était passé.
La suite, en revanche, il ne s’y attendait pas vraiment. Ce fut un enchaînement quasi ininterrompu de reproches et de critiques sur le comportement de Primus en public. Chaque phrase était comme un parpaing qui lui tombait sur le dos et le faisait s’affaisser un peu plus. D’un côté, il avait honte d’être réprimandé de la sorte par sa petite sœur ; de l’autre, il ne pouvait s’empêcher de jubiler qu’elle le dispute de la sorte. Une telle remontrance ne pouvait être que le signe d’un réel attachement, d’une inquiétude profonde vis-à-vis de sa personne. Elle voulait prendre soin de lui, et le montrait, à sa manière : brute et dénuée de toute fioriture. Ses conseils étaient loin d’être stupides, mais ils reflétaient aussi bien la façon dont elle le voyait : pur et innocent, totalement incapable de gérer ses affaires par lui-même. Il était certain qu’elle ne réalisait pas qu’il faisait déjà de gros efforts concernant la délégation. Vu le nombre de collaborateurs externes au ministère et aux entreprises qu’il avait, il était déjà très ouvert à ce genre de pratiques, bien que ceux-ci furent des collaborateurs cachés. Être le mécène de certaines personnes triées sur le volet pour pouvoir obtenir des informations sur les autres grâce à eux, ce n’était pas vraiment quelque chose que l’on criait sur tous les toits. Ajouter à cette charge celle de gérer des collaborateurs pour le Pristus, le ministère et l’entreprise de construction… Ce serait bien trop. Peut-être devrait-il laisser tomber ses postes autres que celui de ministre ? Après tout, ça allégerait sa charge de travail et ça éviterait un scandale de conflit d’intérêt si jamais il venait à faire passer une loi ou réforme qui avantagerait l’une ou l’autre de ses entreprises.
Elle finit par dire deux choses qui l’intriguèrent. La première était qu’elle semblait ne pas porter dans son cœur leur cousine, Haru Du Lys. En soi, Queen ne portait pas grand monde dans son cœur. Mais la cousine Du Lys était Première Ministre, et avait encore de l’influence sur le ministère de la culture qu’elle avait quitté peu de temps auparavant. Autant dire que c’était une femme reconnue pour ses compétences et son travail acharné. Pourquoi diable sa sœur adorée ne supportait-elle pas une personne aussi douée, populaire et talentueuse ? La réponse était, évidemment, dans la question. Elle devait sûrement être jalouse. Dommage, une alliance à eux trois aurait pu faire des étincelles, surtout que Primus était déjà très proche de Haru… Et proche était même un mot assez faible pour décrire le genre de relation extra-professionnelle qu’ils avaient. Il décida de se garder de l’en informer.
Ensuite vint la deuxième chose étonnante. Queen s’excusa. Primus était en train de boire, et il faillit s’étouffer en l’entendant proférer de telles paroles. Il toussa longuement, se tapant le torse vainement pour essayer de faire passer cette quinte de toux, et la fixa avec des yeux ronds. Elle s’était excusée ? Sincèrement ? Elle s’excusait de le critiquer. Les badauds de la taverne s’étaient tournés pour voir ce qui se passait dans ce coin sombre et poussiéreux, mais firent demi-tour aussitôt que Primus posa ses yeux sur eux. Ils étaient curieux mais pas au point de risquer d’avoir des ennuis avec de riches gens comme eux. Autant fourrer ses mains dans des orties puis dans un four en marche, ça serait moins risqué.
Lui jetant un vague regard, qui la trahirait sans aucun doute, elle ne l’interrompit pas et laissa finalement le silence prendre le pas. Comment allait-elle lui annoncer que l’autre Du Lys faisait déjà partie de sa liste noire et que c’était sans doute une chose réciproque ? Elle ne savait pas, mais une chose était sûre, Haru était loin d’être toute blanche elle aussi. Elle avait insultée le travail de la jeune trésorière ouvertement et elle avait en prime tentée -lamentablement – de l’humilier sur son propre domaine de prédilection. La blonde n’était déjà pas d’une nature conciliante mais s’en prendre à elle était certainement l’un des plus gros outrages qui pouvait lui être fait, encore plus lorsque son adversaires tentait de la renverser de cette façon. Non, elle n’était pas prête de s’entendre avec la ministre des mouches et n’était pas non plus décidée à faire un quelconque effort dans ce sens. Que cela plaise à Primus ou pas. Mais plus encore, ce qui l’agaça, ce fut la manière qu’il avait de parler d’elle. Haru hein ? Même elle ne l’appelait pas par son prénom. Certes leur rang hiérarchique était différent, mais même pour des ministres il était chose rare que de se nommer simplement par le prénom et non par le titre ou le nom de famille. Son regard limpide se fit alors plus suspicieux que jamais et elle fronça les sourcils. Imitant son aîné lorsqu’il descendit son verre, elle le laissa mettre les cristaux sur la table. Après tout, elle avait encore bien du temps pour les lui rembourser et il savait tout comme elle, qu’elle n’y manquerait pas.
Faire des dons au royaume, qui soit redistribués sous le nom de Primus Milan. Queen avait déjà son idée, elle avait même déjà commencé à élaborer un plan. Pour qu’il réussisse il ne manquait qu’une seule chose ; l’aval de son frère et celui du roi. Après ça le blond serait sans aucun doute le plus populaire des nobles auprès des prolétaires mais aussi du roi. Le seul véritable soucis, était la taille de se plan qui, à grande ampleur leur coûterait certainement une petite fortune et un rein. Mais l’ambition de l’argentière n’avait quasiment aucune limite et son idée lui semblait tout bonnement et simplement la meilleure option. Mais dire qu’elle n’appréhendait pas la réaction de son vis-a-vis serait un terrible mensonge.
Encore une fois, il détourna son attention et la sortie de ses pensées. L’air las elle posa son menton dans sa paume. Voilà qu’il repartait dans de longues et fatigantes explication sur « pourquoi les gueux sont bons pour nous ». Elle n’était pas sotte, elle en avait bien conscience mais elle préférait se dire que la plèbe était là pour lui permettre d’être riche. Ce qui dans le fond n’était pas complètement faux. S’ils n’étaient pas là, tous aussi incapable qu’ils étaient, elle non plus n’en serait pas là. Mais ce que Primus ne comprenait pas, c’est qu’au delà de leur reprocher leur rang et leur pauvreté évidente. C’était leur feignantise qui l’agaçait le plus. Elle les entendait régulièrement geindre au sujet de leur vie beaucoup trop compliqué, de leur sous à compter. Mais que faisaient-ils pour en gagner plus ? Rien. Se sacrifiaient-ils pour s’approcher un tant soit peu des l’idéaux qu’ils voulaient tous atteindre. La réponse était évidente. Non. Ils semblaient tous espérer qu’un miracle se produise et que cela leur tombe tout cuit dans la bouche. Cependant cela n’arriverait pas ou du moins à très peu d’entre eux. Alors qu’elle, Queen Milan, avait du donner de son corps et de son temps, pour en arriver là. Elle se demandait même parfois si elle n’y avait pas sacrifiée son âme. Mais elle y était arrivée et c’est là tout ce qui comptait à ses yeux. Les résultats. Alors eux, les autres, les ombres qui entachaient les rues de cette ville, ne pouvaient décemment pas se plaindre.
Croisant les bras sur sa poitrine, elle se recula. Elle était frustrée et ne s’en cachait pas. Même les paroles de Primus, cherchant à savoir ce qui n’allait pas dans sa vie actuellement ne la déridèrent pas.
- Tu es entrain de me faire amèrement regretter ces excuses. Dit-elle tout en renâclant fortement en signe de mécontentement. - Tu comptais laisser ta place au Pristus sans même m’en toucher un mot ? Son regard se fit foudroyant, elle était clairement et ouvertement remontée contre lui. - Pour ce qui est d’Haru je crains malheureusement que tu n’arrives trop tard. Cette petite peste me hais au moins autant que je la hais et je puis t’assurer qu’elle me le rend très bien. Ta chère et précieuse petite Haru. Cracha-t-elle sans le lâcher des yeux un seul instant. Prenant une grande inspiration dans l’espoir de se calmer elle poursuivit sur un ton neutre qui se voulait contenue maladroitement. - Cette idiote de ministre sait que je ne suis pas toi et que tu n’es pas moi. Aussi mauvaise que peuvent-être nos relations, ce n’est pas à toi qu’elle en tiendra rigueur. Elle est beaucoup trop faible et gentille pour penser de cette façon. Dans le pire des cas elle viendra pleurer dans tes jupons que ta sœur est un vilain diable qui lui pourrit la vie et je n’ai aucun doute quant au fait que ce n’est pas la première fois. Tu sauras certainement gérer ça avec brio, comme toujours. Puis elle se tue, jetant un regard vers la porte d’entrée, se massant ensuite l’arête du nez.
- Pour ce qui est des dons au royaume. J’ai eu récemment une idée qui pourrait t’intéresser. Elle ne lui accorda pas l’ombre d’un regard et poursuivit à voix basse de façon à ce que seul lui puisse l’entendre. - Comme tu as du en tendre parler, le prince Aeron est actuellement porté disparu. La couronne va mal, sans son héritier, elle est un arbre sans racine. Elle se meurt. J’ai bien entendu penser à déraciner l’arbre mais je pense que ce n’est absolument pas le moment. Alors j’ai pensée à autre chose. Les comptes du royaume ne sont clairement pas au beau-fixe, nous avons de quoi payer des recherches mais pas dans une ampleur aussi grande que le voudrait la royauté. Alors j’ai pensée à un plan. Je pourrais proposer au roi de diminuer certains budget, le temps des recherches et de prélever l’impôt plus tôt. Mais cela posait un problème de taille. Le dernier impôt a été relevé il y a trop peu de temps, nombre de famille ne pourraient sans aucun doute pas passer l’hiver. Alors… Je me suis dis que nous pourrions financer une campagne de vivre en dédommagement. Seulement pour les familles ayant atteint un certain seuil de pauvreté. Et comme je serais celle qui s’occupe de gérer tout cela, le nom des Milan serait évidemment en tête d’affiche. Elle lui accorda enfin un regard, qui bien qu’encore colérique se voulait animé d’une autre émotion, toute différente. L’ambition. - Tu y gagnerais l’amour du peuple, j’y gagnerais le respect de la couronne. Nous pouvons l’un comme l’autre tirer notre épingle du jeu et bien entendu ma propre fortune sera mise à contribution. Enfin, ce n’est pour l’instant que les grandes lignes. Si ce plan t’intéresse, il faudra que nous nous y penchions sérieusement. Qu’en dis-tu ? Elle l’observa longuement puis haussa les épaules. - Cesse donc de me faire la morale sur la plèbe. Mère m’avait prévenue que tu dirais ce genre de choses. Aussi, si tu veux l’avoir de ton côté, fais donc mon cher frère mais ne me demande pas d’adhérer à ton fanatisme.
Son regard changea ensuite, toujours hargneux certes mais beaucoup plus proche de l’enfant qu’elle avait été. Une enfant un peu paumée qui ne sait pas vraiment ce qu’elle doit dire ou faire. - Les événements de la tour ont laissés leurs marques. C’est tout. Marmonna-t-elle si bassement qu’elle ne fut pas sûre qu’il l’entende. Queen se leva ensuite, calmement et tendit la main à son frère tout en détournant les yeux. - Quittons cet endroit, je ne l’aime pas. Allons marcher.