ESTELLISE PENDRAGON

« Ma plume hésite, puis échappe à ma main noueuse, laissant une bavure d'encre sur le papier. Encore une feuille de ce fin matériau gâchée, dans une entreprise que je soupçonne fort d'être vaine. Je me demande si je puis écrire cette histoire ou si, à chaque page, transparaîtra un peu de cette amertume que je croyais éteinte depuis longtemps. Je m'imagine guérie de tout dépit mais, quand je pose ma plume sur le papier, les blessures d'enfance saignent au rythme de l'écoulement de l'encre née de la mer, et je finis par voir une plaie rouge vif sous chaque caractère soigneusement moulé. Tel est le récit de la fille aînée de la maison Pendragon.

Mes souvenirs remontent à l'époque de mes six ans. Avant cela, il n'y a rien, rien que le vide d'un gouffre qu'aucun effort de mémoire n'a pu combler. Avant ce jour, celui de mon enlèvement, il n'y a rien. Mais à cette date, les images apparaissent soudain, avec une richesse de couleur et de détail qui me laisse pantoise. Parfois les souvenirs semblent trop complets et je me demande si ce sont réellement les miens. Proviennent-ils de mon expérience personnelle ? Ou bien de répétitions inlassables de la même histoire par des légions de filles de cuisine, des armées de marmitons et des hordes de garçons d'écurie s'expliquant mutuellement ma présence ? Peut-être ai-je entendu ce récit si souvent, de sources si nombreuses, qu'il est devenu pour moi comme un vrai souvenir. Mon père avait été idiot de se servir d'une petite fille pour cacher la lame sainte, joyau de Pendragon. Il l'avait d'ailleurs payé de sa vie.

Je me souviens aussi de ces entraînements inlassables. Mes souvenirs sont presque physiques. Je ressens encore la tristesse froide du jour finissant, la pluie implacable qui me trempait, la rudesse des coups que l'on me portait à l'épée, même la douceur des mains qui enserraient les miennes pour les panser. J'étais l'héritière des Pendragon, mais je n'étais pas un homme.

Père était mort déjà depuis longtemps quand j'ai appris les ficelles du métier. Gérer une maison aussi vieille que la famille royale n'était pas un problème. Gérer ses coffres, par contre, ce n'était pas la même chose. Quand on avait une demeure pour chaque saison, il était nécessaire de tenir le cordon de la bourse sous contrôle avisé. Je me souviens encore des Sans-Terre, qui perdirent jusqu'à leur nom patronymique pour rembourser leur dette. Non, mes précepteurs et Mère me guidèrent sur le chemin et m'apprirent à commander.

De mon apprentissage, j'en retiens aussi celui qui me permet de chuchoter à l'oreille des rois. Le siège de Père avait longtemps été laissé vacant, emprunté par un vague cousin qui n'apporta aucune contribution au royaume. J'ai fait le tour du royaume, visitant villages et fermes, explorant ruines et forêts, jusqu'à rentrer d'un voyage qui dura près de deux ans. J'avais rapporté avec moi nombre de reliques et de trésors que je fis rafistoler. Une passion était née et une expérience avec elle. Un scribe fit de mon voyage un conte et de ce conte je fis ma réputation. La dame de Pendragon, conseillère à la cour, c'était désormais le nom que je portais. »

Quand enfin elle interrompit sa lecture, ses mots couchés sur le papier, elle les jeta dans la cheminée, pour n'en tirer que flamme et cendre. Elle se leva et pressa le pas, ouvrant les portes de son balcon pour admirer la capitale qu'elle surplombait. Il lui restait tant à faire.