AUDVALD BABYLONE

Ta vie n’a commencé qu’à tes neuf années, Babylone. Les années de l’enfance se sont envolées, les visages de l’été ne t’ont souri que bien tard. Tu as passé les premières années de ta vie à vivre dans un monde bâti sur tes mensonges, bâti sur les rêveries d’un enfant ; dans un esprit bien trop grand, dans un désir d’ailleurs.
Tu n’étais pas bien grand, non, lorsque tu t’es regardé dans cette vitrine de glaces. Ces yeux aux reflets de l’automne, ce sourire à la fragrance des cerisiers. Tu n’étais pas bien grand, que déjà les ténèbres te surplombaient, les yeux blanchis, ton corps recroquevillé sur le sol, bientôt recueilli par une membre de la garde. Elle t’accueillit, t’éleva, s’occupa de t’apprendre à vivre avec ton handicap ; les jours n’étaient pas tous des plus beaux ; ton monde n’était pas celui dont tu aurais pu rêvé.

Elle s’appelait Iris ; elle avait les mains légèrement rugueuses et te semblait immense, enfant que tu étais. Tu te souviens encore de sa voix, aux mélodies qu’elle chantait pour que tu dormes, alors que tu étais effrayé que le noir et le silence t’enveloppent et te perdent à jamais. Elle t’apprit les arts martiaux, difficilement ; à ces heures passées à tomber, à entendre, à sentir, même à ressentir, mais jamais à voir. Elle voyait ton avenir ; voyait ces yeux aller loin. Elle voulait que tu rentres dans la garde.

Ton monde était faussement doux. C’était celui des enfances perdues. Tu as grandi dans ton imagination, dans un monde fait de toutes pièces, un monde où chaque lieu n’était que noirceur, vision d’horreur ; car tu n’étais qu’un simple orphelin, tombé dans les douleurs des ruelles pavées. Tu as grandi, enfant, roi, poète, écrivain, peintre, orphelin. Tu as rêvé, de voyages, d’un monde qui avançait, grandissait, dans les tréfonds de ton inconscient. Tu n’as vu que la noirceur de l’abysse.

Tu es resté là, perdu, Babylone, jusqu’à ce que toutes ces ténèbres s’envolent, se brisent et s’éparpillent en lambeaux autour de ton coeur perdu, jusqu’à ce que tu te réveilles, que tu voies ces années envolées, inexistantes ; jusqu’à ce que tu vois que tu n’étais rien de plus que le doux pantin de ta personne, le marionnettiste perdu dans ses propres fils, emmêlés ; perdu.

Ta vie n’a commencé qu’à tes neuf années, lorsque tu as ouvert les yeux pour la première fois, lorsque tu as compris que parfois, le mal vaut le bien ; que tes yeux ne sont plus les tiens, qu’ils ne sont que deux orbes opaques, à la recherche d’une quelconque lumière. Ton pouvoir t’est ensuite venu naturellement ; tu as vite appris à le maîtriser avant d’entrer l’académie militaire afin de combler ton handicap. Tu as su t’en sortir Babylone, tu as su montrer que tu n’étais pas que le simple enfant ne pouvant marcher droit sans tomber ; tu as su montrer que tu pouvais te battre pour avancer ; que tu voulais te battre.
Tu grandis, commenças par être un simple garde sans réelle position. Tu n’étais rien. Puis peu à peu des questions furent posées. Babylone, comment un jeune homme comme toi pourrait-il être garde ? Tu n’es rien d’autre qu’un aveugle, handicapé. Et pourtant tu les voyais tous, tu les entendais tous, tu pouvais même sentir ce que chacun ressentait. Tu pouvais prédire leurs mouvements, à la sensation des muscles qui se tendent, aux regards qui se lancent. Tu pouvais quasiment tout prédire ; entendre les discussions faites à voix-basses ; entendre chaque conversation dans un bar rempli.

Tu es partout et nulle part à la fois Babylone.
Tu es l’inconnu qui pourtant connaît déjà tout.

Au bout de quelques temps, peut-être quelques mois, tu ne sais plus exactement, on finit par te proposer de devenir espion, informateur même. Tu pouvais tout entendre de ce qui se disait dans les rues, tout savoir, à travers les murs, là-bas dans l’eau.

Mais tu es aveugle, Babylone. Et personne ne se soucie de toi.