AMON BAHTIYAR KHORMAZ

Amon est né un soir de saison froide, le vent glacé et la neige accueillant ses cris de nouveau-né. Amon est né sous une étoile fragile, vacillante de clarté, ses poumons battant vaillamment au rythme de ses respirations effrénées. Amon est né d’un sourire amer et de sourcils froncés.
Amon est né, ses petits doigts s’accrochant désespérément aux blouses blanches de la sage-femme à qui il a été confié, son père déjà éclipsé, sa mère épuisée.

Amon est né, fruit d’ambitions mal placées, d’un désir malsain de s’élever dans la société. Amon aurait dû être leur fierté.
Amon aurait dû être leur héritier.

Amon n’était qu’un enfant chétif, né prématuré, ses petits poumons à peine développés, luttant chaque jour pour lui permettre d’exister.

Amon aurait aimé rire.
Amon aurait aimé courir.
Amon aurait aimé partir.

Partir loin, loin de cette vie lisse et bien rangée, et pourtant si fracturée.
Loin des regards en coins de sa mère, installée dans son boudoir à lire du thé, incapable de prendre le temps de lire un conte à son enfant pourtant tant désiré.
Loin des sourires glacés d’un père absent, trop occupé à dilapider son argent pour enfin devenir quelqu’un aux yeux de la société.
Loin des murmures à peine masqués du personnel, inquiet de voir le jeune enfant ainsi ignoré.

Amon s’invente alors des amis avec qui jouer.
Amon s’invente une vie à l’opposé de sa réalité.
Amon s’invente des aventures fabuleuses — fabulées.
Un cri strident le ramène au présent, loin de ses combats contre le gigantesque Kartoghan.

Akhet est né un soir de saison douce, une brise légère et les premiers bourgeons accueillant ses cris de nouveau-né. Akhet est né sous une étoile flamboyante, rayonnant de mille-feu au travers de souffles exaltés. Akhet est né d’un sourire brillant et de regards soulagés. Amon est né, ses petits doigts s’accrochant désespérément aux blouses blanches de sa mère, épuisée, de son père s’exaltant fièrement de son nouveau-né.

Akhet est né et Amon fut oublié.

Amon devenu l’ombre d’un enfant désiré face à la radiance de son petit-frère, le nouvel héritier de cette famille brisée.

Amon se fait tout petit, petite souris alors qu’Akhet ne fait que réclamer, grandement, souriant, babillant. Amon regarde sa mère bercer doucement son frère, ses yeux ambrés brillant enfin d’une lueur qui ne lui a jamais été dédié. Amon regarde son père prendre du temps pour apprendre à son frère à compter, alors qu’il a toujours été trop occupé pour l’aider.

Ainsi, ce n’est pas étonnant qu’à ses dix ans, Amon se retrouve les bras ballants devant une boutique délabrée, après que sa mère, dans un rare acte de piété, lui ait demandé.

Et si tu allais chez ton grand-père, Amon ? Cela fait si longtemps qu’il souhaite te rencontrer.

Vieillard bourru, ses longs cheveux argentés serrés en une queue de cheval, Xoïs l’accueille avec une grimace fermée, bougonnant dans sa barbe à propos d’une fille mal élevée.

Xoïs n’est pas méchant.
Xoïs est très grand, si grand qu’on dirait un géant.
Xoïs est un être étrange, qu’Amon n’a jamais rencontré auparavant.
Il parle fort, ses mots enroulés dans un accent étranger, ses gestes brusques et son apparence débraillée. Il est pourtant si concentré lorsqu’il s’occupe de fabriquer ses parapluies, ses gestes précis et son sourire figé en une moue ramassée, pliant son visage comme une prune vieillie de cent ans.

Xoïs est le premier à remarquer ses disparitions inopinées.
Xoïs est le premier à le féliciter, frottant sa grande main contre son crâne, son rire résonnant dans son petit atelier.
Xoïs s’amuse à lui montrer comment il utilise son pouvoir d’imperméabilité, comment il fabrique ombrelles et parapluies, comment tendre les baleines et recouvrir de laque le papier, comment décorer ces objets si peu usités.

Abandonné par sa famille si aisée, il n’a pourtant jamais été aussi facile pour lui de respirer.
Son nom rayé et remplacé par celui de ce vieillard, le premier après des années à enfin l’élever et non plus le supporter.

Petit à petit, Amon trouve sa place.
Xoïs se fait vieux et fatigué, ses mains tremblantes n’arrivent plus à plier le métal des baleines, ses yeux abimés ne voient plus les couleurs vibrantes qu’il aime tant travailler. Amon prend sa relève, ses parapluies plus délicats sont dotés de cristaux rempli de magie d’imperméabilité, la dernière tâche que son grand-père, et seul lui, peut exécuter, habillant l’intérieur des ombrelles d’une lueur bleuté.

Bleu comme les cheveux qui dansent au gré des marées.
Bleu comme les turquoises qui brillent d’amour envers cet art qui lui a été transmis.
Bleu comme un ciel de saison glacée.