Le temps était lourd et le ciel menaçant lorsque je vins au monde. Reçu chaleureusement par mes parents, l'idée du fils premier né les réjouissant, une enfance paisible pouvait commencer. Les premiers repas, les premiers pas, les premières chutes, les premiers mots... je bénéficiai d'une entrée dans la vie simplifiée par la fortune de mes parents, acquise grâce au nom de mon père et à la renommée de la fabrique de navires de pêche qu'il avait héritée de son grand-père. Notre nom était marqué du sceau des bateaux, lorsque nous nous promenions tous les trois dans les rues de la capitale, mon père saluait tous ces adultes importants et ma mère leur souriait chaleureusement.

Ce charmant quotidien fut bouleversé par le ventre arrondi de ma mère. Un être se développait à l'intérieur et allait devenir, 9 mois plus tard, le nourrisson pleurnichard qu'était Aery Johnson, ma petite soeur. Trois années nous séparaient, mais je veillais sur elle autant que je dénichais les manières les plus originales pour la rendre folle. Notre famille avait cette capacité à former un cocon rassurant et les liens qui nous unissaient tous les quatre étaient réellement puissants.

Lorsque j'avais sept ans, un incident survint, insignifiant à l'époque, il marquerait le début de la chute de notre famille. Le nuit était tombée depuis un long moment et j'observais les étoiles particulièrement scintillantes par la fenêtre ouverte. Un bruit sourd se fit soudainement entendre depuis la chambre de ma cadette. Aussitôt, je refermai le battant de la fenêtre et me dirigeai à travers le couloir jusque devant la porte d'Aery. Collant mon front contre le bois dur,je tendis l'oreille. Elle sanglotait. J'ouvris la porte et m'approchai du lit, duquel elle était tombée et se trouvait prostrée, pleurant à chaudes larmes. Je la pris dans mes bras et m'apparurent brutalement des images choquantes.

Aery, du haut de ses quatre ans, était couverte de sang et ses mains semblaient brûlées. Au sol, les cadavres de nos parents calcinés. Je pouvais les reconnaître parce que notre mère portait toujours le pendentif qui était intact au cou de l'une des victimes. Et dans l'air, le parfum du soufre était étouffant. Ne parvenant plus à respirer, je fermai les yeux et, lorsque je les rouvris, je tenais ma jeune sœur dans mes bras, et elle pleurait encore.

De cette vision, je ne dis rien à personne avant plusieurs mois. A ses cinq ans, Aery découvrait son pouvoir : la maîtrise du magma. Elle pouvait réchauffer la roche jusqu'à la transformer en lave et, ainsi, la faire remonter à la surface du sol et détruire ce qu'elle voulait. Bien sûr, nos parents s'interrogeaient toujours à mon sujet : quel était mon pouvoir ? Je leur avouai, renonçant toutefois à leur relater comment je l'avais découvert, que je pouvais avoir une vision de la plus grande peur des personnes que je touchais. Leurs phobies, leurs angoisses, n'avaient aucun secret pour moi. Ainsi, je sus que ma mère avait peur de voir son corps changer avec le temps, que mon père craignait plus que tout de déshonorer l'entreprise familiale et qu'Aery avait peur de son propre pouvoir et de tout ce qu'il pouvait détruire du monde qu'elle aimait.

Cinq ans passèrent, pendant lesquels j'affinai mon pouvoir, parvenant parfois à ne pas le déclencher. Mais cela reste difficile encore aujourd'hui. Aery se renfermait sur elle-même à mesure qu'elle grandissait et cela m'affectait énormément. Pour entretenir l'étincelle dans son regard, j'appris à jouer du piano et elle m'accompagnait en chantant. Parfois elle restait juste là, cachée  derrière l'un des fauteuils du salon et m'écoutait jouer, pensant que je ne la voyais pas.

Et lorsqu'elle eut dix ans, le matin de son anniversaire, Aery me trouva affairé dans ma chambre. D'une petite voix tremblante, elle me demanda si je pouvais jouer le morceau qu'elle aimait tant pour débuter cette journée. Avec enthousiasme, j'acceptai et m'attelai dans le petit salon. Je jouai tant et tant cette mélodie avec ses variations, que je ne me rendis pas compte que le temps avait passé et qu'Aery était repartie. Je me rendis dans sa chambre pour lui proposer de déjeuner ensemble. Son corps balançait au lustre, la ceinture qu'elle avait utilisée pour se pendre resserrée autour de son cou si mince. J'avais joué son ultime symphonie.

Le temps suspendu par le deuil me laissa ravagé pendant de longues années et je le suis encore aujourd'hui. Notre famille ne résista pas à la perte de sa petite fleur. Mon père, pour l'honneur du nom, déclara devant le corps inanimé de sa petite fille qu'elle avait été piquée par une bête et que le venin l'avait condamnée. Ma mère se mura dans le silence, les yeux rouges et le regard lointain. Je hais mon géniteur d'avoir menti. Je me hais de n'avoir rien fait pour elle, alors que je savais ce qu'elle redoutait ! Ce pouvoir qui la consumait, la détruisait de l'intérieur.

Dès que je le pus, je quittai ce cocon devenu un tombeau, et partis construire l'avenir. J'avais énormément de choses à prouver : à mon père que j'allais faire mieux que lui, lui prouver qu'il ne valait rien; à ma soeur qu'elle pouvait être fière de moi; à moi-même que je pouvais changer le monde. Gravir les échelons de la société, m'enrichir, acquérir du pouvoir, dans le seul but d'atteindre mes objectifs et montrer ce que je vaux. Racheter mon âme peut-être ?

C'est ainsi que j'ai fait la rencontre de diverses demoiselles, dans le but de gagner en renommée, d'accéder à des personnalités de plus en plus hautes. C'est pour cette raison que je suis devenu instructeur en combat au corps à corps et que je traîne dans les tavernes (à moins que ça ne soit par habitude ?). C'est ainsi que je construis ma vie désormais. Je désire plus que tout atteindre une fonction de conseiller ou de ministre. J'ai alors fait la liste des personnes de rang moyen que je pouvais approcher et dont j'allais me servir de tremplin pour accéder aux ordres supérieurs.

J'ai ainsi manigancé une approche des Belacqua et quoi de plus naturel que de se faire passer pour client. Et j'allais faire d'une pierre deux coups grâce à ma rencontre avec Sphérany D. Ambroise. Instructrice équestre, je m'étais présenté à elle comme un cavalier débutant, avare de nouvelles compétences en la matière. En échange de bons procédés, j'étais également devenu l'instructeur de Sphérany dans le domaine de la défense à mains nues. Mon objectif était de séduire la jeune femme et sa famille afin d'entrer dans le cercle des Belacqua dont ils étaient amis.

J'avais pris mon temps, mesuré chacun de mes gestes et de mes paroles pour entrer dans le coeur de la jeune Sphérany. Et j'y étais parvenu. Alors qu'elle s'ouvrait à moi et que mon coeur se liait à jamais au sien, le pot aux roses avait été découvert. C'est à l'instant où je l'ai perdue que j'ai réalisé à quel point elle était devenue importante à mes yeux. je m'étais détourné de mon objectif principal pour ne plus penser qu'à son bonheur. Malheureusement, tout était tombé à l'eau. Ces rêves que j'avais eus pour nous s'étaient brisés. Désespéré, je l'avais laissée me fuir, pleine de haine et de souffrance. Je l'avais blessée et rien de ce que je pourrais dire n'adoucirait ses peines. Ainsi j'avais le sentiment de n'avoir rien fait pour sauver ma soeur et d'avoir détruit la femme que j'aimais.

De douleur, j'avais d'abord cherché à renier tout ce qui s'était passé avec elle et de passer à autre chose. Hommes et femmes s'étaient succédés, sans que je ne parvienne à apaiser mes tourments. Alors j'avais pris la décision de me racheter auprès de Sphérany dans l'espoir d'au moins soulager ces remords qui me tuaient jour après jour. Bien sûr, je n'avais pas omis mon espoir d'atteindre les sommets de la hiérarchie mais je devais d'abord penser à ceux que j'aimais et ne pas refaire les mêmes erreurs que mon idiot de père.