héros de roman
Au-delà s’étendent de vastes chimères. Il n’y a rien, et pourtant il y a tout un univers qui se dévoilent sous tes yeux blancs. Tu n’as rien à faire là, si ce n’est entendre le doux son de l’eau qui s’écoule, stagne, disparaît. C’est la danse de l’enfance qui tourne autour de toi, à travers ces yeux perdus ; fixes ; qui ne peuvent s’empêcher de transpercer l’âme, transpercer le monde et y découvrir une vérité impossible, une vérité inconnue. Et tu sais déjà que rien de tout ça ne fait réellement sens dans ce monde de noirceur que tu n’as jamais quitté.
Tes jambes perdues dans l’eau, pantalon retroussé, froissé. Tu te tiens debout au bord de l’eau ; peut-être assis sur le sable, perdus dans tes pensées. De ta main s’écoule du sable, au rythme du temps qui passe, au rythme des heures passées là à t’oublier, à te concentrer sur tout ce qui t’entoure. Tu entends déjà au loin les cris des enfants ; l’eau qui, à eux, se fend. Tu sens ta doucereuse agonie approcher ; arriver. Et bientôt tu seras pris dans les méandres d’une vie que tu ne désires pas. Car tu n’as rien désiré, Babylone.
Tu es la rougeur d’un monde qui court à ta perte, d’un cri éloigné, le hurlement du désespoir qui résonne en toi, qui te rendrait fou si tu ne le maîtrisais pas. Tu es le dormeur du val, étendu à ta façon, de cette guerre que tu ne vois pas. Tu es l’enfant, effrayé du silence, en quête perpétuelle de la douce mélodie qui berce tes nuits ; en quête du souffle de la vie. Tu es le songe brisé de ce qu’on ne sait plus.
Ta vie n’a rien de ce que tu aurais aimé qu’elle soit. Tu aurais aimé vivre paisiblement, avoir un métier simple. Tu aurais aimé être considéré autrement, plutôt que comme celui qui ne voit pas et ne peut pas marcher sans un bâton en face de lui. Tu aurais aimé pouvoir voir le monde de tes propres yeux ; non pas ceux des autres. Tu n’as rien à faire dans cette vie qui ne t’appartient qu’à peine ; qui n’est que celle dans laquelle tu as grandi, forcé par le monde ; forcé par les regards.
Et tu enchaînes les regards autour de toi, tu ne peux t’empêcher de regarder le monde qui t’entoure à travers le regard des autres ; à travers les yeux qui t’entourent. Parfois toute cette étendue devant tes yeux te paraît floue, animal caché sous terre ; parfois tu te sens comme un aigle, libre, maître des cieux, craint et respecté de tous ; sourire aux lèvres, le vent te frappe la peau dans une douce mélodie que tu n’oublieras jamais.
Quelque part, perdu sur les bordures du lac, il y a tes rêves bafoués, prêts à être jetés à l’eau ; prêts à te jeter à l’eau, t’emmener loin, faire de toi ce que tu aurais dû être. Quelque part, perdu sur les bordures du lac, il y a tes futurs rêves, prêts à t’accueillir, te pousser au loin, faire de toi ce que tu voudras être.
as to be known by the faltering stars
and not to lose his only bound.
Amon regarde l’eau qui caresse ses chevilles abimées, écume de vagues déjà envolées, écrasées sur le sable et les galets de la jetée. Amon n’est qu’une vague, un simple pli de l’eau qui disparaît à peine pense-t-il pouvoir exister. Un simple soupire créé par le mouvement d’enfants agités, un simple souvenir qui s’éparpille comme des goélands, envolés. Comme un dragon de cerisier, il n’est qu’un éclat qu’on remarque du coin de l’œil avant de disparaître dans la volée, nous faisant questionner notre propre réalité. Ses chaussures abandonnées à quelques pas, ses doigts de pieds s’enfoncent doucement dans le sable mouillé, faisant glisser chaque grain contre sa peau écorchée par un soleil embrasé. Son ombrelle posée sur son épaule lui offre un répit sans lequel il ne saurait exister, le bout de son nez déjà accablé par une lueur empourprée. Ses yeux d’un ciel d’été se perdent dans ces étendues azurées, observant la cruelle nature d’un crabe à la carapace écarlate, ses pinces profondément enfoncées dans le corps d’un autre crustacé. Deux billes noires croisent son regard aux allures de turquoises brisées. Un instant, le temps d’une respiration exhalée, avant que le petit être ne parte se cacher, se réfugier du géant aux mains glacées. Amon sourit doucement — amèrement, avant de récupérer ses souliers, le trajet est encore grand. Il n’est venu se reposer de quelques instants, le temps de souffler avant de reprendre sa route vers la capitale. Il est venu livrer un parapluie d’un blanc cassé, orné de baleine ailées. Un vieil ami de son grand-père, ayant jadis déménagé hors de la capitale pour un de ces petits villages perdu au milieu des prés, étonné de voir un jeune homme au sourire timide à la place de l’homme bourru qu’il s’attendait à rencontrer. Ses pas foulent le sable, laissant une empreinte qui s’efface quelques instants après être passé. Il suit la courbe du lac, ses yeux posés sur l’horizon, sur une ville où il doit retourner et qui, pourtant, est encore invisible, perdue au loin — a-t-elle seulement jamais existé ? Un petit être — un simple enfant bruyant — le bouscule en courant, le rire aux dents. Souffle coupé ; souffle brisé ; souffle bloqué. L’ondée continue sa route, imperturbable, incapable de s’accrocher à la chair de ses chevilles envolées. L’enfant continue sa route, se demandant un instant s’il a rêvé, si cet être en survêtement a réellement été percuté. Son esprit innocent oublie bien vite cette rencontre, ses amis le poursuivant. Les doigts d’Amon se resserrent sur le manche de son ombrelle — elle aussi disparue pour un temps. Ses yeux cernés de rouges se concentrent sur les crustacés qui roulent et se déroulent dans le sable brûlant, avides d’un rocher où aller se cacher. Il secoue sa tête doucement, écoutant le bruit d’une clochette que le vent ne peut agripper, perdue, accrochée au lobe d’oreille d’un être qui a cessé d’exister. Poumons brûlés ; écorchés. Ils forcent une respiration arrêtée, une simple inspiration qui réchauffe sa peau des rayons d’un astre ardent, qui fait tinter sa boucle d’oreille au rythme d’une brise tranchante, glissant le long de ses pommettes abimées, larmes au coin de ces turquoises paniquées. Une main vient chasser le sable humide à ses pieds, ses doigts serpentant entre ces grains glacés pour s’assurer de leur existence. Iris bleutées comptent désespérément les bouts colorés. Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Elles reprennent du début, encore, encore, encore, jusqu’à ce que ses respirations paniquées disparaissent au détour d’un souffle exalté. Amon passe une main trempée entre ses mèches d’un bleu passé, glissant contre sa nuque dévoilée ; surchauffée. Ses jambes arquées, son pantalon mouillé par les vagues qui n’ont cessé leur activité, il offre un rire heurté à la vie marine qui semble l’observer depuis leurs rochers. |