[Pv : Maita Phore]
Elle avait du mal à se mouvoir, ses muscles comme cerclés de fer. Elle sprinta une nouvelle fois, amorça un virage sec et dut bondir pour esquiver le sifflement caractéristique qui arracha à la terre quelques malheureuses herbes éparses. Elle se réceptionna souplement, dérapa dans la poussière, le souffle haché d’une course éperdue au bord des lèvres. De nouveau, la bête parut réfléchir, jaugeant son adversaire d’une lueur avide mais non moins rusée. Le coeurl avait tout son temps. Son pelage enflait au rythme d’une respiration profonde, frissonnant d’un léger soubresaut, son corps fondu dans un même bloc de prédation qui lui retroussait les babines et le forçait à saliver. L’humaine était plus versatile, plus éphémère. Son endurance n’atteignait pas la sienne et sa stature était gracile. Mu par les siècles qui avaient forgé son instinct en une lame chauffée à blanc, il savait sa proie perdre en allure au fil du temps s’égrenant.
Une nouvelle fois, encore, toujours, Luz ramassa son corps sous elle-même. Respirer, sereinement, ne pas perdre son rythme cardiaque ni ce calme aspect d’eau tranquille. Sensiblement fléchie sur ses jambes, elle écarta son pied gauche et plaça ses avant-bras face à son visage en une posture défensive. Prête à agir. Pour autant, elle n’en menait pas large et savait tout autant que la créature en face d’elle que ce petit jeu n’était pas voué à durer… Ses guêtres étaient déjà déchirées sur une bonne longueur, conséquence d’un placement malencontreux, et sa peau écorchée de nombreuses griffures bégnines. Au contraire de ses semblables, ce coeurl ne semblait en aucun cas vouloir lâcher prise. Il ne se montrait pas plus timoré !
Cela n’était en aucun cas normal. Rappelant ses souvenirs à elle, Luz cherchait à comprendre ce qui poussait un animal d’ordinaire prudent et discret envers le genre humain à se lancer furieusement à l’assaut d’une charrette. Le cheval de trait qui en tirait le poids avait le premier payé les frais de cette étrange folie territoriale. Son occupant, un vieil homme, s’y trouvait toujours, vraisemblablement terré sous quelques couvertures. Luz avait profité de son hospitalité afin de revenir plus aisément en ville, mais cette générosité lui coûtait à présent quelques mauvais tours… Elle n’avait pas vu d’autre issue que d’attirer plus loin l’animal, s’enlisant dans un jeu du chat et de la souris qu’elle regretterait à coup sûr. Aucun d’eux n’avait d’armes et ce chemin était d’ordinaire plutôt ignoré des voyageurs. Formidable.
A présent, elle épuisait ses dernières réserves d’énergie à ne pas se laisser entraîner sous le couvert des arbres. Le coeurl n’aurait alors plus qu’à la cueillir, fortement handicapée par un terrain que sa silhouette humaine ne maîtrisait que peu. Elle n’avait pour autant pas dit son dernier mot, et c’était cette lueur précise dans ses prunelles qui maintenait encore à distance méfiante son opposant. Ses vibrisses s’agitaient de soubresauts, détectant l’électricité dans l’air et la nature d’un danger en partie imprévisible.
Lorsqu’il bondit, Luz était prête. Son genou remonta avec vivacité, percutant la mâchoire du coeurl tandis que ses crocs se refermaient sur son avant-bras. La souffrance lui arracha un grondement sauvage, tombant en arrière sous le poids de la bête. Elle ne chercha pas à lutter et accompagna sa chute d’une roulade, repoussant le sol de ses mains pour atterrir derechef sur ses semelles à une distance de sécurité plus saine. Elle dérapa légèrement, les lèvres serrées par les élancements qui pulsaient désormais de sa blessure. Le coeurl avait relâché sa chair dans un glapissement et s’était pour sa part rétracté d’un léger bond félin.
Ce foutu coeurl insistait ! A court d’idées pour l’effrayer, car rien ne semblait vouloir fonctionner, Luz commença à envisager un plan B. Nul ne passerait par cette route avant plusieurs heures et il n’y avait strictement rien à espérer de son hôte de la journée, toujours statufié de peur à quelques mètres de là. L’idée de s’en prendre à un animal qui avait probablement toutes les raisons du monde de défendre son territoire n’était pas des plus reluisantes, mais Luz tenait encore un tantinet à la vie. Alors, le vert sombre de ses prunelles se marbra de quelques zébrures dorées, la ligne courbe de ses cils à demi close sur une lueur acérée. Une étincelle frémit sur le velours de sa peau, longea la courbe gracieuse de ses longues mèches flammes et teinta l’air d’une vague fragrance embrasée…
Elle ne savait pas pour le coeurl, mais elle tout du moins était prête à vendre chèrement sa peau… !
C’est après un certain temps que je croisais un voyageur, un cheval à moitié mort à l’avant. Sans personne pour le surveiller. Je fronçais les sourcils en m’approchant, posais ma main sur le cheval. Et le soignais avec mon pouvoir, il allait dormir un moment mais au moins, il survivrait. Mais la blessure était typiquement celle faite par un coeurl, qui semblait avoir trouvé une proie plus intéressante que le cheval. Je me mis à courir sur la route, il n’y avait personne ici, cela voulait dire que le propriétaire était en danger. Et le coeurl aussi. Et cela fut rapide de les trouver. Me précipitant vers eux je hurlais en sortant le morceau de viande.
- STOP !
Le coeurl s’arrêta tournant la tête vers moi en montrant les dents. Sans frémir, je lui jetais le morceau de viande dessus. Sa viande préférée. Un bon gros morceau de Genbu que j’avais récupérée sur un cadavre. Des familiers l’avaient tué pour leur propre besoin, et, comme à mon habitude, j’avais prélevé un morceau. Sauf qu'à la base, il était pour moi pas pour le coeurl. Il attrapa la viande au vol et, prudemment, je m’approchais de lui en parlant doucement.
- C’bien, calme toi un peu. Faut qu’tu rentres maint’nant.
Il grogna légèrement et je m’arrêtais. Lentement il s’éloigna de quelques mètres et s’allongea pour profiter de son repas. Soupirant de soulagement, je me tournais vers la jeune femme qui avait été attaqué. Le combat semblait avoir été rude.
- D’solé, il a d’mal avec tout l’monde. B’soin d’soin ?
En vrai, je m’en foutais un peu, c’était plus une question de principes histoire que je n’ai pas d’ennui derrière, avec l’arrivée d’aventurier pour régler le compte du coeurl. Et rien que ça, c’était chiant, ça me demanderais du temps, et je ne pourrais pas éviter la mort du monstre.
L’adrénaline quitta son corps et la laissa vide d’énergie, la contraignant à prendre appui quelques instants sur ses genoux. Son souffle ne tarda toutefois pas à se calmer, plutôt habituée aux dépenses musculaires grandiloquentes et fort peu nerveuse au quotidien. N’ayant pas quitté un seul instant le coeurl des yeux jusqu’à présent, elle s’autorisa une once de confiance envers cette inconnue et tourna vers elle le vert de ses prunelles.
La réponse à cette question paraissait d’une logique tout à fait limpide, mais Luz ressentait le besoin de la poser en cet instant. Elle intégra intellectuellement le calme et l’indifférence de son interlocutrice qui ne paraissait guère se soucier de la proximité du coeurl, et choisit de l’imiter sur ce point. Elle connaissait de toute évidence l’animal et bénéficiait d’un certain contrôle sur lui. Elle en profita pour se redresser, faire rouler ses épaules douloureuses et s’étirer comme un chat dans le but d’assouplir ses muscles tendus. La douleur dans son bras se rappela alors à son bon souvenir.
Elle ignorait, bien sûr, que l’inconnue était dotée d’un don absolument utile en la matière et n’eut pas le réflexe de s’interroger sur la question. Les habitudes étaient par trop tenaces et elle était bien trop souvent le seul médecin à des kilomètres pour songer autrement. La chaire n’était heureusement pas déchirée et ses crocs n’avaient percé aucune artère malgré les trous relativement profonds qui perçaient son avant-bras. La douleur n’était pas plaisante mais supportable et les saignements pourraient être contenus une fois la plaie nettoyée et des points de suture posés. La plupart de son matériel était resté à la charrette, aussi sortit-elle une simple bande de tissu de ses sacoches et entreprit-elle d’en tenir une extrémité avec ses dents pour mieux l’enrouler autour de sa blessure. Le reste attendrait.
Elle lui offrit un rapide sourire désolé et tâcha de prendre des pincettes pour mieux lui expliquer la teneur du problème :
L’inconnue n’avait pas l’air d’être malhonnête. Après tout, elle s’était empressée d’intervenir pour empêcher un accident grave. Elle dégageait pour autant une atmosphère assez fermée et difficile d’approche malgré son apparence de biche gracile.
- D’rien et j’sais pas. Y traine dans l’coin d’puis quelques jours. J’sais pas à qui il est. Encore un abandonné comme d’hab d’coup j’essaye d’le ram’ner chez moi.
Je m’étirais tranquillement, elle semblait savoir ce soigné. C’était ce qui compter pour le moment, maintenant, il fallait que je me débrouille pour partir et pour ramener le coeurl avec moi pour qu’il évite de refaire des sienne. Je ne voulais pas l’enfermer, mais si ça continuer je serais obligé de le faire. Malheureusement pour lui. Et pour moi, à tous les coups il allait foutre le bordel dans le salon. Comme tous les nouveaux arrivants.
- C’bon l’cheval va pioncer quelques heures puis y s’ras en pleine forme.
Je soupirais en la regardant, je voulais éviter d’avoir des aventuriers ou des gardes qui se ramène pour un truc aussi débile. Genre il était même pas à moi le bestiau. Fin à peu près, comme tous ceux qui se baladaient chez moi en vrai.
- T’sur que j’dois aller l’voir pour c’truc là ?
D’où sa probable question en matière de médecine. Un coup d’œil sur le coeurl lui permit de remettre fortement en doute son statut de malheureux et faible fauve abandonné. S’il y avait un rapprochement à faire avec un adorable golden retriever, le lien logique lui échappait. Elle avait vu de ses propres prunelles les traces de griffes sanglantes dont le coeurl avait gratifié leur cheval.
Alors, Luz assembla les maigres pièces de puzzle en sa possession. Oh. Un pouvoir. Bien sûr qu’il était plus aisé de remettre des tripes en place par un rapide coup de baguette magique ! Les pouvoirs de soin s’avéraient d’une efficacité redoutable. De quoi lui faire regretter quelques fois de ne pas avoir un tel atout dans son chapeau… A moins de désirer griller ses patients, sa capacité était en effet d’une inaptitude terrifiante dans le secteur médical.
Elle ne désirait en aucun cas se montrer impolie. Néanmoins, elle se sentait suffisamment intriguée pour souhaiter la garder à portée de main et une confiance aveugle aurait été d’une ridicule naïveté.
« Et puis-je vous demander de soigner ma blessure finalement… ? Comment cela fonctionne-t-il ? »
Sincèrement désireuse d’apprendre, elle prit la peine d’ajouter presque immédiatement :
- Ouais ouais go j’ai l’temps, j’pense qu’il compte pas bouger t’façon l’coeurl.
Clairement, il était en train de bouffer comme un gros sac, j’avais le temps de me reposer un peu avant d’essayer de l’emmener avec moi. J’hochais la tête à sa demande de soin. Oui, ça ne me dérangeais pas. Loin de là.
- Pas b’soin d’sous t’inquiète. Ça va juste t’fatigué un coup.
Enlevant le bandage précaire qu’elle avait fait, je posais ma main sur la blessure et activais mon pouvoir, utilisant un peu de ma propre énergie pour la soigner. Les blessures se refermèrent en quelques secondes et, satisfaite, je reculais.
- J’veux bien qu’tu m’aide à l’ramener. Mais j’peux pas t’garantir qu’y t’bouffra pas et que j’pourrais l’bloquer encore une fois.
Oui, j’avais plutôt confiance pour ma propre survie. Mais, il était suffisamment fort pour me passer dessus. Et s’interposer devant un coeurl sans rien avoir à manger, c’était du suicide. Même si là, je devais avoir quelques heures devant moi avant qu’il n’ait à nouveau besoin de manger.
Luz, à vrai dire, peinait à distinguer les êtres humaines des animaux. A bien y regarder ces espèces n’avaient pour principale différence qu’un amour immodéré pour les cristaux. Une obsession qu’elle traitait de pair avec le désir de reproduction et le besoin de se nourrir. Sur le plan anatomique, tout était affaire de spécialisation. Elle était presque certaine de pouvoir opérer un cheval si le besoin s’en faisait sentir et moyennant quelques explications préalables… Les créatures de ce monde étaient donc uniformément fascinantes à ses yeux et il lui était arrivé par le passé de dévorer des heures durant bon nombre de traités zoologiques.
Fort heureusement pour la jeune inconnue, Luz se tint coite et sage durant l’opération magico-médicale. Cela ne l’empêcha nullement d’ouvrir des prunelles rondes comme des soucoupes, tâchant d’ouvrir ses sens aux infimes détails qu’elle serait en mesure de percevoir. Cela picotait et cela chauffait tout en même temps, une sensation fort étrange s’il en était. La blessure amorçait un compte à rebours fascinant, ramassant sous elle le déchirement des chairs pour ne plus laisser que la surface lisse du velours de sa peau. Ce n’était pas tout. Luz eut un « Ah. » soudainement averti lorsqu’elle sentit une parcelle de son énergie s’effilocher au cœur de sa poitrine. Un moment de fatigue la gagna, tout autant qu’un léger vertige. La plaie n’était pour autant pas dramatique et n’avait pas nécessité des trésors d’endurance.
Elle massait désormais son poignet avec étrangeté, les prunelles rivées à l’étonnante soigneuse. Le vouvoiement paraissait de toute façon absurde au regard de son interlocutrice.
… Et cela éviterait au fauve d’attaquer de nouveaux innocents voire de finir sous la lance d’un aventurier, songea-t-elle pour elle-même. Le coeurl lui rendit avec exactitude son regard méfiant. Puis il entama sa vingt cinquième bouchée de viande fraiche et croustillante.
Elle rebroussa chemin sans attendre, atteignant bientôt le chemin de terre qui s’échelonnait à l’infini par-delà l’horizon. Alors, le désert de l’endroit fit écho au vide de son esprit. Oui, le vieillard n’avait pas entendu pour ramasser son maigre courage, ses affaires éparses, et pour déguerpir à travers la cambrousse de toute la force de ses petites jambes. Il avait d’ailleurs laissé en plan l’étalon somnolent qui avait tout l’air de revenir entier d'un typhon de force 5. Et de s’en étonner. Elle poussa un long et terrible soupir.
Elle héla Maita à travers la distance qui les séparait encore afin de l’avertir de la situation.
Quelque chose dans le comportement de la jeune femme lui indiquait de toute façon qu’elle serait tout à fait à même de survivre avec un fauve déchainé. Cela paraissait justement être sa spécialité ! Une main doucement posée sur le flanc du cheval, elle salua de loin son étrange interlocutrice qui était restée sous le couvert des arbres. Elle ignorait son nom ou son identité, mais cette rencontre était suffisamment paranormale par bien des aspects. Qui plus est, s’il lui prenait un jour l’envie de la retrouver, il ne serait probablement pas très difficile de rechercher à travers la campagne une frêle jeune fille entourée de carnivores massifs et agressifs.
Avec un mot d’encouragement à l’égard de ce pauvre étalon que la vie n’avait pas épargné, elle attrapa sa longe et l’enjoignit à reprendre sa route. Elle espérait lui éviter de transporter son propre poids en supplément de la carcasse de la carriole. Oh, ce marchand allait entendre parler d’elle lorsqu’elle lui rouspèterait dessus… Juste après une très bonne et très longue nuit de repos.