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    Un monde plein de mystères,
    plein de magie et surtout plein d'aventures...

    Il est peuplé de créatures fantastiques. Certaines d'une beauté incomparable, d'autres aussi hideuses qu'inimaginables, beaucoup sont extrêmement dangereuses alors que quelques unes sont tout simplement adorables. La magie est omniprésente sur ces terres : des animaux pouvant contrôler la météo, des fleurs qui se téléportent, des humains contrôlant les éléments, des objets magiques permettant de flotter dans les airs...

    Dans ce monde, il y a le royaume d'Aryon. Situé à l’extrémité sud du continent, c'est un royaume prospère, coupé du monde. Il est peuplé d'hommes et de femmes possédant tous un gros potentiel magique, chacun vivant leurs propres aventures pour le meilleur comme pour le pire.

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    La Dame aux camélias
    InvitéInvité
    Anonymous
    Informations
    La Dame aux camélias
    Mar 27 Aoû 2019 - 14:42 #
    D’un revers de manche, j’essuie mon front emperlé de sueur et prends du recul pour observer mon œuvre. Après quelques secondes de contemplation silencieuse – que je mets aussi à profit pour reprendre mon souffle – un sourire ravi germe sur mon visage. Le résultat dépasse toutes mes espérances. J’avais déjà pressenti, en acceptant cette commande, tout le potentiel que pouvait présenter sa réalisation, mais je dois reconnaitre ne pas avoir anticipé une telle réussite. Les durs efforts auxquels j’ai consenti, les longs mois de préparation et les coquettes sommes d’argent investies, n’auraient pu être récompensés par un succès plus éclatant.

    Mon sujet baigne dans la lumière pâle des étoiles. Jeune, bouche ouverte, tête nue, il dort. Ses habits disparates ne trahissent pas sa noble ascendance. Les lèvres figées dans un cri silencieux, les yeux fixés sur les nuages, il repose. L’expression de son visage est un mélange paradoxal de paix et de détresse dont je n’arrive pas à me défaire. Autour du couteau fiché dans sa poitrine, la corolle d’une fleur sanglante s’épanouit peu-à-peu, souillant de pourpre la chemise blanche qu’il porte sous sa veste. Ce contraste seul suffit à faire courir un frisson d’extase le long de mon échine.

    Longtemps, il m’a semblé qu’il m’était inaccessible, que je ne parviendrais jamais à l’atteindre. Unique héritier d’une famille noble de la capitale, ses parents le couvent – le couvaient, devrais-je dire – d’une attention constante. Lors de chacun de ses déplacements, cinq gardes armés l’accompagnaient de près et surveillaient ses moindres faits et gestes, trop et trop bien armés pour que je puisse espérer en venir à bout. Quant à s’introduire dans l’hôtel particulier mis à sa disposition, quelques heures d’observation seulement avaient suffi à m’en dissuader. Les dispositifs de sécurité mis en place autour de la demeure rivalisaient d’efficacité avec ceux du palais royal.    

    Toutefois, j’étais bien placé pour savoir que même la plus robuste des cuirasses peut présenter un défaut, et que même la plus résolue des volontés peut-être mise en échec. Armé de cette conviction, j’avais persévéré dans mes démarches. L’ironie du sort avait voulu que – comme souvent – la solution se trouvât dans l’énoncé du problème. En effet, une surveillance aussi étroite, si elle protégeait efficacement celui qui en faisait l’objet, ne pouvait manquer de l’étouffer et d’exaspérer son humeur capricieuse.  

    Je finis par découvrir, à force d’intimidation et de pots-de-vin, d’observation et d’enquête, que chaque premier jeudi du mois, à la tombée de la nuit, mon jeune ami trouvait le moyen – grâce à la complicité de quelques serviteurs – de s’enfuir de sa prison dorée pour rejoindre les bas-fonds de la capitale, où une petite maison de briques rouges l’attendait, à l’abri des regards, du jugement de la société, et loin, bien loin de la fiancée que ses parents lui avaient choisie.

    En apprenant cela, j’avais su que la partie était jouée.

    Le reste n’avait présenté aucune difficulté, mais m’avait demandé beaucoup de patience. Le premier mois suivant ma découverte, je m’étais contenté de l’observer de loin, afin de repérer le trajet qu’il empruntait et d’examiner un peu l’accoutrement qu’il choisissait d’adopter au cours de ses expéditions nocturnes. Si son costume de citoyen désargenté était convaincant, l’interprétation qu’il choisissait d’en faire – si on pouvait parler d’interprétation – était d’une médiocrité déplorable. Il lui manquait les attitudes corporelles construites à partir d’un corps fatigué : la démarche lente, l’échine courbée, le manque d’entrain. Il ne pouvait s’empêcher de marcher la tête haute, d’un pas assuré,  le dos droit et la tête droite, comme si le monde entier lui appartenait. Je n’avais pu m’empêcher de sourire devant tant d’ingénuité.

    Le deuxième mois, je m’étais rajouté au décor de la pièce. Plusieurs heures avant la tombée de la nuit, je m’étais rendu à une intersection qu’il ne pouvait manquer de traverser pour se rendre à la petite maison de briques rouges. Déguisé en mendiant, revêtu de haillons festonnés, j’avais patiemment attendu sa venue, demandant l’aumône aux rares passants qui traversaient encore cette partie de la ville à une heure aussi tardive. Quelques heures plus tard, ma patience avait été récompensée. J’avais eu la joie de le voir passer devant moi, et, d’une voix éraillée, l’avais interpelé pour lui demander l’aumône. Je n’oublierai jamais le regard hautain qu’il me jeta alors, mêlé au dégoût que lui inspirait la contemplation de mon visage. Sans même daigner me répondre, il avait poursuivi son chemin.

    Le troisième mois, j’avais réitéré ma démarche pour être certain de ne pas m’être trompé dans l'itinéraire. Cette fois-ci, cependant, je n’avais pas essayé de l’aborder et, sans me remarquer – sans vouloir me remarquer – il avait continué sa route.

    Le premier jeudi du quatrième mois, c'est à dire le quatrième jour de la semaine du quatrième mois, c'est à dire aujourd'hui, je suis passé à l’acte. Et voilà que le jeune homme gît à présent sur les durs pavés de la ruelle, une dague fichée dans la poitrine, la bouche ouverte sur un cri qu’il n’a pas eu le temps de pousser.

    Je pourrais ôter le couteau et effacer les traces de mon passage, mais je ne prends même pas cette peine. D’une part, la lame – née de ma magie – disparaîtra d’elle-même d’ici quelques heures. D’autre part, je trouve que le manche de la dague, dépassant de la poitrine de mon modèle, ajoute une certaine beauté dramatique à la composition. L’ôter serait faire insulte à mon art.

    Je suis en train de me faire cette réflexion quand mon regard est soudain attiré par un éclat blanc, non loin du cadavre. Intrigué par ce détail que je n’avais pas remarqué jusqu'alors, je me rapproche de l’objet en question et me penche pour en distinguer les contours à travers le manteau de la nuit. Il s’agit d’un petit bouquet de camélias, sans nul doute destiné à l’occupante de la petite maison de briques rouges. Il a dû tomber de la veste du jeune homme au cours de la brève lutte qui m’a opposé à lui. Une douleur sourde et diffuse se propage à l’ensemble de mon corps et je pousse un profond soupir. Avant que je puisse la retenir, une larme solitaire roule sur ma joue et vient s’écraser sur les pétales de l’une des fleurs, telle une goutte de rosée à l’aube.

    « Magnifique... », murmuré-je.

    Lentement, délicatement, je prends les fleurs et viens les positionner sur la poitrine de ma victime. Ensuite, je saisis les mains du jeune homme et les croise autour des tiges des camélias. Alors, et seulement alors, je réalise que mon oeuvre est achevée. Je me redresse et, d’un pas leste, sans un regard en arrière, me retire dans les ombres de la ruelle.

    ---

    Le temps que je regagne le confort de mon atelier, les premières lueurs de l'aube commencent déjà à poindre derrière la ligne d'horizon. Fort heureusement, j'ai parfaitement calculé mon coup. Les derniers peintres travaillant sur leurs toiles ont déserté les lieux depuis bien longtemps, et les premiers assistants chargés de nettoyer l'atelier et de préparer les peintures n'arriveront pas avant plusieurs heures encore. Je suis seul.

    Sans hâte, j'ôte les haillons maculés de sang qui m'ont servi de costume pour la représentation de cette nuit, les roule en boule et les fourre dans un petit sac en cuir. Eux ausi disparaîtront d'ici quelques heures, comme toutes les créations nées de mon art, mais d'ici là, je ne peux pas me permettre de les laisser traîner n'importe où.

    Une fois cette dernière formalité accomplie, je laisse la douce chaleur régnant dans la pièce baigner ma peau nue. Les yeux fermés, les lèvres entrouvertes, je profite au maximum de ce court répit entre deux représentations, celle du jour et celle de la nuit, deux pièces si différentes et pourtant si semblables. Des applaudissements imaginaires résonnent dans ma tête et je souris à un public inexistant. Peu importe la scène sur laquelle je me produis, pensé-je avec une certaine vanité, je reste avant tout un artiste.

    Malheureusement, je ne puis profiter beaucoup plus longtemps de cet interlude. Il faut que je me prépare pour la journée à venir. Malgré les protestations de mon corps à bout de forces, épuisé par le manque de sommeil, je me remets en mouvement et me dirige vers le cabinet de travail qui enlaidit un coin de la pièce.

    J'ouvre paresseusement un tiroir, fourrage quelques instants dans ses profondeurs nébuleuses, puis finis par trouver ce que je recherche. Les couleurs ornant le parchemin sont quelque peu passées, mais rien qui puisse faire sérieusement obstacle à ma volonté. Je pose les mains sur le papier et invoque mon pouvoir. Bientôt, un kimono aux couleurs vives émerge de la surface poussiéreuse du parchemin, suivi par un masque d'inugami – ces esprits chiens appartenant au folklore de ma tribu natale – et par une panoplie de bijoux en argent de facture délicate, rehaussés par des grenats étincelants.

    Ces vêtements, je les ai dessinés avec le plus grand soin, en prévision d'un jour où, comme celui-ci, je n'aurais pas le temps de rentrer chez moi pour changer de costume entre deux représentations. Tout artiste digne de ce nom vous le dira : la clé d'une oeuvre réussie réside dans la préparation. Peu importe la virtuosité et le génie, s'ils ne sont pas doublés par une méticuleuse capacité de planification et d'anticipation.

    Lentement, sans hâte, je recouvre mon corps du kimono de soie bariolé. Après l'avoir passé, je constate avec plaisir qu'il ne me tiraille pas et ne me gêne pas aux entournures, comme le font d'habitude les vêtements neufs. Pourtant, il tombe à la perfection. Le plaisir que je ressens se teinte de suffisance. Mon art est à l'épreuve des contingences triviales auxquelles peut faire face un tailleur.

    Je suis en train de glisser le dernier anneau d'argent autour de mon annulaire quand un bruit derrière la porte de l'atelier vient retenir mon attention. Surpris, je plisse les yeux et tends l'oreille. Rien. Convaincu d'avoir imaginé le bruit, je prends le masque de chien et m'apprête à en recouvrir mon visage. Tout à coup, le bruit rententit de nouveau, suivi par ce qui me semble être un juron étouffé. Le sang se fige dans mes veines. Mon cerveau tourne à cent à l'heure à mesure que les pires scénarios défilent dans ma tête. Ai-je été suivi sans que je m'en aperçoive ? La garde s'apprête-t-elle à faire irruption dans mon atelier ? Mon art est-il sur le point d'être censuré à jamais ?

    Je me force à calmer ma respiration, et, d'un geste délibéré, je finis de positionner le masque sur mon visage, puis noue derrière ma nuque les liens de soie chargés de le retenir. Il est inutile de paniquer. Je suis certain de ne pas avoir été suivi. Il s'agit certainement d'un assistant désireux de faire du zèle, ou d'un ivrogne s'étant trompé de maison. Je me tourne vers le tiroir de mon cabinet de travail et prends un petit rouleau de parchemin que je glisse dans les amples plis de ma manche. Sur la surface de ce parchemin, je le sais, est représentée une dague dentelée aux angles féroces. Une fois cette précaution prise, je me tourne à nouveau vers la porte.

    « Il y a quelqu'un ? », dis-je d'une voix que je veux aussi calme et froide que possible.
    Luz WeissCroc de foudre
    Luz Weiss
    Informations
    Re: La Dame aux camélias
    Dim 1 Sep 2019 - 23:15 #
    Toutes les histoires débutent à l’aune d’un chemin. Certaines se dégustent à la saveur d’un souffle délité, éparpillé sur les pavés au fil d’une lame, et d’autres se dévoilent sur la toile grâce au plus savant des outils. Luz songeait que la sienne tenait à bien peu de considérations. Elle résidait dans les joies et dans les commisérations du vieil homme qui dormait là, près d’elle, un visage de saint auréolé d’un écrin de cheveux blancs. L’âge avait tracé des ridules au coin de ses paupières, de délicates et fines pattes d’oie qui dessinaient sur son visage le réseau du temps et des inquiétudes. Luz le savait presque autant que le soleil ne cesserait de se lever de part et d’autre du monde, cette ride au coin des lèvres était capable de se mouvoir sous la forme d’un franc sourire parsemé de rires à gorge déployée. Elle connaissait ces yeux, la matière rocailleuse de sa voix et cette manière qu’il avait de passer les doigts dans sa barbe lorsqu’un doute le prenait. « La lune est ici, et l’océan là-bas » aurait-elle répondu avec tout autant d’aplomb.

    Elle écoutait, silencieuse, le ressac de sa respiration. Penchée sur les draps comme une mère aimante, car après tout l’existence n’était-elle pas qu’une vaste farce ? On naissait d’un bout, porté et secondé par nos plus proches parents qui n’avaient plus alors pour destinée que de s’éteindre et de s’étioler entre nos doigts. Luz n’y pouvait rien. Et son impuissance était une agonie d’angoisses. Oh, elle ne portait pas souvent ce masque en sa présence. Elle s’assurait toujours qu’il ne puisse être en mesure de saisir ses failles, s’adonnant à une bien étrange partie de poker. La récompense en valait la peine puisqu’elle constituait une tranquillité d’esprit à laquelle il pouvait aspirer.

    Elle passa une main fatiguée sur ses traits. Cela ne faisait qu’une semaine. Les années passées à la Capitale lui semblaient bien loin désormais, mais elle n’avait d’autre choix que de se contraindre à cet exercice périlleux. La missive ne lui était parvenue qu’il y a une quinzaine de jours, attestant de l’état de santé de son grand-père. Ce n’était pas un événement dramatique, ni l’une de ces maladies qui vous dérobe un empire ou vous fauche en quelques souffles de temps. Luz ne l’avait jamais réalisé jusqu’à présent, mais il se faisait vieux. Lorsqu’elle cavalait sur les routes à la recherche d’un temps perdu, c’était son temps à lui qui était dilapidé aux quatre vents. Chaque seconde, chaque nuit sous les étoiles qui lui avait octroyé un sourire en avait aussi pris un à son grand-père. Cette réalisation était tardive. Celle d’une enfant sur le visage abimé de celui qui l’avait élevée.

    Elle peinait parfois à se remémorer l’étiquette de son rang, s’attelant depuis son retour à rebâtir la maison familiale. Les domestiques avaient accompli un travail formidable au regard des ordres malhabiles et contradictoires de Jeschen, vaille que vaille, dans une demeure qui n’avait plus accueilli le moindre public depuis bon nombre de mois. Pour autant… Elle ne pouvait décemment fermer les yeux sur cette structure close qui prenait chaque jour davantage des allures de cercueil. Il fallait reprendre les comptes, évaluer les ressources, jeter ce qui n’en était plus et repartir dans une dynamique plus malléable, plus productive. Si les amis de longue date des Weiss avaient accueilli sa venue avec grand plaisir, bon nombre de contacts avec la noblesse s’étaient malheureusement perdus.

    Tardivement penchée sur les comptes et les archives de la demeure, Luz avait soupiré de soulagement. La gouvernante avait mené d’une main de maître leurs finances malgré l’état de son employeur. Jeschen n’avait jamais été particulièrement dépensier, mais elle avait craint que sa faiblesse manifeste n’attisât les convoitises en son absence. La profession familiale n’avait pas désempli leurs fonds, bien au contraire. Luz y pourvoyait bien assez lors de ses voyages de par le monde, envoyant régulièrement quelques pourboires bien choisis à demeure. Elle apprit également que Jeschen avait donné jusqu’à il y a peu des cours de médecine aux aspirants, lorsque ses yeux ne lui avaient guère plus permis d’opérer. Il avait qui plus est interdiction d’user de ses capacités magiques, ces dernières absorbant directement une énergie qui lui était devenue par trop nécessaire à son âge. Grâce à cela, Luz eut le plaisir de constater que la fortune familiale était plutôt positive. Il lui faudrait bien sûr trouver une solution subsidiaire dans quelques temps, mais cela suffirait pour l’heure à ne pas inquiéter son grand-père.

    Elle avait donc fait ouvrir toutes les fenêtres et s’était lancée à corps perdu dans un vaste programme de rafraîchissement des lieux. Il n’avait pas été aisé de trouver un jardinier compétent disponible en cette période de l’année et la façade arrière s’était montrée tout à fait retorse à la moindre tentative de ravalement. Son contremaître était toutefois un petit homme fort pugnace et son entêtement n’en était plus à son premier obstacle. Elle l’avait donc laissé à ses affaires, s’attaquant à l’autre versant du problème. Bon nombre de meubles et de linges de maison étaient à remplacer, sans parler d’une véritable décoration digne de ce nom.

    Il était tôt et une langue de lumière pastelle commençait à poindre par-delà l’horizon. Ce temps qui arrachait à la nuit sa langueur et dérobait un jour de plus aux vivants… Elle contempla les traits paisibles de Jeschen, ignorant sciemment le léger claquement de semelle qui rôdait vers la porte. Il dormirait encore quelques heures, abruti par la mixture préparée par ses enseignements qui lui offrait un rare repos compensateur. Tant mieux, songea-t-elle, et ses prunelles eurent un accent métallique de fauve aux aguets. Gare à l’imbécile qui dérangerait sa propre chaire dans son sommeil…

    « Ma Dame, les tentures que vous avez commandées sont arrivées… »

    La domestique n’avait parlé que du bout des lèvres, s’astreignant avec soin à respecter les consignes de silence lorsque le Maître de maison dormait.

    « J’arrive tout de suite, merci. Disposez-les dans le petit salon. »

    Elle lissa les plis des draps comme s’il se fut agi de nettoyer les aspérités maladives de son grand-père et voulut se redresser sur ses jambes. La main de Jeschen se referma néanmoins sur son poignet avec une vivacité qu’elle ne lui connaissait guère, et ses yeux hagards de dormeur surpris dans son sommeil fouillèrent les traits de sa petite-fille :

    « Sora ? Tu es revenue ? »

    Durant quelques battements de cœur, elle ne sut comment réagir. Et puis son visage vieillissant se rasséréna, comme subitement soulagé de la savoir présente. La vérité aurait été ardue à expliquer à un esprit égaré. Peut-être s’agissait-il de l’une de ses élèves ou de quelques lointaines connaissances… Il s’était de toute façon rendormi avant qu’elle ne puisse se reprendre et lui indiquer qu’il s’était trompé et qu’elle n’était que Luz. Elle soupira donc et gagna l’embrasure de la porte. Ces épisodes de perdition demeuraient encore rares, fort heureusement ! Il conservait toute sa tête lorsqu’il se trouvait en pleine santé durant la journée. Elle s’ébroua et s’engouffra dans le vaste corridor. Une multitude de tâches l’attendaient, et bien trop peu de temps pour s’y consacrer…

    ►◄

    « Ce ne sera pas nécessaire, merci. Je vous ferai de toute façon mander au besoin. Profitez-en pour reposer les chevaux et vous accorder une pause, j’ignore si les négociations seront longues. »

    Luz se montrait tout à fait joviale. Les rideaux livrés étaient d’une parfaite splendeur et en adéquation avec ses souhaits. Le matériau, fin et tissé à la main, ne s’en trouverait que davantage embelli par la lumière traversante du soleil. Il ne lui restait qu’une pierre à poser sur son château, et cette pierre l’enthousiasmait considérablement. Oh, si Lucy était avec elle… Les Weiss pourraient prochainement se targuer d’une villa à la portée esthétique extrêmement pointue ! Après plusieurs années sur les routes à la poursuite d’une valeur artistique et historique, Luz n’avait guère pu passer outre une référence évidente en la matière : Ukiyo no Kagami. Sa peinture était réputée par-delà la Capitale et son talent demeurait sans égal auprès de la noblesse ainsi que de la royauté.

    Ce n’était pour autant pas cette unique raison qui avait su piquer l’intérêt de la donzelle. Son grand-père avait toujours eu ce goût prononcé pour l’exactitude d’une peinture, la faute en était à sa profession médicale. Il grimaçait si les corps n’étaient pas proportionnés et organiquement viables, et la véracité d’un muscle ou d’un tendon avait à ses yeux la valeur d’un diamant taillé. Or, ce Kagami était visiblement doté d’un talent irréprochable sur le sujet. L’expression « plus vraie que nature » s’était cristallisée dans son incarnation la plus absolue. Il n’y avait plus qu’à espérer qu’il se montrerait conciliant sur son prix… L’homme était, disait-on, aussi taciturne qu’excentrique.

    Elle descendit souplement du fiacre, n’ayant cure de la rigole qui patientait traitreusement dans l’ombre du trépied. Les rues étaient désertes à cette heure et elle s’était intelligemment parée de bottes hautes tout à fait adaptées au cuir de son pantalon et à la chemise blanche masculine qui ornait ses épaules. Mue par l’habitude des routes, elle avait relevé ses cheveux flammes sur sa nuque en un chignon rapide dont les quelques mèches éparses et rebelles venaient parfois lui effleurer la peau. Ce n’était pas un jour pour les flanelles et les dorures, puisqu’elle prévoyait ni plus ni moins d’achever plusieurs travaux durant l’après-midi…

    La cour de l’atelier était vide. Elle s’y engagea donc d’un pas déterminé, non sans ouvrir de grands yeux curieux sur le bâtiment qui y était lové. Elle n’avait pas songé un seul instant aux difficultés inhérentes à une heure aussi matinale… Son artiste serait-il éveillé, et son atelier ouvert… ? A l’orée d’une hésitation, les lèvres vaguement courbées en une grimace embêtée, elle eut le grand malheur d’amorcer un pas de côté dans l’espoir de mieux appréhender une potentielle lumière intérieure. Ce fut à cet instant précis qu’un illustre inconnu lui rentra proprement dedans, et que le contenu qu’il transportait se fit une joie de se déverser sur elle. Elle vacilla en arrière, une sensation glacée la gagnant brusquement, un « Oh ! » muet figé sur les lèvres et la posture d’un lapin trempé. L’inconnu eut pour sa part un juron que nous ne traduirons pas ici par respect pour le plus vieux métier du monde, une moue d’horreur inscrite sur le visage.

    « Mais… Vous… »

    Le jeune homme – car c’en était un – prit le temps du monde pour la dévisager. Puis les rouages qui le composaient parurent s’enclencher, ses joues virèrent au violacé, et un flot ininterrompu d’excuses s’enfuir de sa bouche.

    « Mais qu’ai-je fait ! C’était… Le Maître… L’eau pour nettoyer les pinceaux… Ah, je vais finir viré ! »

    Puisqu’il était à deux doigts d’arracher les derniers implants capillaires de son crâne, Luz eut un geste d’apaisement à son égard et tâcha d’esquisser un sourire. Un rapide état de la situation lui permit de constater qu’il ne s’agissait en effet que d’eau. De l’eau glacée, certes, aussi froide que la mort et les abysses réunies, au moins, mais uniquement de l’eau.

    « Cela séchera, ce n’est pas très grave… Vous m’avez surtout fiché une sacrée frousse ! »

    Elle ramassa le récipient vide qui demeurait tel un cadavre à ses pieds et remit de deux doigts habiles une mèche de cheveux flamme détrempée derrière une oreille. Alors, il se produisit deux choses. La porte s’ouvrit, et son agresseur perdit deux nouveaux teints de couleur. Là, si ce n’était pas de l’exsanguination subite… Il manqua s’effondrer sur lui-même à la manière d’un chiffon usé et s’écrasa au sol en une révérence profondément marquée.

    « M-Maître ! Je suis profondément navré de vous avoir dérangé à cette heure si matinale ! Tout est de ma faute ! »

    Luz ne dut qu’à son éducation la politesse qui la poussa à saluer immédiatement le peintre. Et puis le naturel revint au galop, ses prunelles ourlées telles des perles curieuses ancrées sans détour sur l’étrange personnage qui venait d’entrer en scène. Il demeurait là, une apparition minérale et diaprée dans l’obscurité de l’atelier, la lumière n’osant franchir l’embrasure en une frontière presque tracée à la main. Son visage n’était pas humain – un masque tout du moins, qui ne laissait rien deviner de ses traits. Sa silhouette était savamment distillée dans les replis amples d’un kimono, indubitablement Maître et artiste en sa demeure. Oh, par toutes les tentations, Luz se connaissait par cœur… Il y avait là quelque chose d’indicible à découvrir qui le concernait lui et sa si spectaculaire étrangeté. Ce rien qu’elle rêvait de dévorer, de décortiquer et d'extraire jusqu’à la moelle - ce savoir qui lui échappait encore… Sa curiosité était bien son vice le plus vivace, et ce brasier gagnait déjà ses prunelles d’un vert sombre affamé. Elle lui offrit un semi-sourire en coin renard, la blancheur de ses dents se découpant sur ses lèvres rouges comme un fruit mûr.

    « Monsieur… Ukiyo si je ne m’abuse ? Pardonnez-nous cette interruption, votre aspirant et moi-même nous sommes montrés plutôt malhabiles au cours de nos déambulations… J’étais venue négocier quelques commandes de votre talent, mais me voilà à présent en passe d’imbiber d’eau votre atelier. »
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    Re: La Dame aux camélias
    Lun 9 Sep 2019 - 22:32 #
    Je reste interdit devant la scène insolite qui s’offre à moi. Lorsque j’ai pris la décision d’ouvrir la porte de l’atelier, une main prudemment repliée sur le parchemin glissé dans ma manche, l’autre crispée autour de la poignée en bronze, je ne m’attendais pas à lever le rideau sur un tel spectacle. Je ne sais pas trop ce à quoi je m’attendais, d’ailleurs. Je devrais certainement être soulagé d’avoir découvert, sur le pas de ma porte, Tokutaro accompagné d’une jeune inconnue trempée comme une soupe, plutôt qu’une escouade de soldats de la Garde armés jusqu’aux dents. Pour une raison qui m’échappe, je ne le suis pas.

    Mes yeux restent obstinément fixés sur la chemise blanche de la jeune femme. Il faut dire que la plastique parfaite de ses formes, opportunément soulignée par cette eau glaciale qui imbibe le tissu et le fait coller à son corps, tout en le rendant aussi transparent que du papier de soie, a de quoi capter le regard. Cependant, c’est bien la chemise en elle-même, et non pas ce qu’elle cache ou dévoile, qui fait l’objet de mon attention. Par une coïncidence aussi étrange que troublante, cette chemise est presque parfaitement semblable à celle que portait le jeune homme dont j’ai récemment abrégé l’existence. Si l’eau, et non le sang, trempe ce morceau de tissu-ci, la couleur rouge n’est pas absente de la composition pour autant, incarnée par une crinière de cheveux épais dont les épanouissements forment autant de gerbes étincelantes.

    Je sais depuis longtemps qu’une tendance à la monomanie fait à la fois partie de mes plus grands défauts et de mes plus grandes qualités. Si ma capacité de concentration sur une tâche précise suscite l’admiration de mes pairs, l’aveuglement à tous les éléments extérieurs qu’elle implique me rend étonnamment obtus vis-à-vis de conventions qui font pourtant l’unanimité chez le commun des mortels. Ainsi, malgré un important effort de ma part pour me détourner de l’objet ayant subitement capté mon attention, c’est après un laps de temps bien plus long que celui fixé et toléré par la plus élémentaire bienséance que mes yeux s’arrachent à la contemplation de la chemise trempée de la jeune inconnue. Je n’en éprouve pas de honte ni de gêne, toutefois. Seulement une légère forme d’agacement liée à la pensée que je ne maîtrise pas encore totalement mes “mauvaises habitudes”.

    Je détaille le reste de la scène avec une froideur détachée. J’embrasse en quelques secondes le teint violacé de mon disciple, sa gêne évidente, l’éclat émeraude de deux yeux qui m’observent, la lumière pâle de l’aube se reflétant sur les gouttes d'eau tombées aux pieds de la jeune femme, le bac réservé au rinçage des pinceaux qu’elle tient négligemment par l’une des anses en bois souple. Je crois pouvoir en déduire ce qui s’est passé. Cet éternel empoté de Tokutaro a voulu faire du zèle, et, comme d'habitude, sa maladresse a mené à une perte de temps dont je me serais bien passée. J’ai de la chance, cependant, qu’il n’ait pas décidé de venir préparer l’atelier plus tôt. Ou peut-être est-ce lui qui a eu de la chance ? Bien que je ne souhaite pas me séparer de Tokutaro, dont le potentiel ne cesse de m'étonner, je ne peux guère me permettre de laisser derrière moi un témoin de mes activités nocturnes. La face cachée de mon oeuvre ne tolère pas encore de public.

    « Monsieur… Ukiyo si je ne m’abuse ? Pardonnez-nous cette interruption, votre aspirant et moi-même nous sommes montrés plutôt malhabiles au cours de nos déambulations… J’étais venue négocier quelques commandes de votre talent, mais me voilà à présent en passe d’imbiber d’eau votre atelier. »

    La voix de la jeune femme, incisive mais polie, à peine rendue tremblante par le léger frisson que l’eau glaciale fait courir sur sa peau, me tire subitement de mes réflexions. Je fixe à nouveau mon regard sur elle et penche imperceptiblement la tête de côté, figé dans l’attitude caricaturale d’un animal observant un objet ayant interpellé sa curiosité. C’est alors que je me souviens d’un sceau, d’une lettre, d’une date, d’un nom.

    « Dame Weiss. », dis-je avec une subite certitude.

    Encore un exemple de cette maudite monomanie qui m’a plus d’une fois joué des tours. Entièrement consacré à l’accomplissement final d’une oeuvre mûrie depuis des mois – puis à la joie née de cet accomplissement – j’en ai oublié le rendez-vous et les obligations que j'avais contractées auprès de la jeune femme. Pourtant, ce rendez-vous était de première importance. Non seulement la famille Weiss ne fait pas partie de ces familles qu’on peut prendre à la légère, mais le patriarche de cette illustre maison, Jeschen Weiss, avait autrefois tutoyé mon regretté Maître : Gakyo Rojin Manji, le plus grand peintre que notre école ait jamais connu, loin devant moi et les Maîtres l’ayant précédé ; loin devant, je le pressens, ceux qui viendront après moi.

    Cette réalisation devrait probablement me pousser à réagir de manière vigoureuse. Sans doute devrais-je me répandre en excuses pour la maladresse de mon disciple, puis le flétrir d’une punition à la hauteur de l’humiliation qu’il a fait subir à la noble Dame. Sans doute, aussi, devrais-je m’excuser moi-même pour l’impolitesse que j’ai manifesté en la regardant fixement sans lui offrir mon aide. Toutefois, je ne parviens pas à m’y résoudre. Cette absence de réaction immédiate n’est pas due à une quelconque pitié que je ressentirais vis-à-vis de Tokutaro, ou à un hypothétique manque de respect manifesté à l’égard de la jeune femme. Je sais ce que je devrais faire, ce que les conventions naturelles de la société attendent de moi, mais je ne ressens tout simplement aucun aiguillon me poussant à les suivre. Mon esprit reste obstinément fixé sur la seule chose ayant jamais animé ma volonté : l’art, et les considérations d’ordre esthétique qu’il éveille en moi. Intimidé par mon silence, Tokutaro se répète et se répand en excuses plus paniquées les unes que les autres.

    « Maître, je suis vraiment confus... »

    Sans même daigner lui répondre, je fais volte-face et réintègre l’atelier, faisant soigneusement attention à bien enjamber la ligne formée par le seuil.

    Mes pas me conduisent à nouveau au petit secrétaire et à ses insondables profondeurs. Je défais plusieurs nœuds de soie, déroule un certain nombre de parchemins. Je prends le temps d’observer, de considérer, de peser le pour et le contre. Mes sourcils se froncent à mesure que j’essaie de me remémorer la silhouette de la jeune femme, la forme de son visage, la nuance exacte de ses yeux et de sa chevelure, ainsi que d’autres spécificités mineures. In fine, je choisis un kimono émeraude, orné de motifs floraux. Quant au tissu, après avoir longuement balancé entre le coton et la soie, j'opte finalement pour la soie. Si les capacités d’absorption des deux tissus sont à peu près similaires, la soie est plus chaude et sèche plus vite que le coton.

    Il ne me reste plus qu’une formalité à accomplir avant de pouvoir regagner la cour et les deux personnes qui l'occupent. Je prends une profonde inspiration et pose la paume de ma main droite sur la surface du parchemin. Mon pouvoir enfle dans mes veines, les dilate et me remplit d’exaltation. L’image prend du volume, se tisse à partir du vide, emplit bientôt l’espace et se détache de son support de papier pour venir s’enrouler autour de mon bras. Mes lèvres s’épanouissent déjà en un sourire suffisant quand, tout à coup, les contrecoups de l’utilisation répétée et excessive de mon pouvoir – conjugués à une fatigue que j’ai trop négligemment ignorée – se font brutalement sentir. Une trombe de brouillard blanc s’abat sur ma nuque pour y forer un trou, me conduisant au bord du malaise. D'une main blême et tremblante, j'agrippe le rebord du meuble et me laisse peser de tout mon poids dessus. Au bout de quelques secondes, la tempête s'apaise, se disperse, me laissant assez de forces pour regagner la porte.

    Il me suffit de tendre le bras pour que Tokutaro accoure à mes côtés et me soulage du poids du kimono et de la large ceinture finement ouvrée servant à le nouer. Il ne m'est pas non plus nécessaire d'articuler une seule parole pour que, comprenant mon intention, le jeune homme se range derrière Dame Weiss et lui présente la pièce de vêtement. La contrition qui peut se lire sur ses traits est telle que je crains presque qu'il fonde en larmes. Loin de m'apaiser, cela ne fait qu’aggraver l'agacement que je ressens vis-à-vis de sa personne. Je détourne le regard tandis que mon assistant drape le kimono autour des épaules de la jeune femme, m'abîmant dans la contemplation des nuages moutonneux dont les formes prolixes peuplent la vaste étendue du ciel. Une fois cette tâche accomplie, je m’éclaircis la gorge.

    « Entrez, vous allez prendre froid. »

    Je joins le geste à la parole et, de la main, invite les deux jeunes gens à gagner l'intérieur de l'atelier. Le fouillis qui y règne, bien que tout relatif, me saute brutalement aux yeux, et l'amertume me gagne à l'idée de devoir accueillir un invité dans de telles conditions. Ce manque de... perfection m'insupporte. Malheureusement, il est trop tard pour arranger quoi que ce soit. Raide comme un piquet, je gagne le bout de l'atelier et fais coulisser un panneau de papier translucide monté sur une armature de bois. Derrière le panneau se trouve une salle aux dimensions modestes, dont l'unique ameublement consiste en une table basse autour de laquelle sont disposés plusieurs coussins colorés. Bien que la fatigue me scie les genoux, je fais un effort pour ne pas m’affaisser inélégamment sur l'un des coussins. Soigneusement, précautionneusement, je replie mes jambes sous moi et m'assieds en position correcte, c'est-à-dire sur les talons. Alors, et seulement alors, je tourne le visage inexpressif de mon masque – le masque inexpressif de mon visage – vers Tokutaro.

    « Va faire chauffer de l’eau pour le thé, je te prie. »

    Trop content de pouvoir se racheter, le jeune homme sort en trombe de la petite pièce et me laisse seul avec notre invitée. D'un mouvement du poignet, j'invite cette dernière à s'installer sur le petit coussin plat disposé en face de moi, puis incline profondément le buste dans sa direction.

    « Dame Weiss. Je vous prie de bien vouloir me pardonner pour ce déplorable accueil. »
    Luz WeissCroc de foudre
    Luz Weiss
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    Re: La Dame aux camélias
    Mar 17 Sep 2019 - 13:28 #
    Comme pris dans les rets d’un phare, l’homme loup et la femme fauve s’observèrent. Il n’y avait là pas un souffle oublié, contenu dans sa gorge en une boule chaude et fugace, saisie toute entière d’un courant électrique intérieur qui murait ses mouvements d’ordinaire si souples dans une gangue de glace. Elle se tenait là, statufiée devant un animal dont elle ignorait les us et coutumes, effrayée à l’idée d’amorcer un froissement de cils susceptible de le faire fuir. Elle percevait inconsciemment l’introversion qui était la sienne et qui enrobait sa silhouette si atypique d’un air de canidé farouche, suspendu à la frontière de sa grotte d’une hésitation probable. Elle ne vit pas du moins le regard qu’il posait sur elle, car seule la surface peinte du masque lui faisait front. Voilà qui était une barrière beaucoup plus tangible qu’un ressac de lumière. Ce morceau de faciès emprunté à un autre accentuait le mystère qui rôdait en lui, tordu d’un sourire brutal et lupin – un chien, se corrigea-t-elle, ne parvenant guère non plus à lui donner une moralité clairement définie. Il n’était ni bienveillant, ni hostile. Et c’était bien en cela que résidait toute l’étrangeté du peintre, équilibriste sur le fil d’un trait de pinceau dont les règles n’étaient connues que de lui seul.

    Mais Luz était bonne joueuse et appréciait la grâce d’une pièce tracée par autrui, quand bien même elle n’y avait qu’un rôle mineur à jouer. Il lui était donné de contempler cette espèce rare, mi-homme, mi-chien, et d’interagir avec lui pour la maigre récompense d’avoir frayé quelques instants avec la nature d’un homme dont les nuances diaprées lui échappaient grandement. Qu’à cela ne tienne : voilà quelques éclats de lumière qu’elle pourrait toujours frôler du bout des doigts, subjuguée par cette apparition qui n’avait guère fini de dévoiler ses secrets. Il disparut d’ailleurs avant qu’elle ne se soit remise de ses pensées, son nom flottant dans l’air qu’il avait laissé derrière lui. Il l’avait identifiée. Légèrement rassérénée à l’idée que sa missive ait été lue et acceptée, son souffle reprit enfin le chemin traditionnel de sa poitrine et sa silhouette se détendit sur ses appuis.

    Elle coula un vague regard en biais au jeune apprenti, incertaine quant à la marche à suivre. Etait-ce une invitation à entrer non formulée ? Devait-elle demeurer sur le pas de la porte, tâcher d’appâter la créature merveilleuse qui s’y terrait comme l’on poursuit les contes dans l’espoir d’une vérité ? Son nouvel ami n’esquissa pas un seul geste, trop reclus dans sa tour de culpabilité et de repentance pour informer les touristes égarés des modalités de visite. Alors, curieuse enfant, Luz avança d’une enjambée et glissa le faisceau de ses prunelles par l’ouverture de la porte. Elle dut plisser les yeux pour habituer le vert de ses iris à l’obscurité paisible des lieux, percevant la vague silhouette de son peintre s’affairer à quelques travaux subits. L’atelier avait l’odeur caractéristique de la peinture organique, une couleur ample et lourde aux accents prononcés et diversifiés. Il y avait là cette note minérale, et à cet autre bout une pincée plus florale. Sans doute ces fragrances contenaient-elles aussi les efforts des nombreux talents qui s’y étaient succédé, une goutte de sueur et la marque d’une canine sur des lèvres serrées par la concentration, la joie d’une réussite ou ce cuisant sentiment de frustration…

    Elle n’eut guère le temps de poursuivre plus avant son exploration visuelle, car un détail eut tôt fait d’attirer son attention telle une phalène dans les flammes. L’homme-chien avait posé la paume de sa main sur la surface colorée d’une toile. Comportement étrange et insolite s’il en était, fourbu d’une attention aiguisée qui se lisait dans la fixité de ses gestes. Quelque chose se détacha alors du papier, lové autour de sa main comme quelque animal ronronnant et candide, un froufrou de tissu joyeux dont les pétillements se tissaient à partir d’un vide insondable. Luz en oublia sa politesse, mue par la tentation irrésistible d’avancer pour voir, comprendre par elle-même la majesté de cet accoucheur de toile. Cette fois-ci, ce ne fut pas le froid mordant du tissu sur sa peau qui lui arracha un frisson. Et voilà qu’elle s’était désormais avancée de deux bons mètres dans la tanière du grand méchant loup.

    La toux gênée du jeune apprenti la rappela à ses propres sens. Il ne lui fallut qu’un saut de chat pour se glisser à nouveau à sa place, non sans un sourire vif et bien trop peu honteux au goût de Tokutaro. L’incident fut pour autant vite oublié – son maître requerrait ses services. Il lui tendit les volutes de tissu tel un trésor précieux dérobé aux Dieux, et c’est bien ainsi que Luz consentit à les porter. Elle tendit ses mains de part et d’autre de son corps, se déhanchant pour mieux apercevoir l’étendue de cette toile incroyable et les détails infimes de l’œuvre d’art. Oh bon sang, elle ne serait jamais en mesure de se détendre dans de pareils vêtements… Elle se jura de veiller à ce qu’aucune tâche ne daigne gâcher l’harmonie des fils. Elle dut se mordre la lèvre inférieure pour ne pas tout bonnement sauter sur son peintre et le gratifier d’un interrogatoire aussi violent que passionné.

    Elle le suivit néanmoins à l’intérieur de l’atelier, savourant la douceur de la soie sur le velours de sa peau, les pans du kimono affleurant sur ses épaules que l’eau avait dénudées. Quelques mèches flammes éparses goutaient encore d’une eau cristalline sur sa nuque, désormais absorbées par la force du tissu chaud. Elle veilla à l’imiter lorsqu’il s’assit, s’installant de bonne grâce sur le coussin qui lui avait été allouée. Ses prunelles s’ancrèrent à cet instant sur le masque qui s’opposait à elle, un vert de lagoon couvé par de longs cils sombres. Elle se fendit d’un semi-sourire en coin, et se pencha à son tour vers le sol :

    « Est-ce ainsi que vous nommez un accueil bien plus fastueux que je ne le mérite ? Si offrir une pareille splendeur à vos invités est une tare à vos yeux, alors oui, je vous pardonne pour ce déplorable accueil. »

    Elle se redressa, porta sa dextre aux sacoches qu’elle avait pris soin de déplacer et de positionner à ses côtés sur le sol. Elle lui tendit sa paume ouverte, une fiole disposée dans celle-ci comme une offrande. Sa voix n’eut, pour sa part, aucun accent clément :

    « Vous ne devriez pas en revanche abuser de vos facultés. Votre corps est votre unique vaisseau dans cette vie, prenez en soin. »

    La fiole contenait un liquide doré et sirupeux. Elle la déposa entre eux deux et son ton s’adoucit.

    « De la sève de phume mélangée avec un remède de ma fabrication. Versez-en la totalité dans votre thé et il vous redonnera quelques couleurs. Cela n’égalera pas une nuit de sommeil, mais cela vous permettra d’ignorer quelques heures supplémentaires les symptômes de la fatigue. »

    Quel âge avait-il… ? Elle n’avait aucun indice à sa portée et ne pouvait pas même vérifier qu’il était tout à fait en bonne santé. Son œil exercé parvenait à saisir les élancements généraux d’une grande fatigue, non les détails d’un examen plus prononcé. Cela faisait naître une forme de frustration en elle, n’ayant pour tout os à ronger que ce qu’il daignerait bien lui présenter. L’espace d’un court instant, elle eut la tentation de se redresser sur ses genoux et de venir saisir les bordures de ce masque insolant pour mieux en explorer les contours et débusquer l’homme qui s’y cachait. Elle dut noyer à la place cet élancement dans une présentation plus appropriée :

    « Je suis en tout cas honorée de faire votre connaissance, Monsieur Ukiyo. Gakyo Rojin Manji parlait de vous en des termes fort élogieux. J’espère ne pas vous déranger à une heure aussi matinale. J’avais hâte de vous rencontrer. »

    Elle pencha sensiblement la tête de côté, quelques mèches flammes glissant d’une épaule, le regard attentif et curieux d’une âme fascinée posé sur l’objet de ses désirs. Kagami Ukiyo… Quel temps n’avait-elle pas perdu avant que ses pas ne la conduisent dans cette cour !

    « Votre talent est… Indéfinissable. Ce kimono est-il vrai… ? Ancré dans une réalité tangible avec laquelle nous frayons, vous et moi, au même titre que le plus humble des tissus tressé à la main par une ouvrière ? »

    Elle passa la pulpe de son pouce sur la douceur de la soie, convenant sans difficulté que s’il s’agissait d’une illusion, elle voulait bien être damnée dès à présent.

    « Comment faites-vous ? … Est-ce douloureux ? »

    Une lueur soucieuse s’était glissée dans ses prunelles, car sa fatigue apparente lui revenait en mémoire. Il y avait peut-être bien d’autres conséquences cachées sous ces vêtements qu’elle était en incapacité de constater… Elle eut soudain une moue embêtée.

    « Ah bon sang, ne répondez pas si vous ne le souhaitez pas… J’ai tendance à poser bien trop de questions lorsque quelque chose de merveilleux s’agite sous mon nez. Et vous n’êtes vraiment pas adroit pour me faciliter la tâche en la matière, Monsieur Ukiyo… Votre personne ne cesse de m’intriguer. »

    Un sourire charmé s’épanouit sur ses lèvres, tout autant qu’une pointe d’amusement qu’elle ressentait envers elle-même. Ma foi, cette commande pour le manoir risquait d’être infiniment intéressante !
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    Re: La Dame aux camélias
    Dim 22 Sep 2019 - 0:28 #
    La plupart des gens ne voient pas. Leurs regards glissent sur les choses comme l’eau glisse sur le verre. Ils se contentent de distinguer des formes, que leur esprit associe de façon quasiment automatique à un concept ou un objet. Si je dessine un carré coiffé d’un triangle, les gens ne voient pas une série de lignes arbitraires, mais la représentation d’une maison. Si je dessine un cercle jaune en haut d’une feuille, les gens ne voient pas un simple gribouillis, mais la majesté du disque solaire. Ces raccourcis — assimilés dès l’enfance — sont nécessaires à l’intégration de l’homme au sein d’une société constituée de symboles. Toutefois, ce même processus a pour conséquence de faire de l’homme un animal routinier et crédule. A cause de lui, quelques décors de carton-pâte placés sur les planches d’une scène peuvent passer pour un château ou une forêt. A cause de lui, des expressions grossièrement taillées dans la plastique malléable d’un masque de chair peuvent figurer la joie ou la tristesse. La suspension volontaire de l’incrédulité est une conséquence directe de la paresse intellectuelle de gens qui ne voient pas — qui ne veulent pas voir — que les choses de ce monde se déclinent à l’infini, et qui prennent pour argent comptant les claires pièces de monnaie du sorcier de la fable, alors que ces dernières ne sont en réalité que de simples disques de papier.

    Les gens sont ainsi faits. La plupart des gens, en tout cas.  

    Alors que je contemple l’écrin de verre que Dame Weiss a déposé en face de moi, comme une offrande sur l’autel d’une divinité païenne, ou la part d’un contrat dont les tenants et les aboutissants m’échappent encore, je réalise que cette jeune personne n’appartient pas à la masse abrutissante des aveugles. Même Tokutaro, dont la prévenance à mon égard est inégalable au sein de l’atelier, n’a rien discerné de la fatigue qui me rongeait. Il s’est laissé abuser par quelques gestes esquissés de manière dynamique, des intonations un peu brusques et le masque dont s’est paré mon visage. Pendant ce temps, Dame Weiss avait fourré une main dans sa sacoche, en avait sorti une petite fiole remplie de liquide ambré, puis l’avait posé sur la table en m’enjoignant à prendre soin de mon corps. Peu s’en était fallu qu’elle me morigénât comme un enfant.

    Je suis tenté de partir d’un grand éclat de rire, mais la situation n’a rien de comique. Pour une raison que j’ignore, cette jeune femme me voit. Elle me voit.

    Mon regard passe de la petite fiole posée sur la table aux prunelles de mon intrigante invitée, alternant entre l’ambre et l’émeraude, la lumière et la lumière. Une iridescence de vitrail anime ces deux joyaux, reflets d’une intériorité dont les nuances m’échappent totalement. De nouveau, ma tête se penche sur le côté, la curiosité canine de mon masque rendue manifeste par ce geste dépourvu de subtilité. Les disques ternes qui me servent d’yeux s’animent alors, comme un vieux bouclier de bronze sur la surface duquel on aurait soudain fait passer un morceau de tissu, révélant sous une épaisse couche de poussière l’éclat aiguisé du métal. Je prends le temps d’observer cet étrange animal que le destin a placé sur mon chemin, laissant — sans répondre à ses questions, mais sans les oublier pour autant — le silence nous recouvrir d’une chape de plomb.

    Dame Weiss n’est pas une noble comme les autres. Cette première certitude m’apparaît aussi clairement que le soleil à son zénith. L’attitude des jeunes filles issues de la noblesse du Royaume, milieu que mes fonctions de peintre m’ont donné la chance (ineffable) de fréquenter, se caractérise en général par un mépris et une retenue qui font totalement défaut à la jeune femme assise en face de moi. Celle-ci n’hésite pas à pérorer, à poser des questions, à s’intéresser, et semble avoir totalement oublié le fait qu’un roturier vient de renverser le plein contenu d’un seau d’eau glacée sur ses vêtements. Par ailleurs, lesdits vêtements contrastent singulièrement avec ceux qui suscitent actuellement l’engouement des jeunes dames de la cour. Avant de se faire engloutir par les dunes chatoyantes d’une mer de soie verte, la jeune femme portait un simple pantalon d'homme, ainsi qu'une chemise blanche et des bottes en cuir. En somme, des vêtements taillés pour la praticité et l’efficacité, bien loin des fanfreluches froufroutantes et malcommodes que revêtent les femmes de son milieu. Si je ne connaissais pas la famille Weiss, je pourrais presque croire que mon invitée appartient à la roture, ou que sa famille est tombée dans la pauvreté.

    Pour quelle étrange raison une personne de son rang s’habille-t-elle comme une vulgaire citoyenne ? S’agit-il d’une simple contestation des codes régissant son milieu ? Quelque raison plus profonde se cache derrière cette attitude ? Me reviennent en mémoire les mots qu’elle a prononcés lorsqu’elle m’a offert cette petite fiole de verre à laquelle je n’ai pas encore touché, mais dont l’éclat ambré continue à capter la périphérie de ma vision. Un remède de « ma » fabrication, avait-elle dit. De sa fabrication ? Je ne connais presque rien aux arts complexes de l’herboristerie et de la pharmacologie, mais je ne suis pas sans ignorer qu’élaborer un remontant à base de sève de phume requiert des compétences qu’une jeune fille noble n’est pas censée maîtriser. Du moins, pas une jeune fille noble élevée de manière traditionnelle. Comme c’est particulier…

    Un frisson remonte soudain le long de mon échine, comme si un serpent lové autour de ma colonne vertébrale avait brutalement décidé de déployer ses anneaux chatoyants. Je ne peux m’empêcher de me demander quel genre de spectatrice cette jeune femme pourrait se révéler être, ou quel genre de spectacle son intériorité si atypique pourrait me permettre de créer. J’écrase sous mes doigts le parchemin glissé dans ma manche. Sous la pression, le papier plie et se plaint, crisse et se froisse. La tentation irrationnelle d’invoquer mon pouvoir gravite en moi, brûlante et douloureuse. Je prends une vive inspiration, puis expire lentement et sans bruit. Je répète le processus une première fois. Puis une deuxième fois. Puis une troisième fois. Alors, je…

    « Le thé est servi ! »

    … sursaute violemment au moment où Tokutaro fait irruption dans la pièce, sa voix aussi carillonnante qu’un concert de cloches. Mes ardeurs retombent, le charme de l’instant brisé par l’intervention intempestive du jeune homme.

    « Je ne vous dérange pas, j’espère ? »

    Je lui fais signe de la tête que non et un sourire soulagé s’épanouit sur ses lèvres. Mon apprenti semble s’être à peu près remis des événements de la cour, et c’est avec un certain enthousiasme — un enthousiasme certain ? — qu’il pose, sur la petite table basse, un plateau sur lequel sont disposées deux tasses en porcelaine, accompagnées d’une théière en fonte et de quelques gâteaux à base de pâte de riz. Une fois sa tâche accomplie, le jeune homme se redresse lestement et s’incline profondément dans la direction de dame Weiss.

    « Je tenais à vous présenter encore une fois mes excuses pour l’incident de tout à l’heure, madame. Je crains que mon manque d’adresse ne vous ait causé bien du souci. »

    Après quoi, il s’incline à nouveau, devant moi cette fois-ci.

    « N’hésitez pas à m’appeler si vous avez besoin de quoi que ce soit ! »

    Puis, rougissant jusqu’aux oreilles, il fait coulisser le panneau de papier et regagne la pièce principale. Je hausse les sourcils, perplexe. Soit je me trompe grandement, soit… Mais non, ce n’est pas possible. Balayant de mon esprit cette considération intempestive, je saisis la théière par son anse et verse du thé dans les deux tasses : celle de mon invitée, d’abord, puis la mienne, ensuite. Le liquide fumant fait siffler la délicate porcelaine.

    « Si je ne m’abuse, Tokutaro a choisi un thé vert. J’espère qu’il sera à votre goût. »

    Après avoir prononcé ces mots, je prends la tasse qui m’est échue et la pose dans le creux de ma main. Alors, je fais tourner quatre fois le récipient de porcelaine sur ma paume, créant un tourbillon au sein duquel viennent virevolter les quelques feuilles de thé s’étant échappé des petits ballots de coton dans lesquels on les a enveloppés pour les mettre à infuser. L’arôme du thé remonte jusqu’à mes narines frémissantes, mais je ne me précipite pas pour le boire. Au lieu de cela, je décide de répondre à la question que la jeune femme a posé quelques minutes plus tôt.  

    « Vous qui êtes observatrice, dame Weiss, dites moi : est-ce que vous parvenez à faire la différence entre ce kimono et un vrai ? Si la réponse est oui, alors ce kimono-ci n’est qu’une vulgaire illusion. Si la réponse est non, alors… en quoi la question est elle importante ? »

    Je me penche et enveloppe la plaie ouverte qui me sert de bouche autour du petit morceau de roseau évidé que Tokutaro a eu la gentillesse de disposer dans ma tasse. Après avoir aspiré l’équivalent d’une petite gorgée, je délaisse le récipient de porcelaine et le repose sur le plateau. Déçu mais ne souhaitant pas le montrer, je fais un effort pour ne pas pousser un profond soupir. Trop pressé de faire oublier son erreur, mon jeune apprenti en a commis une autre. Il a laissé les feuilles de thé infuser trop longtemps dans une eau trop chaude. Malgré son odeur entêtante, le thé qu’il a préparé n’a presque aucun goût. Je lui ai pourtant répété ad nauseam qu'avec le thé vert, une eau à peine frémissante est largement suffisante pour que l’infusion soit parfaite, mais il s’obstine — avec l’invariabilité d’une mule — à la faire bouillir.

    J’adresse à mon invitée un sourire d’excuse avant de me rappeler qu’elle ne voit pas mes traits, et que le seul public que peut rencontrer la danse de mes expressions est la barrière de bois qui me sépare du reste du monde. N’ayant pas d’autre choix pour me faire comprendre, je reprends la parole.

    « J’espère que vous me pardonnerez de ne pas avoir immédiatement suivi vos recommandations. On dit que la sève de phume a un goût très particulier. Avant de profiter de votre cadeau, je voulais voir si mon apprenti avait amélioré ses compétences en matière de préparation du thé. »

    Sur ces mots, je tends une main aux longs doigts blafards et m’empare de l’écrin de cristal dont la jeune femme m’a fait don. J’ôte le petit bouchon en liège obstruant le goulot et, sans hésitation, verse le contenu de la potion dans ma tasse. Ensuite, je repose le flacon vide sur la table et entreprends de mélanger le breuvage ainsi obtenu au moyen de ma paille en roseau. Le thé s’épaissit et son arôme commence à changer. Rien qu’à le sentir, je sens les frémissements d’une énergie nouvelle s’insinuer en moi. Le remède semble efficace. Me revient en mémoire l’inquiétude que la jeune femme a manifestée à l’idée que l’exercice de mon art puisse être pour moi une source d'inconfort.

    « Votre sollicitude me touche, madame. Toutefois, l’art mérite que l’on souffre. »

    Et que l’on fasse souffrir. Mais ça, je me garde bien de le dire à voix haute. L’excentricité semble faire partie des traits de caractère de la fascinante jeune femme, mais je doute qu’elle partage mes vues en matière d’expression artistique. Après tout, Dame Weiss n’appartient pas au même monde que moi.

    « Et puis, quelle importance ? Car vous n’avez pas fait tout ce chemin pour vous enquérir de la santé d’un artiste, n’est-ce pas ? Mais pour son art. »

    Je fais à nouveau glisser la tige du roseau dans la gueule de mon masque canin, puis aspire une pleine gorgée du liquide revigorant. Une secousse d’énergie parcoure mon corps perclus de douleur, et c’est avec moins de difficulté que je parviens à me tenir droit sur mon coussin. Requinqué, je repose ma tasse sur la petite table dont le squelette de bois constitue la seule séparation entre ma toute nouvelle source d’inspiration et moi.

    « Alors. Que puis-je faire pour vous ? »
    Luz WeissCroc de foudre
    Luz Weiss
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    Re: La Dame aux camélias
    Mar 1 Oct 2019 - 1:19 #
    « Une vulgaire illusion… »

    Son poignet s’étendit, ouvrant telle une aile la manche de son kimono. Et cela formait une voilure au vent dotée de mille reflets diaprés, reliée et piquée de fils dorés que l’émeraude parait d’un effet moiré. Le soleil n’aurait pu s’y perdre. Il n’y avait nulle majesté que cet habit ne contenait pas, tout d’abord pour sa matérialité tout à fait exquise et puis ensuite pour l’intellect créatif qu’il représentait… Sans doute l’homme chien ne serait-il en mesure de comprendre ce qui la saisissait là, au creux du ventre, les jambes repliées sous elle comme une demoiselle de cour affrétée de plumes d’oiseaux qu’elle ne méritait guère. Sans doute rejetterait-il l’argument de la même manière qu’il venait de la faire à l’instant : une pirouette verbale, un demi-tour allègre qui renvoyait paître ses questions à l’état d’hallucination. Mais il y avait davantage dans ce vêtement que la simple composition du tissu. Il y avait ici la matérialité d’une âme et l’esquisse labyrinthique d’une créativité, la vision d’un homme sur un monde qu’elle ne connaissait guère et l’aigre-doux d’un goût sûr en matière de peinture. Il était toutes ces choses à la fois, et beaucoup d’autres encore qu’elle ne pouvait percevoir par-delà les frontières de son Eden obscur. Assurément, il évoluait dans une réalité bien différente de la leur.

    Elle saisit avec délicatesse la tasse de thé qui lui était dévolue, savourant la chaleur enivrante de la porcelaine contre ses paumes. Alors, elle pencha la tête de quelques degrés infimes, inconsciemment penchée vers lui à l’aune de cette frontière qu’elle ne saisissait guère soit par refus d’obtempérer, soit que sa curiosité ne soit trop forte pour ne pas tendre la main vers un chien à demi fou. Qu’importe s’il lui mordait les doigts, qu’importe si la tanière du loup se révélait plus aliénante. Elle lui sourit, de ces fugaces semi-sourires en coin qui s’étiraient en une fine ligne de sang d’un rouge flagrant. Elle prononça son nom comme l’on savoure le sucre d’un fruit, une friandise verbale dont les intonations allumaient des pétillements dans le vert de ses prunelles.

    « Monsieur Ukiyo, si je puis me permettre, les illusions tendent à disparaître. La question est importante en cela que les épines de la réalité méritent parfois d’être effleurées. »

    Ses lèvres dévoilèrent la blancheur de ses dents, ne résistant pas au plaisir de lui adresser un léger coup d’estoc verbal :

    « Vous le sauriez si vous preniez soin de votre santé. »

    Elle se redressa sur son coussin et vint cueillir quelques gorgées brûlantes du breuvage qui lui avait été si gracieusement servi. Sa fragrance était alléchante, perdue dans les embrumes d’une tasse vaporeuse et fumante. Certaines journées, le courage lui manquait subitement. Quel intérêt lorsque le thé était si bon, la compagnie si prévenante, et l’atelier si accueillant ? Elle ferma les yeux quelques instants, à peine l’esquisse d’un battement de cœur et sa conscience partit vaquer aux sonorités qui lui parvenaient. Le bavardage d’un oiseau sur la toiture de la masure, le grondement de roues plus loin dans la rue ou le souffle de Kagami, infime et léger, sur la surface laquée de son masque. L’odeur, aussi. Ces senteurs de peinture qui la replongeaient des années en arrière lorsque son grand-père s’adonnait à quelques tentatives éludées bien vite d’un haussement d’épaules ou de plusieurs traits rageurs. Il travaillait des heures durant, et l’encre venait tâcher les doigts d’une Luz enfant répétant inlassablement ses croquis d’anatomie. Oui, certaines matinées n’étaient pas faites pour être vécues, mais plutôt sirotées.

    « Le thé est délicieux, je vous remercie pour cette mise en bouche. »

    Les années passées sur les routes avaient écornées une éducation de salon à laquelle elle n’avait jamais pu adhérer. Luz, par trop éblouie par les multiples couleurs que contenaient ce monde, n’avait cure d’un temps d’infusion trop long ou de ces réglages infiniment détaillés qui lui échappaient maintes et maintes fois. Trop peu artiste peut-être, trop peu civilisée sans doute, elle menait une appréciation sans phare et sans doute sur la grâce d’un aliment qui daignait s’échouer entre ses mains. Refuser une saveur aurait été s’aveugler d’une possibilité de connaissance. A ce titre, cet effort lui était par trop insurmontable. Tout comme les individus les plus exécrables, un breuvage raté pouvait encore révéler des subtilités que nul n’aurait soupçonnées… Et sa langue et son palais se délectaient de cette possibilité.

    Elle vint pourtant reposer sa main sur ses cuisses, l’anse de sa tasse soigneusement soutenue par un index habile. Deux oboles d’argent lui renvoyaient la rumeur de son reflet, les disques luminescents parant l’homme chien d’un regard fixe d’ancienne statue mythique oubliée. Voilà qui était tout à fait approprié. Elle pouvait pour sa part se targuer d’une obstination impliquée en matière de vestiges...

    « Vous avez vu juste, je ne requiers rien de moins que quelques-unes de vos charmantes illusions. »

    Elle réajusta ses appuis, replaçant son équilibre défaillant sur ses talons. Elle n’était guère habituée à tenir pareille position des heures durant, plus allègre et vivace lorsqu’il s’agissait de courser des bassines d’eau que pour conter fleurette à une merveilleuse créature. Et cela, malgré l’attrait manifeste de ladite créature.

    « Ma demeure se fait vieillissante et sa décoration a quelque peu pâti du passage du temps, n’en déplaise à la sainte autorité qu’est mon grand-père. Je souhaiterais l’agrémenter d’une œuvre qui aurait du sens. Une œuvre dont le réalisme plairait à Monsieur Weiss dans le plus pur respect de sa formation médicale. J’apprécie néanmoins l’art pour la poésie qu’il propose, et il ne me paraissait guère judicieux d’afficher l’une des planches anatomiques du Traité pratique des maladies veineuses. Le voisinage est fort tatillon à ce sujet. J’ai donc pensé à votre personne. Je n’aurais pu trouver meilleur représentant pour ma pièce, si vous me pardonnez l’expression. »

    Elle fit glisser la pulpe de son pouce sur le rebord fin de la porcelaine, inconsciente de son geste car ses prunelles restaient amarrées au chatoiement des disques lunaires de l’homme chien.

    « Bien sûr, votre prix sera le mien. Je n’ai pas particulièrement de délai, mais ma commande se constituerait de deux compositions de votre cru. Je cherche une œuvre qui aurait valeur de fresque et qui serait disposée dans le hall du manoir. La thématique vous appartiendrait entièrement. Qui plus est… »

    Cette fois-ci, ce fut un soupir à peine perceptible qui franchit l’embrasure de ses lèvres, immédiatement adouci d’une saveur chaude presque maternelle.

    « Je désirerais offrir un portrait à mon grand-père qui nous représenterait tous les deux. Une œuvre vivante, pas quelque chose de poussiéreux. Cet autre aspect de la commande resterait une surprise si vous êtes en mesure d’accomplir cette prouesse. Quelles sont vos conditions et vos contraintes pour de telles propositions ? »

    Elle ne doutait pas un seul instant qu’il ne fut capable d’accomplir des miracles. Briser des montagnes, franchir des lacs même s’il le fallait, portant à bout de bras ses pinceaux et ses écheveaux de peinture comme l’on prend soin d’une fidèle amante. Enthousiaste et animée d’une excitation naissante, la proposition franchit la dimension vocale avant que son esprit n’ait pu traiter la question :

    « Que diriez-vous de visiter l’endroit ? Vous me feriez grand plaisir si vous acceptiez mon invitation. Peut-être cela vous renseignerait-il sur la nature de vos futures créations. Je ne voudrais toutefois pas empiéter sur un emploi du temps qui doit être d’ores et déjà fort rempli… Quels délais opérez-vous ces temps derniers ? »

    Des éclats de voix se réverbéraient par instant entre les murs de la cour, indice indéniable que le monde ne tarderait guère à les rattraper et à les heurter avec toute la puissance d’une matinée de travail. Les heureux élus de cet atelier étaient nombreux et extrêmement désireux de s’atteler à leurs tâches artistiques, aucunement conscients de l’entretien qui se jouait présentement entre l’homme loup et son irrévérencieuse invitée… La poussière roulait sous leurs pas et ils s’échangeaient les quelques nouvelles de la nuit sur le parvis du bâtiment. Il y avait eu, semble-t-il, un meurtre déroutant dans les bas-fonds de la ville et la moisissure de camélias pour seul souvenir…
    InvitéInvité
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    Re: La Dame aux camélias
    Jeu 17 Oct 2019 - 23:51 #
    Le disque solaire a entamé sa lente ascension vers le zénith, entraînant dans sa course la multitude sans nombre des habitants de la capitale, cette lugubre foule qui s’abhorre et s’acharne et, sans fin, se dévore. La rumeur urbaine enfle et s’épaissit, venant briser la quiétude dans laquelle baignait jusqu’à présent l’atelier. Je ne m’en soucie guère. Je continue à observer, enfermé dans une bulle d’intemporalité contemplative, la jeune femme aux cheveux flammes qui me fascine tant.

    Je recueille avec un manque d’intérêt feint les bribes d’informations qui parsèment ses propos. Formation médicale. Traité pratique des maladies veineuses. Ces indications partielles viennent raviver des souvenirs quasiment oubliés, aussi poussiéreux que des bibelots relégués à un grenier négligent. Jeschen Weiss est – était ? – médecin. Pas n'importe lequel, d'ailleurs. Je crois me souvenir que le vieil homme a autrefois procédé à l’accouchement des enfants royaux. Je revois l’expression de fierté qui animait le visage de mon maître quand l’envie lui prenait de narrer les exploits de son cher ami. « La science est un art ! », me répétait-il. « Et l’art est une science. »

    Je n’en croyais pas un mot alors, et je n’en crois pas un mot aujourd’hui. L’art est l’art. Il se suffit à lui-même, et n’a pas d’autre fin que lui-même. Toutefois, par respect pour celui qui m’avait recueilli sous son toit et initié à la pratique de la peinture, j’avais silencieusement hoché la tête et tenté de prendre ces paroles à cœur. Mais comme des lettres tracées à la surface de l’eau, ce qui ne m’intéresse pas finit invariablement par s’effacer de ma mémoire, et malgré la sincérité de mes efforts, il ne m’avait pas fallu longtemps pour oublier les anecdotes que racontait autrefois mon maître au sujet du patriarche de la Maison Weiss.

    Mes mains froides viennent s’enrouler autour de la porcelaine chaude et je plonge mon regard dans les profondeurs ambrées de la tasse, comme si j’avais pu retrouver mes souvenirs au milieu des feuilles virevoltantes. Que sais-je d’autre ? Rien, ou si peu. Dans sa lettre, Luz Weiss s’était présentée comme étant la petite-fille de Jeschen. Ce dernier devait donc être son grand-père du côté paternel, car Luz portait son nom, et n’était pas mariée. Qu’était-il donc advenu du père de Luz ? Pourquoi était-ce sa fille, et non lui, qui se trouvait  devant moi aujourd’hui ? Les efforts que je déploie pour raviver mes souvenirs se heurtent à l’insurmontable barrière de l’oubli et de l’indifférence passée. Il me semble discerner les échos d’un drame ancien, une péripétie digne des planches d’un théâtre, mais plus je tente d’en préciser les contours, plus la teneur exacte des évènements m’échappe et m’élude.

    Je retiens un grognement de dépit et réajuste ma position sur le coussin qui m’est dévolu. Presque au même instant, la jeune femme en fait de même. La position ne semble pas lui être familière, mais elle s’en tire avec assez d’aisance pour qu’un œil non-exercé ne puisse s’en apercevoir. Je suis tenté de lui proposer une chaise, mais la perspective d’interrompre à nouveau notre conversation en faisant appel à Tokutaro me déplaît. De plus, les kimonos se prêtent mal aux positions assises. Le spectacle qu’offre la jeune femme, agenouillée en seiza sur son coussin, est bien plus attrayant que celui qu’elle pourrait offrir en se tenant assise sur une chaise. Je ne lui offre donc pas l’éventualité d’une position plus confortable, mais esthétiquement inférieure.

    « L’art mérite que l’on souffre. », répété-je dans un souffle, gémissement fugace dont l’écho ne franchit pas la barrière de mon masque.

    Le morceau de bambou vient à nouveau trouver mes lèvres, et pour me distraire de la noirceur sublime des pensées qui germinent en moi par pleins bouquets, j’aspire – en faisant bien attention à ne pas produire le moindre bruit de succion disgracieux – une gorgée du liquide tiédasse que mon apprenti ose appeler « thé », relevé à la sève de phume. Un frisson inattendu remonte ma colonne vertébrale. Surpris, je cligne des yeux. Les effets revigorants de la boisson sont plus puissants que ce à quoi je m’attendais.

    « Vous êtes bien la petite-fille de votre grand-père… »

    Je regrette ces mots presque instantanément après les avoir prononcés. Le compliment m’a échappé comme ça, presque par inadvertance. En règle générale, les compliments ne sont pas mon fort. Je ne sais ni comment les offrir ni comment les recevoir. Un silence gêné s’ensuit. Heureusement, la rumeur grandissante des conversations qui s’épanouissent dans la cour de l’atelier vient bientôt y mettre fin. Ce bruit me fait prendre conscience que la matinée est déjà bien avancée, peut-être plus que je ne l’imaginais. Le reste des artistes et des assistants ne tardera pas à faire son entrée en scène, brisant la communion que la jeune noble et moi-même partageons pour l'instant.

    Il me faut prendre une décision.

    Si je décide d’accepter sur le champ sa proposition, je gagnerai un peu plus de temps avec elle, suffisamment, peut-être, pour remplir tous les blancs que son étrangeté laisse dans le texte compact de ma réalité. Toutefois, cela me forcerait à laisser Tokutaro et Shunro se charger des affaires de l’atelier pour la journée. Il ne s’agirait certes pas de la première fois que je laisserais mes compagnons à eux-mêmes, mais il s'agirait de la première fois que je le ferais sans les prévenir plusieurs jours à l’avance, et sans prendre les dispositions nécessaires pour m’assurer que tout sera réalisé conformément à ma volonté. Puis-je réellement me permettre de confier à d’autres – même temporairement – des projets dont la réalisation est cruciale à la survie de notre école ? Une vague d’appréhension me saisit. Je me sens comme un loup à l’orée de sa tanière, attiré par l’odeur du sang, mais rechignant à quitter son refuge pour partir en chasse. Entre mes doigts, il ne reste du petit gâteau de riz que quelques miettes, que je continue d’émietter.

    « Je suis extrêmement flatté que vous ayez pensé à nous pour réaliser les œuvres dont vous avez besoin. Au nom de toute notre école, je vous remercie. », dis-je, plus pour gagner du temps pour réfléchir que par réelle gratitude. « Quant à visiter votre demeure… bien sûr, cela serait nécessaire pour que je puisse voir quelle œuvre s’accorderait le mieux avec l’endroit, et… »

    Chaque mot prononcé me rapproche un peu plus de l’instant où il va me falloir donner ma réponse, mais je n’arrive pas à choisir ce que je souhaite – non, ce qu’il faut – faire. Moi qui déteste improviser, me voilà aux prises avec les affres de l’indécision, sans aucun texte appris par cœur auquel me référer, et sans aucun scénario répété à l’avance. Comment font habituellement les autres gens ?

    « … je serais ravi de la visiter aujourd’hui… », finis-je par laisser échapper du bout des lèvres, comme honteux de montrer une quelconque forme d’intérêt.
    Luz WeissCroc de foudre
    Luz Weiss
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    Re: La Dame aux camélias
    Mer 20 Nov 2019 - 0:13 #
    « Votre compliment m’honore. »

    Elle s’était penchée, gracile révérence, à peine une inclinaison de la nuque. Un indéchiffrable sourire effleurait l’entournure de ses lèvres, intangible fragment de satisfaction qui embellissait son visage bien mieux que n’importe quel bijou d’apparat. Une mèche flamme glissa souplement de sa nuque et vint caresser l’aune d’une épaule que le tissu ne parvenait plus guère à couvrir, car son hôte était récalcitrante et farouchement turbulente. Ses prunelles réapparurent alors derrière la tenture sombre de ses cils et ses lèvres dévoilèrent cette fois-ci un éclat de dent blanche. L’homme chien faisait preuve d’un enthousiasme déroutant. Son visage, invisible derrière sa parure d’orfèvre, ne lui laissait pour tout indice qu’une vague réverbération de la lumière. Un homme de son calibre ne saurait nourrir quelques veules désirs pécuniaires. A bien regarder cet atelier, elle n’y voyait nulle part les signes de la pauvreté et d’un artiste en mal-être œuvrant dans l’oubli. Elle savait également de source sûre que son nom était chanté et murmuré au creux des oreilles les plus gâtées de ce temps. Il n’y avait pas âme qu’il ne sut charmer ! Et voilà qu’il offrait de répondre immédiatement à sa requête, sans même s’embarrasser de cette attente dont les prima donna étaient si friandes. Ne fallait-il pas laisser le cœur de ses commanditaires se languir de ses caprices… ?

    Peut-être aurait-elle pu nourrir ses élucubrations de faits concrets s’il ne se cachait pas en grande partie sous son pelage de canidé. Peut-être la commande lui plaisait-elle, ou peut-être encore percevait-il une facette appréciable de ce qu’elle était. Elle n’avait de vestale que la bonne volonté et ne saurait placer un faux discours dans la bouche d’une antique créature. Ce mystère demeurerait irrésolu – Ô, tant qu’elle n’irait pas glisser ses doigts sous le vernis laqué de son masque pour mieux débusquer le schisme qui l’habitait… Pour l’heure, elle leva une main entre eux deux en un léger mouvement apaisant du poignet. Elle n’était ni bourreau, ni hargneuse. Nul ne devait se sentir contraint par son rang ou par un quelconque passif avec son grand-père. L’homme chien avait un rôle à tenir et de toute évidence, il fallait bien son aplomb pour guider les jeunes échassiers qui pépiaient à n’en plus finir dans l’entrée. La responsabilité de ce vaste zoo lui incombait et elle n’était pas femme à arracher un Maître à ses précieux élèves.

    « … Aujourd’hui, ou plus tard dans la semaine. Je ne suis nullement pressée et je m’en voudrais d’attrister vos oisillons. Ma visite était peut-être impromptue au regard de vos autres commandes. »

    Un frissonnement la prit. L’atmosphère avait changé. Ce n’était guère qu’un froissement de feuillage dans la carté du matin, ou de ces brumes lointaines qui s’effilochaient subitement entre les nuages… Pour l’œil avisé d’un promeneur, elles étaient source d’orages et de ces tempêtes qui vous déracinaient des troncs millénaires. Leurs bottes raisonnèrent dans la cours quelques fragments de souffle avant que le silence ne se fit à l’entrée de la masure. La semelle cerclée de fer marcha sur la frontière de lumière que dessinait l’embrasure de la porte et reprit sa route sans tergiverser sur ce territoire sacré. Un homme paré de l’armure de la Garde s’immobilisa à quelques mètres de leur étrange binôme tandis que deux de ses subalternes patientaient sensiblement plus en retrait. Le ceinturon de son épée cliqueta dans la mélasse du silence. Suspendu aux lèvres de cette absurde apparition, les oisillons s’égrenèrent dans l’espace pour ne pas perdre une miette de ce délicieux contretemps.

    « Monsieur. Ma Dame. »

    Le salut était sec, militaire. Il n’était néanmoins nullement dégarni de respect et de politesse.

    « Une affaire de la plus haute importance nous amène dans votre atelier et je le crains, vous devrez suspendre votre activité durant quelques heures. Mes hommes et moi souhaitons interroger vos aspirants au sujet de cette affaire pressante. »

    Il haussa la voix, cette fois-ci, afin que ces intonations graves portent jusqu’aux oreilles les plus lointaines de l’atelier.

    « A ce titre, personne ne doit sortir ou rentrer jusqu’à nouvel ordre. Nous tâcherons de ne pas vous déranger plus longtemps que nécessaire. »

    Cette requête cordiale n’en était en réalité pas une. S’il n’avait aucune raison concrète de se montrer désagréable dans l’exercice de sa mission, son ton sous-entendait clairement qu’il n’escomptait pas avoir affaire à des citoyens réfractaires. Qu’importe, il avait déjà obtenu toute l’attention de la plus indésirable invitée de cet atelier : Luz le dévorait présentement des yeux, mordue de cette soif que ces quelques propos venaient de provoquer auprès de sa curiosité. Voir tous ces visages si joviaux se transformer en inquiétude était presque risible. Ah, que ces élèves avaient soudainement perdus de leur verve, désormais accaparés par les questions des deux autres Gardes ! Leur chef rejoignit pour sa part la proximité directe de l’artiste et de la jeune noble. Un soupir le gagna et il parut subitement se départir du rôle qu’il s’était donné. Il adopta un sourire plus amical et se présenta plus convenablement à ses nouveaux interlocuteurs.

    « Damien Yaln, pour vous servir. Je vous remercie pour votre collaboration. Vous êtes le maître des lieux je présume ? Nous vous dérangeons de bonne heure car l’héritier des Delagane a été retrouvé assassiné cette nuit dans les… »

    Il s’interrompit dans sa phrase, coula un regard à la jeune Dame et parut opter pour un terme plus approprié à son public.

    « … Dans un quartier de peu de foi de la Capitale. Vous comprendrez que nous avons déployé l’entièreté des moyens à notre disposition pour retrouver le coupable d’un tel meurtre afin que sa famille puisse obtenir justice. Ce quartier était très fréquenté à l’heure de sa mort et nous disposons de nombreux témoignages indiquant que deux de vos apprentis étaient présents à proximité de l’établissement où le corps a été retrouvé. Bien entendu, rien ne prouve qu’ils soient coupables et nous veillerons à éclaircir rapidement ce point. Nous ne pouvons nous permettre de rater une piste potentielle. »

    Vile charmeur de serpents, entré dans la tanière du loup dont il lorgnait les crocs invisibles en toute inconscience… Aurait-il su que l’haleine du monstre s’écoulait à quelques pas de lui, les mains fourbues de son œuvre nocturne, peut-être aurait-il envisagé une approche différente. Mais pour l’heure, l’homme loup était insoupçonnable malgré son évidente excentricité. Les artistes constituaient une espèce à part entière que peu pouvaient comprendre et le milicien avait inconsciemment des difficultés à vouloir s’y frotter, tout paré d’une gangue de métal qu’il était. Un signe évident de disgrâce lui mettrait en revanche probablement la puce à l’oreille…

    « Pourriez-vous répondre à quelques questions… ? Je vais notamment devoir vous demander de décliner votre identité. Ma Dame, la question s’adresse également à vous. »

    Elle s’inclina, tout à fait hors de propos dans ce décor pittoresque et peu concernée par les événements qui semblaient s’y dérouler. Joviale comme seule l’innocence détachée peut l’être, elle s’était relevée à son approche et levait désormais sur lui des yeux amplis d’une curiosité non masquée.

    « Je me nomme Luz Weiss. Je suis venue commander des tableaux pour ma demeure. Si je puis faire quoi que ce soit pour vous aider… »

    A l’arrière de la salle, un glapissement piteux se fit entendre. Voilà que l’un de leurs précieux suspects venait de se faire pincer et que ce retour à la réalité se révélait des plus brutaux. Etait-ce si cher payé pour une nuit d’amour entre les bras d’une matrone bariolée… ?
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    Re: La Dame aux camélias
    Ven 31 Jan 2020 - 18:32 #
    « C’est avec justesse qu’on a dit d’un certain livre allemand : Es lässt sich nicht lesen – il ne se laisse pas lire. Il y a des secrets qui ne veulent pas être révélés. »

    Edgar Allan Poe – L’homme des foules

    Aux hauts cris qui avaient d’abord suivi l’irruption des soldats dans l’atelier succéda un silence de mort à mesure que l’excitation et la surprise laissaient place, dans l’esprit des peintres et de leurs assistants, à la stupeur que la gravité de la situation commençait à leur inspirer. Plusieurs regards se tournèrent en direction du maître des lieux, Ukiyo no Kagami, en quête d’une explication rassurante ou d’un geste réconfortant. Toutefois, du côté de l’artiste, rien ne vint. Ce fut à peine s’il daigna se lever pour venir à la rencontre des représentants de la justice royale. Il semblait attendre, impassible et silencieux, la suite d’évènements qui ne le concernaient que de très loin.

    Alors que l’officier se rapprochait de la jeune femme et du peintre pour les interroger, les deux autres gardes se mirent en mouvement avec une confiance fluide qui trahissait leurs nombreuses années d’expérience. Le premier fendit la foule tétanisée, séparant les artistes sans brutalité excessive mais sans se laisser ralentir non plus, à la recherche de suspects dont il devait probablement connaître la description. L’autre garde, quant à lui, se positionna à proximité de la porte de l’atelier, suffisamment éloigné pour ne pas en interdire ouvertement l’accès, mais suffisamment proche pour pouvoir se mettre en travers de la route de quiconque tenterait de sortir sans y avoir été autorisé. Ni lui ni ses collègues ne semblaient préoccupés par l’éventualité que l’un des suspects puisse s’enfuir par une porte dérobée. S’agissait-il d’un excès de confiance ou fallait-il comprendre qu’un soldat avait été mis en faction à l’arrière du bâtiment avant même que les autres gardes n’y pénètrent ? Difficile à dire.

    Après s’être présenté, l’officier révéla le motif de sa visite à l’étrange binôme formé par Luz et Kagami. Apparemment, les suspects d’un meurtre sordide se trouvaient dans cet atelier. Toutes les personnes présentes étaient priées de bien vouloir coopérer avec la Garde afin que la culpabilité – ou l’innocence – desdits suspects puisse être établie au plus vite. Sur ces entrefaites, l’officier se mit à poser les questions qui s’imposaient, en débutant par les noms et prénoms des deux personnes qu’il avait en face de lui. La jeune femme répondit en premier.

    « Je me nomme Luz Weiss. Je suis venue commander des tableaux pour ma demeure. Si je puis faire quoi que ce soit pour vous aider… »

    L’attitude décontractée de la Dame sembla mettre à l’aise l’officier, qui s’était peut-être attendu à des réticences ou à de l’hostilité. Dans la capitale comme dans le reste d’Aryon, aujourd’hui comme à toutes les époques, les hommes chargés de maintenir l’ordre public étaient les objets de sentiments ambivalents : entre respect et crainte, confiance et méfiance. On appréciait leur travail et le fait de se sentir en sécurité, mais on craignait le « monopole de la violence légitime » qu’ils détenaient et les abus auxquels ils pouvaient occasionnellement se livrer. En une phrase comme en cent, on préférait ne pas avoir directement affaire à eux.

    « C’est un honneur de rencontrer l’héritière des Weiss, ma Dame. Je n’ai pas d’autres questions à vous poser pour le moment, mais j’aimerais que vous demeuriez ici encore un instant, si ça ne vous dérange pas. »

    Il se tourna ensuite vers Kagami et haussa les sourcils, comme pour l’encourager à se présenter à son tour. Le peintre ne se fit pas prier bien longtemps.  

    « Je suis Ukiyo no Kagami. Peintre. Comme vous le supposiez, je suis le maître de ces… »

    Un glapissement aussi pathétique que sonore l’interrompit au beau milieu de sa phrase. L’officier, la noble et l’artiste se retournèrent comme un seul homme vers la source du bruit. Il s’agissait d’un jeune homme qui ne devait pas avoir atteint la vingtaine. Mal rasé et empestant l’alcool, le gilet déboutonné et la chemise sortant presque entièrement du pantalon, il offrait l’image même du noceur ayant découché et peinant à se remettre de ses activités nocturnes. C’était un beau garçon, séduisant malgré le désordre de sa tenue et peut-être un peu grâce à cela. Les traits de son visage, cependant, étaient déformés par la panique. Un garde l’avait attrapé par le col et s’appliquait, non sans mal, à l’extraire de la foule compacte de ses pairs.

    « Lâchez-moi ! Vous me faites mal, espèce de… de… soudard ! », glapit Shunro

    « N’aggrave pas ton cas, mon gars. On veut juste te poser quelques questions. », maugréa le soldat

    « … lieux. », acheva Kagami d’un ton égal

    Mais Damien Yaln s’était déjà détourné de lui pour concentrer son attention sur le garçon que son compagnon avait finalement réussi à traîner, cahin-caha, au centre de la salle. Il le détailla de la tête aux pieds, son regard s’arrêtant sur les tâches de vin – ainsi que d’autres substances moins facilement identifiables – qui maculaient sa tenue. Un spasme imperceptible vint froncer les narines du soldat. L’odeur qui se dégageait du suspect était réellement forte. Et peu ragoûtante.

    « Vous vous appelez bien Katsukawa Shunro ? »

    Il avait posé cette question sans se départir de sa bonhommie coutumière, mais le ton employé ne laissait guère de place au doute quant à la nature de la conversation qu’il s’apprêtait à engager : il s’agissait d’un interrogatoire en bonne et due forme. Seule une coopération complète de la part du suspect serait tolérée. Cependant, soit que l’alcool exerçât encore son influence néfaste sur lui, soit qu’il fut trop orgueilleux par nature, Shunro ne comprit pas sa position. Se drapant dans sa dignité, il prit Damien de haut.

    « Et en quoi ça vous regarde, je vous prie ? »

    Le sourire de l’officier sa fana légèrement aux entournures. Il fit un léger signe de tête à son compagnon et celui-ci referma ses doigts épais sur l’épaule du jeune homme. Serrant jusqu’à s’en faire blanchir les jointures, il eut tôt fait de ramener le jeune peintre à des dispositions plus raisonnables.

    « Laissez-moi vous poser à nouveau la question. Êtes-vous le dénommé Katsukawa Shunro ? »

    « Oui, oui, c’est bien moi. Dites à cette brute de me lâcher, maintenant ! »

    Serviable, Damien fit un nouveau signe de tête à son compagnon, qui lâcha le jeune homme et recula de quelques pas. Tout en massant son épaule douloureuse, Shunro fit successivement passer le regard scintillant de ses yeux bleus du visage de Damien au masque de son maître. Ce dernier était resté en retrait et ne semblait pas se formaliser outre mesure de la manière dont les gardes traitaient son apprenti. Cela, plus que toute autre chose, fit réaliser à Shunro la gravité de la situation dans laquelle il se trouvait. Si le maître tolérait que l’on interrompe l’activité de son école bien-aimée et qu’on malmène l’un de ses élèves, c’est que les choses devaient être sérieuses.

    Sans se préoccuper des états d’âme de son interlocuteur, l’officier continua à lui poser ses questions.

    « Où étiez-vous cette nuit ? »

    « Je ne me souviens plus exactement… », marmonna le jeune homme

    « Vous avez été aperçu dans un b… »

    Il ne termina pas sa phrase, sensible à la présence d’une Dame à ses côtés. Il préféra se corriger et épargner aux oreilles de Luz le terme grossier qu’il s’était apprêté à employer.

    « Dans un établissement du quartier pourpre. Niez-vous cela ? »

    « Non. », répondit le jeune homme, qui rougissait légèrement à présent

    « D’après ces mêmes témoins, vous étiez accompagné par un autre employé de cet atelier. Un certain Imagawa Akemi. Est-il présent aujourd’hui ? S’est-il rendu avec vous à l’atelier ? »

    Cette fois-ci, Shunro demeura silencieux. Sa lèvre inférieure tremblait légèrement et son regard fuyait celui de l’officier. Il semblait en proie aux affres de l’indécision. Un silence inconfortable s’installa, meublé par les bruits qui filtraient depuis la rue. Mais l’officier n’avait aucune envie de voir ce silence se prolonger. Il poussa un profond soupir et fit un nouveau signe de tête à son compagnon. Toutefois, avant que ce dernier ait pu avoir recours aux mesures de rétorsion qui s’imposaient, une femme se détacha du groupe muet des artistes et vint rejoindre Shunro au centre de la salle. Elle était grande, au moins autant que Kagami, peut-être même plus. De courts cheveux noirs encadraient son visage volontaire. Sa mise était aussi impeccable que celle de Shunro était négligée. Toutefois, des cernes profondes – qui n’étaient pas sans souligner l’éclat inhabituel de ses yeux noirs – trahissaient sa fatigue et la teneur de ses activités nocturnes. Elle se campa devant Damien et prit la parole avec une politesse matinée de désinvolture.

    « Je suis la personne que vous cherchez, monsieur. »

    L’officier fronça les sourcils, surpris.

    « Mais… vous n’êtes pas un homme. »

    Un léger sourire fleurit sur les lèvres d’Akemi. Elle retint le « finement observé ! » qui lui brûlait le gosier, ne souhaitant pas aggraver la situation en faisant montre de désinvolture. Cependant, la lueur ironique qui brûlait dans son regard était éloquente.

    « Certes. Je crains que vos précieux témoins ne se soient trompés. A leur décharge, ce ne sont pas les premiers. »

    Akemi ne comptait plus le nombre de personnes que ses cheveux courts et sa taille inhabituelle avaient induits en erreur. Elle ne prenait en général pas la peine de les détromper, s’amusant au contraire de la confusion qu’elle suscitait chez eux. Parfois, comme la nuit dernière, la jeune femme allait même jusqu’à accentuer son côté androgyne en portant des vêtements masculin et en adoptant les mêmes démarches, attitudes et postures qu’un homme. Elle ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil en direction de son maître, dont le kimono pourpre, parsemé d’exubérants motifs floraux, n’aurait pas déparé sur les épaules d’une femme. Au sein de l’école Ukiyo-e, elle n’était pas la seule à jouer sur l’équivocité.

    « Je vois. », poursuivit Damien, quelque peu perplexe et visiblement hors de son domaine habituel d’expertise. « Eh bien… »

    Kagami, qui était resté silencieux depuis l’esclandre causé Shunro, choisit ce moment pour reprendre la parole.

    « Ils ne sont pas coupables. »

    L’officier cligna des paupières et se tourna vers le maître des lieux, dont il semblait presque avoir oublié l’existence.

    « Je vous demande pardon ? »

    Sans se démonter, Kagami répéta ce qu’il venait de dire. Mot pout mot.

    « Ils ne sont pas coupables. »

    « Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer cela ? »

    Le peintre resta silencieux quelques instants, comme s’il prenait le temps de réfléchir, puis :

    « Je les connais suffisamment. En vérité, je suis même la personne la mieux placée au monde pour savoir qu'ils ne peuvent pas être coupables. », dit-il, comme si cette explication suffisait amplement à disculper ses disciples.

    Quelque chose d’étrange se produisit alors. On vit transparaître dans l’attitude de Damien – qui s’était pourtant montré d’une exquise politesse jusqu’à présent – un agacement teinté de mépris que, malgré ses tentatives évidentes pour réprimer, il ne parvint à dissimuler totalement. Peut-être n’appréciait-il guère qu’un simple peintre ait la prétention de lui apprendre son métier. Ou peut-être s’agissait-il des arguments avancés par Kagami en eux-mêmes, plus que le fait d’être contredit, qui agaçaient le soldat. En effet, combien de fois n’avait-il pas entendu des frères, des mères, des amis ou des amants, réclamer à cor et à cri qu’on libérât les personnes chères à leurs cœurs, sous prétexte que celles-ci ne « pouvaient pas » avoir commis le crime qu’on leur reprochait, pour en définitive devoir les détromper en leur présentant des preuves irréfutables de la culpabilité des êtres qu’ils aimaient ?

    « Sauf votre respect, monsieur no Kagami, c’est la Garde Royale qui se chargera de déterminer si oui ou non ces deux jeunes gens sont coupables. »
     
    L’éclat haché d’un rire nerveux résonna dans la salle. Un garde se tourna en direction du bruit, interloqué par cette interjection à contre-courant de la teneur dramatique de la situation, mais fut incapable de découvrir l’identité de celui qui s’était permis une telle impertinence. N’accordant aucune attention à cet événement, Kagami fit un geste évasif de la main droite, comme pour exprimer que ce que venait de dire son interlocuteur allait de soi, puis reprit la parole.

    « Bien sûr, bien sûr. Mais vous perdrez un temps précieux. Ils ne sont pas coupables. Leur nature profonde ne s’accorde tout simplement pas avec ce genre de… eh bien, ce genre d’actes. »  

    Sa voix n’était pas celle d’un homme exposant son opinion sur le caractère de ses amis, fussent-ils des proches parmi les proches. Non seulement elle ne laissait pas sa place au doute, mais elle ne semblait pas non plus contaminée par la subjectivité des émotions. C’était la voix d’un homme assénant des vérités d’ordre général, des faits aussi impersonnels et vérifiables que les cycles de la lune ou la position des étoiles. Cette fois, le représentant de la justice royale parut ébranlé par tant de certitude. Il prit le temps de considérer attentivement son interlocuteur et lorsqu’il lui répondit à nouveau, ce fut moins pour couper court à une objection que pour exprimer sa propre pensée.

    « Je ne remets pas en doute votre parole, maître peintre. Toutefois, mon expérience m’a enseigné que les hommes se trompaient bien souvent sur la nature profonde de leurs proches. Les sentiments et le manque de recul nous font facilement basculer dans la subjectivité. Une enquête poussée devra être effectuée avant que nous puissions disculper définitivement qui que ce soit. »

    Une enquête qui serait basée sur des faits réels et non des conjectures. Cela, il ne le dit pas à voix haute, mais il le pensa si fort que tout le monde l’entendit. L’espace d’un instant, Kagami sembla sur le point de rétorquer à nouveau et Damien se raidit, prêt à faire face à de nouvelles objections. Mais le peintre resta finalement muet. N’avait-il rien trouvé à redire aux arguments de son interlocuteur ou s’était-il rendu compte que rien ne ferait changer le soldat d’avis ? Impossible à dire. Quoi qu’il en soit, il se contenta d’acquiescer en silence. Désespéré par la tournure que prenaient les évènements, Shunro poussa un gémissement plaintif. Akemi elle-même, qui était restée impassible jusqu’à présent, parut ébranlée par l’impuissance apparente de leur maître. Quant au reste de l’atelier, il semblait plus que jamais plongé dans la stupéfaction et l’ébahissement.

    « A présent, nous allons procéder à une fouille si vous le voulez bien. »
    Luz WeissCroc de foudre
    Luz Weiss
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    Re: La Dame aux camélias
    Dim 29 Mar 2020 - 14:18 #
    Luz avait reculé d’un simple pas. Une distance, et un univers tout à la fois. Là, dans ce petit cadre de théâtre, les nuances et les voix lui parvenaient plus distinctement, dotés de la véracité de l’œuvre observée sous un jour nouveau. Elle avait subtilement penché la tête, ses prunelles de chat dévorant avidement la scène, presque comme s’il lui fut possible de déchirer cette tangibilité par un simple degré de vision supplémentaire. Les Hommes et leurs affabulations ne l’intéressaient guère. Qu’ils se mordent, se battent, s’étripent et s’aiment, il n’y avait là que des animaux en cage, un parterre de grus élancés que les chacals venaient soudainement ébouriffer d’aboiements furibonds. Dans la mélasse de cette obscurité l’attente, tous ignoraient la présence du Gévaudan… Cette créature ni homme ni bête, que le terme de « meurtre » laissait paraître en demi-ton. Et voilà que chacun se lançait des regards inquiets à présent –fini la passive distraction opérée par la Garde ! Leur tout puissant Maître de troupeau s’était muré dans le silence et les avait laissés s’égayer en vastes corolles de plumes paniquées. L’heure était grave, de fait. Et cette prise de conscience s’était soudainement sclérosée dans leurs tripes avec la fascination morbide que l’on éprouve envers les affaires sordides qui touchent heureusement toujours autrui.

    Sa voix, alors, s’était élevée. Calmement, Luz avait tourné son visage vers lui, aimantée comme de coutume à ses pôles magnétiques. Celui que tous avaient cru statue s’immergeait désormais dans ce lac de lave périlleux. Ne craignait-il point la morsure des chacals ? Cela, plus que tout autre, intrigua l’impertinente invitée. Quelle créature soumettait volontiers la chair tendre de son cou aux crocs d’un prédateur ? Il fallait qu’il soit fou, responsable, ou malicieux. Il n’y a guère que les Jinda pour s’amuser de l’orgueil de leur proie, quasi déité du malheur… Le carnassier ferré se croit en mesure d’y planter ses crocs et cette décision a tôt fait d’entraîner la fin de sa piteuse existence. Trompé et bientôt équarri par la puissance écrasante du Jinda. Etait-il téméraire ? Luz connaissait la forme que prenaient les élans de la témérité, et cela n’en était pas. Il n’agissait pas comme elle, son comportement n’était pas celui de l’explicable, n’avait pas une teinte familière. Il s’exprimait comme parle un enfant, avec la justesse des dignes et des légitimes, la vision omnisciente des témoins. Mais parce que la réalité était innommable et impossible à traduire dans le corps délié de cet artiste, parce qu’il était peintre exotique et étrange, parce qu’il utilisait le vocabulaire de la vérité sacrée et l’aplomb du juste, nul ne songea que l’assassin chevronné expliquait simplement son forfait.

    Il y avait là, dans la multitude de ses « Ils ne sont pas coupables », un océan de « Je suis l’auteur de cette œuvre » que chacun échoua à comprendre. Un artiste aurait-il plus mal réagi si un duo de louveteaux dépenaillés avaient soudainement tâché de s’accaparer tout le mérite de son talent, de son œuvre et de son génie ? Si tous jugeaient que ces deux malandrins pouvaient aisément créer cette statue de cire immobile, quel crédit irait à lui ? Lui qui avait sacrifié plusieurs mois de quêtes et d’ajustements, peaufinant, perfectionnant jusqu’à n’en plus dormir la dualité de cet art mortuaire, le grenat de l’hémoglobine sur le blanc cru et violent des camélias… Ce n’était pas là le cri d’un Maître pour ses élèves. C’était là le cri d’une pythie à demi divine et à demi monstrueuse, dont les mains avaient façonné la vie même à sa guise et dont l’œuvre était présentement dérobée sans vergogne.

    Les lèvres entrouvertes sur cet air qui n’en finissait plus de manquer, Luz fut peut-être la seule ce jour-là à percevoir le rais d’obscurité qui lorgnaient leur humanité sous le masque de l’homme chien. Si elle en comprit la nature, elle échoua cependant à en déterminer la cause. Trop obnubilée par sa fascination des créatures dangereuses, son esprit se défendit d’un quelconque lien de cause à effet : son homme chien n’était pas suffisamment humain pour se rapprocher de ces trivialités de l’existence. Lui qui confinait à la déité ancienne, comment aurait-il pu consentir à se tâcher les mains de vulgarité… ?

    « Ma Dame… Si vous voulez bien… »

    Damien Yaln était revenu vers elle. Peut-être avec la ferme intention d’éliminer en premier lieu les sources les moins fiables et les plus innocentes. En procédant par ordre, il lui serait possible de n’ignorer aucune piste, tout en se concentrant à terme sur les plus solides. Luz n’était qu’un morceau de vent dans ce vaste décor. Malgré le kimono dont ses épaules étaient parées, sa posture ne trompait personne : elle n’appartenait guère à ce décor. Elle ne s’y coulait pas, avait les gestes d’une invitée de passage, un élément étranger dans le corps bien huilé de cet atelier. Il lui fit signe de lever les bras, et la belle renarde mutine ne s’y trompa guère… Ses lèvres se fendirent d’un semi sourire en coin taquin, et sa voix se mua en un ronronnement sucré. Parce qu’il hésitait à l’approcher complètement et à passer ses mains sur son corps, Luz flairait les failles de ses faiblesses pour le sexe féminin et ne pouvait renoncer au plaisir d’y verser un comportement abrasif. Les hommes étaient si agréables à chahuter lorsqu’ils erraient, maladroits et patauds en face d’elle, leur carrure d’ordinaire si forte et autoritaire soudainement malhabile comme les premières rougeurs d’un enfant…

    « Souhaitez-vous que j’enlève ce kimono pour vous faciliter cette fouille ? Oh, ne vous inquiétez guère, j’ai fait la rencontre inopinée d’un sceau d’eau ce matin et ma tenue s’en est trouvée quelque peu dévoyée… »

    Beaucoup trop amusée par les manières tatillons de cet homme et trop peu pudique pour s’en embarrasser, Luz glissa deux doigts fins dans l’échancrure de son décolleté. La matière soyeuse et fine de sa chemise était plaquée sur sa peau par endroit, et laissait deviner ici et là le tracé de la dentelle qui seyait ses courbes. Elle exhalait une douce odeur d’humidité chaude, si caractéristique des vêtements trempés séchant à la chaleur de la peau. Elle fut bien récompensée pour sa peine, car l’homme afficha bientôt une moue exquise. A sa décharge, il sut pour autant faire preuve d’une remarquable professionnalité. La mâchoire serrée et le regard visiblement embarrassé, il ne se laissa en rien détourner de son devoir. Celui-là n’avait pas été nommé responsable de son groupe pour son incompétence, songea-t-elle. Hé, la passe d’arme fut tout de même croustillante !

    « Merci pour votre coopération, ma Dame. Veuillez patienter pendant que nous poursuivons nos fouilles. »

    Elle n’était pas la seule à recevoir pareil traitement bien entendu. Chaque individu présent était livré aux mains rôdées des Gardes, qui s’attaquèrent bientôt à l’atelier lui-même et aux objets dont il recelait. Luz ne put résister à la curiosité qui la tenaillait, et c’est un ton plus bas qu’elle se rapprocha d’un pas souple de Damien Yaln.

    « Quel légiste avez-vous mis sur l’affaire ? Quels sont les premiers éléments dont vous disposez ? »

    Le regard franc et droit de la demoiselle qui minaudait quelques secondes auparavant parut le désarçonner. Il hésita un moment, se souvint du dossier des Weiss. La gracile cliente ne l’était en réalité aucunement et ses mains avaient maintes fois fourragé les entrailles de cadavres dans le but d’en déterminer les origines… Son travail pour la Garde n’était toutefois que ponctuel, ses responsabilités premières s’étendant sur le périmètre du palais royal. L’homme parut prendre une décision en son for intérieur, et son visage se rapprocha subrepticement du sien lorsqu’il lui fit part de sa réponse. Un brouhaha latent recouvrait de toute façon la pièce, car les oiseaux pépiaient d’inquiétude, retranchés dans un coin et partageant les derniers commérages face à l’incongruité de toute cette vaste scène.

    « Nous avons fait appel au Docteur Ravirsada. Je ne peux vous apporter davantage de détails, mais la victime aurait a priori succombé d’un coup de couteau dans la poitrine. Ce n’est pas mon domaine d’expertise, mais il y avait des camélias sur son corps. Peut-être un crime passionnel perpétré par une amante contrite ou un mari jaloux. »

    « Hmm… »

    Elle baissa pensivement la tête, satisfaite pour autant du médecin légiste sélectionné. Elle savait son collègue pointilleux et performant dans ses tâches, bien que son chemin n’ait que rarement croisé le sien. Que savait-elle de l’héritier des Delagane ? Un jeune homme sanguin, pas désagréable mais profondément têtu et peut-être trop gâté. Une figurine de glaise moulée dans les mains de ses nobles parents qui avaient tracé pour lui un destin minuté. Leur intelligence avait néanmoins manqué de doigté, puisqu’ils n’avaient pas été en mesure de prévoir la fin abrupte de leur chère progéniture… A vivre dans une cage dorée, l’on en oubliait l’efficacité du couperet de l’existence.

    « Monsieur no Kagami, je vais devoir emmener les deux apprentis suspects. Nous les interrogerons selon la procédure habituelle, et s’ils sont aussi innocents que vous l’affirmez, ils seront relâchés sans mal dans les jours prochains. Outre qu’ils sont de potentiels suspects, ils ont peut-être aperçu un élément que nous avons manqué dans notre enquête puisqu’ils se trouvaient à proximité du lieu du crime. Soyez assurés que nous les traiterons convenablement en attendant d’avoir éclairci cette affaire. »

    Oh, que cela lui coûtait de s’adresser ainsi à cet individu étrange qui ne cessait de le désarçonner ! Lui qui n’avait rien de plus précieux à son cœur que de protéger l’innocence citoyenne et d’assurer la sécurité du Royaume, avait mis les pieds dans une tanière dont il se souviendrait. Homme chien et tentatrice lui faisaient face, les deux versants de deux pêchés qu’il n’appréciait guère et qui le déroutaient. Il y avait là trop de nuances irritantes pour sa droiture d’âme pour qu’il ne consente à y plonger pleinement le regard. Il s’y contraignit cependant. Damien Yaln était un Garde d’excellence, fort de son respect des procédures. Son métier requerrait parfois quelques violences à ses principes, et cette voie était plus que nulle autre glorieuse et légitime. Il se positionna donc face au maître des lieux, et le reflet du regard minéral de l’homme chien lui renvoya sa propre image.

    « Je vais devoir vous demander de vous soumettre également à une fouille corporelle. Et d’enlever votre masque, à moins que vous ne soyez en mesure de me justifier son port. »

    Il connaissait de nom ce peintre alambiqué. Ses masques exubérants avaient été donnés en pâture aux chaudes gorges de la Capitale, puis étaient devenus sa marque. Il cachait toutefois ses traits, et cela n’était pas admissible dans une enquête de cet acabit. Pour autant, le monde d’Aryon recelait de bien des surprises. Lui qui était Garde avait déjà eu l’occasion de rencontrer bon nombre de pouvoirs contraignants ou de meurtrissures passablement déroutantes. Ceux-là justifiaient parfois une entorse au règlement.
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    Re: La Dame aux camélias
    Mar 31 Mar 2020 - 7:53 #
    Au fil des longues années d’existence du style Ukiyo-e, le modeste atelier de peinture que l’école occupait au cœur de la capitale avait été le cadre d’un grand nombre d’évènements. Certains avaient été grotesques et insolites. D’autres – la plupart – avaient été si banals qu’il n’en restait plus trace dans la mémoire de quelque homme que ce soit. Mais aucune des innombrables choses ayant eu lieu entre les murs de soie et de papier n’était comparable à la scène qui se déroulait à présent dans ce temple dédié à l’art, sous les yeux ébahis des prêtres et grands-prêtres du culte qu’il abritait. Les fidèles avaient été sommés de se mettre en rang et, passant parmi eux pour les fouiller tour à tour, se glissaient des hommes dont la rudesse et l’ignorance n’avaient jamais été tolérées dans l’enceinte sacrée de cette institution séculaire. Pourtant, les jeunes hommes et les jeunes femmes se laissaient faire par eux comme des moutons, levant les bras et écartant les jambes quand on le leur demandait, tressaillant chaque fois qu’une instruction leur était donnée d’une voix sèche.

    Quant au chien de berger chargé de veiller sur ce troupeau paniqué, il restait immobile au milieu de la pièce et laissait les loups agir à leur guise sur son territoire. Muselé par une autorité supérieure à la sienne, conscient de son impuissance, il semblait résolu à coopérer pour éviter que de quelconques complications ne viennent aggraver une situation déjà épineuse. Rien dans son comportement ne laissait déceler la honte que cette humiliation aurait légitimement dû lui faire ressentir. Toutefois, ses yeux pers brillaient d'un éclat métallique et froid, comme une lame accrochant un dernier rayon de lune avant de venir s’enfoncer dans la poitrine de sa victime.

    Il n’était pas le seul à avoir choisi de rester immobile au cœur de l’agitation ambiante. Légèrement en retrait, la tête inclinée sur le côté, une femme aux cheveux si rouges que leur teinte rivalisait avec le feu jetait sur la scène la curiosité insatiable de ses yeux émeraude. Elle semblait ne pas perdre une miette de ce qui se passait autour d’elle et la position statique de son corps ne faisait que souligner la vivacité avec laquelle ses prunelles voletaient d’un endroit à un autre, s’attachant parfois à un détail d’apparence mineure, restant parfois concentré sur le déroulement de la fouille qui se poursuivait au centre de la pièce.

    L’homme-chien comprit-il que cette observation mutique et minutieuse était plus dangereuse pour son secret que tout le remue-ménage bruyant et pataud mis en branle par les Gardes ? Impossible à dire. Toutefois, que cela fut un geste de protection parfaitement délibéré ou un réflexe inconscient, il s’éloigna peu-à-peu de la jeune femme et se mis de trois-quarts par rapport à elle, à un angle oblique et ambigu, comme pour mieux la tenir à distance. Ainsi, d’un geste à peine esquissé venait-il de réagir à rien, ou presque rien : un regard trop curieux posé parfois sur sa nuque, des échardes mordorées au cœur d’un océan émeraude. Danseur immobile au milieu de l’agitation frénétique qui l’environnait, Kagami avait entamé une chorégraphie fragile et invisible dont le seul but était de tromper cette jeune femme aux facultés d’observations trop aiguisées. Heureusement pour lui, il n’eut pas à prolonger ce délicat exercice bien longtemps.

    « Ma Dame… Si vous voulez bien… »

    L’officier de la garde s’était approché d’elle pour la fouiller. Et soudain, dans l’éclat d’un sourire qu’elle ne prit même pas la peine de dissimuler, la spectatrice devint actrice. Tandis que les mains du garde glissaient sur son corps, elle ondula, se pencha, ronronna et minauda. Elle séduisit avec l’art consommé des femmes qui ont déjà connu le plaisir et l’amour et qui n’ignorent pas le pouvoir de leurs charmes. Beaucoup de personnes, trop occupées à fouiller ou à se faire fouiller, ne remarquèrent pas la scène. D’autres n’en perdirent pas une miette, à commencer par l’infortuné Damien Yaln, dont la mine embarrassée trahissait éloquemment l’effet que lui faisait la jeune noble. Akemi et Shunro remarquèrent aussi le petit manège de Luz et, malgré le caractère désespérant de leur situation, ne purent s’empêcher de ressentir de l'amusement, ainsi qu'une certaine connivence avec cette femme qui jouait avec tant d’adresse à ce jeu auquel eux-mêmes sacrifiaient l’essentiel de leurs nuits. Tokutaro, quant à lui, dont l’innocence était aussi pure que l’expérience de ses deux amis était grande, rougit peut-être plus vivement que Damien Yaln lui-même, et détourna pudiquement le regard.

    La scène ne dura que trop peu de temps, cependant, et la bouffée de légèreté qu’elle avait permis d’insuffler se dissipa bientôt dans le brouillard d’inquiétude qui étouffait l’atelier. La fouille se poursuivit et, bientôt, il ne resta plus aucune personne qui n’eût été soumise à sa rigueur. Sauf une. Alors, l’officier s’approcha de l’homme qui avait essayé de se muer en statue mais qui ne pouvait pas totalement faire oublier sa nature de mortel.

    « Monsieur no Kagami, je vais devoir emmener les deux apprentis suspects. Nous les interrogerons selon la procédure habituelle, et s’ils sont aussi innocents que vous l’affirmez, ils seront relâchés sans mal dans les jours prochains. Outre qu’ils sont de potentiels suspects, ils ont peut-être aperçu un élément que nous avons manqué dans notre enquête puisqu’ils se trouvaient à proximité du lieu du crime. Soyez assurés que nous les traiterons convenablement en attendant d’avoir éclairci cette affaire. »

    La statue hocha la tête, anticipant la prochaine demande de l’officier et s’y préparant déjà.

    « Je vais devoir vous demander de vous soumettre également à une fouille corporelle. Et d’enlever votre masque, à moins que vous ne soyez en mesure de me justifier son port. »

    Un grand silence se fit. Les pépiements qui peuplaient l’atelier et les murmure des conversations chuchotées à voix basse moururent totalement. Des regards se tournèrent dans la direction de Kagami avec avidité. D’autres, au contraire, se détournèrent avec gène et embarras. Au sein de l'école Ukiyo-e, la raison pour laquelle le jeune maître portait continuellement un masque avait fait l'objet de nombreux débats. Les plus folles rumeurs couraient à ce sujet et pas une semaine passait sans qu'un apprenti en invente une nouvelle. D'une semaine sur l'autre, on pouvait entendre dire qu'une affreuse meurtrissure justifiait la présence de ce masque, ou bien que Kagami était en réalité une femme – ce qui aurait interdit qu'il prenne la tête de l'école, car aucune femme ne pouvait devenir Ukiyo – ou qu'il était en réalité le rejeton bâtard d'une famille noble, abandonné à la naissance afin d'éviter le scandale.

    Aussi, nul ne fut vraiment pressé de s'interposer entre Kagami et l'autorité d'un homme qui se proposait de dévoiler enfin ce secret. Seul Tokutaro, dont la prévenance à l’égard de son Maître surpassait de beaucoup la curiosité morbide qu’il pouvait entretenir à l’égard de ce qui se cachait derrière son masque, osa s’avancer et protester contre ce qu’il ne pouvait manquer de percevoir comme une humiliation. Comme une insulte.

    « Maître Ukiyo... », dit-il en insistant fortement sur le nom de son maître, critique implicite vis-à-vis de du sieur Yaln, qui ne cessait de confondre le nom et le prénom du peintre sans même s’en apercevoir. « Vous n’avez pas à vous soumettre à l’arbitraire d’une telle décision ! Je suis certain que si… »

    Kagami prit la parole d’une voix si douce qu’il aurait été difficile d’affirmer qu’il venait de couper son jeune apprenti. Pourtant, c’était bien le cas.

    « Paix, Tokutaro. Ils ne connaissent pas nos usages. »

    Puis il s’adressa à l’officier.

    « Est-ce vraiment nécessaire à votre enquête ? »

    Damien se dandina sur place, faisant passer le poids de son corps massif d’un pied à l’autre. Il avait beau être deux fois plus large que Kagami et le dominer d’une bonne demi-tête, il semblait en cet instant aussi mal-à-l’aise et incertain qu’un enfant pris en faute par un adulte. Lui qui pensait avoir demandé une chose relativement simple et inoffensive comprenait, à la réaction du reste de l’atelier, qu’il venait de toucher un point sensible, de s’aventurer sur des eaux incertaines et troubles.

    Cependant, il ne faillit pas à son devoir.

    « C’est la procédure, monsieur. »

    « Je comprends. Dans ce cas, veuillez me suivre. »

    Sans attendre que le Garde lui réponde, Kagami fit volte-face et se dirigea vers la petite pièce de repos dans laquelle Luz et lui-même s’étaient entretenus avant que l’irruption des soldats ne vienne fracasser la fragile harmonie de cette matinée. Il fit coulisser le panneau de papier, dévoilant aux yeux de l’assemblée les deux tasses de thé abandonnées sur la table basse, la théière encore fumante et les petits gâteaux de riz gluant, spectacle dérisoire et singulier en comparaison du caractère dramatique des événements qui étaient en train de se dérouler. Puis, une fois que l'officier l’eût suivi à l'intérieur, il referma soigneusement le panneau derrière eux.

    Après quelques secondes de silence, des murmures ressurgirent d’un bout à l’autre de la pièce, timides de prime abord, puis plus assurés ensuite. Un instant plus tard, c’était tout un brouhaha de conversations croisées qui se propageait dans la pièce, sans que les deux gardes restants ne paraissent vouloir – ou pouvoir – l’arrêter.

    « Tu l’as déjà vu, toi ? », murmura un assistant à son camarade le plus proche

    « Bien sûr que non. »

    « Dans toute la capitale, je n’ai entendu parler d’aucun homme qui l’eût vu. Ou qui eût vu quelqu’un qui l’eût vu... », interjeta un autre peintre avec une emphase quelque peu pompeuse

    « Non, mais vous vous écoutez un peu ? », soupira un quatrième. « On dirait que vous parlez d’un… d’un dragon ou d’une fée. Notre maître n’est qu’un homme. Et son masque… c'est une excentricité de plus. Voilà tout. »

    « Une excentricité bien contraignante, si tu veux mon avis… », répliqua le premier

    Tokutaro leur jeta un regard noir, visiblement agacé. Mais alors qu’il ouvrait la bouche pour leur intimer le silence, le panneau de papier coulissa de nouveau pour laisser place au peintre et à l’officier de la Garde. Le silence se fit de lui-même alors que les deux hommes regagnaient le centre de l’atelier et de l’attention. Tout bien considéré, ils ne devaient pas être restés plus d’une minute dans l’autre pièce.

    De prime abord, rien ne semblait avoir changé chez eux, que ce soit dans leur attitude ou leur physionomie. Toutefois, un observateur attentif aurait pu remarquer que le visage de Damien était plus pâle que lorsqu’il avait quitté la salle et qu’un tic nerveux agitait sa mâchoire. La tête légèrement baissée, les mains croisées derrière le dos, il évitait de regarder dans la direction générale de Kagami. Quant à ce dernier, bien qu’il donnât toutes les apparences du calme et de la politesse mesurée, il avait porté la main à l’un des anneaux d’argent qui cerclait son annulaire et – sacrifiant à l’une de ses manies obsessionnelles – le faisait tourner rapidement autour de son doigt, par séries de quatre rotations. Lorsque Damien se tourna de nouveau vers lui, il évita soigneusement de croiser son regard, préférant plutôt se concentrer sur un point situé à presque deux centimètres au-dessus de la tête du peintre.

    « Je vous remercie vivement pour votre… coopération, monsieur. »

    Il sembla hésiter un instant avant de poursuivre.

    « Si jamais vous avez besoin de… enfin… »

    Kagami le coupa d’une voix dont les accents polis dissimulaient mal la terrible froideur.

    « Je vous remercie pour votre sollicitude, mais ce ne sera pas nécessaire. Contentez-vous de faire votre travail. Je veux que mes élèves soient rapidement disculpés des accusations ridicules dont ils font l’objet. »

    Devant l’agacement qui commençait à poindre chez son interlocuteur, l’officier de la Garde opta pour une stratégie d’apaisement.

    « Comme je vous l’ai dit, s’ils n’ont rien à se reprocher, cela sera l’affaire de quelques jours seulement. En attendant, je vous répète qu’ils seront traités de manière tout à fait convenable. »

    Kagami hocha sèchement la tête et se tourna vers Akemi et Shunro.

    « Vous serez bientôt sortis. Je vous en fait la promesse. »

    Les deux jeunes gens acquiescèrent à leur tour, mais l’inquiétude ne déserta pas leurs yeux et Kagami dut se détourner sans être parvenu à apaiser leurs craintes. Un garde s’approcha d’eux pour les conduire vers la sortie, tandis que l’autre venait faire son rapport à Damien.

    « Nous n’avons rien trouvé de suspect, capitaine. Ni dans la pièce ni sur les personnes présentes. »

    Damien hocha la tête avec soulagement, ravi de pouvoir tirer sa révérence au plus vite. Il n’était visiblement pas à l’aise dans cet endroit où régnaient des principes auxquels il n’entendait rien ; où un homme-loup aussi froid que le givre et une femme-renarde aussi étincelante que la flamme pouvaient se côtoyer sans que la proximité impie de ces deux pôles si diamétralement opposés ne fissure le sol dans un déchirement cataclysmique.

    « Parfait. Dans ce cas, allons-y. »

    Il se tourna une dernière fois vers Kagami et Luz.

    « Monsieur, je ne vous dérange pas plus longtemps. Ma Dame… ce fut un plaisir autant qu’un honneur. »  

    Il se pencha pour prendre la dextre de la jeune femme dans la sienne et déposer un baiser respectueux sur le dos blanc de sa main. Puis, se redressant, il se hâta de rejoindre ses deux comparses. Bientôt, la porte de l’atelier se refermait sur lui.

    Mais le calme ne revint pas pour autant.  

    « Ils ne vont tout de même pas les mettre en prison, si ? »

    « S-sans aucun mandat ! Sans aucune preuve ! C’est un véritable scandale… »

    « Maître ? Qu’allons-nous faire, à présent ? »

    Kagami leva une main pour apaiser l’assistance de ses pairs, coupant court à l'agitation qui menaçait de les saisir à nouveau comme le ressac d'une mer capricieuse.

    « Rentrez chez vous. Nous n’accomplirons rien de productif dans l’état où nous nous nous trouvons présentement. Rentrez chez vous et reposez-vous. Cette épouvantable méprise sera bientôt tirée au clair. »

    Personne ne trouva matière à protestation. Certains, choqués par l’irruption de la garde dans ce qu’ils avaient toujours considéré comme un havre de paix à l’abri des vicissitudes terrestres, ne rêvaient que de rentrer chez eux pour reprendre le cours d’une nuit au terme de laquelle leur cauchemar se serait dissipé. D’autres, la plupart, mouraient d’envie de raconter les évènements qui venaient de transparaître, excités par l’odeur macabre du scandale et du meurtre. D’autres, encore, plus prosaïques et déjà remis de leur frayeur, ne disaient pas non à un jour de repos où ils pourraient s’adonner à quelque activité qui leur plaise. L’un dans l’autre, tout le monde avait une bonne raison de débarrasser le plancher au plus vite.

    Alors que ses brebis désertaient peu-à-peu leur étable, l’homme-chien s’adressa à la renarde qui était restée en retrait.

    « Je suis navré que vous ayez été témoin de cette scène inconvenante, ma Dame. »

    Il se tenait toujours de trois-quarts par rapport à elle, distancié et absent. Le regard perdu dans le vague, il semblait ne pas la voir.

    « Je crains aussi qu’il nous faille reporter cette visite dont nous parlions. Il faut d’abord que je m’occupe du sort de mes protégés… »
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    Re: La Dame aux camélias
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