THYESTE, chef de la famille Fairmont.
NESTOR, fils du précédent seigneur, neveu de Thyeste.
ANEMONE, amante de Thyeste, mère de Nestor.
GUILDENSTERN, ami et confident de Nestor.
BRYNHILD, lieutenant de la Garde.
KAGAMI, artiste.
SHUNRO, assistant de Kagami.
TOKUTARO, assistant de Kagami.
DAMES, OFFICIERS, SOLDATS, GENS DE SUITE.
La scène se déroule en plein coeur de la Capitale, sous le ors de la demeure ancestrale des Fairmonts.
Toute oeuvre de fiction repose sur un pacte. Ce pacte, passé tacitement entre l’artiste et son audience, veut que cette dernière mette temporairement de côté son scepticisme, afin d’accepter plus facilement les événements mis en scène par l’oeuvre, et, ainsi, de pouvoir ressentir pleinement les effets cathartiques que ladite oeuvre est à même de susciter. En résumé, pour s’identifier aux personnages et aux situations qui composent l’oeuvre, le spectateur doit faire l’effort d’oublier que ces événements et ces personnages ne sont que de pures inventions. Le nom quelque peu pompeux donné à ce processus mental est « suspension volontaire de l’incrédulité ».
Au fil du temps, un certain nombre d’artistes – notamment des dramaturges – ont tenté de remettre en cause, ou tout du moins de circumnaviguer, la suspension volontaire de l’incrédulité. L’un d’entre-eux, non le moins doué, certainement le plus virulent, insistait pour qu’au cours de chaque représentation de l’une de ses pièces, des figurants traversent la scène avec des pancartes sur lesquelles étaient notés des textes commentant directement l’action, et la mettant en parallèle avec des événements historiques. Parfois, aussi, pendant l’entracte, un personnage déjà éliminé de l’intrigue revenait s’adresser directement aux spectateurs. Par ces effets de décalage, le dramaturge entendait rompre avec la conception traditionnelle du théâtre, et permettre à son audience de réfléchir sur la signification de l’acte théâtral au sein de la société.
Malgré toute l’admiration que je porte à Brecht, je m’inscris en faux contre ses théories sur la distanciation. L’identification aux personnages, qu’il entendait détruire, me semble un élément absolument nécessaire à toute représentation théâtrale. En effet, quel intérêt peut bien présenter une pièce où, quand le personnage souffre, le spectateur ne souffre pas ? Où, quand le personnage jubile, le spectateur ne jubile pas ? Où quand il saigne, le spectateur ne saigne pas ? Bien que je recherche moi aussi un moyen d’éliminer la suspension volontaire de l’incrédulité, l’objectif que je souhaite atteindre à travers cette destruction est diamétralement opposé au sien. Là où, chez Brecht, l'élimination de ce processus mental doit permettre au spectateur de créer une distance par rapport à l’oeuvre représentée, l’effacement que je recherche doit au contraire permettre au spectateur de s’en rapprocher.
Je m’explique. Toute personne assistant à une représentation théâtrale est soumise à de puissants affects.Toutefois, lorsque la représentation s’achève, que le rideau tombe et que le spectateur réintègre son existence habituelle, l’effet cathartique provoqué par la pièce se dissipe peu à peu. Combien plus puissant serait cet effet, combien plus intenses les émotions suscitées, si les événements mis en scène au cours de la pièce se déroulaient réellement ? Que se passerait-il si, au lieu de se contenter d’une histoire dont le spectateur était forcé d’oublier la nature fictive pour pouvoir en apprécier pleinement la portée, l’artiste se donnait les moyens de mettre en scène une histoire véridique ?
J’ai longtemps cherché une réponse à ces questions. Patiemment, j’ai attendu la commande qui me permettrait de mettre en scène une pièce de théâtre totale, où les acteurs ne se rendraient pas compte qu’ils étaient des acteurs – et n’en joueraient que mieux – et où les spectateurs ne se rendraient pas compte qu’ils étaient des spectateurs – et ne s’en identifieraient que mieux aux personnages.
Il me faut reconnaître que lorsque Anémone Fairmont, épouse de Cléandre Fairmont, chef de la noble – quoique déclinante – famille Fairmont, me demanda de tuer son mari afin de pouvoir épouser le frère de celui-ci, je ne me rendis pas compte que j’avais devant moi cette opportunité tant espérée. Je faillis même refuser la commande, tant le thème abordé me paraissait convenu et... petit-bourgeois. Si je finis par céder à son insistance, ce fut en grande partie parce que je fréquentais déjà – dans le cadre de mes activités de peintre – la famille Fairmont, ce qui avait le mérite de grandement faciliter ma tâche. Je ne peux m’empêcher de me demander ce que la noble Dame aurait pensé si elle avait réalisé que le tueur auquel elle avait fait appel était en réalité le peintre timide et renfermé qu’elle croisait de temps à autre aux réceptions de son mari. Je ne pense pas qu’elle aurait été capable de le croire. Les mystères les plus impénétrables sont généralement ceux qui crèvent les yeux.
Ce ne fut qu’au tout dernier moment, lorsque je me retrouvai devant le corps sans vie de Cléandre Fairmont, que j’eus un aperçu du potentiel extraordinaire que présentait cette commande. En effet, comme me l’avait demandé la comtesse, j’avais fait en sorte que la mort paraisse naturelle. A cette fin, je m’étais introduit dans la chambre du noble seigneur pendant son sommeil, puis lui avais injecté une dose létale de Gelsemine : un alcaloïde entraînant une paralysie rapide du système respiratoire. A condition qu’aucune autopsie n’eût lieu, personne ne se douterait que la mort était criminelle, et les chances pour qu'Anémone Fairmont demandât une autopsie étant proche de zéro, j’estimais avoir rempli mon contrat. Toutefois, je ne parvenais pas à me défaire de l’étrange sensation que quelque chose restait… inachevé, incomplet. J’avais pris le pouls de ma victime à plusieurs reprises – au moins quatre fois – vérifiant que la mort l’avait bien emportée à jamais, mais la sensation ne s’en était pas allée pour autant.
Mal à l’aise et désœuvré, je m’étais mis à fouiller dans les affaires du noble seigneur, sans trop savoir ce que je faisais ni ce que je comptais trouver exactement. De manière totalement fortuite, dans le compartiment secret d’un tiroir, j’avais eu la chance de tomber sur une liasse compacte de lettres, retenues ensemble par un ruban de soie rouge. Au début, je ne les avais parcourues des yeux que de manière très distraite. Puis, reconnaissant l’écriture serrée et élégante de la comtesse, je les avais lues avec beaucoup plus d’intérêt. Lorsque j’avais compris qu’elles s’adressaient à Thyeste, le frère du regretté Cléandre, je les avais carrément dévorées.
Ces lettres – dont le style était au demeurant d’une rare médiocrité – ne m’avaient pas révélé grand chose que je ne susse déjà, mais leur présence dans cette chambre en disait bien plus long que leur contenu. D’une manière ou d’une autre, le comte était tombé sur ces lettres et avait choisi de les cacher ici. Cela signifiait que, contrairement à ce que j’avais cru, la délicieuse Anémone n’avait pas décidé de faire assassiner son mari parce qu’elle désirait vivre librement sa relation avec Thyeste, mais parce qu’elle craignait les représailles que son mari s'apprêtait à lui faire subir. Une fois mort, elle comptait sans le moindre doute mettre la main sur ces lettres et les faire disparaître à jamais.
A ce moment précis, j’avais hésité. Ma mission était terminée et je n’avais aucune raison de me soucier de ces lettres. J’aurais pu simplement partir, disparaître dans la nuit, et les choses en seraient restées là. Mais quelque chose m’avait retenu. Mon cerveau s’était mis à tourner à toute vitesse et, d’un geste presque automatique, comme un acteur interprétant enfin sur scène un rôle mille fois répété auparavant, j’avais empoché la liasse de lettres et m’étais esquivé discrètement.
Le temps passa, et quoique dans mon esprit restât fermement ancrée la certitude que ces lettres étaient d’une importance primordiale à mes projets, la manière exacte dont j’allais m’en servir m’échappait encore. Le faire part de décès tomba à pique. Sans hésiter, j’acceptai l'invitation, espérant que l’enterrement du regretté seigneur m’aiderait à trouver l’inspiration dont j’avais grandement besoin. Au jour fixé, je revêtis mes plus austères atours et revint sur les lieux de mon crime.
Ce fut une belle cérémonie. Rien n’y manqua, ni les soupirs de la veuve éplorée, ni les hommages larmoyants, ni les odorants bouquets de chrysanthèmes. Tout bien considéré, je ne crois pas que ma performance fut moins sincère que celles de l’immense majorité des invités. De son vivant, le comte avait été un homme puissant, et les hommes puissants – surtout lorsqu’ils manient leur pouvoir avec le manque de retenue qui avait caractérisé Cléandre – ne se font que peu d’amis. Ce fut avec une certaine justesse que, peu de temps après sa mort, un lettré souhaitant faire un bon mot avait dit de lui : « Le bien qu'il fit, il le fit mal. Le mal qu'il fit, il le fit bien. »
J'étais en train de m'appesantir sur les tribulations et vicissitudes liées à l’exercice du pouvoir quand Nestor Fairmont, le fils de Cléandre et Anémone, avait pris la parole pour rendre hommage à son père. Pour être honnête, j’avais depuis longtemps cessé d’écouter l’interminable suite de discours prononcés par les invités, lassé par la fausseté de leurs épanchements. Toutefois, pour une raison que je ne pus me figurer sur le moment, le discours prononcé par Nestor m’interpella. J’avais eu l’occasion de rencontrer le jeune homme auparavant, mais cette fois-ci et pour la toute première fois, je l’examinai et le considérai vraiment.
De prime abord, il ne se démarquait pas vraiment des autres invités. Comme eux, il arborait les symboles extérieurs du deuil : des habits sobres et noirs, une chrysanthème au revers de sa veste, et une voix sourde, presque éteinte, qui n'osait pas s’élever au-dessus du murmure. Je le regardai attentivement, essayant de discerner ce qui m’avait momentanément interpellé. Ce fut à ce moment précis, alors que je le détaillais de la tête aux pieds, qu’une larme unique – bien différente de la multitude qu’avait pu verser Anémone – avait échappé à sa retenue et roulé sur sa joue.
Ce fut aussi à cet instant que je réalisai qu’il ne jouait pas, ou plutôt qu’il ne se rendait pas compte qu’il était en train de jouer. Sa tristesse était sincère. Loin de remercier Lucy pour la mort prématurée de ce patriarche étouffant et dominateur, il en concevait une peine si intense qu’il peinait à retenir ses larmes. Une illumination m’avait traversée, un moment d’épiphanie d’une telle pureté que j’ai depuis réalisé que mon existence n’en connaîtrait pas de semblable. Il m’avait littéralement fallu agripper le dossier de ma chaise pour résister à la tentation de me lever et d’applaudir Nestor en plein milieu de la cérémonie. Je venais de trouver mon acteur vedette, celui auquel était destiné le rôle principal.
Et je savais à présent quel usage faire des lettres.
La nouvelle tomba quelques mois plus tard, alors que quelques assistants et moi peuplions l'atelier de nos coups de pinceaux, occupés à finir un triptyque – je hais les triptyques, ils me laissent toujours un goût d’inachevé – illustrant les exploits de je ne sais plus quelle lignée légendaire. Nous approchions de la complétion de l’ouvrage et le soleil indolent de la saison chaude nous berçait de ses rayons langoureux.
Par principe, je ne tolère pas que les assistants ou les peintres discutent entre-eux pendant l’exercice de leur art. Celui-ci requiert – et mérite – la plus absolue concentration. Toutefois, en raison de la chaleur amollissante de cet après-midi, de la nature rébarbative de l’ouvrage, et du fait que nous en avions presque terminé, je ne m'étais pas formalisé outre mesure quand deux assistants avaient échangé quelques paroles cordiales sur leurs techniques respectives. A leur grande surprise, je ne les avais pas repris, et ils avaient donc poursuivi leur conversation. Bientôt, un concert de murmures m'avait environné de toute part.
Si les sujets de conversations furent d’abord légers et inconséquents, ils devinrent lentement plus sérieux à mesure que le temps passa et que les assistants prirent confiance. L’histoire, la politique et l’économie furent évoqués, ainsi que les derniers potins. Je n’écoutais que d’une oreille, tentant de me concentrer sur l’oeuvre qui était la mienne, bien que la motivation me manquât cruellement.
La personne qui venait de prendre ainsi la parole, coupant de manière pour le moins grossière une conversation animée entre deux de ses camarades, se nommait Shunro. Shunro était sans doute le plus doué de mes élèves, mais aussi le plus désinvolte et arrogant. Son amour affiché des potins n’était que l’un des nombreux défauts qui me le rendaient antipathique. Si je n’avais aucune affection pour lui, je respectais cependant son talent naissant, et faisais de mon mieux pour l’aider à le cultiver. Je m'apprêtais à le reprendre vertement, ayant finalement décidé de mettre fin aux bavardages, lorsque ce qu’il dit ensuite me coupa dans mon élan.
Je ne crois pas que qui que ce soit remarqua la crispation soudaine qui me fit serrer mon pinceau jusqu’à faire gémir le bois. L’annonce soudaine de Shunro avait saisi l’assistance, et plus personne ne prêtait attention à ma personne et au triptyque, dont la destinée semblait être de rester éternellement inachevé. Il fallait dire que la nouvelle avait de quoi susciter l’intérêt. Que le comte et sa nouvelle femme, qui avait aussi été l’épouse de Cléandre Fairmont, meurent si peu de temps après leur mariage – si peu de temps, aussi, après la mort du précédent comte – voilà qui avait de quoi échauffer les esprits et stimuler les imaginations.
Suspendu aux lèvres du jeune homme, bien que je fisse semblant de me concentrer uniquement sur l’oeuvre, j’attendis la suite.
La nouvelle que j’attendais était là, au bout de la phrase de Shunro, telle la réplique finale d’une scène charnière, telle l’annonce par Don Alonse de la mort de Don Gomès, telle l’annonce par le choeur de la mort d’Egisthe. Je la sentis, l'anticipai. Et tandis que Shunro parlait, je ne pus discerner nulle fausseté dans la voix de mon élève, nulle émotion feinte, nul mauvais jeu d’acteur. La perfection était là, devant moi. Je sentis que ma tête commençait à tourner.
L’émotion qui me saisit alors ne peut être qualifié d’un autre terme que celui de jouissance. Mes dents s’enfoncèrent si fort dans ma lèvre inférieure que du sang perla sur la pulpe et roula sur mon menton. Je crois que même ainsi, je ne parvins pas tout à fait à étouffer le cri qui avait roulé sur ma langue et tenté de franchir ma bouche, car Tokutaro me jeta un regard inquiet. Shunro, lui, ne remarquant rien, toisa le reste de ses collègues avec une satisfaction évidente.
La tête me tournait à tel point que je parvenais à peine à entendre. Je devais effectuer un effort presque surhumain pour ne rien perdre de ce qui se disait. La conscience aiguë d’assister à la première représentation de l’une de mes pièces, cependant, m'y aidait. Pour rien au monde je n'aurais raté ça. Mon bras à présent ballant reposait, inutile, le long de mon corps, toute velléité de peindre oubliée et effacée par cette nouvelle passion qui fleurissait en moi.
Ainsi, les lettres avaient produit l'effet escompté ! Je ne m'étais pas trompé lorsque j'avais discerné dans mon Nestor l'étoffe d'un héros de tragédie. Quelle grandeur d'âme ! Quel courage ! Et... quelle horreur. Justicier et matricide. Plus jamais Nestor ne connaîtrait le paix de l'âme. Il était à présent marqué par son destin, un destin que j'avais peut-être mis en scène et orchestré, mais dont la noire réalité restait indéniable. Il ne s'agissait pas de l'une de ces misérables pantomimes que des acteurs sans talent répétaient ad nauseam, et dont la valeur artistique et le caractère tragique ne présentaient qu'une seule dimension. Non, la première de cette pièce-ci serait aussi la dernière. Et elle resterait parfaite pour les siècles des siècles...
Je n'entendis même pas le bruit que fit le pinceau en tombant de mes doigts relâchés et tremblants. Mais Tokutaro, si.
Les autres remarquèrent alors le trouble qui semblait s'être emparé de moi : le léger tremblement qui parcourait mes muscles, ma respiration hachée et irrégulière, et surtout, surtout, le pinceau qui m'avait échappé des mains et le manque d'intérêt manifeste que je semblais porter au triptyque. La conversation cessa sur le champ et le rouge monta aux joues de Shunro. Le jeune homme se pencha vers moi pour mieux se répandre en excuses.
Ma voix ne trembla pas – presque pas – lorsque je pris la parole.
Alors, je me penchai pour ramasser le pinceau tombé à terre. Puis, d'un geste lent, je le fis tourner dans l'eau de la petite écuelle réservée au rinçage des outils. Au bout de trois tours, le pinceau était encore sale. Au quatrième, il était propre.