Fille de la nuit à l'allure de faucheuse,
Un arc d'argent de par le ciel t'éclaire,
T'emmènes au travers de ruelles douteuses,
Guide tes pas vers une chasse éphémère.
Brusquement, elle s'interrompt. Un peu plus loin et malgré l'heure, l'alcool vole à quelques fêtards de précieuses heures de sommeil.
L'eau-de-vie les empêche de comprendre
Que sous leurs yeux telle une ombre se faufile,
Grâce au don de Lucy, un assassin habile
Guère inquiété de se faire surprendre.
Les indésirables contournés, s'offre à elle une longue avenue pavée dérangée par la pluie. L'astre lunaire s'y peint sur le sol humide et n'est troublé dans son art que par les foulées de son seul public.
Elle court.
Elle continue de courir.
Elle arrive finalement.
Devant ses yeux par delà un grillage
Se dresse fièrement la noble bâtisse.
Qui croirait que de lieu de carnage
Dans quelques instants ferai-t-elle l'office ?
Une voix l'incite à se plaquer au mur ; des gardes passent à proximité... L'endroit est surveillé, est-ce si surprenant ? Elle se décide à longer la muraille, il sera nécessaire de trouver une autre entrée. Elle escalade plus loin et rejoint le sol d'un bond de l'autre coté. "Trop facile !" se dit-elle ; "Fatiguant !" contestent ses muscles. Elle se relève, observe les alentours, remarque un premier accès : il s'agit d'une petite route qui traverse un jardin fleuri. Il semblerait qu'elle mène directement à l'entrée principale. Elle décide ne pas l'emprunter, prendre des risques n'est pas professionnel.
Le pétrichor titille son odorat lorsqu'elle trace son propre chemin à travers les broussailles. Dans l'action, quelques épines se plantent par malchance dans sa peau et ses vêtements sont rendus humides par la présence d'eau sur les quelques plantes qu'elle repousse de la main afin de se frayer un passage... Elle sort enfin du sentier improvisé, s'approche du bâtiment et vient s'y adosser. Ses yeux scrutent la zone avec une précision chirurgicale, sa silhouette est invisible au regard du commun, sa respiration est imperceptible. Elle s'avance à nouveau sans la moindre hésitation. L'endroit lui est inconnu mais l'instinct lui sert de guide.
Lorsqu'elle bifurque à l'angle du manoir, une porte s'ouvre non loin d'elle. Deux tourtereaux s'en échappent bras dessus bras dessous et filent en direction d'une fontaine pour s'y chamailler avec toute la niaiserie d'un couple naissant. Elle profite de leur égarement pour se faufiler par l'ouverture. Par delà se trouvent les cuisines où elle ne constate pas la moindre présence. La raison en est sans doute l'heure tardive.
Elle traverse rapidement le long corridor menant au hall principal dans lequel elle se glisse furtivement. Son élan est coupé par la présence d'une paire d'hommes de mains sur les marches menant au second étage qu'ils escaladent avec une lenteur invraisemblable. C'est agaçant, mais elle reste toutefois concentrée. Attendre est la tâche la plus compliquée à laquelle elle doit faire face ! Elle s'accroupit et retire son masque, sa capuche, dévoile ses longs cheveux bruns. Profitons en pour faire une pause...
La voie est libre. Elle réajuste sa tenue, se relève puis emprunte l'escalier à son tour. Arrivée à l'étage, elle redouble d'attention. Sa cible se trouve très certainement ici, probablement endormie, assurément sans défense : c'est un noble couard dont le seul pouvoir est sa grande fortune. Il se sait en danger, il dilapide une partie de ses richesses pour assurer sa protection. Il n'y a cependant nulle protection face à un assassin émérite tel qu'elle. Il sera mort ce soir, c'est une certitude. Un pas après l'autre, elle avance avec précaution. Un seul bruit, une seule erreur et cette mission pourrait être sa dernière. Une porte s'ouvre, elle se cache par réflexe derrière celle-ci et retient sa respiration. Trois individus en sortent, le dernier claque la porte sans même se retourner. Soulagée, elle souffle longuement ; elle n'a fort heureusement pas été découverte.
La sortie du trio de cette pièce lui fait comprendre que ce n'est pas ici qu'elle trouvera sa proie. Elle décide d'approcher une autre salle à peine plus loin et place son œil sur la serrure. Elle observe l'autre coté avec difficulté, mais le peu qu'elle aperçoit lui indique qu'il s'agit d'une salle de bain inoccupée. Alors qu'elle pousse un petit soupir de mécontentement, elle sent une présence derrière elle et se lève en faisant volte face.
Elle souhaite réagir, s'enfuir en courant... Mais il est trop tard. Une douleur l'agresse au niveau de son ventre. Son regard s'y attarde un instant, elle y aperçoit une lame enfoncée. De la blessure elle ne ressent qu'une vague sensation de chaleur presqu'agréable. Puis le froid. Puis plus rien. Elle s'écroule simplement, retenue par l'autre demoiselle afin de ne pas alerter les gardes. La vie la quitte rapidement, le poison ne lui aura laissé aucune chance.
Elle ne jugea pas nécessaire de fouiller le cadavre. Rien de ce qu'elle pouvait posséder ne pourrait lui être plus utile que sa propre bonne fortune. Après s'être étirée sans la moindre grâce, elle se releva et décida de reprendre la mission là ou elles s'étaient toutes deux interrompues. Avec beaucoup moins de discrétion que sa défunte semblable, la voleuse continua à avancer dans le couloir à la recherche de la prochaine pièce. La rouquine arriva bientôt au bout de la bâtisse, trois portes s'offrant à elle sans qu'elle ne sache laquelle emprunter. Elle n'eut pas à réfléchir bien longtemps et saisit dans sa poche la pièce à deux faces que Leyo lui avait confectionné. Roi, je prends celle de gauche. Reine, l'autre, pensa-t-elle.
La plaçant sur son pouce, elle projeta celle-ci en l'air et la laissa retomber sur le sol, ne se préoccupant guère du bruit provoqué par son geste. Son visage se figea dans une expression de surprise : l'objet demeurait sur la tranche, immobile, tout comme sa propriétaire. Une troisième possibilité qu'elle n'avait pas envisagé.
Un détail me chiffonne, cependant. Je sais, de par mon expérience, que la mort par éviscération est un processus long et douloureux. Or, la flaque de sang est encore en train d'élargir son rayon sous le corps de la jeune femme, ce qui prouve que la blessure ne peut pas avoir été infligée il y a plus de quelques minutes. Pourtant, elle est déjà morte. On dirait que le décès est survenu presque instantanément après que le coup a été porté. Cela ne poserait pas de problème si elle avait été touchée en plein cœur, au niveau de la gorge, ou à tout autre endroit où une blessure se révèle létale après seulement quelques minutes, mais ne colle pas avec une mort par éviscération. Je tourne autour du cadavre, l’examinant minutieusement sous tous ses angles – quel travail d’orfèvre, vraiment ! – mais dois bientôt me rendre à l’évidence : aucune autre plaie ne bée le corps de la jeune femme.
Je porte une main gantée à la blessure et la ramène poisseuse d'un sang épais. Sans hésitation, je la renifle à plusieurs reprises, mais aucune odeur particulière ne me frappe en dehors de celle, métallique, du sang. De plus en plus intrigué, j’ôte le masque qui recouvre mon visage à moi – infiniment supérieur à celui de mon infortunée collègue – et lèche une infime partie de ce liquide pourpre souillant le tissu délicat de mon gant. Là encore, je ne parviens pas à distinguer de goût particulier. Un grognement de surprise m’échappe et je me redresse lentement. Je reste persuadé qu’un poison est à l’origine du décès, mais faute de parvenir à le déceler, ne sais pas duquel il s’agit.
Une chose est sûre : je ne suis pas le seul à avoir été mandé pour exécuter cette commande. Pourtant, je déteste travailler à plusieurs, et avant d’avoir accepté ce contrat, j'avais demandé – comme à mon habitude – si je serais bien le seul à m’en charger. Avec une confiance dont la fausseté aurait dû m’alerter, mon mécène m’avait affirmé que oui. Un agacement progressif et généralisé remplace l’admiration que je ressens à l’endroit de la personne ayant réalisé l’œuvre qui gît à mes pieds. Comment peut-on espérer voir naître l’harmonie dans une pièce comportant plusieurs metteurs en scène ? Quel cruel manque de discernement. Je décide sur le champ que, pour cet affront au bon sens et au bon goût, l’idiot qui a eu l’arrogance de me duper mourra.
Rasséréné par cette résolution, je reporte mon attention sur la jeune femme auprès de laquelle je ne me suis que trop longtemps attardé. La flaque de sang qui s’étend peu-à-peu sous son cadavre a presque atteint mes bottes, et je dois faire un pas en arrière pour éviter qu’elle ne les souille. Ce n’est pas que j’accorde une grande importance à mes vêtements, mais je préfère éviter de laisser derrière moi l’empreinte, découpée dans la pourpre du sang, de ma semelle. Si mes déductions sont bonnes et que je ne suis pas le seul à m’occuper de cette affaire, il va falloir que je fasse preuve d'encore plus de prudence qu'à l'accoutumée.
J’avise de nouveau le masque de ma jeune collègue et une soudaine poussée d’inspiration me gagne. Comme je l’ai déjà remarqué, ce masque est de bien piètre facture. Il s’agit d’une approximation grossière, à peine ébauchée, du visage grimaçant d’un cœurl. Le masque que je porte est infiniment supérieur. En effet, j'ai réalisé une copie conforme du masque mortuaire de ma future victime. Je m'explique. Ayant eu la chance de le fréquenter dans les cercles plus ou moins fermés de la cour, son visage m'est plus que familier, d’autant que j’ai dû réaliser plusieurs œuvres ennuyeuses et sans inspiration pour sa personne, dont une série de portraits. Je me suis donc fixé pour but de le tuer en portant son propre visage, pour voir quelles nuances de terreur et de surprise le caractère grotesque de la situation lui inspirerait. Certes, un tel procédé s’éloigne beaucoup du minimalisme que j’affectionne, mais l’idée m’avait semblé bonne sur le moment.
Je décide que je peux – non, que je dois – faire mieux que cela.
Me penchant sur l’assassine, j’ôte son masque de cœurl et lui fait don du mien. La pauvresse n’y perd pas au change. En fait, si elle avait encore été en vie, je suis persuadé qu’elle m’aurait remercié pour l’avoir élevé un peu de la médiocrité crasse dans laquelle elle pataugeait. Je jauge les dimensions de son cadavre. Elle avait été singulièrement grande, pour une femme. Plus petite que moi, certes, mais pas tant que ça. De plus, ses vêtements sombres, propres à la plupart des assassins, ne sont pas si différents des miens. Avec son masque sur le visage, et avec l’assistance de la pénombre ambiante, je peux sans doute parvenir à faire illusion.
Ma décision prise, je reprends gaiement mon chemin. In fine, le procédé que j’ai décidé d’adopter est similaire à celui de départ, mais la cible qu'il vise n’est plus du tout la même. Avant, je voulais frapper d’effroi ma victime en lui montrant le reflet macabre de son visage. Désormais, je veux retrouver l’assassin à qui on a eu l’audace d’attribuer ma mission, et me faire passer pour la personne qu’il vient tout juste d'envoyer sur le chemin des cygnes. J’ai hâte de découvrir ce que sera sa réaction.
Je marche sans hésitation, esquivant patrouilles et embûches. Les longues reconnaissances que j’ai effectuées sur place, ainsi que le temps qu’il m’a été donné de passer dans la demeure en tant qu’invité, m’ont permis de mémoriser presque parfaitement les lieux. Si cela n’avait pas été le cas, je ne me serais pas risqué à m’engouffrer dans la tanière du lion, même si cela avait été ma seule chance de l'abattre. Je déteste laisser quoi que ce soit au hasard. Si tout n'est pas planifié et organisé dans les moindres détails, une oeuvre d’art ne saurait être parfaite. Demandez son avis à n’importe quel artiste, il vous répondra la même chose que moi : la clé d’une performance réussie réside dans la préparation et…
Mais je me répète.
Je parviens bientôt au bout du corps d’habitation que je parcoure actuellement, me retrouvant devant trois portes d’apparence semblable. Je sais que celle de droite conduit aux appartements de mon futur ex-ami, tandis que celle de gauche mène à ceux de son épouse. Celle du milieu, en revanche, n'est utilisée que par les domestiques. Je me prépare à emprunter celle de droite, supputant que ma mystérieuse doublure a elle aussi choisi cette voie-ci, quand je remarque tout à coup une figure accroupie dans l’ombre, qui semble profondément concentrée sur quelque chose.
Mon cœur manque de rater un battement. S’agit-il de l’objet de mes efforts nouvellement déployés ? Poliment, je m'éclaircis la gorge :
Mysora demeurait immobile les yeux fixés sur la pièce, espérant encore la voir subitement basculer d'un coté ou de l'autre. Trop concentrée pour voir apparaître sa précédente victime devant elle, l'assassine sursauta lorsqu'elle l'entendit poliment la saluer comme si rien de ce qui s'était passé n'avait eu lieu. Son visage fut d'abord prit d'effroi, expression difficilement percevable sous le masque qu'elle portait, mais elle se trahit lorsqu'elle eu le réflexe de s'adosser au mur les bras ballants, tétanisée par ce qui lui sembla être un échec cuisant. N'aidant en rien, l'une des attaches de son masque céda suite à son brusque geste, dévoilant un court instant le visage de sa propriétaire...
Malgré son état de surprise, elle eut la sagesse d'esprit de couvrir presqu'aussitôt ses lèvres et son nez à l'aide de son vêtement, ne laissant visibles que ses yeux et quelques éparse mèches de cheveux rousses. La voleuse reprit alors contenance grâce à une longue respiration contrôlée et vînt saisir la lame cachée dans ses bottines, adoptant une posture plus adaptée au combat en espérant ne plus voir la chance lui échapper.
Mysora demeurait immobile les yeux fixés sur son adversaire, cherchant à deviner ses intentions au travers du masque qu'il portait. Le manque de lumière rendait l'opération d'autant plus difficile, si bien qu'elle préféra finalement comprendre le pouvoir et les éventuelles capacités de la personne qui lui faisait face. Guérison, immortalité ? Ou bien peut-être s'agissait-il d'une quelconque illusion ?
Elle n'eut guère l'opportunité d'y songer bien longtemps puisque l'une des portes qu'elle souhaitait emprunter s'ouvra depuis l'intérieur, bloquant son champ de vision, tandis qu'un individu en sortait sans la moindre quiétude. Celui-ci, sans se douter qu'il perturbait une mortelle rencontre, resta déconcerté en apercevant un individu masqué lui faire face. Quant il eu comprit qu'il s'agissait d'un intrus, il posa une main sur la poigne de son épée accrochée à sa ceinture afin de s'en équiper. Sans doute y serait-il parvenu si une ombre dans son dos ne l'en avait pas empêché, venant saisir sa bouche pour l'empêcher de crier tandis qu'une lame transperçait lentement son dos. La pointe de cette dernière ressortit sans difficulté de l'autre coté sous les yeux horrifiés de la pauvre victime, et dans un geste manichéen, la demoiselle la retira avec vivacité et rapidité. L'homme s'écroula à genoux le souffle coupé, laissant à la noble le soin de déployer la gorge de sa proie pour la trancher horizontalement, le tout dans un calme oppressant. Les mains du malheureux tentèrent de l'en empêcher mais ses forces le quittait déjà : il se résigna à son pauvre sort lorsqu'il sentit le métal froid parcourir sa nuque. Son corps trouva le sol quelques secondes plus tard, abandonné dans une flaque de son propre sang.
Mysora demeurait immobile les yeux fixés sur la carcasse, s'assurant de toujours garder l'autre individu dans son champ de vision. Elle s'agenouilla prêt de sa victime, vînt saisir un morceau de tissu qu'elle arracha et s'en servit pour nettoyer le sang présent sur son arme. Plus proche de l'autre assassin que jamais, elle s'attendait à une probable attaque de sa part. Après tout, n'avait-elle pas tenté de le tuer quelques minutes plus tôt ? Il y avait fort à parier qu'elle n'en resterait pas là.
Je m’élance et, comme dans une chorégraphie minutieusement répétée, la jeune femme recule. Mais au moment où je me prépare à dégainer, l’une des attaches de son masque se rompt, et le visage qu’il dissimulait jusqu’à présent est soudainement dévoilé.
Et la stupeur change de camp.
Car les traits éclairés par la pâleur mortuaire de la lune sont ceux d’une personne qui ne peut se trouver là, au même titre que l’assassine dont j’ai subtilisé l’apparence ne peut être revenue d’entre les morts. Ces traits, ce sont ceux - délicats mais fiers - d’une jeune noble que j’ai rencontrée il y a quelques semaines à peines. Des yeux d’un inégalable éclat émeraude me clouent sur place. Il s’agit de Luz Weiss. Avant que j’aie eu le temps de détailler les traits de son visage, toutefois, elle en recouvre la moitié inférieure à l’aide d'une pièce de tissu, le dissimulant à ma vue. De mon côté, je me replie pas à pas vers l’obscur couloir d’où j’ai surgi, ombre dans l’ombre, refusant de la laisser me scruter plus longtemps.
1, 2, 3, 4…
La frontière entre proie et prédateur, que je pensais avoir définitivement tracée, s’est brouillée pour finalement disparaître dans la nuit noire, ne laissant derrière elle que l’incertitude et le doute. Les quelques secondes qui vont suivre se révèleront décisifs dans la nouvelle dynamique que cette rencontre va suivre. J’en ai conscience. Pourtant, je reste tapi dans les ténèbres, n’osant pas agir et prendre l’initiative. M’a t-elle reconnu comme moi je l’ai reconnue ? Peu probable. Mon accoutrement, la dynamique de mes gestes, le contexte qui nous réunit, mon apparence physique… autant d’obstacles qui rendent impossible une quelconque identification. Je sais qui elle est, mais elle ignore qui je suis. Je tire de ce fait insignifiant un réconfort incongru.
Rodomontade stérile. Cherche t-elle à se rassurer ou à m’intimider ? Les deux, peut-être. Les deux, sans doute. Je ne bouge pas de mon repli d’ombre, pesant le pour et le contre en caressant du bout des doigts le fil de la dague glissée dans l’ourlet de mes larges manches. Elle est sur ma route. Elle se dresse entre moi et l’accomplissement de mon oeuvre. En temps normal, je n’aurais pas hésiter à me battre et à tuer - ou à me battre et mourir - pour poursuivre mon chemin vers la beauté. Cependant, la situation n’a rien d'habituelle. Cette jeune femme m’a commandé plusieurs œuvres dont j'ai déjà esquissé les contours. La tuer maintenant reviendrait à gâcher ces œuvres, afin d'achever celle que je suis censé réaliser ici. Il me faut prendre une décision.
Mais alors que je suis en train de réfléchir pour déterminer la marche à suivre, un événement incroyablement improbable - le deuxième dans cette soirée déjà riche en rebondissements - se produit. La porte du milieu, celle menant aux appartements de notre cible commune, s’ouvre pour laisser place à un homme revêtu de riches atours et portant au côté une lame dont la richesse n’a d’égale que son inefficacité. Un accessoire d’apparat, rien de plus. Je lève les yeux vers son visage et reconnaît, de manière presque détachée, les traits d’un vieil ami. Les mêmes que ceux qui ornaient le masque que j’ai laissé sur le visage froid de la jeune femme dont j'ai volé l'identité. Il s’agit du Comte en personne.
Avant que j’aie le temps de faire quoi que ce soit, la mort le prend.
Des cheveux rouges comme le sang tourbillonnent et virevoltent. L’éclat d’une lame déchire le voile de la nuit. Quelques secondes plus tard, là où se tenait un homme ne demeure plus qu’un amas de chair inutile, une carcasse se vidant de son sang au clair de lune. Je la contemple sans rien dire ni bouger, envahi par un engourdissement et une torpeur croissants. La voix de la jeune assassine carillonne dans la pièce.
Alors, la torpeur fait place à la colère. Ma main décrit un arc de cercle précis et les rayons de la lune viennent refléter le corps nu d’une deuxième lame, celle-ci encore vierge de toute trace de sang. Pas pour très longtemps, cependant. Je sors des ombres qui me dissimulaient jusqu’alors et me rapproche de la jeune femmes à pas lents mais déterminés. Je ne reculerai pas.
Toute nuance rêveuse a quitté le timbre de ma voix. Au contraire, je dois me maîtriser pour ne pas laisser percer les accents de la colère. Sans plus de précautions, je bondis en avant.
Les menaces n’ont visiblement aucun effet sur l’individu. Mysora n’en est guère étonnée ; il aurait été surprenant de la voir prendre ses jambes à son cou après avoir souhaité lui faire face, et ce malgré la déconvenue survenue quelques instants plus tôt. D’un geste contrôlé, précis, l’inconnue dégaine une seconde arme et se rapproche d’elle inexorablement.
Seconde arme ? Dans ses souvenirs, la personne à qui elle a ôté la vie n’en possédait qu’une. Intriguant, mais pas nécessairement utile dans la situation. Cette courte réflexion a au moins pour elle de la rassurer sur sa chance et d’effacer les dernières traces de sa perte de contrôle récente. Sa main inoccupée vient saisir dans sa besace un flacon dont elle avale le contenu d’une traite avant de le jeter au sol, puis un second qu’elle imbibe sur sa lame tout en reculant. Les combats entre hommes et femmes de l’ombre sont rares, pour ne pas dire quasiment inexistants, et s’ils ne sont pas plus violents qu’un combat de rue où un affrontement dans l’arène, la moindre petite erreur est impardonnable… Dans le cas présent, le poison paralysant étalé sur sa lame aura rapidement raison de la volonté de son ennemi si celui-ci se voit gratifié d’une blessure un peu trop profonde.
Elle ne recule désormais plus, positionne sa lame devant elle et fixe son adversaire. Il s’interrompt également et, bientôt, l’on entend plus que la respiration des deux combattants. Le regard de Mysora est immuable, fixé sur son opposant, mais ses intentions sont bien ailleurs. Ce qu’elle attend ? Une opportunité.
Voici l’opportunité.
Mysora s’élance au sol en direction du cadavre du Comte et se réceptionne à l’aide d’une roulade, saisissant dans l’action la lame d’apparat toujours accrochée à la ceinture de son ancienne cible. Profitant de sa position, elle envoie sa dague sur le nouvel arrivant qui s’écroule aussitôt, le projectile fiché dans le crâne. Relevée entre-temps, l’assassin court déjà en direction de sa victime et récupère dans l’élan son arme, se retournant alors pour remarquer que son adversaire est suffisamment proche pour lui asséner un premier coup. Elle pare celui-ci à l’aide de l’épée de cérémonie qui, si inefficace d’un point de vue offensif, aura au moins le mérite d’être un outil de défense suffisamment efficace pour réduire son désavantage… Elle n’attend pas qu’un second coup la surprenne et frappe du poing en direction de l’estomac, touchant sa cible et rompant ainsi leur échange.
Elle profite de l’occasion pour rejoindre l’endroit ou le cadavre de sa semblable gît toujours, finissant de la convaincre que son adversaire n’est pas celui qu’elle croit. Pas le temps de mettre à jour la supercherie : elle se saisit du masque et le place aussitôt sur son visage. Autant faire preuve de prudence pour la suite…
Elle rejoint les escaliers avec une maigre avance sur son opposant puis, bruyamment, descend pour rejoindre l’étage inférieur - finissant d’alerter les individus encore présents sur le lieu du crime. Une femme, épée à la main, l’accueille sur la dernière marche par un coup de taille, mais son assaut est esquivé de peu et l’attaquante est précipitée en arrière par Mysora, bien décidée à mettre encore un peu de distance entre elle et son poursuivant.
Incapable de descendre plus bas, la noble se précipite dans l’une des pièces du même étage en refermant la porte derrière elle, espérant ainsi gagner encore quelques secondes. Elle y ouvre la fenêtre, passe à l’extérieur et vient rejoindre la terre ferme après avoir réduit la hauteur qui l’en séparait. Elle escalade adroitement la muraille, passe de l’autre coté et vient rejoindre la pénombre son alliée. Il était d’ailleurs temps, car la garde choisit ce moment pour faire irruption à l’entrée principale du domaine…
« J’aurais presque de l’admiration, si vous n’essayiez pas de me tuer. »
L’autre individu est également arrivé, et ce n'est visiblement pas un amateur…