En observant attentivement le personnage principal déambulant sur la modeste scène et faisant la causette à un dumctopus dont l’apparition semblait plus fortuite que prévue, Calixte compris qu’il avait fait une erreur de timing dans le choix de ses personnages.


Cela faisait quelques semaines qu’il était revenu du Grand Port, après avoir placardé joyeusement des avis de recherche dans toute la ville afin de retrouver son voleur de dumctopus. La Garde avait finalement pris en considération les propos d’Alix et accordé que l’inconnu soit retenu coupable de vol animalier. De là à dire que des recherches actives étaient en cours, aurait été un grand euphémisme. Mais Calixte retenait un amusement certain à voir le grossier portrait qu’il avait dessiné orner chaque coin de rue de la ville portuaire.

Le retour vers la Capitale avait été riche en informations – et en baies de Divinam – car il avait réussi à rattraper la caravane douteuse avec laquelle il avait initialement prévu de convoyer. La fin du trajet avait été sportive avec la mise en évidence de marchandises illégales au contrôle douanier à l’entrée de la ville royale, et même si les jambes de l’espion se souvenaient encore du sprint qu’il avait dû engager afin d’échapper aux griffes de la Garde, Calixte gardait un souvenir satisfait de ce chemin en mauvaise compagnie.

Les retrouvailles avec le Maître-Espion avaient été, comme d’ordinaire, un chouilla intimidantes et pénibles. Et probablement tout aussi pénibles mais surtout désespérantes pour son supérieur. En même temps on lui avait demandé de rapporter du potin, il avait rapporté du potin. Ça valait ce que cela valait – certainement pas grand-chose à par une discussion soutenue avec le concierge du coin – mais c’était tout ce que Calixte avait à fournir. La Couronne devrait se contenter des « on dit » sur les nouvelles conquêtes amoureuses du fils d’Arphéos, du cours actuel du poisson au kilo, et de la mode en vogue sur le fronton.    

Calixte avait revendu l’entièreté du sac de marchandises d’Alix, conservant uniquement un sachet d’algues pour tisane qu’il avait donné en souvenir à ses colocataires de chambrée à la Caserne. D’après le commerçant qui lui avait refilé, c’était un mélange vertueux pour la digestion. L’espion espérait juste qu’il ne l’avait pas confondu avec l’échantillon d’herbes hallucinogènes qu’il avait « emprunté » à ses compagnons de voyage. Quoi qu’il aurait été amusant de voir Ageran autrement que composé.

Les jours s’étaient ensuite succédés, la routine reprenant ses droits. Enfin, si on peut avoir une routine en tant qu’espion maladroit.


Ses missions officielles terminées, Calixte avait enfilé la tenue de Psolie, afin d’aller prendre quelques nouvelles auprès de la Guilde.

Son apparence capillaire modifiée par l’ajout de rallonges de cheveux de la bonne teinte – blond sable – et une pointe de maquillage affinant les contours de son visage, l’espion arborait à présent une expression féminine. Ses cheveux, lacés en une tresse asymétrique descendant sur son épaule, étaient ornés d’une petite broche que l’une des hôtesses d’accueil de la Guilde lui avait un jour offerte. Il avait revêtu une longue robe fluide de couleur sombre, ceinturée par une bande en cuir à laquelle quelques bourses du même matériau étaient attachées. Elles contenaient les cristaux, et le matériel de travail de Psolie. Un léger gilet porté par-dessus cette robe permettait à Calixte de modifier davantage la perception de sa carrure, lui donnant une silhouette encore plus féminine. Il était rare qu’il porte des atours aussi féminins même dans le rôle de Psolie, mais il avait été un peu laxiste sur sa gestion des costumes, et accumulait un retard de lessives lui laissant peu de choix.

La tournée des établissements à la recherche de quêtes à présenter au comptoir de la Guilde avait été assez peu fructueuse. Oh Psolie avait bien noté quelques demandes dans son calepin, mais elles étaient soit peu intéressantes niveau difficulté ou finances, soient frôlaient simplement le ridicule dans leur nature même. Cela lui avait tout de même permis de glaner quelques rumeurs au passage, et de passer un coup d’œil dans l’antre de la Guilde. L’endroit était assez désert à son arrivée, et Calixte ne s’y était finalement pas trop attardé, laissant entre les mains d’un hôte d’accueil qu’il ne connaissait pas les requêtes qui seraient par la suite évaluées. C’était un peu déçu par sa soirée qu’il avait repris son chemin vers la cachette où il changerait le visage de Psolie pour reprendre le sien. Ou du moins, ça avait été son plan. Et puis il avait croisé les membres d’une troupe de théâtre de rue.

- … allez nous voir là bas… ça va envoyer des étincelles…

Et quoi de mieux pour relever le niveau d’une soirée mitigée qu’une petite pièce pour se changer les idées ? Rétrospectivement, Calixte savait qu’il aurait dû faire plus attention aux intermittents faisant la promotion de leur spectacle. Mais, comme un papillon attiré par la flamme, il avait suivi la lumière et peut-être approché le feu d’un peu trop près.


La jeune femme aux effets pyrotechniques avait été très bavarde. Très sûre d’elle, très vantarde, mais une mine d’or côté informations sur la troupe de théâtre installée à la sauvage. Et encore, Calixte avait bien vu qu’elle dissimulait une bonne couche des ragots concernant l’entreprise, se reprenant en cours de phrase pour ne dévoiler qu’une partie de leurs activités et des capacités des membres présents. Néanmoins, s’il y avait bien quelqu’un sur lequel elle y allait franco, c’était le premier rôle. Ce qui avait été amusant, mais entre le énième « complètement incapable et on ne peut vraiment pas compter sur lui » et le tout aussi incalculable « c’est que du favoritisme et du sexisme » Calixte devait avouer qu’il s’était un peu perdu dans la contemplation du décor et avait mis son interlocutrice en sourdine. Ça n’était que lorsqu’elle lui avait proposé de venir voir la pièce d’un point de vue professionnel, derrière le rideau, qu’il s’était réveillé et s’était reconnecté au monde des vivants.

Il avait donc été installé sur un tonneau en backstage, et avait contemplé le premier acte. Qui était beaucoup moins enchanteur vu de dos, mais très intéressant niveau mise en scène de ce point de vue là. Calixte avait lu plusieurs versions de Robin des Bois, et il connaissait quelques balades et poèmes qu’il déclamait lorsqu’il revêtait le personnage de Hergörn. Mais il s’agissait là d’encore une adaptation qu’il ne connaissait pas. Le rôle principal – et n’en déplaise à sa nouvelle amie – était bien tenu ; la voix grave de l’acteur contant de manière merveilleuse l’histoire, puis reprenant un timbre plus enjoué et moins posé pour la partie active des scènes. Envoûté par la pièce, Calixte ne prêta presqu’aucune attention à l’artificière qui revint à ses côtés à la fin du premier acte. Il nota distraitement qu’elle avait un sourire satisfait, mais qui ne l’aurait pas eu devant un tel succès ?

- Alors, que penses-tu de la vue ? Pas mal de ce côté-là n’est-ce pas ?! lui souffla-t-elle en posant un gros bocal vide au pied du tonneau et en s’essuyant les mains humides dans une serviette. Qu’as-tu pensé de mes derniers artifices ? Avant que l’autre là ne les éteigne.

- Oh heu… répondit brillamment Calixte/Psolie distrait par la main que la jeune fille posait sur son bras.

Etait-ce son imagination ou s’était-elle beaucoup rapproché de lui. D’elle. Sérieusement, il était en train d’avoir une touche avec une fille en tant que Psolie ?
Un bruit d’étranglement attira leur attention et dispensa Calixte de réponse. C’était visiblement le metteur en scène qui se retenait d’hurler à la mort. Serrant ses feuilles de texte presque au point d’en faire de la charpie, les yeux exorbités et le visage rouge de colère, il avisait le devant de la scène où :

- Oh mais qu'est ce là....? Tu es loin de ton océan, cher ami ! Que viens tu faire au milieu de ces bandits!

Peut-être est-ce le changement de ton, ou l’éclairage clarifiant les contours du visage du premier rôle, ou…. Ou le dumctopus parcourant avec entrain la scène pour rejoindre le protagoniste, qui allumèrent toutes les bougies dans le cerveau de Calixte.

- Par les melons de son altesse, murmura-t-il surpris de reconnaitre le voleur du Grand Port. C’était donc de ça dont il parlait.

Il n’eut néanmoins pas plus le temps de méditer sur la situation, car le vieil homme en charge de l’affaire s’était rué sur la pyrotechnicienne. Et sur lui de facto.

- C’est ton moment de gloire : vas m’arranger ça ! souffla avec férocité le metteur en scène. Que ce soit du « Oh mais Robin, va donc la mettre à l'eau. » ou tout autre déclaration je m’en contrecarre ! Vas me faire place nette tout de suite !

La jeune femme qui arborait jusque là un visage prudemment neutre, lui fit un grand sourire carnassier. Elle adressa un pseudo salut militaire au vieil homme, embarqua l’une de ses torches enflammées, et attrapa la main de Calixte/Psolie avant de monter sur scène.

- Hum… refit intelligemment Calixte trop surpris pour opposer une quelconque résistance.

Ce qu’il regretta presqu’immédiatement. Oh il était tout à cœur pour l’incongru et l’inconnu, et il savait que sa silhouette d’Alix – qu’avait croisée l’inconnu au Grand Port – était bien différente de celle de Psolie – seule la couleur des yeux était la même, le timbre de voix était un peu modifié par Calixte sous son rôle de femme – mais l’espion préférait ne pas aborder une même personne sous deux personnages différents en dehors de sa personne de base. Car il risquait de se mélanger les pinceaux en termes d’information et de familiarité.

- Soyez maudits, vils bandits osant user d’une telle créature pour détourner l’attention de Robin, gronda l’artificière en faisant tournoyer sa torche. Allez, ma mie, aider notre héro à se défaire de cette poigne de fer : mettez-la à l’eau ! poursuivit-elle en guidant Calixte/Psolie d’un mouvement leste du bras vers l’autre côté de la scène et du rideau.

Sans demander son reste, Calixte passa derrière les « brigands » et disparu à nouveau en coulisses pour porter main forte à « Robin ». Il trouva l’acteur se débattant avec le dumctopus, qui lui portait visiblement un amour inconditionnel.

- Attendez, fit Calixte/Psolie d’une voix douce mais ferme. Là, continua-t-il en chatouillant derrière les oreilles de l’animal.

Celui-ci frissonna et libéra le voleur/l’inconnu/Robin, et Calixte le pris entre ses mains. Il le garda à bonne distance de ses extensions capillaires, accessoire plus que nécessaire pour son personnage de Psolie.

- Voilà qui est mieux. Bon, où va-t-on pouvoir te loger le temps que la pièce se termine ? réfléchit à haute voix Calixte en avisant l’arrière scène des yeux.

Une clameur, suivi d’applaudissements, le coupa néanmoins dans sa réflexion.

- Qu’il soit dit que Dame Marianne ne craint pas de croiser le fer, s’exclama la jeune pyrotechnicienne un peu plus loin. Ma mie nécessitez-vous secours ? Si Lucy le veut, laissez Robin mener la créature à la mer. Nous protègerons ces bois sans difficultés en son absence.

Calixte/Psolie haussa les sourcils et adressa un regard interrogateur à « Robin ». Ça sentait le règlement de compte à plein nez.

- Comment voulez-vous jouer la suite ? lui demanda-t-il/elle à voix basse tandis que le public acclamait « Dame Marianne ».

Suivant les indications de « Robin », tout en faisant attention à l’éloigner de ses extensions capillaires, Calixte déposa le dumctopus dans la roulotte et fit attention à bien fermer celle-ci. Bien que l’animal semblât un peu sonné par les chatouilles, une récidive de son passage sur scène ne serait peut-être pas aussi facilement rattrapable.

- Il vous est très attaché, commenta-t-il/elle en revenant auprès du premier rôle/voleur.

Une partie de Calixte mourrait d’envie de faire une référence au Grand Port, mais son côté professionnel l’empêchait d’ajouter quoi que ce soit. Car vraiment, à quoi servent des personnages d’espionnage s’ils ne peuvent dissimuler qu’ils sont uniques ?

- Il a tendance à me rechercher... expliqua Robin en riant. Merci encore pour ton secours... je peux savoir ton nom ? Tu vas devenir une star, je te préviens.

- Mais de rien, c’est toujours un plaisir de venir en aide au preux combattant pris au piège des tentacules de la faune locale, répondit distraitement Calixte/Psolie tout en écoutant les acclamations qui provenaient de derrière le rideau. On m’appelle Psolie.

Puis la dernière partie des propos de l’acteur/voleur fit son chemin dans l’esprit de Calixte, qui s’exclama un chouilla trop tard :

- Oh je ne suis pas sûre que j’ai ce qu’il faut pour…

Mais Robin remontait déjà sur les planches, l’entrainant à sa suite. Mais qu’est-ce qu’ils avaient tous à penser que l’espion serait brillant sur scène ? Calixte espérait juste que le Maître-Espion n’était pas dans le public, car il aurait des comptes à rendre. Et ça risquait de ne pas être très folichon.

- Perfidie ! Voilà que l'océan m'a confié votre trahison... Sorcière... Vous avez ensorcelé mes sens, car.. voici Belle Marianne ! s’écria Robin en se retournant vers Calixte/Psolie pour lui caresser la joue et le/la regarder avec amour.

Et okay wow, revirement de situation, Calixte n’était pas du tout prêt à cela. Mais il était un soldat habitué à la maladresse, et un espion habitué aux situations compromettantes. Et un esprit un peu trop curieux et un peu trop joueur pour son propre bien.

- Robin, murmura-t-il/elle ne manière audible pour les spectateurs et d’un ton à la fois surpris – non feint – et tendre – feint –.

- ... Pardon de ne pas vous avoir reconnue plus tôt... continua l’acteur/voleur en…

… kissy time, d’accord, wow. Décidemment, non seulement son rôle de Psolie avait plus de touches que lui-même, mais en plus son rôle de rôle de Psolie faisait aussi un carton, à en juger par l’émoi lui provenant du public. Psol’inception. Calixte en était là de sa réflexion – c’est-à-dire pas très loin – en plus de se dire que pour une embrassade de scène Robin jouait vachement bien – ou alors il avait lui-même peu d’expérience parce que les bisous bourrés entre camarades de promo à la taverne ça compte finalement pour pas grand-chose – quand il aligna deux neurones pour profiter d’une pause dans l’étreinte pour jouer son rôle de rôle :

- Jamais je n’ai douté de ton courage, de ton jugement ou de ton amour. Jamais je n’ai douté de toi, ni du fait que tu dissiperais le voile du mensonge.

Ce qui sembla ajouter de l’huile sur le feu, car la pyrotechnicienne s’écria :

- Crois-tu qu'il suffise de cela pour lever le sort ! Je serai à jamais Marianne !

Si l’apparition du dumctopus avait laissé un moment de flottement sur la pièce, les spectateurs semblaient à nouveau complètement happés par celle-ci. Etrangement, bien que sortie de derrière les fagots, la scène paraissait émerveiller petits et grand. Ou peut-être était-ce dû au charisme retrouvé du premier rôle. Calixte n’aurait su dire dans son état actuel ; après ce baiser son analyse n’était plus très impartiale. Son :

- Et elle sera à jamais la femme dans mon cœur.

Finit d’achever la foule qui acclamait et applaudissait ce revirement de situation. Fulminante, l’artificière battit en retraite. Profitant de ce dénouement pour mener la scène à son paroxysme, Robin continua :

- Marianne, venez à mes côtés, mes frères d'armes, mes amis. Il est temps de se réunir pour chasser le Prince Jean ! Longue vie au roi Richard !

- Longue vie au roi Richard ! reprirent en cœur les seconds rôles les rejoignant sur le devant des planches.

Bientôt, l’exclamation fût reprise par le public enjoué, et lorsque le tonnerre d’applaudissements s’atténua enfin, l’entracte fût proclamé. Calixte qui avait rejoint Robin et qui lui tenait la main depuis la fin de l’acte, suivi l’acteur/voleur derrière le rideau alors que les musiciens prenaient place pour le bref interlude. Profitant de l’apparition à leurs côtés du metteur en scène qui acclamait le jeu du premier rôle, Calixte s’éclipsa vers le fond des coulisses pour mettre de l’ordre dans ses idées.

L’adrénaline retombant, l’espion se rendit compte que s’il voulait limiter la casse, il allait falloir qu’il ne tarde pas trop à mettre les voiles… et peut-être éviter de trop user du visage de Psolie pendant quelques temps, histoire que les choses se tassent et qu’elle ne devienne pas trop connue. Il ne croyait pas à la célébrité – pas avec un simple théâtre de rue, aussi fameux soit-il –, mais si Psolie devenait trop reconnaissable, bien qu’un peu de visibilité lui soit favorable auprès de ses clients et de la Guilde, elle deviendrait un fardeau qu’il ne pouvait pas se permettre en tant qu’espion pour la Couronne. Alors qu’il s’approchait doucement d’une issue, on le retint violemment par le bras :

- C’est comme ça que tu me remercies de t’avoir montré les coulisses ? lui souffla avec fureur la pyrotechnicienne qui s’était rapproché de lui.

Son esprit pragmatique et professionnel lui hurla qu’il ne pouvait pas se permettre trop d’évènements personnels pour aucun de ses personnages, car il avait déjà assez de soucis dans sa propre vie principale, merci bien. Mais sa partie pleine d’indiscrétion lui indiqua que potentiel aventure, Psolie était en très bonne voie. Et Calixte n’avait jamais réussi à dire non à sa curiosité. Du moins, tant qu’elle ne mettait pas directement sa vie en danger. Il avait un chouilla d’instinct de préservation quand même.

- Ezzio et toi… continua la pyrotechnicienne en colère. Vous me le paierez !

Avant que Calixte n’ait eu le temps de rétorquer, elle s’éloigna en trombes, laissant sa place à Robin qui avait visiblement réussi à se décoller du directeur de la troupe. Décidemment, ce jeune homme se faisait accrocher par toute la faune du coin.

- Je t'ai prise à partie... je suis désolé, s’excusa-t-il. Reste jusqu'à la fin.... je t'offrirai un verre.

Et peut être qu’en fait Calixte n’avait aucun instinct de préservation, car il répondit en fixant des yeux la pyrotechnicienne qui s’était éloignée mais restait à distance d’écoute :

- Quand on est bien guidé sur scène, ce n’est pas si difficile de suivre. Toute l’attention était sur votre jeu d’acteur ; finalement ça a été une expérience amusante pour moi. Et je ne serai pas contre un verre, Robin, ajouta-t-il/elle avec un sourire franc en ramenant son regard sur l’acteur/voleur.

Sa partie professionnelle hurla intérieurement qu’il faisait une grave erreur. Il la mit aisément en sourdine.

- Comment se profile le dernier acte ? demanda-t-il/elle avec intérêt. Avez-vous encore besoin d’une Marianne ? Qui fasse pot de fleur dans un coin ; car je ne suis pas certaine d’avoir d’autres qualités de scène à vous proposer, continua-t-il/elle d’un air contrit.

Le sourire de Calixte s’agrandit à la mention de la taverne. Il ne refusait pas qu’on lui offre un coup à boire. Et il était intrigué de voir jusqu’où la jalousie de la pyrotechnicienne la pousserait.

- En fait, tu dois espionner le prince Jean pour nous permettre de rentrer dans le château, on botte des culs et hop on gagne. Je t'ai dit, tu as un rôle important, mais en vrai j'ai l'impression que tu réussiras. Il suffit que tu t'imagines dans une partie de cache-cache.

- Je suis flattée que vous pensiez que je sois capable de tenir ce rôle. Mais je pense que, et heureusement pour mes maigres talents en la matière, le public n’aura d’yeux que pour Robin des Bois ce soir, commenta Calixte/Psolie.

L’agitation un peu plus loin lui indiqua que les acteurs se préparaient à l’acte final… et que la pyrotechnicienne s’était davantage éloignée pour fulminer dans un coin. Visiblement, la conversation entre Robin et Calixte n’avait pas été à son goût. Ce qui mit la troupe dans une position bancale, car elle se retrouvait soudainement privée d’une artificière et d’un rôle. Ce qui finit de convaincre Calixte de rester pour les aider à finir la pièce. Même si, personnellement, il n’avait aucune idée de ce qu’il était en train de faire. Histoire de sa vie.

Heureusement, malgré l’installation à la sauvage et le massacre de l’acte précédent, chacun des acteurs connaissait suffisamment son rôle pour pouvoir improviser et palier au manque d’expérience de Calixte. Ayant rapidement lu l’acte que le dirigeant de la troupe lui avait fourré entre les mains avant d’aller contempler la fin de sa pièce parmi le public – peut-être pour pouvoir mieux disparaître et se pendre si jamais les choses capotaient –, l’espion avait pu voir à quel point chacun faisait un effort pour s’adapter à son propre jeu. Ce qui l’avait amusé et impressionné.

Les acrobaties nécessaires au dernier acte l’avaient tout autant enthousiasmé… et il n’était pas fondamentalement rancunier, mais il était à présent évident pour lui que la brise ayant provoqué sa rhino-conjonctivite carabinée au Grand Port n’avait pas été fortuite, mais plutôt issue du pouvoir de Robin. Et, s’il pouvait lui rendre la monnaie de sa pièce…

Et heureusement qu’il prévoyait de mettre ses personnages dans des situations incongrues, car autrement ses artifices pour revêtir le masque de Psolie n’auraient pas fait long feu avec toutes ces cabrioles. Concentré à jouer son rôle de Psolie, à jouer celui de Marianne, il faillit aller se manger le décor plus d’une fois. Il bénit la main de Robin qui ne quitta pas la sienne, pour le guider et éviter qu’il aille se vautrer toutes les cinq minutes.

Finalement – enfin ! – la pièce toucha à sa fin. Sous les applaudissements exaltés du public, Calixte rendit son embrassade à Robin, et salua la foule avec les autres acteurs.

- Tu pourras avoir des sous Psolie... pour te remercier... lui murmura à l’oreille l’acteur/voleur entre deux révérences.

Et Calixte, qui n’avait jamais connu le besoin, qui avait grandit dans une famille noble où l’on s’intéressait de près à la fortune des autres mais comptait peu la sienne, qui pouvait très bien imaginer le regard réprobateur d’Ageran… Et qui aurait pu accepter en tant qu’Alix, mais pas sous les traits de Psolie, adressa un sourire indéchiffrable à Robin :

- Ce n’est pas l’argent qui m’intéresse. D’autant qu’avec le travail que vous avez dû fournir pour pallier au mien, ma part peut-être distribuée à l’ensemble de la troupe. Mais merci pour la proposition.

Suivant les instructions pour sortir de scène, Calixte suivit les autres acteurs.
Dans l’allégresse suivant le spectacle réussi, l’agitation et les accolades étaient de mise. Esquivant l’effervescence ambiante, Calixte saisit à nouveau la main de Robin pour l’entraîner dans la quiétude paisible régnant aux abords de la roulotte.

- Par contre, on m’a promis un verre je crois, déclara-t-il/elle d’un ton taquin.

Du coin de l’œil, il ne manqua pas de voir la pyrotechnicienne se rapprocher furtivement d’eux. Une clameur détourna son attention de la jeune femme et de l’acteur/voleur. Le reste de la troupe braillait joyeusement à la suite de l’invitation d’une tournée des bars par l’un des membres du public qui, visiblement conquis par la pièce, se portait mécène de l’alcoolisation des intermittents ce soir-là.

- Mais peut-être préfèrerais-tu (Calixte avait abandonné le « vous » depuis le dernier acte) te joindre à tes camarades pour ce soir ? proposa-t-il/elle affable.

- Non, allons fêter.. notre SUCCES, lui répondit Robin qui semblait préférer un tête à tête plutôt qu’une soirée beuverie avec ses collègues de scène.

Le gratifiant d’un petit sourire, Calixte lui emboita le pas vers les ruelles se déversant de la place où le théâtre sauvage avait posé ses planches. En même temps, la main toujours dans celle de l’acteur/voleur, il aurait été gênant d’agir autrement.

Ce fut sans surprise qu’il aperçu la pyrotechnicienne venir à leur rencontre. Décidemment, elle était tenace, et rancunière. Calixte ne savait pas à quand, ni à quoi, remontait la querelle entre la jeune femme et Robin, mais elle semblait peser amèrement sur le cœur de l’artificière. Personnellement, il était curieux de voir jusqu’où la pousserait ce sentiment. Il espérait juste qu’il avait pris le bon parti dans cette histoire.

- Tiens, je vous cherchais... fit la jeune femme faussement surprise en venant à leur rencontre.

- Ah, nous pas vraiment, rétorqua Robin.

Et pour faire bonne mesure, il ajouta une bourrasque à ses propos, envoyant valser la pyrotechnicienne dans les buissons alentours. Calixte se demanda si c’était l’effet recherché par l’acteur/voleur lorsque Alix l’avait croisé au Grand Port, et si la petite brise qu’il avait reçue à la place avait été le fruit d’une quelconque incapacité. Ou d’une limitation de pouvoir. Car il était à peu près certain que Robin n’avait pas misé sur un facteur aussi aléatoire que le petit nuage de poussière pour échapper à l’espion. Même si, pour le coup, cela avait marché.
Vraiment, plus il en apprenait sur l’acteur/voleur, plus cela lui démangeait de lui rendre la pareille.

Négligeant les protestations étouffées de la pyrotechnicienne se débattant avec la flore, tout à sa quête de lieu de subsistance et de divertissement, Robin entraina Calixte un peu plus loin dans la ruelle.

- Et donc Psolie, t'es de passage ici ? Tu repars là ? Tu fais quoi ? l’interrogea-t-il sur le ton de la conversation, se désintéressant complètement de la rumeur accompagnant leur « escapade ».

- Tu es bien curieux, taquina Calixte/Psolie. Il se trouve que, plus tôt dans la soirée, j’ai croisé les pas d’un acrobate en collants verts qui m’a invitée à aller assister à quelque chose qui allait « envoyer des étincelles », répondit-il/elle avec bonhomie d’une explication qui voulait tout et ne rien dire. Et je dois dire qu’il avait raison, ajouta-t-il/elle en souriant franchement.

Des étincelles et des courants d’air. Même s’il rêvait de remplir le costume de Robin de poils à gratter, Calixte devait avouer qu’il avait passé – et qu’il passait toujours – une bonne soirée. Bien meilleure que son aller-retour à la Guilde qui ne lui avait servi, finalement, qu’à se dégourdir les jambes.

Ce ne fût que lorsque l’acteur/voleur lâcha sa main, que Calixte se rendit compte qu’il tenait encore la sienne.

- J'ai pris une sacrée habitude, scuse. J'espère ne pas t'avoir trop serré la main. Je sais comment on peut être perdu le premier jour, comme je t'ai foutu là dedans... Je voulais pas te lâcher comme ça.

Calixte avisa quelques secondes le sourire de Robin, avant de choisir de répondre :

- Oh je suis bien contente que tu ne m’aies pas lâchée pendant l’acte, sinon j’aurai certainement fini comme notre amie : dans les buissons.

Reconnaissant les bâtiments, l’espion se rendit compte qu’ils arrivaient à l’une des tavernes de la Capitales. Elle n’était pas la plus huppée, ni la plus mal famée de la ville, et elle ferait amplement l’affaire pour la soirée. Si sa mémoire était bonne, il lui semblait qu’elle proposait des tarifs avantageux contre divertissement publique – spectacle, chant, musique, danse, combat sans atteinte au mobilier, ou tout autre chose – d’une quinzaine de minutes. L’endroit idéal pour grapiller picole et nourriture à bas prix pour les artistes de passage.

- Je ne trouve pas que ce soit une mauvaise habitude. Peut-être ne voulais-je pas non plus te lâcher comme ça, ajouta Calixte/Psolie en lançant un regard indéchiffrable à Robin.

Sans lui laisser le temps de répondre, l’espion poussa la porte de la taverne. Une bouffée de chaleur, de tabac, d’alcool et de friture les accueillit. L’établissement, qui avait dû bénéficier de l’attractivité des Feux de la Nuit, était décemment rempli. Si les tables étaient toutes pleines, restaient quelques sièges éparpillés que l’on pouvait réagencer, ainsi que quelques tabourets libres le long du comptoir. Près d’une des extrémités de la pièce, un duo de jongleur faisait virevolter avec adresse des bouteilles vides, sous les rires et les encouragements de la foule. La mémoire de Calixte ne devait pas être si mauvaise finalement. La prestation ne valait pas celle du théâtre sauvage, mais le lieu n’était pas connu pour révéler de grands talents, seulement pour ses tarifs discount à qui chauffait la salle.

- Cristaux ou représentation ? demanda Calixte/Psolie à Robin en se penchant vers son oreille, le brouhaha ambiant incitant à hausser à la voix, ou à se rapprocher de son interlocuteur afin de pouvoir discuter. Je ne pense pas que l’état d’imbibition œnolique de ce public permette une pièce aussi travaillée… ou retouchée que celle de Robin des Bois, mais si vous avez d’autres dons artistiques sous la manche… ?  

L’espion était complètement pour l’idée de se faire inviter à boire avec simple avance de cristaux, mais il ne pouvait passer l’occasion de voir si l’esprit bohème de l’acteur/voleur résisterait à la tentation de se produire brièvement. Pour les prix avantageux, pour les acclamations, la gloire, ou pour son amour-propre. Calixte lui-même avait à la fois beaucoup et pas grand-chose à offrir à part faire la potiche dans un coin ; son job et sa naissance parmi les nobles l’ayant rendu assez polyvalent. Mais il préférait voir vers quoi le cœur de Robin penchait.

- Comment veux-tu que je te lâche ? Après ce que tu m'as dit alors tu voulais pas que je te lâche ah oui... c'est presque chou.... répondit Robin dans l’entrée de la taverne. Tu veux savoir d'autres talents... lui là bas... il me bat, continua-t-il en désignant les jongleurs.

Il s’installa sur une chaise en bois, et Calixte compris que les choses allaient se calmer… pour un temps du moins. Suivant le mouvement, d’un geste gracieux il replia la robe sous ses jambes et s’assit à côté de l’acteur/voleur.

- Mais par compte ... si tu tiens à ce que je monte sur scène, ça me dérange pas... après notre verre, indiqua Robin qui ne semblait pas contre l’idée de se produire… pour ses beaux yeux. Tu te prends quoi belle Psolie ?

Flatteur, songea Calixte. Ce qui ne l’empêcha pas de se saisir du compliment. Il avait passé des heures à peaufiner ses personnages, et si quelqu’un leur balançait des louanges il n’allait pas cracher dessus ! Néanmoins, comme c’était dans le caractère de sa facette actuelle, il ne laissa pas Psolie laisser passer la remarque sans commentaire :

- Flatteur, sourit-il/elle.

- Es-tu une aventureuse ? demanda lui Robin. Vais-je savoir à qui je dédie ma soirée ? Moi c'est tout vu, je te propose des petits shots. C'est convivial, c'est sympa et ... ça me laissera du temps pour... faire des étincelles.

Ah. Voila qui devenait intéressant, et potentiellement problématique. Calixte regarda son compagnon indiquer sa commande à l’un des serveurs, tout en se disant qu’il jouait peut-être un peu trop avec le feu. Car l’espion n’avait pas l’habitude de boire. Beaucoup. Comme tous les soldats passés par l’Académie militaire, il avait eu son lot de soirées arrosées, mais avait toujours tenu une distance bien calculée avec l’alcool. Il ne s’enivrait pas nécessairement rapidement, mais sa curiosité et sa déformation professionnelle d’espion avaient toujours dicté au jeune homme une ligne de conduite assez stricte envers ce type de consommation.

Pianotant distraitement des doigts sur sa cuisse, Calixte réfléchit à un moyen de contourner le problème. Avec du vin ou de la bière, il aurait été facile de diluer ou de se débarrasser discrètement d’une partie de la choppe. Avec des shots…

- Donc t'es venue au spectacle juste avec ma petite annonce, j'suis un bon rabatteur. Voilà donc un talent que je ne me savais pas, continua Robin.

- Attention aux chevilles qui gonflent, elles t’alourdiraient dans tes culbutes, taquina Calixte/Psolie toujours à son dilemme. D’ailleurs, très belle utilisation du vent.

C’est à ce moment que l’acteur/voleur sembla se rendre compte qu’il portait encore sa tenue de scène car il retira sa perruque… et oui, il n’y avait vraiment aucun doute possible à présent c’était bien l’inconnu du Grand Port.

- C'est fou, je m'étais presque habitué... Pourtant, si tu savais comment ces perruques grattent... La dernière fois, on soupçonnait même qu'il y ait du poil à gratter dans l'une d'elle. Les blagues entre collègues...

Entre collègues ou peut-être bientôt de la part d’un espion un peu revanchard. Surtout si l’acteur/voleur laissait traîner sa perruque…

- En fait pour notre amie la sorcière de feu, je crois qu'elle va t'avoir associée à moi..

- Ce n’est pas grave, j’aime bien les femmes caractérielles, commenta Calixte/Psolie en rigolant doucement. Ça ajoute un peu de piment dans une relation.

Le serveur fit irruption dans leur petite bulle, disposant une planche de shots devant eux.

- Et si nous faisions un jeu ? Un " je n'ai jamais", histoire qu'on se marre et après ... je vois si j'enchaîne cette nuit de spectacle, proposa Robin alors que le serveur profitait de ses mains libres pour récupérer les coupes vides de leurs voisins de tablée. Ça te va ? Je te laisse commencer, fais toi plaisir.

- Tellement d’enthousiasme, et je vais être celle qui mettra de l’eau dans le vin de la soirée, s’excusa Calixte/Psolie en posant la main sur le bras du serveur pour attirer son attention. En plus des shots, une tisane de grand-mère pour la jeune femme, s’il vous plait, indiqua-t-il/elle.

Posant ses mains sur la table d’une propreté un peu douteuse, Calixte s’empara de la perruque blonde de Robin pour l’observer de plus près. La qualité de l’objet n’était pas remarquable, mais suffisait à donner le change pour des pièces dans une semi-pénombre. Et elle ne semblait contenir ni poil à gratter, ni poux, ni tout autre vice.

- Ça me va complètement à quelques conditions, continua-t-il/elle en jouant avec les boucles dorées et en adressant un sourire amusé à l’acteur/voleur. Parce que nous ne partons pas des mêmes bases, et il va falloir que tu m’en dises d’abord un peu plus sur toi pour que ce jeu soit un tant soit peu équitable.

Avec sa chance, le jeune homme tenait bien l’alcool.

- Donc première question : quelle est ton identité ? Bien que « Robin » me plaise bien, un autre nom doit bien mieux te décrire, poursuivit-il/elle. Deuxième question : que fais-tu ici ? ajouta-t-il/elle en reprenant le schéma de questionnement que lui avait adressé l’acteur/voleur. Je n’ai pas le souvenir de t’avoir vu dans d’autres pièces, et Lucy sait que j’aime ce genre de divertissement si j’ai l’occasion d’y assister ! Est-ce parce que tu ne faisais auparavant que figurant ou aide technique ? ou que ton occupation principale est toute autre et que tu donnes de temps à autres un coup de main pour les Feux de la Nuit ?

Le serveur revint poser un gros mug fumant de tisane devant Calixte qui le récupéra et, d’un mouvement fluide imperceptible du poignet, glissa d’autres herbes à celles déjà présentes dans le breuvage. Il espérait ne pas s’être trompé dans sa préparation, où la nuit risquait d’être très pénible. Il adressa un regard énigmatique à Robin :

- Il est possible que je sois enceinte.

Il marqua un temps d’arrêt, l’expression gardée, observant le visage de son compagnon de soirée. Est-ce que cette déclaration abrègerait cette dernière ? En même temps, il avait d’autres choses à ajouter :

- Il est aussi possible que j’ai envie de baptiser d’alcool ce nouveau-né à venir. Il est aussi tout à fait possible que mes papilles gustatives aiment le mélange shot-tisane. Comme il est possible que tous ces propos ne soient que foutaises, accorda-t-il/elle d’un ton sérieux.

Il marqua de nouveau un temps, avant de continuer sur un ton beaucoup plus léger :

- Ou pas.

Calixte tourna la planche pour que les verres de shots soient bien répartis entre Robin et lui. Et par Lucy, il pouvait déjà humer l’alcool ! La concentration devait être relativement importante et les arômes peu délicats. Il allait se décaper le système digestif en plus de se le désinfecter.

D’un mouvement leste, il posa sur sa tête la perruque de Robin, donnant l’impression que Psolie arborait à présent une étrange couronne de boucles d’un blond plus foncé que sa propre couleur de cheveux. Prenant une posture profusément royale, adressant un regard amusé et joueur à son compagnon de picole il déclara d’un ton faussement pompeux :

- Par la présente Reine des bois et gueules de bois à venir, je déclare que « je n’ai jamais embrassé de femme, d’homme ou de dumctopus, hors des planches des Feux de la nuit ».

Ce qui n’était pas un mensonge en soit selon Calixte, car c’était effectivement le cas pour le personnage de la jeune femme. C’était un peu cheap comme début, mais il fallait bien commencer quelque part. Notant que cela en disait long la sexualité de Psolie si elle était effectivement enceinte sans jamais avoir embrassé personne… il haussa les sourcils, provocateur.

Calixte écouta distraitement les commentaires de Robin, plus attentif à sa consommation de shots… et son absence visible d’effets malgré le dosage corsé des breuvages. Evidemment, ça aurait été trop facile si l’acteur/voleur n’avait pas bien tenu l’alcool… Mais il était encore trop tôt pour s’apitoyer, le temps passant, peut-être que les conséquences seraient plus évidentes… et d’autant plus le ventre vide !

- Il est bien dosé celui-là... Sur les mêmes bases, attends on est sur les mêmes ! s’exclama Robin.

Calixte leva les yeux au ciel.

- Tu voudrais pas plutôt une question chacun à notre tour...

- Non, répondit-il/elle d’un ton léger avec un regard appuyé.

- Je m'appelle Ezzio, je fais du théâtre depuis... ah très bonne question depuis plus de 5 ans je dirai. Cela m'a pris par surprise, une vraie passion. Au début ouais, t'as cerné l'esprit, j'étais figurant, puis j'ai aidé à la mise en scène... Si t'aimes, on a toujours notre roulotte dans le coin... fin c'est pas prévu qu'on bouge.

Le mug était chaud et réconfortant entre ses mains et surtout, s’il ne s’était pas foiré dans sa préparation à l’arrache, l’aiderait grandement à ne pas succomber aux vicissitudes de l’alcool. Il était sincèrement étonné de ne pas se rappeler du visage d’Ezzio/Robin même en tant que figurant. Car ce genre de spectacle était vraiment le type de divertissement qu’il appréciait… d’un point de vue personnel et professionnel. C’était typiquement l’endroit pour retrouver une bonne population hétéroclite et sa dose de potins l’accompagnant. Mais il fallait avouer que jusqu’à leur rencontre au Grand Port, Calixte n’avait pas prêté une attention soutenue aux seconds rôles des Feux de la Nuit.

- Si ça continue, je vais t'offrir une tisane pour trinquer. On me l'avait jamais faite celle-là, déclara Ezzio en amenant son verre de shot tinter contre son mug.

Bien qu’un peu déçu de l’absence de réaction plus spectaculaire à ses propos – quoi que l’expression de son interlocuteur le fît tout de même rire intérieurement – Calixte se laissa prendre par la taille, haussant les sourcils à la mention de ses qualités d’espion.

- Je sais, je suis experte en la matière, la Couronne devrait m’engager de ce pas, acquiesça-t-il/elle d’un ton faussement sérieux.

Il regarda Ezzio s’enfiler son… quatrième shot ? Par Lucy, cet acteur/voleur avait quoi au bout de son œsophage, un puit sans fond ? Et il ne semblait pas vouloir lâcher la moindre once de composition aux effets pervers de l’alcool.

- Homme ou femme mais pas dumctopus. Alors moi de mon côté... J'ai participé à un concours dans un bar, fallait boire des litres d'alcool, j'ai tenu et j'ai même dansé sur les tables sans me vautrer. En revanche, je n'ai jamais réussi à boire de tisane, ça me dépasse ça, déclara l’acteur/voleur en rigolant.

Calixte se joignit à son rire, mais pour qui le connaissait bien pouvait percevoir la légère touche d’hystérie. Le Maître-Espion allait le dégommer. Boire sous les traits d’un personnage avec quelqu’un visiblement insensible à l’alcool, c’était s’auto-flageller. Et risquer d’en révéler bien trop.

- Je suis sûr que ça t'as pas fait ma ptite Lily, impossible. En plus j'ai de l'avance sur toi, c'est ton tour, continua Ezzio.

L’espion noya une partie de son chagrin dans une gorgée de tisane. Le parfum fruité et légèrement amer du breuvage lui indiqua qu’il n’avait pas dû faire de bourde dans sa préparation. Maigre réconfort.

- Il semblerait effectivement que ce soit mon tour… je ne voudrais surtout pas te laisser si loin devant moi, rit légèrement Calixte/Psolie avant de s’enfiler un shot. Mmm… châtaigne. Plus détergeant que châtaigne, mais l’arôme est tout de même là, commenta-t-il/elle en reposant le verre vide. Lily ? releva-t-il/elle en haussant les sourcils. Mignon. Devrais-je t’appeler « Zizi » en retour ? rigola-t-il/elle.

Il allait perdre son personnage. Il allait perdre contenance, perdre ses secrets, ceux de la Couronne, et ceux si bien gardés par les générations d’espions au service de celle-ci. Il allait perdre pied et se noyer dans l’amertume implacable de l’alcool. Il allait se faire défoncer par le Maître-Espion. Mais son palais – traître ! – lui soufflait que ces petits shots étaient finalement bien bons, et qu’un peu plus serait bienvenu. Il reprit une gorgée de tisane, tapissant son estomac du liquide protecteur.

- La tisane est une vieille habitude, dit-il/elle sur le ton de l’aveu. Je suis généralement celle qui aide les autres à retrouver leur chemin après une soirée un peu trop arrosée… et cela m’amuse de voir la tête des taverniers lorsque je passe commande.

Il reprit une gorgée du breuvage fumant.

- Et puis on vient moins embêter une jeune fille qui boit du pisse-mémé plutôt qu’une qui se noie dans l’alcool, continua-t-il/elle en soupirant. Seras-tu mon chevalier servant pour la fin de cette soirée ? A défaut de galant… sourit-il/elle en désignant les shots.

Venait-il de volontairement se compliquer la vie en proposant à Ezzio de raccompagner Psolie chez elle ? La partie rationnelle de Calixte était proche de démissionner. Ce qui tombait assez bien pour sa curiosité.

- Je n’ai jamais utilisé le vent pour des raisons indécentes, tenta-t-il/elle en ignorant sciemment la dispute entre sa morale et ses pulsions.

Techniquement cela aurait été faux en tant que Calixte, mais sous les traits de Psolie…

Les jongleurs avaient laissé place à un petit groupe de musiciens, dont les airs entêtants avaient entraîné quelques danseurs éméchés sur une piste de danse improvisée. Tapotant distraitement au rythme de la musique enjouée, Calixte écoutait les réponses d’Ezzio.

- Zizo ou Zozi, mmm. Je crois que « Robin » me plait mieux, commenta-t-il/elle un petit sourire aux lèvres avant de prendre un des derniers shots traînant sur la table. Mmm pêche.

Après avoir savouré le goût fruité du breuvage fermenté, l’espion reprit sagement une gorgée de tisane. Il devait s’avouer qu’il passait tout de même une bonne soirée. Bien que l’apparition de l’acteur/voleur avait eu tout de ce qu’il y avait de plus louche au Grand Port, la conversation montrait qu’il ne paraissait pas avoir mauvais fond. En tous cas selon les critères de Calixte. Et peut-être était-ce l’alcool qui commençait à parler, et qu’il aurait mieux fait de s’en tenir là et de mettre les voiles avant de s’empêtrer davantage dans sa situation incongrue, mais il était actuellement à milles lieux de pouvoir songer de la sorte. Ezzio n’était pas mauvaise compagnie, l’ambiance de la taverne était agréable, et l’alcool diffusait en lui une douce chaleur mirifique. Oui, il était en train de doucement baisser sa garde. Mais comment ne pas se prendre au jeu, surtout après la remarque de l’acteur/voleur qui relevait plus du flirt innocent que de la drague pesante ?

Il rigola franchement en regardant Ezzio faire sa culbute sur le tabouret et lui prendre les mains comme un vrai chevalier servant. Malgré ses réflexes ralentis par l’alcool, il ne manqua pas le regard critique de l’acteur/voleur sur le couple de danseurs qui virevoltait à quelques pas. Ou qui passait la serpillère, l’affaire n’était pas claire. Les mots du jeune homme rappelèrent son attention :

- Quel est ton souhait.... belle Psolie.. Dis le vite sinon.... on va danser.

Flatteur, flatteur. Mais Calixte avait soudainement bien envie d’aller s’essayer à cette piste de danse.

- Je suis pas galant, mais je sais me montrer convaincant... Y a même une jolie femme qui me tient compagnie... T'en es la preuve. Je fais rien sans toi, tu n'as qu'un mot et on tente... Cette fois.. je serai galant... j'attends... mais...

Les yeux d’Ezzio étaient d’un bleu clair envoûtant, de celui qui rappelle le ciel et ses multiples possibilités. Celui qui laisse rêveur, songeur. Celui qui apaise. Celui qui fascine. Calixte avala d’une traite le reste de son pisse-mémé.

- Après la tisane ... que vas-tu me dire ? Tu veux me surprendre comme les serveurs... Vas y... je n'attends que cela Lilou.

Et Calixte en avait plein la poche des surprises à lui proposer, à commencer par un certain avis de recherche au Grand Port, mais il choisit intelligemment de prendre le dernier verre de shot sur la table et de se l’enfiler avant de répondre. Sa partie rationnelle était bel et bien partie se prendre des vacances quelques part loin au-delà de la frontière.

Un parfum d’anis chatouilla ses papilles alors que l’alcool entamait une descente fiévreuse jusqu’à son estomac. Il sentait que ce verre supplémentaire n’allait pas arranger le rouge de ses pommettes ni l’éclat de ses yeux, un peu trop prononcés pour pouvoir passer pour sobre, mais il était à ce point où ces petits détails n’ont plus tellement d’importance. Lorsque les plantes de sa tisane agiraient enfin – s’il ne s’était pas trop planté dans ses dosages – il reverrait ses plans d’un cerveau plus alerte, mais il jouissait actuellement de cette plénitude éthylique bienheureuse et comptait bien en profiter.

- Suis-je présentable ? demanda-t-il/elle d’un ton sérieux en ajustant la perruque d’Ezzio sur sa tête. Il serait inconvenant pour une princesse de se présenter mal habillée, surtout pour aller voir son peuple dans une taverne.

D’un geste impérieusement théâtral il désigna d’une main le reste de la salle et saisit celle de l’acteur/voleur de l’autre.

- Chevalier Robin cette situation est inacceptable : ces danseurs manquent terriblement de jeu de jambes, et au lieu de passer le balai semblent en avoir un coincé dans le fondement. Il est de notre devoir de leur montrer comment agiter correctement les membres au rythme de cette entraînante musique, afin de danser et de faire le ménage convenablement.

Il se leva presque royalement, sans chanceler, et avisa le reste de la taverne.

- Nous aurons besoin de cette serpillère et de ce seau, ordonna-t-il/elle à Ezzio en les indiquant d’un geste impérieux du doigt. Et nous rejoindrons le peuple se trémoussant gauchement sur cette table.

Il replanta son regard dans celui de l’acteur/voleur.

- Et maintenant : si vous voulez bien m’inviter à danser, chevalier Robin.

Agrippant le seau à moitié rempli comme s’il s’agissait d’une corde de survie, Calixte emboita le pas à Ezzio et se hissa d’un mouvement tout aussi peu grâcieux que son partenaire sur la table qui servait de piste de danse improvisée. Il semblait enfin que l’alcool affectait un minimum l’acteur/voleur. Ce qui le réconforta le temps de quelques secondes, après quoi sa propre réalité se rappela à lui et la terre se mit à tanguer légèrement sous ses pieds. Prenant appuie sur la main d’Ezzio qu’il tenait toujours, il rétablit quelque peu son équilibre.

Le vacillement cessant, Calixte put apprécier la dextérité de son partenaire de danse qui, non content de le faire plutôt adroitement virevolter, passait aussi la serpillère du pied. Riant franchement, l’espion se laissa aller à cette étrange mascarade, faisant tournoyer d’une main son seau – aspergeant au passage quelques badaud qui s’éloignaient alors en s’esclaffant pour reprendre un peu d’énergie œnolique – et suivant de l’autre les impulsions d’Ezzio.

Complètement pris par l’excentricité de la situation et la douce chaleur diffusant à travers son corps – et en toute honnêteté Calixte n’aurait su dire si son origine était l’alcool, la tisane, l’ambiance festive de la taverne, ou le regard enchanteur d’Ezzio… probablement un mélange des quatre – l’espion n’avait plus une pensée pour les conséquences possibles de ses actes. Il se sentait bien. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas connu circonstances aussi cocasses, et aussi simplement allègres. Du moins, pour son cerveau un peu enivré.

Riant à nouveau joyeusement en regardant son partenaire de danse s’échouer au bas de la table, Calixte suivit le mouvement en s’agenouillant près du rebord, évitant in extremis de s’écrouler sur Ezzio. Le rire de l’acteur/voleur joignit le sien, et quelques minutes durent passer avant qu’ils ne se dissipent enfin.

- Allez on fait du ménage, restez pas comme des cons là... faut prendre des risques... t'as mis où le sceau ? D'ailleurs elle est où la serpillière ? demanda Ezzio ramenant le cerveau de Calixte à d’autres préoccupations que celles de s’esclaffer bêtement.

Excellente question. Il ne se souvenait pas avoir lâché l’ustensile, mais comme il ne l’avait plus entre les mains l’objet avait du voler quelque part dans la salle. Avisant les alentours d’un regard encore embué par le rire, Calixte trouva ledit seau qui avait atterrit entre les bras d’un homme robuste qui ne paraissait pas disposé à s’en séparer. Visiblement au moins aussi amoché que l’étrange duo, il câlinait l’objet comme s’il s’agissait de sa paluche préférée.

- Je crois qu’on a définitivement perdu notre seau, déclara Calixte/Psolie en rigolant. Il a trouvé son âme sœur.

La chaleur des mains d’Ezzio contre son visage ne l’étonna pas – il était loin d’un état cérébral permettant d’être surpris – et, souriant encore, il accueillit les lèvres de l’acteur/voleur sur les siennes comme s’il s’agissait de la suite logique du déroulé des évènements. Et puis, il aurait été sacrilège de refuser un baiser aussi aguerri.

Les doigts d’Ezzio quittèrent sa peau, et ce fut comme si le monde se figeait subitement dans un étau glacial. La fièvre du moment était passée, la passion de la danse s’était envolée, la flamme de la soirée s’était dissipée. Et wow, Calixte avait mal dosé les herbes de sa tisane. Le breuvage fait pour permettre un temps de lucidité malgré la consommation d’alcool, usuellement juste suffisant pour s’extirper décemment de situations ambiguës, pouvait entraîner quelques effets d’hypervigilance, d’anxiété et de sensation de mal-être plus ou moins extrêmes en cas de gestion inadéquate de ses composants. L’espion avait à la fois envie de pleurer et de rire. Hystériquement.

- …, voici madame notre chère serpillière, fit lointainement la voix enjouée d’Ezzio rappelant son attention.

Saisissant l’objet tendu, Calixte se dit que d’aller d’échec en échec lui avait au moins appris à se dépatouiller de pas mal de situations improbables… ainsi que de gérer la plupart des effets indésirables que ses nombreuses tentatives ratées de potion lui avaient déjà fait expérimenter.

- Chevalier Robin, déclara-t-il/elle avec grand sérieux. Les shots et la tisane ne font pas bon ménage : il faut que j’aille libérer les grandes eaux.

Il passa la serpillière – qui était d’une propreté douteuse mais bon, qui était regardant à cette heure et à ce taux d’alcoolémie – autour de la tête d’Ezzio et la noua afin de lui bander les yeux. Après un bref instant d’hésitation, il attira de nouveau le visage de l’acteur/voleur près du sien et déposa un baiser – chaste comparé aux précédents – sur ses lèvres.

- La princesse va rejoindre son trône, ajouta-t-il/elle avec un léger sourire avant de s’éclipser pour trouver les toilettes.

Se faufilant entre les tablées bondées, après un dernier regard par-dessus son épaule pour vérifier qu’il n’était pas suivi – quoi qu’avec le monde il ne voyait pas jusqu’à la piste de danse improvisée qu’il venait de quitter – il pénétra dans ce qui servait de latrines pour la gente féminine. Les toilettes sexuées n’étaient pas si fréquentes, et il bénit l’établissement qui en proposait. Frôlant une jeune femme se pomponnant près du seau d’eau servant de lave-mains, et jouant d’un déséquilibre ébrieux – plus ou moins – involontaire, il lui subtilisa discrètement le voile sombre noué à ses hanches. S’excusant dans un rire un peu forcé, il ferma derrière lui la porte permettant un peu d’intimité dans les toilettes « sèches », voila sa chevelure – et la perruque – et le haut de son chef… et avisa la construction des latrines.

Un trou entre les planches avait été laissé pour que les divers excréments tombent directement plus bas dans un caniveau dont le courant devait finir sa course dans l’un des bras de la rivière Luisante. L’espace n’était pas très grand, et ne permettait certainement pas le passage d’un être humain – d’ailleurs certaines avaient visiblement eu du mal à bien viser l’étroite fente – mais Calixte pouvait y passer sa main et son bras…

Il soupira. Pour une soirée qui avait été parfaite, le dénouement était lamentable. Mais la tisane lui rappelait durement qu’il n’était pas en capacités de maintenir bien longtemps son personnage de Psolie, et les effets secondaires de son mauvais dosage lui avaient retiré toute envie de faire la fête. Quoi que le souvenir des mains, et des lèvres, chaudes d’Ezzio… Secouant la tête et se secouant mentalement, Calixte passa sa main dans le trou des latrines pour toucher la face postérieure du plancher en bois. Grimaçant au contact de matières gluantes, il disparut dans un souffle.

Profitant de son pouvoir de fusion qui l’avait intégré au plancher extérieur des latrines et amené hors de l’établissement, il jeta un coup d’œil aux alentours. Lorsqu’il fut certain de ne voir personne, il « sortit » des lattes de bois, et se laissa plonger dans l’eau glaciale sous ses pieds. Le froid l’accueillit avec violence, pénétrant à travers le fin tissu couvrant son corps, et il faillit boire la tasse. Il se félicita néanmoins d’y échapper, car au vu des déjections l’accompagnant dans son bain nocturne, il finirait probablement avec la courante à n’en boire qu’une seule goutte. Se laissant dériver par le courant, toujours à l’affût de son environnement, il commença à défaire sa robe et les rallonges de ses cheveux. Son maquillage devait avoir disparu depuis longtemps, nettoyé par l’eau froide du caniveau.