Bref, les gens se sentent pas redevables de me connaître, donc même quand ils m’aident, j’ai du mal à ressentir la réciproque.
Y’a des cas particuliers. C’est pour ça que j’marche dans ces ruelles immondes que j’ai pas fréquentées depuis un moment. Quelques années, j’dirais, d’ailleurs. Le coin est toujours aussi décrépit, et à ce stade j’suis persuadé que c’est volontaire : ça évite d’attirer la convoitise des squatteurs, des gangs, ou des familles au fond du trou. Pour les autres, ceux qui creusent au point d’être capables de s’en contenter, y’a Jørg et ses copains qui expliquent plus ou moins gentiment que la place est déjà prise.
Justement, c’est ça qui m’amène. Parfois, quand même, j’m’arrange pour payer mes dettes, en tout cas telles que je les perçois. Ça peut paraître étrange, parfois, même pour moi. Je le fais pas toujours très vite, l’occasion fait le larron, ni de la manière qu’on attendrait, et pourtant. Personne se souvient, sauf moi, et c’est déjà ça.
Là, c’est Liv qu’a canné. J’la connaissais plutôt pas trop mal, autant qu’un type comme moi peut connaître qui que ce soit. Mais c’était la nana à Jørg, que j’connaissais beaucoup mieux. On a pas mal traîné ensemble, fut un temps, et c’était bien pratique. Un prêté pour un rendu, surtout qu’elle est morte de causes naturelles. J’ai laissé passer un peu de temps, quelques jours, pour le deuil et voir ce qu’il allait faire. Il a l’air de l’avoir mal pris. Bon, il s’est pas éteint, au moins.
Les rumeurs, c’est qu’elle a fini avec un truc pointu planté dedans, le genre létal.
Quand j’arrive au quartier général de la Famille, j’sais qu’on m’a repéré depuis longtemps. Y’a des guetteurs qui surveillent, et qui préviennent. Ils se souviennent pas de moi, j’suis un inconnu, et j’en serai un aussi pour Jørg. Pas grave, on avait prévu quelques solutions de secours. Une voix que j’reconnais pas me hèle du bâtiment vide. Masculine, ténor, claire. Pas lui.
« Holà, l’inconnu. C’est déjà pris ici, va chercher une piaule ailleurs. »
J’veux bien que j’suis mal sapé, mais quand même, c’est vache, là.
« J’viens pour parler à Jørg Niroc. J’suis un vieil ami de la Famille. »
Ouais, bon, ça fait un peu léger, et le silence qui me répond me le faire sentir. J’soupire, ça va être pénible, comme toujours.
« Vrenn Indrani. Vous vous rappelez pas mais… »
J’inspire profondément et j’me rappelle ce qui avait été convenu.
« Dans la salle à bouffe, mur est, on peut retirer la pierre en troisième ligne en partant du bas, numéro sept. On peut la retirer. Normalement, dedans, y’a une boîte en bois, vernie contre l’humidité, qui contient un bout de parchemin. »
Maintenant, les mots exacts.
« Dessus, vous trouverez écrit ‘’Vrenn Indrani, ami de la Famille’’, de la main de Jørg. »
Les souvenirs commencent à remonter, la fin de collaboration un peu dure, le besoin que j’avais d’être seul et indépendant, la peur de laisser trop de traces sur un cadre magique ou un journal circonstancié. Du coup, maintenant, ils ont tout oublié, et il reste que moi. Avec le recul, je sais pas si c’était le bon choix. J’sais juste que mon anonymat est ma meilleure protection pour le travail que j’fais, et que laisser des traces, c’est dangereux. J’crache par terre, sans réussir à me débarrasser du goût amer que j’ai en bouche.
Bon, qu’on avance, putain.
« J’viens pour parler de Liv. »
Si avec ça, Jørg se pointe pas…