de vent, qu’il vienne d’ici ou de là
et qui change de nom en changeant de direction »
La façade du palais impérial est impeccablement symétrique. Pas un seul pilastre, pas un seul chapiteau, pas une seule corniche, pas une seule statue, à laquelle ne réponde une autre statue, une autre corniche, un autre chapiteau, un autre pilastre. L’intérieur du palais impérial est impeccablement symétrique. Pas une seule boiserie, pas une seule fresque, pas une seule colonne, pas une seule moulure, à laquelle ne réponde une autre moulure, une autre colonne, une autre fresque, une autre boiserie. Aucune discordance ne trouble cette odieuse harmonie. Je suis bien placé pour le savoir. Après tout, certains de ces éléments de décoration proviennent de mon atelier. Après tout, quelques uns d’entre-eux sont nés de ma main.
J’ai longtemps cherché à déceler une fausse note au sein de cette symphonie architecturale. Nombre des longues heures que j’ai passées en ces lieux ont été investies et gaspillées dans cette quête. De mes yeux pers, j’ai usé des rangées interminables de colonne, dans l’espoir d’en trouver une seule qui ne soit pas parfaitement alignée avec les autres. J’ai compté des centaines d’atlantes et de cariatides, en priant à chaque fois pour tomber sur un nombre impair au lieu d’un nombre pair. Mes mains se sont égarées sur le tissu des tapisseries et les visages sculptés des statues. En vain. Hormis quelques défauts imputables à l’usure du temps, le palais royal est un chef d’oeuvre d’harmonie et de symétrie.
Cette perfection m’étouffe.
Le premier jour où j’ai posé les pieds en ces lieux – moi, le miséreux ; moi, l’abominable – un malaise indéfinissable et croissant s’est abattu sur moi. Ce malaise n’a fait que se renforcer au fil des années, à mesure que j’ai découvert de nouvelles pièces et de nouvelles oeuvres, toutes plus symétriques et harmonieuses les unes que les autres. J’en suis venu à prendre mon corps en abomination. J’en suis venu à penser qu’avoir deux yeux, deux mains et deux poumons est une chose aussi monstrueuse qu’avoir deux visages ou deux coeurs. Encore aujourd’hui, quand les obligations liées à ma charge de peintre de la cour requièrent ma présence au palais, je ressens ce sentiment qui est moins qu’une douleur mais plus qu’une démangeaison, et dont je ne puis me défaire.
Tandis qu’en ce jour de réjouissances, l’une des plus somptueuses réceptions à laquelle on ait jamais pu assister bat son plein dans la salle de bal du palais, c’est bien ce sentiment – et non le vacarme assourdissant des conversations – qui m’assomme et m’abrutit au delà de toute mesure. Un verre dans une main, quelques petits-fours dans l’autre, je fais semblant de m’intéresser aux propos d’un jeune homme dont j’ai déjà oublié le nom et la fonction, hochant la tête à intervalles réguliers pour exprimer mon approbation, tout en comptant machinalement le nombre de perles de cristal dont se composent les lustres chatoyants pendus au plafond.
87, 88, 89…
101, 102, 103...
118, 119, 120
Cent-vingt perles de cristal, disposées en douze rangées de dix. Pas une seule perle ne manque à l’appel. Un frisson de dégoût remonte le long de mon échine. Là aussi, l’harmonie est parfaite.
Un silence gêné s’ensuit et se prolonge. Je bats rapidement des cils, revenant à la réalité. D’une manière ou d’une autre, ma réponse ne devait pas correspondre à la question que me posait mon interlocuteur. J’essaie de me remémorer le sujet de notre conversation, mais je ne peux rien visualiser d’autre dans mon esprit que des rangées scintillantes et interminables de perles. Mieux vaut trouver une bonne excuse.
La surprise mêlée d’agacement qui avait commencé à se peindre sur son visage fait place à la sympathie. Soudain, il se penche vers moi et me tapote familièrement l’épaule. Derrière mon masque, mes yeux s’arrondissent et mes sourcils se froncent sous l’effet de la surprise. La tentation de lui tordre le poignet – ou pire – me gagne, mais j’y résiste fermement.
Je hoche la tête et me dérobe avec suffisamment de délicatesse pour ne pas donner l’impression que je cherche à fuir son contact.
Il m’adresse un dernier sourire et se détourne pour engager une conversation avec un autre des invités. Je m’écarte de lui, d’eux, de tout le monde, mais au lieu de gagner le balcon comme j’avais dit que je le ferais, je rase les murs et emprunte l’un des nombreux couloirs parallèles qui percent la salle de bal. En cherchant bien… en cherchant bien… je finirai par trouver une parcelle de cet endroit qui échappe à la perfection oppressante qui semble y règner en maîtresse incontestée.
Si l'ambiance était aux festivités, la tête de la reine voulait se livrer à d'autres activités plus plaisantes. Le dessin lui procurait un fort sentiment d'apaisement. Très souvent, elle en était déçue car elle ne parvenait jamais à ce qu'elle souhaitait. Ses dessins restaient dans l'oubli. Ne parlons pas de ses peintures qui subissaient le même dessein. Elle n'avait jamais ressenti ce sentiment de satisfaction propre à la création. Allys manquait cruellement de techniques. Si elle maitrisait chacun de ses pas en danse, elle était une vraie calamité dès qu'elle tenait un pinceau, pourtant elle voulait s'appliquer avec une espèce de ténacité. Elle reçut à nouveau des compliments sur sa danse, remercia en ne sentant ici aucune flatterie inutile. Elle avait bien assez valsé pour aujourd’hui, elle remercia chaque dignitaire pour leurs présences avant de s'éloigner doucement sur un trot modéré. Des idées lui venaient en cascade.
L'angoisse avait cela de bon c'était qu'elle rendait sa productivité abondante. Elle aurait pu avoir en une seconde plein d'images... Retracer un paysage n'était pas une chose facile, mais elle l'avait plusieurs fois essayé dans sa calèche lors de ses déplacements. Elle avait pris un fusain enrobé dans une étoffe de soie pour mieux dessiner les ombres. Tout ce qu'elle entreprenait, elle le faisait sans guide. Le palais regorgeait de merveilles qui donnaient aussi des idées de projets diverses. Chaque pièce semblait avoir une certaine âme ainsi. Elle n'avait pas cette connaissance pour tout décrire, mais elle était sensible aux atmosphère, aux formes... Elle savait que son plus grand objectif créatif serait un jour de produire une toile dont elle serait fière. Allys demanda à ce que soit sorti son chevalet dans la plus grande discrétion dans son cher jardin sous le petite abri où elle avait l'habitude de se poser pour prendre le thé ou se détendre. Elle voulait décrire une angoisse, aller au plus près d'une émotion... déjà que sa montagne ne ressemblait à rien... Non une couleur blanche et grise ne donne pas l'illusion de la matière. Elle avait toujours la manie en plus de regarder les tableaux exposés en se demandant lors de moments d'attente comme l'artiste avait fait. Elle soupira en posant au sol son échec ... de toute façon elle ne le sentait pas de toute manière... Même le ciel noir était à peine nuancé... Non il lui fallait retourner aux croquis, aux bases... De toute façon, dessiner ne faisait pas partie de ses enseignements de base. Elle se posa sur une chaise en délaissant sa nouvelle toile vierge pour dessiner au crayon rapidement un oiseau... Elle allait continuer lorsque le vent souffla et l'obligea à rechercher un châle pour se couvrir. La reine laissa dans un profond chaos son matériel sans même prendre le temps de dissimuler son carnet rempli de paysages souvent assez faciles. Les dessins montraient clairement une personne qui cherchait à s'améliorer sans réussir à savoir comment. Alors qu'elle allait demander un châle, une personne sollicita sa présence.
Sans même adresser un regard vers son coin de paradis, elle retourna le sourire aux lèvres parler des dernières affaires en route. C'est alors en revenant dans la salle qu'elle aperçut un homme singulier au masque rouge, au moins il était très visible. Il semblait parler avec cet homme qu'Allys avait tant de fois entendu. C'était un bavard. Avec toutes les nouvelles du royaume, il devait en avoir des choses à raconter. Au moins la personne ne devait pas s'ennuyer... D'autres discussions plus sérieuses s'enchainèrent, bientôt elle perdit le fil de ses dessins pour revenir à son rôle en tant que monarque. Elle avait l'habitude d'aller et venir suivant ses obligations. Quand elle eut fini de discuter, elle quitta la salle de bal pour retrouver son jardin, son refuge. Malgré tout, elle allait finir son esquisse d'oiseau... avant de tout remballer. Sauf que contrairement à tout de suite, il n'y avait pas que des domestiques qui la suivaient ou des gardes qui se seraient postés aux entrées, il y avait cette personne masquée... Cette personne mystérieuse s'était mise exactement dans son petit havre comme si la vue de ses peintures l'y avaient attiré... La reine était très gênée... Elle s'approcha doucement puis finit par dire.
" Bonjour Monsieur, je crois vous avoir aperçu à la fête. Je vois que ces peintures vous intéressent, pensez-vous que je doive passer une commande auprès de cet artiste ? "
Si elle demandait un avis en disant que c'était elle, elle savait qu'elle pourrait avoir un mensonge, au moins de cette façon elle ne risquait rien. Allys n'avait jamais demandé de retour sur ses créations comme c'était sa petite passion à elle. De cette façon, elle pourrait estimer où elle se situe. Il s'agissait peut-être d'un critique d'art. Si tel était le cas, elle pourrait sans doute discuter de techniques... ou de d'autres peintures plus plaisantes que celle qui se trouvait au pied du chevalet.
Il me faut prendre une profonde inspiration pour ne pas pousser un cri de frustration et de rage dont l'écho se serait réverbéré à l'infini entre les arcs de pierre qui me ceignent. Multipliés ad nauseam dans mon cerveau malade, les fleurs et les arcs et les piliers et les galeries et les brins d'herbe deviennent une prison qui m'enserre et se referme autour de moi. La tentation irrationnelle d'arracher et de détruire, de créer la dissymétrie et l'anarchie là où ne règnent que le calme et l'ordre, me frappe et se répand en moi par vagues successives.
Mais avant d'avoir eu le temps de refréner – ou de céder – à ces sombres pulsions, j'aperçois quelque chose qui vient me tirer de ma méditation contemplative.
Là, au centre du jardin... un chevalet, des toiles, un carnet de dessin, quelques pinceaux et des fusains. Les instruments de ma profession. Quelqu'un est-il en train de peindre ici ? Je tourne la tête dans tous les sens, mais mes sens aiguisés par la pratique de l’assassinat ne distinguent pas une présence autre que la mienne. Intrigué, je me rapproche du chevalet qui siège au centre du jardin. Comment ai-je pu ne pas l'apercevoir jusqu'à maintenant ? Il trône pourtant au beau milieu du cloître, comme s'il en était la pièce centrale. Le thème de la toile qu'il supporte m'échappe, mais je peux déjà distinguer quelques formes dessinées à la mine de crayon. Je fais encore quelques pas en avant, titubant comme un homme ayant longtemps erré dans le désert et qui aperçoit enfin un oasis à l'horizon. S'agit-il d'un mirage ondoyant ou d'un havre véritable ? Il n'existe qu'une seule manière de le savoir. Je me rapproche encore de la source de mes espoirs, et...
Mon corps réagit plus vite que mon esprit. Tendu comme un arc, il pivote vers la source de la voix qui vient de résonner dans le jardin clos. Puis, à ma grande surprise, ce corps dont je semble avoir momentanément perdu le contrôle s'incline profondément devant le propriétaire de cette voix. Alors, je comprends enfin en présence de qui je me trouve. Alors, je comprends à quelle personne ce jardin sert de refuge.
La femme aux longs cheveux noirs ne prononce pas un mot. Elle m'observe de ses grands yeux sereins, attendant patiemment que je réponde à la question qu'elle vient de me poser. Bien plus que la splendeur de ses vêtements, ce sont les traits fins de son visage – à peine marqués par l'âge et l'anxiété liée à l'exercice du pouvoir – et son port altier qui dénotent sa nature royale. Je laisse mes yeux pers glisser sur elle avec curiosité. M'a t-elle reconnu ? Peu probable. Bien que l'atelier qui est la mien ait été sous l'aile protectrice de la cour depuis plusieurs générations, je n'ai eu que très peu d'interactions directes avec ma souveraine. Les ministres de la culture sont traditionnellement ceux qui ont assuré la liaison entre la noblesse du royaume et les roturiers que nous sommes. De plus, les masques successifs que je revêts et jette en fonction de mes humeurs et de mes goûts ne facilitent pas l'identification.
Mon attention se reporte sur les œuvres à moitié achevées, à moitié abandonnées qui reposent à quelques pas de nous. Cette fois-ci, je suis assez près pour pouvoir les observer et évaluer les thèmes qu'ils représentent, ainsi que la technique avec laquelle ils ont été réalisés. J'aperçois une montagne dont le sommet aigu transperce des nuages grisâtres et un ciel noir. Il y a un gouffre profond, dessiné à gros coups d'un fusain maladroit. Ce gouffre, au lieu d'être ténébreux, est luminescent. Non loin, un oiseau à peine esquissé déploie des ailes graciles et mal proportionnées. Le ciel qu'il se propose de rejoindre est figuré par d'autres nuages, aussi noirs et menaçant que ceux de l'autre dessin. Le tout est maladroit et d'un amateurisme consommé. Aucun artiste ayant reçu une formation réglementaire n'aurait pu produire ce genre de choses. Je m'éclaircis la gorge.
Et encore, il ne s'agit que du quart des problèmes qu'on pourrait trouver et lister. Et pourtant... et pourtant, alors même que je prononce ces mots, mes yeux ne se détachent pas de la montagne et des nuages qu'elle crève, ni de l'oiseau disproportionné. Mon esprit, qui depuis le début de la soirée ne parvenait à trouver le repos, semble s'apaiser peu à peu. Avec une certaine surprise, je m'aperçois qu'il s'abreuve aux imprécisions et aux imperfections qui morcellent les toiles et le cahier de croquis. Malgré l'absence totale de technique, ou plutôt grâce à cette absence, je peux sentir une réelle émotion se dégager de ces dessins, loin des convenances et des obligations liées à une maîtrise rigoureuse de mon art. Je sens comme un poids s'ôter de ma poitrine.
Je laisse ma phrase en suspens. Peut-être qu'avec le temps, en effet, l'artiste en question parviendra à s'améliorer et à retranscrire d'une manière plus efficace et structurée les émotions qui bouillonnent en lui. Ou peut-être au contraire qu'une formation rigoureuse l'engoncera dans le formalisme et l'académisme de bas-étage, et qu'il perdra cette capacité d'expression si particulière qui me frappe dans ses toiles. Difficile à dire.
" Je n'étais pas satisfaite de ces travaux. Je vais suivre votre avis dans ce cas. Vous paraissez être connaisseur en la matière."
Bien qu'elle ne voit aucune expression de concentration, elle avait bien remarqué son attention consciencieuse porté sur l'ensemble de la production. Il avait réellement pris le temps de se faire un avis et elle en était satisfaite. Les proportions et la perspective n'étaient vraiment pas assimilées chez elle. Même son oiseau semblait avoir un corps plus grand qu'il ne devrait. Dès lors que notre regard est orienté, il décèle bien mieux les défauts. La reine était partie dans l'idée de corriger ses défauts ou bien de se limiter à des dessins simples de reproduction. L'observation n'étant pas son fort, il valait mieux qu'elle travaille avec des toiles préconstruites. Une phrase raviva un certain espoir. Sans rien exprimer autre qu'une certaine surprise contenue, elle souligna ses précédentes remarques.
" Si la technique est aussi bancale, pensez vous qu'il faille lui faire une place parmi nous ? Pensez-vous qu'il s'agisse de défauts .. mineurs.. rattrapables ?"
Pour une reine, les erreurs n'étaient pas rattrapables, c'était du moins ainsi qu'elle avait été élevée. Elle ne se pardonnait pas ses erreurs. Ce n'était pas comme si elle ne s'autorisait pas à l'imperfection, qu'elle n'avait pas conscience d'être humaine. Bien sûr qu'elle savait ses limites, mais elle aurait volontiers cherché à les franchir sans cesse. Ses nuages ne paraissaient pas se fondre dans ce ciel opaque comme elle le désirait, mais plutôt se rajouter à une masse de peinture déjà présentes... C'était comme s'ils étaient solides.. telles des plateformes maintenues dans ce ciel couleur d'encre.
" Combien pourrait durer cet apprentissage ? S'il peut être mis en place, autant tenter de former cette personne... Vous êtes un professeur vous-même, un.. critique.. un artiste ? Le palais regorge de tellement d’œuvres d'art, il inspire tellement d'artistes. J'ai pensé que vous étiez peut-être l'un d'eux qui regardaient le travail d'un confrère. "
La reine prit le carnet pour observer à nouveau les croquis avec un air bien plus sévère. Elle ne comprenait plus où était cette lueur d'espoir, ce talent qui pouvait germer, mais s'il lui était possible d'acquérir plus de bases solides... Elle n'en serait que plus à l'aise. C'était si lâche de se cacher derrière une identité mystère. Allys était bien obligée pour obtenir des paroles sincères qui ne la mettent pas mal à l'aise. S'il s'agissait d'un artiste... elle aurait été bien curieuse de le voir à la tâche...
Derrière ce masque qui est le mien, un sourire pâle étire faiblement ce qui me reste de lèvres. Puis-je être considéré comme un artiste ? La beauté est la quête de toute ma vie. Mon maître, le vieux Gakyo-Rojin Manji, quatorzième maître de l'école ukiyo-e, me dit un jour: « L'homme ne peut vivre que de deux manières. Soit en vivant pour la beauté, soit en l'incarnant. » Ces mots, j'en ai fait ma philosophie. Dans la moindre de mes actions, cette seule et unique considération m'anime. Pour autant, puis-je être considéré comme un artiste ? S'il est indéniable que certaines de mes œuvres ont eu un retentissement certain et que je jouis d'une belle considération auprès d'un cercle très fermé de spécialistes, il n'est pas moins indéniable que mon nom reste inconnu du grand public. De plus, la majeure partie de mon oeuvre, celle qui présente le plus de valeur et qui seule pourra éventuellement me justifier au regard de l'éternité, n'a pas d'existence en dehors de mes yeux. Tous les meurtres que j'ai orchestrés et mis en scène, tous ces drames bien plus dignes de considération et d'applaudissements que ces mascarades se déroulant sur les planches des théâtres de la capitale, n’apparaissent aux regards des autres que comme des autres que comme des accidents ou des crimes sordides.
Je ne laisse pas ces réflexions déprimantes me distraire bien longtemps. Ma souveraine attend sa réponse.
Ma déclaration est suivie d'une profonde révérence, symbole renouvelé de mon allégeance envers la Reine d'Aryon. Je serais bien ingrat si je ne faisais pas preuve de cette politesse élémentaire. Après tout, la couronne finance notre atelier depuis au moins quatre générations. Non pas que cela inspire en moi le moindre sentiment de loyauté sincère, bien entendu. Mon allégeance ne réside que dans la recherche continuelle de la beauté. Mais pour survivre, un artiste a besoin de mécènes.
J'observe attentivement les mains de ma souveraine, qui s'est emparée du carnet de croquis que j'observais précédemment, et qui semble plongée dans la contemplation des dessins embrouillés qui en noircissent les pages blanches. Bien qu'elle m'ait dit ne pas être satisfaite de ces travaux, elle leur porte manifestement une attention soutenue. Qui peut bien être ce peintre dont les œuvres fascinent tant la Reine ? La question qu'elle m'a posée sur les défauts minant les croquis de ce mystérieux personnage me revient.
Je m'approche et penche la tête pour pouvoir regarder, moi aussi, les pages que regarde la femme la plus puissante d'Aryon. D'un doigt effilé posé sur la page, je trace le contour de l'oiseau mal proportionné.
Ces mots sortent de ma bouche et son modelés par ma voix, mais ce ne sont pas les miens. Ce sont ceux de mon maître, que je répète avec toute la ferveur qu’ils m’inspirèrent la première fois que je les écoutai. Je me souviens par coeur de chacun d’entre-eux. Je me souviens aussi du contexte dans lesquels il me les adressa. Une mélancolie aussi mordante qu’une bise d’automne souffle sur mon cœur.
Quelques secondes s'écoulent avant que je puisse reprendre la parole.
Le récit touche à sa fin, ne laissant derrière lui que les échos mourant de ma voix et une démangeaison tenace au niveau de mon visage. Un silence lourd mais pas particulièrement inconfortable s'installe et s'étire. Je ne cherche pas à le briser. Je me contente de regarder, encore et encore, l'oiseau et la falaise.
" Vous êtes ce peintre ? Je suis ... enchantée de vous croiser dans ce jardin. J'ai vu votre nom sur certaines oeuvres, vous participez à embellir ce lieu ; j'en suis témoin."
Les couloirs seraient bien vides et froids s'ils étaient nus. A y bien réfléchir, même cette référence qu'il lui adressait avait une certaine grâce comme si tous ces gestes se devaient d'être contrôler. Etait-il le genre d'homme livré à son art ? L'idée même la rendait un peu songeuse. Embrasser un art ou embrasser la politique d'un pays, c'était faire preuve de la même intransigeance. Elle lui fit face de façon beaucoup plus nette comme si plus le temps s'écoulait, plus il obtenait une écoute attentive. Quelque part il avait un côté à la fois intriguant et fascinant, elle n'était pas au bout de ses surprises. Il se lança dans une explication digne d'un bon conteur ou d'un bon conférencier sur l'importance des défauts dans l'art. Il en était presque convainquant. Elle imaginait mal pourtant certains artistes faire des cassures dans le seul but d'en faire un objet plus beau, c'était tellement poussé. C'était là une stricte vérité, non pas une simple morale placardée juste pour ravir ses oreilles. Sa voix posée rendait le suivi de son explication facile et aisé. Sa voix bien qu'assurée ne se laissait pas avoir par une certaine passion, elle était maîtrisée dans le seul but d'apporter le plus correctement possible un message. Elle sentait bien qu'il y attachait une certaine valeur.
" Et vous même avez-vous recherché les défauts pour mieux faire ressortir la valeur de votre art monsieur Ukiyo no Kagami ? Je vois que cette explication vous porte à coeur mais parvenez-vous à la mettre en pratique ... Quand je regarde vos oeuvres, je n'y vois pas la trace d'une tâche, d'une cassure. En, fait, je vais vous dire : elles surprennent puis finissent par se fondre dans ce palais comme si elles y avaient toujours demeuré. Une espèce de magie. Elles se démarquent tout en se rassemblant, je ne saurai l'expliquer... vous auriez trouver sans doute de meilleurs mots que les miens... "
Son expérience en ce domaine étant ce qu'elle était, même si elle s' y donnait, elle ne pouvait comprendre ces subtilités. Elle était néanmoins si heureuse qu'il fasse partie des peintres de la cour. Elle appréciait beaucoup son style qui tenait beaucoup entre ces deux extrêmes : la singularité et l’uniformité tout comme ce tableau qu'elle avait une fois vu qui se démarquait tout en usant de procédés déjà repris. C'était sans doute ce qui faisait un bon artiste.. faire avec les mêmes moyens de tous mieux que personne.
" J'aime beaucoup .. ce que vous faites et je serai honorée que vous me montriez ... comment améliorer ces dessins..." Peut-être avait-il déjà deviné ? Elle l'ignorait mais autant être plus claire sur la provenance de ces dessins ou plutôt ces esquisses... " Peu de personnes parviennent à m'en faire un retour comme vous venez de m'en faire, j'espère que vous ne m'en garderez pas rancune... "
Quand il avait touché son dessin, elle aurait voulu y voir une amélioration des traits de cet animal, mais le problème c'était qu'elle ne savait pas ce qu'elle devait changer.... si elle devait plus insister, où devait-elle faire un meilleur rendu pour les ombres ?.. C'étaient sans doute des questions de moindre importance face à à d'autres qu'elle pouvait se poser, mais elles avaient l'espace de quelques instants occupées son esprit.
" .... Vous voyez... il me semble plat qui plus est... Il ne semble pas agile... Je n'arrive pas à reproduire ce que je vois encore moins à y mettre des intentions... " déclara t-elle le temps qu'il se remette de sa petite imposture.
Je retiens un léger soupir. Malgré les nombreuses années qui me séparent de la journée où il m’est devenu nécessaire de porter un masque, j’ai parfois encore du mal à me rappeler de sa présence sur ma peau. Sans parler des contraintes que cela implique. Je fais de mon mieux pour retranscrire à l’oral ce que le bois impassible dissimule, imprégnant ma voix d’un peu de la chaleur que je ressens à l’égard de la souveraine.
Je ponctue cette affirmation d’une révérence, bras le long du corps, buste profondément incliné vers l’avant.
Le regard de mes yeux pers se porte à nouveau sur les dessins tracés par la Reine. Je repense aux premières esquisses que j’ai réalisées sous la direction de mon maître, ainsi qu’aux illustrations qu’il m’arrivait de griffonner sur les murs de la capitale, à l’aide de grossiers morceaux de charbon, bien avant de le rencontrer. En comparaison de ces prémices brutaux, les dessins de la Reine font figure d’oeuvres d’art de première catégorie. Il m’a fallu des années pour apprendre les techniques qui forment la base de notre art. Encore plus d’années pour maîtriser le style de notre école, l’ukiyo-e. Quant à mon propre style… il m’éludait encore.
Je songe aux obligations qui doivent peser sur ses épaules, les innombrables affaires de l’état qui réclament chaque jour son attention. La charge de Reine est-elle compatible avec l’exercice de l’art ? Beaucoup de mes pairs, moi y compris, considèrent l’art comme une carrière à plein temps, à laquelle il convient de se consacrer entièrement. Toutefois, il est vrai que rares sont les artistes capables de subvenir à leurs besoins uniquement en exerçant leur art. En général, seul le personnel des ateliers financés par l’état, ou les artistes subventionnés par de riches mécènes, ont cette chance. Quant aux autres, ils doivent généralement trouver un travail alimentaire leur permettant de subvenir à leur besoin, quitte à ne plus peindre, écrire ou composer que dans leur temps libre. Un frisson me parcoure l’échine à cette pensée. Plutôt mourir que de partager un jour un tel sort.
Cependant, le destin de ces artistes, dont certains étaient parfois de véritables virtuoses, montrait bien qu’on pouvait concilier l’art et une autre activité. Si la Reine faisait preuve d’assez de détermination, qualité dont je ne doutais pas qu’elle avait à revendre, elle parviendrait certainement à s’améliorer tout en ne négligeant pas ses fonctions de chef d’état. Du bout de l’index, je trace le contour de l’oiseau, commençant par le dessin sur lequel elle a exprimé ses incertitudes.
Je plonge une main dans les amples manches de mon Kimono et en tire une petite boîte sur le couvercle de laquelle sont gravés d’élégants motifs floraux. Le bois est patiné par l’âge et l’usage, et de petites – mais nombreuses – éraflures sont visibles à plusieurs endroits. Loin d’en diminuer la valeur, ces minuscules défauts rendent l’objet plus cher à mes yeux. Il a appartenu à mon maître. Les marques qu’il affiche sont comme les rides sur le visage d’un vieil homme, vénérables et chargées d’histoire. J’en ouvre le couvercle, dévoilant une douzaine de fusains parfaitement alignés et maintenus ensemble à l’aide de petites cordelettes en soies fixées au fond de la boîte. Après avoir libéré l’un des fusains de son écrin de tissu, je le tends respectueusement à la Reine, les mains en coupe, légèrement incliné.
Cette relation faisait un écho avec ses ressentis. Quelque part elle trouvait son discours magnifique ainsi que ses manières. Ses mains collées l'une contre l'autre se joignirent en attendant qu'il lui explique. L'explication fut courte, l'application fut rapide. D'autres auraient pâti de cette transition... La reine appréciait. S'il fallait retravailler les ombres, alors elle essaierait. Elle eut un moment d'hésitation en jetant un regard vers la boîte d'où était sorti ce fusain. L'artiste prenait dans ses ressources personnelles pour lui apprendre. Elle en était flattée. tout autant que lui, mais passons. Sa main tremblait un peu. Elle était persuadée de gâcher son dessin, voilà pourquoi sans doute ils finissaient tous inaboutis. Ses yeux se fermèrent sur son, hésitation, puis elle posa le fusain sans oser poursuivre de trajectoire. Elle finit par de nouveau regarder le peintre et procéder au léger contour de l'oiseau sans chercher à prolonger une ombre. Si la forme esquissée était par certains endroits mise en avant, elle en aurait sans doute que plus de panache... C'était un premier pas. Elle ne voyait pas quelle forme pourrait prendre cette ombre. Elle laisserait le soin à l'artiste de lui montrer. Elle souffla une fois le léger contour réalisé sur tout un côté de l'oiseau. La reine imaginait une lumière venant de la gauche et frappant l'animal comme un lever de soleil. C'était fou comme la réalisation des ombres pouvait situer les dessins... ou peut-être se prenait-elle tout simplement trop la tête pour un simple dessin...
" ... Les ombres ne sont pas faciles à réaliser.. Dois-je faire une espèce de forme double de cet oiseau....? Un dégradé... Je ne vois pas, je suis désolé... Pourtant c'est si basique. C'est commun. Je pense que c'est sans doute à force d'observation ou d'habitude, mais je bloque. Si vous pouviez m'aider à votre tour... "
La reine tendait le fusain comme une sorte de relai où elle sentait qu'elle se devait de passer la main non par manque de souffle mais par manque de pratique.
" Les ombres sont-elles les premières choses que vous ayez eu à maîtriser ? A vous entendre, vous avez vraiment dédié votre vie à l'art. C'est assez stupéfiant. J'aimerais bien entendre comment vous êtes devenu qui vous êtes. Les artistes ont, je le pense, un parcours bien à eux qui construit ce qu'ils sont... Du moins c'est ce que beaucoup imaginent..."
Ses doigts sont comme un pinceau autour desquels les miens sont venus s'enrouler, mais je ne me contente pas de les utiliser comme un simple instrument. Je veux laisser ses impulsions et ses inspirations la guider. Je veux que ce soit sa sensibilité, si différente de la mienne, qui s'exprime sur le papier. Ainsi, je me contente de calmer ses hésitations, de corriger les faux-pas de nature technique, de retravailler les ombres, la perspective et les points de fuite, sans jamais m'immiscer dans les problématiques de nature esthétique. En réalité, c'est moi le pinceau, et elle qui le tient. Je ne suis qu'un instrument à travers lequel elle doit s'exprimer.
Bientôt, un autre oiseau que celui qui couvrait auparavant la page prend son envol, mais c'est aussi le même oiseau. Un soleil naissant le frappe à l'est, sur sa gauche, et son aile qui bat pour le maintenir au dessus des nuages semble aussi s'être dressée pour le protéger de cette trop vive lumière qui l'enveloppe. Son bec est ouvert sur un chant qui semble doux et beau, bien qu'il ne puisse s'entendre de l'autre côté du dessin. Je ne ressens pas l'habituelle vibration qui m'appelle lorsque j'ai terminé une de mes oeuvre. J'aurais beau déployer toute mon énergie, je resterais incapable de lui insuffler la vie. Il s'agit de l'oeuvre de la Reine, pas d'une des miennes.
J'ôte ma main de celle de ma souveraine et recule de quelques pas. Puis, m'inclinant profondément dans la direction de la jeune femme, je présente des excuses qui j'aurais dû présenter il y a déjà plusieurs minutes.
La vérité est que je ne ressens pas vraiment de contrition par rapport à ce que j'ai fait. Mais un roturier comme moi n'est pas censé toucher de manière si désinvolte sa souveraine, même si l'intention sous-tendant ce contact est tout à fait innocente. Ainsi tourne ce monde et si je souhaite en faire partie suffisamment longtemps pour pouvoir continuer à exercer cette profession qui est aussi mon obsession, alors il faut que je porte le masque respectable des convenances sociales en plus de celui qui recouvre mon visage. Je lève légèrement la tête pour jauger l'expression de ma souveraine, en espérant qu'elle ne me jugera pas trop sévèrement. La conversation que nous avons me plaît sincèrement, et j'espère qu'elle n'y mettra pas un terme brutal en raison de mon faux-pas.
Afin d'illustrer par le geste ce que j'expose oralement, je tire un autre fusain de sa boîte et commence à tracer des lignes sur un autre morceau de papier.
Je repose un instant mon fusain et lève la tête de mon ouvrage pour regarder à nouveau la souveraine.
Ce jeu de dupe séduisit la reine qui s'y prêta. Elle se crut comme une grande artiste avec une envie bien plus franche de faire vivre son dessin. Si sa main hésitait en allant et venant sur un endroit, il l'encourageait comme s'il avait deviné ce qu'elle souhaitait faire. C'était si agréable de se sentir une autre. Elle n'était pas au bout de ses surprises, la magie n'était pas finie ; loin de là. L'oiseau si modeste s'était changé, il avait évolué avec des traits bien plus aboutis. On le croirait en mouvement tant le suggérait son bec ouvert prêt pour faire son récital. La reine relâchait progressivement le fusain tant elle avait envie de caresser cette création. Elle lui apparaissait irréelle, elle ne pouvait être identique à celle qu'elle avait produite. Une forte surprise se lisait sur son visage sans qu'aucune joie ne la trouble. La reine nageait en plein émerveillement. Comme un modeste serviteur, le peintre après avoir souligné la race de cet oiseau se recula pour obéir à la distance due à son rang. Sa voix trahissait une certaine confusion notamment due à son initiative.
" Ne vous en inquiétez pas... ce dessin est magnifique. S'agit-il bien du même que nous avions auparavant ? Il me semble bien plus vivant et .. réaliste. Même.... " Elle toucha enfin le point qu'elle trouvait le plus travaillé. Sous le cou du chantelune, une ombre avait été dessinée obéissant parfaitement à la texture si particulière des plumes. Un vrai régal pour les yeux. "Cette ombre juste sous son bec ouvert indique si joliment bien la profondeur de ses plumes. On aurait presque dit qu'il aurait pu prendre son envol.. Enfin... je suppose que tout ceci vous est familier... " s'excusa t-elle presque de s'être trop emballée.
L'artiste avait à peine daigné relever la tête pour la voir tant il se sentait fautif dans sa manière de procéder.
" Vous avez dit les mots justes, c'était une bien belle façon d'embellir ce dessin. J'ai eu l'impression d'être comme vous une grande artiste. Le fusain semblait si libre de ses mouvements...
Ce moment lui avait apporté beaucoup de calme et du calme, Lucy soit loué, elle en avait plus que besoin. C'était donc réellement une vraie respiration que ce moment lui apportait.
" J'imagine que pour réaliser des dessins, il faut exclure le doute et aller là où l'inspiration nous mère... ou quelque chose comme cela..." Elle tentait d'imaginer ce que c'était d'être un vrai artiste. Elle l'imaginait bien avec toujours une idée dans ses bagages et des images plein la tête. Son masque reflétait bien son envie d'ailleurs d'être différent, comme une sorte d'identité qui lui collait à la peau. Les lignes qu'il traçait semblaient si faciles et pourtant sa main n'avait aucun tremblement. Elle savait ce qu'elle faisait et où elle allait, chose que ne maîtrisait pas encore la reine à son grand désarroi.
" Je trouverai bien le temps d'y parvenir... vous savez, comme vous dites tout est une histoire de pratique et comme vous dites c'est une contrainte, mais le bonheur de créer n'est lui pas une corvée en soi. Si vous êtes à mes côtés, je pourrais peut-être toucher cette maîtrise que je cherche à obtenir."
Rien que pour avoir ce trait assuré, la reine ne se sentait plus. Elle imaginait déjà tous ces paysages qu'elle pourrait à sa guise créer. La création était à ses yeux la liberté la plus absolue. N'étant pas une grande voyageuse, elle s'était évadée en tenant de simples crayons.