Quelle idée a bien pu traverser la tête des membres de la Commission pour vouloir m’envoyer dans le trou du cul du Royaume ? Une bête inspection… Ils ne pouvaient pas envoyer un bureaucrate comme d’habitude ? Non, il fallait un Capitaine pour mettre la pression comme ils disent… Il faut bien dire que les précédents rapports d’inspection n’étaient pas très reluisants. Gardes mal équipés, mal entraînés et j’en passe… Cette mission aura au moins eu le bon côté de me permettre de passer un bon bout de temps avec Bridget et à mieux apprendre à la connaître. En arrivant hier, j’ai donné mes instructions au Capitaine en place afin qu’il mette un de ses lieutenants à ma disposition dès le lendemain. Autant finir rapidement cette inspection, ce que j’ai entrevue pour le moment ne me plait guère… Vêtue de mon armure de cuir, je descend dans la cour où est censé m’attendre le lieutenant Von Andrasil. La Forteresse en elle-même me semble bien entretenue mais les gardes que j’ai entrevue sur mon trajet ne m’ont pas semblé ni en bonne forme, ni bien équipés pour résister aux ardeurs de l’hiver montagnard… Avisant la femme lieutenant, je me plante devant elle et me présente.
Capitaine Métèria Dorago du Myrmidon du Soltice. Je suis ici en tant qu’inspectrice pour la Commission, pendant les prochains jours, vous êtes à ma disposition pour me guider et m’informer quelque soit ma demande. Des objections, Lieutenant ?
Je me montre volontairement ferme et froide, peut-être viendra un peu plus de chaleur si tout se passe bien entre elle et moi.
Celle-ci n'avait d'ailleurs pas mis longtemps avant de me retrouver au point de rendez-vous. Un petit brin de femme à la peau lisse, à la carrure plutôt svelte et toute en délicatesse, si ce n'était le ton de sa voix et ses aboiements. Je peinais déjà à la voir autrement que comme une fille à papa qui avait trouvé ses galons dans une pochette surprise.
« - Aucune, mon Capitaine. Pouvons-nous commencer ? »
Non, aucune objection et rien d'autre à ajouter. Il me tardait déjà d'en finir avec cet inventaire fastidieux et inutile, du moins pour les gaillards qui étaient sous ma supervision. Ceux-là étaient peut-être des fois un peu obtus, mais je les savais précautionneux et alertes, pas comme ceux qui ne dépendaient pas directement de moi. Je pouvais même être sûre que, des fois, les gringalets et la bleusaille des autres régiments remerciaient le Seigneur que je ne sois pas la Capitaine en poste ici-bas, même si j'étais clairement plus présente que celui qui me tenait lieu de responsable.
Pour commencer, j'accompagnais donc la blondinette aux écuries. Je connaissais bien les minots qui s'occupaient des chevaux et des box : deux jeunes recrues récemment passées sous mes ordres qui peinaient encore à se lever le matin, mais savaient bien s'occuper des bêtes. Ils figuraient parmi les rares unités de cavalerie que je commandais.
Conformément à la demande du Capitaine, les engagés Briscot et Feynar étaient sur place à changer l'eau des abreuvoirs. Tous deux se mirent au garde à vous, comme d'un seul homme, lorsque nous pénétrâmes le lieu.
« - Caporal Briscot, engagé Feynar, voici la Capitaine Dorago, présente pour l'inspection des troupes. Je compte sur vous pour la renseigner au mieux sur la tenue des écuries. »
Clairement, je sens que cette inspection va être d’un niveau d’ennui monumental… L’une comme l’autre, on a aucunement envie d’être là, ça nous gonfle toutes les deux mais il faut le faire. Même si je n’en montre rien, je suis amusée par cette lieutenant en boîte de conserve à l’image du Capitaine de la Royale. Je me demande si ça tient vraiment chaud dans la rigueur hivernale des montagnes… En l’absence d’objections de la part de la lieutenant, j'acquiesce à sa proposition de commencer l’inspection. Je la questionnerai plus tard, les troupes ne sont pas les seules à subir l’inspection, même elle en tant que Lieutenant va être évaluée et jugée. En premier lieu, je la laisse me guider vers les écuries. J’ai déjà visité une partie des lieux pour mettre mon cheval au repos en arrivant hier soir. Mais je n’ai pas eu l’occasion de rencontrer ceux qui s’occupent de l’entretien et des soins à apporter aux cheveux. A notre entrée, les deux gardes chargé de l’écurie se mettent au garde à vous. Le lieutenant me présente rapidement sans faire plus état des raisons exactes de ma présence en ces lieux.
Bonjour messieurs, repos. Comme vous l’a expliqué le lieutenant Von Andrasil, je suis ici pour réaliser une inspection globale de la garnison. Il s’agit de déterminer si la Forteresse est suffisamment doté en nombre de Garde affecté à sa garnison, en équipements mais aussi en termes financiers, si l’argent est utilisé à bon escient etc.
Expliquer les raisons de ma présence est un préalable nécessaire à mon sens, s’ils pensent que je suis ici pour sanctionner, je n’aurais aucune informations exploitables et le résultat de mon inspection sera forcément catastrophique et inutilisable.
J’aimerai avoir quelques informations concernant l’écurie. De combien de chevaux disposez-vous au total ? Combien de chevaux meurent durant l’année en moyenne ? Les stock de foin et autres nourritures sont-ils suffisant en cas de rupture des chaînes d’approvisionnement ?
Mes questions visent surtout à me tailler une image globale de la situation du fonctionnement de cette écurie. Une écurie où les stocks sont insuffisants pourrait dénoter un mauvais usage des fonds alloués à l’achat du foin ou une mauvaise négociation.
Au niveau de la gestion de l’écurie, vous êtes combien pour assurer le fonctionnement de tout cela ?
Rien de bien folichon comme question mais je tiens à avoir ses informations avant de faire un tour plus poussé dans l’écurie.
« - Répondez au Capitaine, Briscot.
- Bien m'dame, oui m'dame. Notre bataillon possède cinq chevaux pour les patrouilles : Brin d'or, Fripouille, Réno, Mercedes et Baliste qui ne devrait pas tarder à mettre bas. Les autres chevaux sont sous la responsabilité de la Garde Forestière et servent essentiellement à fournir des montures fraiches lorsque les cavaliers font étape à la Forteresse... »
Certes, il n'était pas dans mon obligation de détailler les ressources des autres bataillons, mais en l'absence du Capitaine de la Forteresse je devais faire office d'éminence hiérarchique et ce genre de procédés administratifs m'incombait à présent. Je soupirai toutefois, prenant la parole suite au mutisme du caporal dont les chiffres semblaient lui échapper.
« - Vingt-cinq destriers sont en permanence apprêtés chaque matin puis dessellés chaque soir, dans l'hypothèse où la Garde Forestière en ferait la réquisition. C'est une décision qui émane du Capitaine. Notre bataillon n'a pas perdu une seule monture depuis l'année dernière, toutefois les patrouilles forestières ont déjà causé la perte de six chevaux depuis l'hiver. Vous pouvez poursuivre, Briscot.
- Oui m'dame. C'était quoi déjà... Ah oui le foin ! Nos réserves n'ont pratiquement pas dégorgé depuis l'été ; tout va bien à ce niveau-là, les bêtes sont correctement nourries. »
Voilà pour toutes les questions d'inventaire. Maintenant venaient les décisions d'effectifs et à nouveau je prenais la main, car il n'appartenait pas à mes gaillards de répondre :
« - Ces deux jeunes recrues s'occupent de l'écurie à plein temps. Ce sont de braves gars qui font attention aux bêtes. De temps en temps, ils sont assistés par des hommes de la Garde Forestière. »
Je marquai un temps d'arrêt, réfléchissant à d'éventuelles questions restantes ou remarques : il n'y en avait aucune. Nous avions fait le tour de l'écurie tout en parlant et le Capitaine ne semblait pas avoir grand chose à redire non plus. Par mesure de sûreté, je m'intéressais au contentement de cette dernière pour rapidement plier cette étape et passer à la suite :
« - Vous voilà éclairée au sujet des écuries ; si vous avez d'autres questions je vous aiguillerai volontiers tandis que nous progresserons en direction de l'armurerie. Tout porte à croire que votre venue est motivée par la gestion de nos stocks avant tout, il ne s'agirait pas que des armes ou des armures payées avec l'argent du Roi se volatilisent mystérieusement n'est-ce-pas ? »
J'arborais un sourire en coin, même s'il n'y avait normalement rien à reprocher. Sauf erreur de ma part.
Attentive à chaque mots prononcés lors de la conversation, je prend mes notes sur le parchemin bas de gamme que j’ai emporté avec moi depuis la Capitale. Je note en premier lieu le regard des deux gardes vers leur supérieure hiérarchique alors que je m’adresse directement à eux. Pour le moment, cela ne signifie rien mais peut-être que j’en découvrirais plus durant le reste de mon inspection. Je prend bonne note des informations chiffrées et précises qui me sont fournies concernant la gestion des animaux par le bataillon du lieutenant Von Andrasil mais aussi des autres bataillons. Pendant l’échange, je prend le temps de faire un tour de l’écurie inspectant le matériel d’entretien comme les quelques brides pendues à leur crochet. Revenues à l’entrée de l’écurie, je remercie les deux gardes m’ayant fournis les informations demandée. Avant de quitter l’écurie, la lieutenant s'enquiert de ma satisfaction tout en émettant une hypothèse sur les raisons de ma visite. Croire que ma venue est motivée par la surveillance de l’aspect purement pécunier de la gestion du régiment me fait sourire.
Détrompez-vous Lieutenant, l’utilisation des fonds alloué par la couronne n’est qu’une infime fraction des choses qui sont inspectées et évaluées dans le cadre de ma visite. Je voudrais que l’on revienne sur le cas des six chevaux de la Garde Forestière qui sont mort durant l’année. Vous pouvez m’en dire plus ?
J’emboite le pas à la femme pour nous diriger vers l’armurerie, nous pouvons très bien discuter tout en marchant. Arrivant devant l’armurerie, j’avise un bouclier abandonné sur le côté de la porte. Je l’attrape sans laisser le temps à la lieutenant de le faire avant et l’inspecte avant de l’interroger.
Cela est courant de laisser du matériel en bon état s’abimer à l’extérieur ?
Le bois est humide, et le métal présente des traces de rouilles, il n’est clairement pas là depuis quelques minutes...
Ma réponse laisssée en suspens, je hochai les épaules en signe d'impuissance. Pour le coup, il ne s'agissait d'aucune forme de mauvaise foi, mais bien d'un manque de connaissance qui n'imputait pas à mes responsabilités. Je continuai donc ma mission, traversant la cour qui séparait l'écurie et l'armurerie pour finalement arriver à deux pas de la porte. Cependant un élément du décors eut tôt fait d'attirer l'attention de la blonde : celle-ci venait vraisemblablement de trouver un grain de raisin dans sa semoule et je voyais bien que ça la préoccupait. Ou plutôt qu'elle semblait ravie d'avoir enfin pu mettre un doigt là où ça faisait mal... pensait-elle.
« - Vous n'avez jamais vu de bouclier d'entrainement ? » ironisai-je, avant de pointer du doigt une épée en bois qui gisait à proximité, légèrement cachée par les feuilles d'un rosier qui poussait au-dessus. « Un des hommes a dû l'oublier là cependant, mais je crois que vous devriez requalifier ce que vous nommez « bon matériel ». Attendez, je vais vous montrer... »
Le sourire en coin, je poussai la porte de l'armurerie dans laquelle se trouvait l'un de mes petits polissons. Ce-dernier avait été piocher dans les réserves de nourriture la nuit dernière et je n'avais trouvé meilleure punition que de l'obliger à frotter et polir les armures de la réserve jusqu'à ce qu'elles soient toutes rutilantes pour l'occasion.
« - Première classe Donte, voici le Capitaine Dorago, venue réaliser l'inspection prévue pour aujourd'hui. Capitaine Dorago, l'engagé Donte est aujourd'hui de corvée dans l'armurerie. »
Même si la pièce n'était pas impeccablement époussetée, le matériel était, lui, correctement entreposé et effectivement les plates étaient propres et graissées en vue d'une utilisation future. Il était vrai, toutefois, que nous n'étions pas des acharnés en matière de propreté et je fus moi-même surprise en voyant à quel point l'endroit semblait correctement tenu.
Je laissai ma supérieure faire le tour et inspecter ce que bon lui semblait, persuadée qu'elle trouverait encore à redire. Et lorsqu'elle revint vers moi, je lui demandai classiquement :
« - Vous avez des questions, mon Capitaine ? »
A ma précédente affectation, l’entretien de notre matériel était l’affaire de chacun. Que cela soit du matériel d'entraînement, du matériel commun, chacun a la responsabilité de le tenir dans un état impeccable, une armure gorgée de sel est une armure bonne pour la poubelle. Cela me peine de voir du matériel ainsi maltraité même s’il s’agit de matériel d'entraînement. Encore plus de voir avec quelle désinvolture elle prend un tel manque de sérieux.
Si vos hommes traitent aussi bien leur dotation que le matériel d’entrainement, je me pose des questions concernant le sérieux de ces Gardes.
Une arme bien aiguisée, une armure bien entretenue est certainement le meilleur moyen pour eux de survivre aux monstres qui menace régulièrement de passer le gouffre. Tout comme nos tridents et nos armures de cuirs nous permettent de protéger la Ville Aquatique. Ne relevant pas le ton de la jeune femme, je ramasse l’épée en bois. Elle aussi est gorgée d’eau… Du matériel qui va certainement finir au feu une fois sec. Je soupire en entrant dans l’armurerie à la suite de la lieutenant. Je salue le Garde qui s’affaire dans l’armurerie relevant qu’il est de corvé, donc sanctionner. Je m’avance entre les supports et autres présentoirs pour me rendre compte de l’état et de la quantité de matériel disponible pour la garnison. Les armures semblent bien entretenue, le Garde les a graissées récemment de toute façon, difficile alors de se rendre compte d’un manque d’entretien. J’évalue rapidement le nombre d’épée, de projectiles pour les arcs et arbalètes. Revenant vers la lieutenant, je l’interroge sur quelques points de matériel et organisationnel.
Combien de vos Gardes peuvent être équipé d’armures intégrale en cas de nécessité ? Comment est organisé la gestion de l’armurerie et des dotations de chaque Garde ?
Je m’interroge surtout de la présence d’un forgeron capable de réparer le matériel trop endommagé pour que les Gardes se chargent eux-mêmes des réparations. Dans l’ensemble, l’armurerie me semble plutôt bien tenue si ce n’est un manque de sérieux dans l’entretien du matériel d’entraînement des Garde à vérifier. Je me plante devant la lieutenant attendant mes réponses. Je commence à comprendre pourquoi le Capitaine m’a envoyé cette jeune femme pour me guider dans l’inspection. Elle me semble droite mais nous n’avons pas la même vision de la gestion d’un régiment.
Parlons un peu de vous Lieutenant Von Andrasil. Depuis combien de temps êtes-vous affectée à Forteresse ? Même question concernant votre position de lieutenant ? Quels sont les demandes que vous formuleriez à la Commission si l’on vous interrogez ?
Prenons le pouls du côté de ce côté du royaume. C’est important de savoir aussi comment ils entrevoit la relation entre la Capitale et eux.
« - Tous les gardes peuvent être équipés Capitaine Dorago, nous possédons de plus un surplus stratégique dans l'hypothèse où la Forteresse devrait abriter d'autres bataillon. Vous imaginez bien que la gestion des stocks est primordiale, étant donné les responsabilités du régiment. »
Pour qui nous prenait-elle, décidément, cette jeune pousse venue de la Capitale ? Mes joues me chauffaient de lui dire mes quatre vérités, lorsqu'elle suspectait que l'on n'était pas conscients du nécessaire pour assurer la bonne tenue de la garnison. Elle ne savait pas ce que c'était de combattre le froid ici, de se serrer les coudes face au menaces au Poste-Frontière et de jouer avec sa vie chaque jour, lorsqu'une mission de chasse était lancée.
Ici les monstres étaient différents de ceux des autres régions et je le savais, j'avais commis la même erreur de sous-estimer le Blizzard en arrivant car mon expérience lors de mon affectation à la Capitale m'avait laissé penser qu'il n'y avait pas de réelle différence. Je m'étais trompée et j'avais failli en payer le prix à ma première mission.
Ravalant mon fiel après un moment d'égarement et car l'interruption commençait à se faire remarquer, je continuai :
« - Comme pour l'écurie, la gestion de l'armurerie revient à deux unités tournantes par semaine. À chaque sortie, nous faisons le compte de ce qu'un Garde doit porter en fonction de la dangerosité de la mission ou du déplacement... »
Plantée devant moi, l'officière m'observait à présent. Yeux dans les yeux, elle me dévoila sa question suivante qui ne portait plus sur l'inventaire, à proprement parler, mais sur moi. Je n'étais nullement déstabilisée par ce soudain interrogatoire, je m'imaginais bien que ça finirait par éclater à un moment ou à un autre.
« - J'ai été affectée au Corps des Ours en 997, en remplacement de la Lieutenante Alnilnam, peu après la mutation du Capitaine Al Rakija. Voilà une dizaine d'années maintenant que j'officie au titre de Lieutenant et je n'ai aucune demande à formuler à ces impotents de la Commission, ceux-là trop bien assis derrière leur bureau à juger les braves soldats, » conclus-je, tout en approchant le visage de celle qui semblait me toiser à présent, du moins c'était ce que je percevais, peut-être à tort.
J'en étais restée au plus simple, n'ayant aucune raison d'être entièrement sincère avec une personne à qui je ne pouvais faire confiance. Malgré cela, mon visage et mon animosité à l'égard des strates décisionnaires de la Garde me trahissaient.
« - Mais sachez qu'ici le grade importe moins que la fraternité et l'abnégation, c'est cela qui joue sur la confiance qu'un subalterne accorde à son supérieur. Mes hommes me respectent car je les respecte en retour, sans jugement de valeur. Peut-être ne sont-ce pas là vos règles, mais ce sont celles de la Forteresse et si vous voulez en savoir plus sur moi autrement qu'en lisant mes dossiers, je vais avoir besoin d'en savoir plus sur vous, Capitaine. »
Circulant entre les armures et les stocks d'armes, je grimace à sa réponse concernant le matériel. Cela l'agace de devoir assurer cette mission à la place de son Capitaine, j'en suis certaine. Mais ainsi va la vie de Lieutenant, on gère de multiples choses dont des missions peu intéressantes.
Parfait, je vois que vous êtes bien préparé. Cela fait plaisir de voir une armurerie bien tenue.
Me plantant devant elle, je l'interroge concernant son propre avis concernant la relation entre Forteresse et la Commission de la Garde. Ce n'est pas une question purement rhétorique, le lien entre les deux entités est primordiale pour le bon fonctionnement du régiment local. C'est la Commission qui gère les dotations matérielles et financières des régiments. L'absence de communication entre les deux, c'est un problème majeur auquel il faut remédier au plus vite. Avec ce que m'a expliqué Bridget durant notre trajet, je comprend une partie du problème. Reste à cibler la seconde partie. La réponse qu'elle me donne est clair comme de l'eau de roche… Il y a clairement un défaut de confiance entre la chaîne de commandement et la Commission.
Je vois, Lieutenant.
Elle se rapproche de moi se voulant certainement effrayante. Tout ce que je vois, c'est une personne qui a du mal avec l'autorité et les grades supérieurs au sien. Son laïus sur la façon de vivre dans ce régiment me fait sourire. Je comprend mieux maintenant le problème. Le problème, c'est que je met le nez dans ses affaires sans la légitimité qu'elle attend elle.
Vous voulez en savoir plus sur moi, Lieutenant ? Vraiment ?
Je plaque mon calepin sur un établi qui traîne à côté de moi.
Parfait ! Vous pensez donc que votre régiment est le seul à faire face aux pires monstres du Royaume ? Et bien, je vais vous apprendre une chose, vous n'êtes pas les seuls. J'ai passée de nombreuses années à la Brigaderie de la Ville Aquatique. Vous avez les Behemoth, Fenrir et autres, nous avons les Léviathan, les Karthogan et leurs petits copains. Vous avez le froid et la neige, nous avons le froid et l'impossibilité de respirer sous l'eau.
Peut-être que la vie ici est plus rude mais ils affrontent ces monstres en se tenant sur leurs pieds. A la ville Aquatique, l'eau est l'élément des monstres, pas le nôtre.
Vos hommes vous obéissent parce qu'ils respectent vos faits d'armes mais est-ce qu'il vous respectent pour ce que vous faites pour eux Lieutenant Von Andrasil ? Pour eux, il est important de communiquer avec la Commission.
Considéré la Commission comme un ennemi n'est certainement pas la meilleure chose à faire pour le bien des Gardes du régiment. Tournant le dos à la lieutenant, je récupère mon calepin et me dirige vers la porte de l'armurerie.
À présent la Capitaine était montée sur ses grands chevaux. Je ne savais pas si elle lisait en moi comme dans un livre ouvert, mais elle se sentait visiblement piquée que je pense d'elle une simple parvenue, qui n'avait jamais affronté les dangers. Oh, j'avais roulé ma bosse, je connaissais les monstres que l'on pouvait trouver en mer, j'y avais fait quelques missions lorsque j'étais volante entre les différents régiments. Certaines des choses qu'elle disait me faisaient alors écho, et c'était comme si elle annulait purement et simplement notre différence d'âge, qui était aussi certainement notre différence d'expérience.
C'était bien, je savais.
Je n'appréciais toutefois pas ses allusions quand il s'agissait du respect que mes hommes avaient envers moi. Je réprimais un rire nerveux, car c'était au final comme si Dorago ne m'avait pas écoutée depuis le début, alors que la question venait d'elle. Je l'avais dit pourtant, que les valeurs qui prônaient étaient la fraternité et l'abnégation, pas de ridicules faits d'armes. Croyait-elle que l'on criait sur tous le toits ses victoires ici ? C'était le meilleur moyen de se casser le nez.
J'exultais enfin lorsqu'elle semblait quitter la pièce, fière de son laïus, n'attendant pas de réponse. Voilà qui était parfaitement en adéquation avec mon désir d'en finir le plus vite possible.
Alors que je sortais à sa suite, contenant ma rage face à un officier pour lequel je n'aurais jamais pu travailler, une fillette qui avait certes un passif mais ne semblait se définir que par ses exploits personnels et son grade, je demandai toutefois :
« - Y a-t-il quelque chose d'autre que vous souhaitez inspecter, Capitaine Dorago ? »
Dans le fond, ce qui devait la frustrer le plus finalement et ce que je me disais alors, c'était que le Capitaine Ulricht n'avait pas de temps à lui accorder et m'avait envoyé à sa place. Même si c'était devenu quotidien de le voir me déléguer ainsi ses tâches, à présent.
Elle m’a fait sortir de mes gonds cette femme… J’ai la nette impression qu’elle me met dans le même panier que les membres de la Commission qui, je lui accorde, sont bien loin des préoccupations des simples gardes. Si elle ne me connait pas, j’ai eu tout loisir de consulter son dossier interne. Elle est à peine plus âgée que moi et ses frasques ne sont pas sans me rappeler ma propre lieutenant. Mais Bridget n’a jamais fait preuve d’une telle animosité à mon égard lorsque je suis arrivée à la tête du régiment. Peut-être est-ce juste à cause de l’inspection que je réalise ici… Dans tous les cas, même si pour le moment, tout est plutôt en ordre, je sens que cette inspection va être humainement compliquée. A son interrogation, je lui demande de réunir les membres de son bataillon.
Pas bien loin Lieutenant. Pouvez-vous rassembler les membres de votre bataillon disponible pour une revue des troupes ?
Ce n’est pas spécialement prévu dans l’inspection mais cela me semble un passage obligatoire. Cela implique tout le monde dans cette inspection, c’est une bonne chose à mon sens.
En attendant, je vais me promener ça et là.
J’ai envie de pouvoir tourner dans Forteresse et questionner divers Gardes sans avoir un Gradé local sur le dos. C’est toujours mieux quand on veut avoir les vraies réponses. Je m’éloigne de Elina pour la laisser battre le rappel des membres de son bataillon. Une belle façon de montrer leur efficacité.
« - Caporal Briscot. »
J'étais revenue à l'écurie où se trouvait le responsable des écuries et son partenaire. En m'entendant l'appeler de façon aussi formelle, l'homme se mit immédiatement au garde-à-vous, lâchant la fourche avec laquelle il déblayait le crottin dans les box.
« - Faites passer l'ordre aux hommes inactifs de se réunir dans la cour intérieure. Le Capitaine Dorago demande une inspection des troupes. »
L'air surpris du jeunot passa rapidement à un regard interrogateur. Il était vrai que la demande était étrange, car personne n'avait été au courant d'un tel exercice et ceux en permission avaient autre chose à faire de leur temps libre. Mais peu importe, j'avais assez soupé de la logique administrative de la blonde.
Certaine que le Caporal faisait son travail, je rejoignis d'autres officiers disséminés partout dans Forteresse et passai le message de façon similaire. En l'espace d'une demi-heure, une centaine d'hommes du bataillon étaient regroupés au point de rendez-vous. Toisant la foule, je demandai un peu d'ordre :
« - Soldats, au garde-à-vous pour l'inspection ! »
Aussitôt, tous s'immobilisèrent, bien droits, dans des rangées rectilignes que les différents officiers veillaient à bien maintenir. Je zieutai alors les environs, à la recherche de la tignasse jaune de ma supérieure.
Après un rapide tour dans le bâtiment pour échanger quelques mots avec les divers personnes assurant la vie à Forteresse, je rejoint les remparts. Du haut des remparts, j’observe l’effervescence qu’à déclencher ma demande. Cela court dans tous les sens, certains arrivent même dans la cour en courant et essayant d’enfiler des tenues correctes pour une revue des troupes. Au moins elle a eu la jugeotte de ne pas convoquer les Gardes qui assurent un service essentiel à la sécurité de Forteresse. Je l’observe donner ses ordres pour que ses subordonnés se mettent au garde à vous. Je calcule rapidement le temps qu’il a fallu pour réunir ces hommes qui étaient de repos en regardant le soleil. Une demi-heure, c’est pas mal pour un rassemblement d’urgence en cas d’imprévu. Voyant que la lieutenant me cherche, je descend de mon perchoir en prenant mon temps histoire de mettre mes observations préliminaires au propre.
Sortant dans la cour, je rejoint le lieutenant Von Andrasil. Je m’immobilise à ses côtés et fixe les Gardes en silence. Certains ont pensés à prendre leurs armes, d’autres non. Me tournant vers le lieutenant, je la remercie.
Lieutenant Von Andrasil, cela a été un plaisir d’échanger avec vous au cours de cette inspection. Je vais vous demander de quitter la cour afin que je puisse discuter avec vos hommes. Vous comprendrez aisément pourquoi je souhaite échanger avec eux en votre absence. Cela ne durera pas longtemps, vos hommes pourront rapidement retourner à leur repos.
J’ai une nette préférence à parler aux gens en l’absence des supérieurs. On en apprend beaucoup plus dans ses conditions comme juste un peu plus tôt en discutant avec une jeune cuisinière. Attendant qu’Elina quitte le secteur, je me rapproche des soldats encore au garde à vous. Je prend le temps de me présenter et d’expliquer les raisons de ma présence ainsi que de la leur. Autorisant ses Gardes qui devraient être occupés à leurs propres activités à prendre une posture moins formelle, je commence à leur poser diverses questions. Leur vie à Forteresse, leurs activités de Garde, la gestion des services, les difficultés rencontrés, beaucoup de choses que l’on ne peut tirer qu’en interrogeant les Gardes qui vivent le terrain en permanence. Je ne retient pas les Gardes longtemps à peine une demi-heure. Cela suffira pour le bataillon du lieutenant Von Andrasil, demain, j’irai voir le bataillon de la Garde Forestière. Mais pour l’heure, il est temps de descendre prendre la température dans le bourg...
Tandis que je retrouvais le calme de ma chambre, je réfléchissais à l'étrangeté de cette situation, à cette journée riche en émotions. J'avais eu le sentiment d'être traînée de force à la Capitale, à nouveau, que l'on m'avait forcée à rendre des comptes. Une étrange impression de déjà-vu dans cette prise de bec avec l'officier, peut-être était-ce pour cela que l'on m'avait envoyée ici, avec les fortes têtes. Peut-être avais-je même échappé de peu à l'affectation au Poste-Frontière où finissaient les forçats reconvertis au terme d'années de labeur.
Dans tous les cas, je savais mon office terminé à présent. Le Capitaine Dorago avait fait le tour, je l'avais vue ordonner la démobilisation du bataillon et quitter la cour intérieure pour rejoindre le Bourg. Du haut de ma fenêtre, j'avais guetté sa disparition comme une sentinelle observe l'horizon, à l'affut de l'ennemi.
Non, ces inspections n'étaient pas néfastes, au contraire. Les seuls ressentiments étaient les miens et peut-être ceux de la Capitaine, d'être tombée sur une sous-officière aussi forcenée. Un autre aurait probablement fait le même travail sans broncher, mais aurait-il seulement compris que le plus important était la confiance qu'un homme accorde à un autre et non pas ses obligations vis à vis du grade ?
C'était ainsi que l'on raisonnait ici. Que je raisonnais du moins et cet enseignement que j'essayais de tirer. En temps de guerre, un Lieutenant pouvait bien donner sa vie pour un de ses hommes et vice-versa ; les galons et les épaulettes n'avaient plus de sens lorsqu'il était question de devoir entre frères d'armes. Le garde sauvé aujourd'hui serait le Lieutenant de demain et le cycle continuerait. Tant que serait préservée la confiance entre les jeunes esprits et les plus anciens.
Ainsi fonctionnions-nous à Forteresse et peut-être, dans son inspection, le Capitaine l'avait-il manqué. À vrai dire, ce n'est pas quelque chose que l'on évalue avec des formulaires et des cases à remplir ; cela des officiers comme les Capitaine Lomar et Al Rakija l'avaient bien compris.
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