Tu pars sans dire au revoir, Theldj ?
Nehla soupira et tourna la tête vers son frère.
Au revoir, Theldj.
Sans même s’en rendre compte, elle avait arboré ce même sourire affiché sur le visage de son frère, elle tourna la poignée de la porte et la referma rapidement sur elle. La jeune Garde passa la bandoulière du petit sac sur son épaule, attrapa sa lance et son bouclier posés contre le mur de la maison et entreprit son voyage vers la Forteresse.
Elle avait étudié le trajet, mais son frère avait tout de même glissé une carte dans sa besace, et des vivres pour quelques jours, au cas où l’envie lui prenait de ne pas s’arrêter en chemin. La jeune femme marchait d’un bon pas, déterminée à arriver à destination en moins de quinze jours, prête à marcher nuit et jour s’il le fallait. Son affectation l’attendait, il était hors de question pour elle de se faire désirer.
Pleine d’une nouvelle énergie face aux aventures que lui promettait sa nouvelle caserne, elle marcha sans relâche pendant quatre jours, s’arrêtant de temps à autre pour dormir un peu lorsqu’elle trouvait un endroit sécurisé. Malgré toute sa bonne volonté, elle se décida à camper la nuit du cinquième jour. Elle improvisa une sorte de tente en accrochant une couverture à un arbre, sa lance lui permettant d’avoir un autre point d’accroche. Après plusieurs tentatives et de longues heures de chasse, elle réussit à capturer un oiseau et profita de la bienveillance de son frère, qui avait prévu dans son paquetage de quoi faire du feu pour faire rôtir le pauvre volatile. Soucieuse de ne manquer de rien, Nehla se contenta d’une petite portion de ce maigre repas, gardant le reste pour plus tard.
À une heure avancée de la soirée, la Grande Forêt devint soudainement très calme, les températures baissèrent rapidement et une légère brume s’installa entre les arbres. Cet environnement qui pouvait paraître hostile pour beaucoup des citoyens du royaume était plutôt plaisant pour Nehla, qui s’endormit bien vite, utilisant son sac comme oreiller et sa cape pour se couvrir un peu. Elle fut réveillée par le chant des oiseaux, annonçant le lever du soleil. Sans beaucoup de cérémonie, Nehla avala quelques morceaux de viande séchée et replia sa tente de fortune avant de se remettre en route. Nehla s’arrêta en cours de route pour remplir ses gourdes désormais vides et continua sa marche à travers la forêt.
Comme à son départ, elle marcha à nouveau sans relâche pendant quatre jours, avant de bivouaquer pour la nuit du dixième jour de voyage. Elle remerciait intérieurement son père de les avoir entraîné, elle et son frère, aussi durement pour affronter ce genre de périples, et remerciait également ses instructeurs qui avaient été assez durs avec elle pour qu’elle soit plus forte pour affronter toutes les épreuves qu’elle pouvait rencontrer dans sa vie de Garde.
Grâce à ses efforts, elle arriva à la Forteresse avec près de trois jours d’avance, même si elle aurait pu faire mieux, cette première victoire la rendait fière d’elle. Nehla arriva donc en milieu de journée et se présenta au poste avancé, avant de traverser le village pour arriver aux portes du régiment.
L’un des gardes l’interpella, lui demandant de décliner son identité et l’objet de son arrivée. Nehla jeta un œil rapide à ce potentiel nouveau frère d’arme avant de planter sa lance dans la terre :
Theldj. Nouvelle affectation, je viens de La Capitale.
Le garde en question hocha la tête avant de la conduire à l’intérieur du régiment, là où l’attendrait sûrement son Capitaine.
Je passai les portes du couloir menant à la salle des Hautes Instances, là où étaient discutées les avancées prévues au sein de la Forteresse chaque semaine. Le Capitaine tenait rigoureusement à ce que ces réunions soient maintenues, même quand il n'y avait rien à dire, et l'arrivée d'une nouvelle recrue était une véritable bénédiction : grâce à elle, j'avais pu m'esquiver prestement du point plan-plan annoncé par l'ordre du jour pratiquement vide. Parfait.
« - Et avec trois jours d'avance, mon Lieutenant. »
Je hochai la tête, le regard sévère pour masquer mon expression légèrement interloquée. Généralement les gens affectés à la Forteresse s'y rendaient à reculons, freinant des quatre fers pour ne pas passer l'enceinte extérieure. Ah, nous avions soit à faire à une zelote, soit à une unité véritablement motivée. Peut-être ne savait-elle vraiment pas ce qui l'attendait ici ?
Le messager me précédait dans les escaliers menant au étages inférieurs et il eut à peine le temps de m'annoncer lorsque j'arrivai au hall à sa suite, à peine essoufflée. Il fallait dire qu'à l'intérieur du bâtiment, je laissai volontiers Panoplie au porte manteau pour arborer mon sempiternel plastron en cuir bouilli gravé de l'emblème des Von Andrasil. Suite à mes dernières missions en sa possession, j'avais fini par l'apprécier plus que de raison, car malgré sa légèreté il couvrait moins bien que les lattes en acier.
La jeune recrue attendait près de l'entrée, avisant l'une des tapisseries murales avec un air circonspect. C'était l’œuvre la plus récente de celles qui avaient été exposées : elle racontait l'histoire de la bataille finale qui avait permis d'écraser la Coalition des Bandits. L'ancien Capitale Lomar était d'ailleurs plusieurs fois à l'honneur dans les illustrations et, la voyant s'attarder sur le personnage, j'intervins sobrement :
« - Le Capitaine Argosh Lomar , l'un des meilleurs officiers que la Garde a pu compter dans ses rangs. Nous continuons à apprendre de ses enseignements, même après sa mort. »
Sans sursauter pour autant, la soldate fit toutefois volte-face pour découvrir son interlocutrice, me permettant pour la première fois de découvrir son visage marqué de traces rouges ; des tâches de naissance et des cicatrices généralement, mais je n'écartais pas aussi quelques peintures volontaires. Elle n'était pas en uniforme et voyageait léger, visiblement.
« - Lieutenante Von Andrasil ; on m'a informée de votre arrivée. Ce n'est pas tous les jours que nous accueillons du sang neuf. Vous semblez avoir fait un long voyage et à pieds, à ce qu'on dit. Peut-être serait-il sage de vous indiquer vos quartiers avant plus ample discussion, histoire que vous puissiez déposer vos bagages et profiter d'un peu d'eau chaude et de savon ? »
Il était rare que je sois autant aux petits soins avec les nouveaux, toutefois j'appréciai l'enthousiasme dont avait fait preuve la petite et je me reconnaissais quelques peu dans son regard farouche.
Lorsque son hôte se présenta, Nehla avait posé son bouclier à ses pieds, il tenait en équilibre précaire contre la jambe de la jeune femme, saluant son supérieur comme en bonne et due forme :
Theldj, Nehla Theldj, Mon Lieutenant. Merci pour votre explication et de votre venue. Navrée d’avoir bousculé votre emploi du temps, Mon Lieutenant.
Nehla se tenait droite comme un roc, elle avait bien vu les yeux de son supérieur glisser sur ses cicatrices mais ne releva pas, comme habituellement, d’autant que le Lieutenant Von Adrasil était également affublée d’une cicatrice sur le visage. La jeune femme se pencha tout de même légèrement pour récupérer son boucler avant qu’il ne tombe dans un fracas à réveiller les morts et hocha la tête doucement.
Ce n’est pas tant que le voyage a été long, Mon Lieutenant, mais ma présence sera sûrement moins remarquée une fois lavée. Les commodités n’ont pas été ma priorité ces derniers jours, il ne fallait pas vous faire attendre.
Le regard de la jeune femme était assez froid, comme souvent, et aucune émotion ne filtrait sur son visage. Elle devait pourtant avouer qu’elle était épuisée par ce voyage, Nehla avait puisé dans toutes ses ressources et poussé son potentiel presque à son maximum. Si la jeune Garde voulait être efficace dans son travail, un peu de repos était plus que nécessaire.
Je n’ai pas d’autres affaires avec moi, Mon Lieutenant. Si vous voulez bien m’indiquer le chemin, je pourrais vous libérer.
Nehla rajusta la bandoulière de son sac sur épaule, prête à suivre son supérieur ou à se faire indiquer le chemin vers sa nouvelle chambre.
J'accompagnai en silence la dénommée Nehla jusqu'à ses quartiers, voyageant dans les nombreux couloirs de la Citadelle, montant plusieurs étages jusqu'à enfin lui trouver une chambre de libre. Au moins ici, contrairement à la Caserne, la Garde ne manquait pas d'espace et pouvait se targuer de fournir des appartements assez vastes, bien que rustiques et froids lorsque les pièces n'étaient pas soigneusement chauffées.
Ce fut le cas de ce logement qui libéra une intense vague de froid sitôt que la porte fut poussée. C'était une pièce assez classique et mes propres appartements n'avaient pas grand chose de différent, si ce n'étaient les meubles de meilleure facture et le feu de cheminée qui m'assurait de ne pas geler durant la nuit.
« - Votre première nuit risque d'être assez désagréable, croyez-moi, mais on se fait aux températures à la longue. Je vous conseille d'allumer un feu en premier, vous gagnerez de précieux degrés qui vous éviteront de finir en glaçon d'ici demain. »
Je me gardai aussi d'évoquer la dureté et la rugosité des couvertures lorsque celles-ci étaient solidifiées par le froid. Reculant d'un pas, laissant l'opportunité à la jeune femme d'entrer dans la chambre et d'y poser ses affaires, j'indiquai enfin une des informations les plus cruciales:
« - Comme à la Caserne, les salles d'eau et les cabinets d'aisance se trouvent au bout de chaque couloir. Et par chance, même s'il fait froid de par chez nous, au moins nous ne manquons pas d'eau chaude. »
Non pas que l'eau était chauffée de façon assidue, mais nous bénéficions en réalité du produit des sources chaudes qui était acheminé dans les canalisations de Forteresse à partir des thermes. Me préparant finalement à prendre congé de la jeune femme, je lui donnai rendez-vous pour le lendemain, bien qu'aucun ordre ne m'avait été donné à ce sujet.
« - Tant que votre place n'aura pas été définie par le Capitaine au sein du Régiment, vous serez affectée à mon bataillon. J'escompte donc vous voir demain, aux aurores, dans la cour intérieur, pour débuter l'entraînement, »
Concluant la conversation sur ces entrefaites, je tournai alors les talons pour rejoindre l'assommante réunion à laquelle j'avais réussi à me soustraire tantôt.
Elle écouta attentivement le Lieutenant Von Adrasil et la remercia avant qu’elle ne s’éclipse.
Merci mon Lieutenant, c’est bien noté. À demain donc.
Une fois son supérieur partie, Nehla ferma la porte et entreprit de déballer ses affaires. Elle alluma un feu, suivant les conseils reçus plus tôt, et défit le lit pour aérer la literie. Elle déplaça une chaise pour y poser la couverture et l’approcher du feu, afin de la réchauffer un peu. Les yeux de la jeune femme détaillèrent rapidement la pièce, puis se posèrent vers la fenêtre. Son regard se promena sur les environs, elle allait probablement connaitre les lieux comme sa poche dans peu de temps, et avait hâte de voir ce qui l’attendait.
La nuit allait tomber bientôt, ses nouveaux camarades allaient probablement rejoindre leurs quartiers et les douches seraient potentiellement prises d’assaut. La jeune femme attrapa un grand drap de bain et un savon avant de se rendre dans la salle d’eau de son couloir. Elle profita d’une douche chaude et calme, resta quelques instants sous le jet d’eau avant d’entreprendre de se laver. Elle s’était décidément bien négligée, et frotta sa peau et ses cheveux plusieurs fois avant de retrouver une apparence plus digne. Elle coupa l’arrivée d’eau et profita de la différence de température de la pièce. L’eau chaude et le froid ambiant avaient créé une légère brume, rendant l’endroit propice à un petit entrainement rapide. Nehla s’enroula dans son drap de bain, ramena ses bras le long de son corps avant de replier les coudes, les paumes ouvertes vers le plafond. Elle ferma doucement les yeux et fit bouger doucement ses doigts pour faire venir la brume vers elle, la condenser et augmenter sa densité. Elle rapprocha ses mains et les fit pivoter l’une en face de l’autre, d’avant en arrière pour concentrer sa magie et augmenter encore la densité de sa création. La pièce était désormais remplie d’un brouillard épais, si quelqu’un entrait, il distinguerait à peine le bout de ses doigts. Plutôt satisfaite de sa performance, la Garde referma ses mains, laissant l’espace se vider de toute cette vapeur condensée, elle se sécha, enfila rapidement des vêtements propres et quitta la salle d’eau alors que des pas résonnaient dans le couloir.
La jeune femme se glissa dans sa chambre légèrement plus chaude qu’à son arrivée, et se couvrit de sa cape. Elle grignota les quelques noix et le reste de viande séchée qu’elle avait gardé en ravivant le feu de manière à ce qu’il tienne le coup jusqu’à son réveil. Elle nettoya ensuite son bouclier avec son drap de bain encore humide, et le briqua jusqu’à ce que son reflet apparaisse sur le métal, et fit de même avec sa lance. La nuit était désormais bien ancrée, une légère brume se déposait çà et là, ce qui fit sourire la jeune femme. Elle aurait de quoi s’entraîner au combat et à la magie ici.
Nehla posa sa cape sur la chaise et attrapa la couverture avant de se glisser dans son lit. Le matelas n’était pas des plus confortables, mais c’était toujours bien mieux que les quelques nuits qu’elle avait passé dehors. Elle tomba rapidement dans un profond sommeil réparateur, un sommeil brut, sans rêves, dont son corps avait bien besoin.
La Garde ouvrit les yeux bien avant le lever du soleil, et probablement avant tous les autres membres de la caserne. Elle s’habilla, tressa ses cheveux et se rendit à la salle d’eau pour se débarbouiller. Après avoir récupéré sa lance, son bouclier, et enfilé sa cape, Nehla descendit de ses quartiers en faisant le moins de bruit possible. Elle se retrouva dans l’entrée décorée de tapisserie et s’immobilisa. Elle n’avait pas demandé où se trouvait le lieu de restauration ni les cuisines à son Lieutenant la veille, et n’était pas passé près d’une quelconque pièce qui pourrait correspondre à ces endroits. Elle tendit l’oreille à la recherche de bruit qui pourrait provenir des cuisines et entendit par chance une mélodie qui n’était pas sans rappeler des casseroles que l’on déplace. Elle suivit ce son jusqu’à arriver dans une grande pièce bien éclairée qui sentait bon le chaud. Son arrivée jeta un froid, et l’un des cuisiniers s’approcha d’elle, intimant aux autres de reprendre le travail.
Elle est bien matinale celle-là !
Bonjour Monsieur. Je suis navrée, je suis arrivée hier, j’ai omis de demander à mon supérieur où se trouvait le lieu de restauration, j’ai entendu du bruit alors je me suis permis de venir.
Le cuisinier essuya ses mains sur son tablier avant de lui désigner un tabouret près d’un plan de travail :
Ce n’est pas encore l’heure, petite. Prends une chaise, je vais te donner quelque chose quand même. Il faut que tu sois en forme pour ton premier jour, et si je te laisse crever de faim, ce ne sera pas bon, ni pour toi, ni pour moi.
Nehla hocha la tête, posa ses armes près de la porte et s’installa sur son tabouret. Le cuisinier lui adressa un grand sourire et posa devant elle une tasse de café, du pain, du fromage et plusieurs types de fruits secs et de noix. La jeune femme ne put s’empêcher d’écarquiller les yeux devant autant de nourriture, elle qui avait picoré tel un moineau pendant son voyage.
Vous voudrez bien m’accompagner ?
Elle regarda le chef dans les yeux, il ria de bon cœur et tira un tabouret avant de s’asseoir près d’elle.
Allons-y, je l’ai bien mérité après-tout !
Nehla poussa un peu les assiettes vers lui, et commença à manger avec envie. Elle avait décidément bien plus faim que prévu, et remercia le cuisinier d’un signe de tête et d’un petit sourire. Ils mangèrent sans trop se parler, le silence se brisant uniquement lorsque le chef donnait des ordres à son équipe. Il posa quelques questions d’usage à Nehla, auxquelles la jeune Garde répondait volontiers. Elle n’avait pas eu de vraie conversation depuis son départ, et on ne peut pas dire que les derniers mots échangés avec son frère pouvaient tenir lieu de conversation profonde et amicale. Une fois les assiettes vides, Nehla porta son café à ses lèvres, savourant le breuvage amer qui réchauffait son corps.
Et tes cicatrices, petite, c’est quoi ?
Nehla stoppa net son mouvement et posa la tasse sur la table. Elle se tourna vers le chef avec un sourire en coin.
Je me suis battue avec des monstres gigantesques, affreux, aux griffes acérées. Je les ai tués. Pour le plaisir.
Elle posa à nouveau la main vers son café, observant les yeux de son camarade de déjeuner s’écarquiller. Elle rigola doucement avant de s’expliquer :
Voyons, celle en forme de croix, c’est une tâche de naissance. Celle-ci, c’est quand mon frère m’a jeté son épée dessus, le pommeau m’a percuté. Celle-là, c’est pendant un entraînement, un coup de bouclier esquivé par mon frère qui m’est retombé dessus. Enfin, globalement, rien de méchant. Je ne tue pas pour le plaisir, chef.
Le chef cuisine parti à nouveau dans un éclat de rire franc et jovial, il posa sa main sur l’épaule de Nehla, la pressant doucement.
Je vois que t’es pas là pour rien, petite ! D’ailleurs, faut que tu files, j’ai de la cuisine à terminer, il faut les nourrir ces affamés. Tu sauras trouver ton chemin ?
Nehla acquiesça, gardant un petit sourire en coin, et empila les assiettes avant de les déposer vers un évier. Elle attrapa ses armes près de la porte. Elle tourna la tête vers le chef avant de partir :
Merci encore, chef. Je repasserai sûrement vous déranger.
Le cuisinier lui adressa à nouveau son grand sourire ainsi qu’un signe de la main, et Nehla disparu tout aussitôt. Elle regagna l’entrée, des bruits de pas résonnaient dans les couloirs indiquant que la caserne se réveillait. La Garde se rendit dans la cours, planta sa lance dans la terre, posa son bouclier contre sa jambe gauche, et patienta jusqu’à l’arrivée de son supérieur et de ses camarades. Ces derniers, dès leur arrivée, dévisagèrent la jeune femme avant de la saluer d’un signe de tête, qu’elle rendit à chacun d’eux, avant de partir vaquer à leurs occupations.
Le Lieutenant Von Adrasil arriva ensuite dans la cours, Nehla la salua :
Mon Lieutenant.
« - Soldats, garde à vous ! » beugla le Caporal Briscot tandis que je quittai l'entrée de la Citadelle et marchait d'un pas rapide en direction de mes hommes.
« - Repos. »
Ces familiarités... déjà ils commençaient ; peut-être était-ce dû au salut effectué par la jeune femme à mon arrivée, pouvant paraître pour un excès de zèle. On ordonnait rarement le garde-à-vous ici, mais le Caporal voulait seulement faire bonne impression, en quelque sorte. La nouvelle avait toutefois agi dans les temps suite à ce rappel à l'ordre.
« - Aujourd'hui nous accueillons une nouvelle venue fraichement arrivée de la Capitale. Soldat Theldj, avancez je vous prie. Ne craignez rien, nous ne mordons pas. »
Je laissai apparaître un léger sourire, même si l'intention n'était pas de me moquer. J'espérais simplement que la pauvrette ne mettrait pas trop de temps à se décoincer : ce n'était pas aujourd'hui que nous allions lutter contre de véritables menaces.
« - La recrue que voici est venue à pieds, avec trois jours d'avance. Nous allons donc l'accueillir convenablement pour les prochains jours. L'entraînement prévu pour aujourd'hui a donc subi quelques modifications. »
Marcher était une chose, mais courir en était une autre. Surtout sur les sentiers escarpés et les montées raides des Montagnes.
« - Nous allons voir un peu du pays depuis le temps : un aller-retour jusqu'au Poste-Frontière en une journée, je sais que c'est dans vos cordes. »
Aussitôt montèrent les clameurs de protestations et les huées. Je savais que dans le lot des gaillards qui se trouvaient devant moi, beaucoup avaient prévu de se retrouver à la taverne ensuite pour fêter l'anniversaire de Briscot. Aussi ajoutai-je :
« - Et si vous le faites avant dix-neuf heures, ce soir c'est moi qui rince. »
Le brouhaha se transforma alors en un chuchotis et des hochements de tête dans l'assemblée. Quand ça venait de moi, ils savaient que ce n'était pas du flan.
Avant d'ordonner à chacun d'aller s'équiper, je passai dans les rangs pour m'assurer que tous étaient en état de réaliser l'exercice, persuadée d'avoir entendu une quinte de toux quelques instants auparavant. J'arrivai finalement à proximité d'un gaillard d'apparence robuste mais au teint laiteux.
« - Hugglot, c'est vous qui toussez comme ça ?
- Oui mon Lieutenant. Juste un p'tit froid, rien de gênant.
- Je peine à vous croire vu votre teint d'outre-tombe... Allez donc consulter le Médecin Principal Campbell, vous êtes dispensé d'entraînement pour aujourd'hui. »
L'homme me regarda avec un air déconfit : c'était un brave gaillard, volontaire et dévoué et je savais que ça le peinait d'être mis de côté pour cette journée. Mais je ne pouvais le laisser nous suivre sans être persuadée que c'était sans danger pour lui ; j'accordai aux entrainements la même vigilance qu'aux missions : un soldat malade était un danger pour lui-même ainsi que pour les autres.
Après un court moment passé à se regarder l'un l'autre, l'engagé Hugglot baissa la tête et, toussant, accepta son état et son départ imminent vers l'infirmerie. Ou plutôt la bibliothèque, s'il souhaitait trouver la doctoresse. Ceci étant fait, je poursuivis ma ronde et jugeai finalement qu'aucun autre malade ne couvrait sa condition.
« - Bien. Vous avez dix minutes pour vous mettre en condition et me rejoindre à la Grande Herse. Caporal Briscot, veillez à ce que chaque homme soit bien équipé d'une armure de cuir et d'une arme de prédilection.
- J'y veillerai, mon Lieutenant.
- Parfait. Rompez ! »
Ainsi, les rangs soigneusement tenus furent brisés et chacun des hommes de la compagnie fit marche en direction de la porte extérieur de l'armurerie. Pendant ce temps, je me dirigeai vers la cour extérieur où m'attendait un canasson harnaché pour l'occasion.
La jeune femme se rendit alors à l'armurerie, suivant ses collègues docilement, sans dire un mot, elle hochait brièvement la tête lorsque l'un des hommes la saluait du même signe de tête. Le Caporal Briscot la toisa également du regard avant de s'adresser à Nehla :
L'armurerie est bien fournie, mais je vois que vous disposez déjà de votre équipement. Le bouclier ne sera pas nécessaire, sauf si vous souhaitez vous alourdir et ralentir le groupe. Votre armure pourra convenir pour le moment, elle vient de la Capitale, correct ?
Affirmatif, mon Caporal.
Bien, ça ira. Bienvenue à votre premier entraînement, Theldj.
Mon Caporal.
Nehla avait entendu quelques chuchotements, peut être même des ricanements voire des paris sur sa réussite à ce premier entraînement. La jeune femme serra ses mâchoires, posa son bouclier contre un mur et emboîta le pas à quelques soldats qui sortaient de l'armurerie pour rejoindre le Lieutenant.
Alors qu'elle se dirigeait d'un pas ferme vers le sentier d'où le bataillon partirait d'une minute à l'autre, l'un des soldats posa brutalement sa main sur l'épaule de Nehla. La jeune soldate attrapa rapidement l'avant-bras de l'inconscient et se tourna vers lui, le regard sévère, alors que le sourire affiché sur le visage de l'homme s'évanouissait.
Hé doucement Theldj ! J'vais pas te briser l'épaule hein ! T'es pas facile comme fille hein ?
Nehla afficha un bref sourire en coin, marque de fabrique de sa famille, et répondit sèchement en lâchant le bras du soldat :
Non, vraiment pas. Navrée de t'avoir fait mal.
Le jeune homme rit doucement, ne paraissant pas offusqué mais plutôt satisfait de la réponse, en frottant son bras.
Ça serait pas la dernière fois, Theldj. Tu...
Le Lieutenant Von Andrasil arriva à cheval, coupant le jeune homme dans son élan pour le remettre à sa place :
Donte.
Le jeune homme en question fit un clin d’œil à Nehla avant d’obéir à l'ordre implicite et de continuer sa marche vers le sentier.
Le Lieutenant annonça ensuite le départ, s'élançant avec son cheval pour entraîner les soldats. Ils semblaient tous se prendre au jeu, et la promesse d'une tournée gratuite s'ils parvenaient à rentrer à l'heure semblait les avoir revigorés. Nehla les observa se mettre à courir, ils connaissaient sûrement le chemin et leurs pas se synchronisèrent assez rapidement, si bien que l'on aurait pu croire qu'un seul homme s'était élancé.
Nehla ferma doucement les yeux, compta une respiration et s'élança à son tour. Elle avait été la dernière à partir mais rattrapa le groupe sans peine, calant ses foulées sur celles de ses camarades, bien décidée à ne pas faire de fausse note pour ce premier entraînement. Elle croisa rapidement le regard du soldat Donte, lui rendit son clin d’œil et le dépassa pour se fondre au milieu du groupe.
La jeune femme avait senti le regard de son Lieutenant survoler le bataillon, probablement pour surveiller la nouvelle recrue. Elle avait pu se reposer un peu, mais ses jambes la faisaient atrocement souffrir. La soldate venait de marcher presque sans relâche pendant plus de dix jours, ses muscles avaient besoin de quelques jours de plus pour se remettre de ces efforts, mais il était hors de question pour Nehla de faire transparaître cette douleur. Elle se devait de réussir ce premier entraînement, pour prouver à tous ses camarades qu'elle était capable de beaucoup et qu'elle était fiable, après tout, qui pourrait faire confiance à un soldat qui ne peut pas courir quelques kilomètres ?
La jeune Garde secoua la tête avant de resserrer le poing autour de sa lance, elle compta à nouveau une respiration et agrandit petit à petit ses foulées pour avancer un peu plus vers le peloton de tête. Nehla prenait doucement de l'avance sur certains de ses camarades, elle n'envisageait pas de rejoindre les premiers coureurs, mais se rapprocher du peloton de tête était possible. Si elle forçait trop, ses muscles la trahiraient et elle devrait déclarer forfait assez rapidement, ce qui lui empêcherait de terminer l'entraînement, décevrait son Lieutenant, donnerait raison aux hommes qui pensaient probablement qu'elle n'avait pas sa place ici et démolirait sa fierté et son honneur. De plus, si elle courrait parmi les premiers, ses camarades pourraient voir ses efforts comme un excès de zèle ce qui n'était pas non plus une bonne idée si elle voulait se faire accepter des autres.
La soldate décida finalement de se placer au milieu du groupe, ni trop en avant, ni en retard, juste là où elle devait être. À mesure que le bataillon avançait et que les kilomètres défilaient sous leurs pieds, elle sentait que les soldats permettait à tous de maintenir le rythme, tous s'encourageant les uns et les autres. L'énergie produite par l'effet de groupe était impressionnante et permettait de faire des choses incroyable lorsque chacun y mettait du sien. Même si Nehla n'était pas une femme des plus amicales, elle appréciait la vie en communauté et savait que dans l'armée, on pouvait toujours compter sur un camarade. La jeune femme aimait savoir qu'elle faisait partie de ceux-là, et elle s'était mis en tête de prouver à chacun de ses camarades qu'ils pouvaient tous compter sur elle, peu importe la situation.
La nouvelle semblait l'avoir bien compris et avait choisi la meilleure place au milieu de peloton, loin de tout jugement possible. J'y allais peut-être un peu fort en la faisant courir après ses jours de marche intensive, mais la petite tenait bon et me confortait dans mon choix.
« - Allez, du nerf, vous y êtes presque ! »
En effet, les portes du Poste-Frontière étaient visible dans le lointain à présent et une dizaine de minutes suffirait à les rallier. L'exercice se devait d'être aussi fait dans le sens inverse, mais une courte halte était de mise.
Rassurant les trainards en les poussant à avancer, postée derrière eux avec mon canasson, je fermais la file dans un trot respectable. Tandis que nous avions progressé davantage au nord, les températures avaient plongé pour atteindre les négatifs auxquels le Guet s'était accoutumé.
Nous arrivâmes enfin et les zélotes en pôle position, exténués, s'arrêtèrent comme d'un seul homme. J'arrivai à leur niveau, les jaugeant d'un air sombre :
« - Imbéciles. Que je sois damnée si on doit vous porter sur le chemin du retour. »
Puis, tournant le visage vers le sommet des palissades, je fis signe aux sentinelles d'ouvrir les portes. Dans un long grincement, les deux pans de rondins fixés entre eux dévoilèrent la cour intérieure de l'avant-poste, aussi vide et désolée que d'habitude. Les hommes, comme les montures et le bétail, étaient rentrés, réfugiés dans les bâtiments en pierre qui formaient le gros du fort et tenait l'autre versant de la colline où se trouvait le gouffre et le pont qui le surplombait.
« - Charmant accueil, comme d'habitude... » grommelai-je avant de m'adresser à nouveau aux hommes sur les remparts : « Où puis-je trouver le Lieutenant Gildan ?
- Probablement dans ses quartiers, comme d'habitude. Cela va faire une bonne semaine qu'aucun d'entre nous ne l'a vu, il délègue ses ordres à tout va. »
Bon à savoir, mais pas étonnant de la part du bonhomme malheureusement. Voilà plusieurs mois que le Capitaine était censé agir, mais il y avait tellement peu d'officiers prêts à prendre le relai dans le Nord que l'incompétent était devenu un élément indispensable car irremplaçable.
Naturellement, ma compagnie n'avait pas attendu pour se précipiter dans la cour et, alors que la température de leur corps retombait peu à peu, se serrer les uns contre les autre en grelotant.
« - Briscot, accompagnez les hommes à l'intérieur et faites leur servir un bon bol de bouillon de poule. Qu'ils en profitent pour retrouver leur souffle pendant que j'interroge le responsable ici. »
Pour une fois, le Caporal ne se fit pas attendre et relaya les ordres qui furent suivis à la lettre, évidemment. Cherchant cependant des yeux la jeune Theldj, j'interrompis celle-ci dans sa prospection vers la porte du fort en arrêtant mon cheval à un mètre d'elle.
« - Pas vous, vous m'accompagnez voir le commandeur du fort. »
En l'absence d'autres officiers capables de faire entendre leur voix, je me reposais beaucoup sur cette recrue qui me semblait aussi intelligente que prometteuse. J'espérais ne pas me tromper, mais mon intuition me faisait rarement défaut. Peut-être fallait-il juste la bousculer un peu plus pour avoir des résultats, ce que je n'avais cessé de faire depuis son arrivée.
J'étais convaincu de son aptitude physique, mais qu'en était-il de la logique que je déplorais à beaucoup de ses homologues ?
La jeune femme fléchit légèrement les jambes, posant ses paumes sur ses cuisses en les pressant, dans l'espoir de soulager les vagues de douleurs qui déferlaient dans ses membres. L'un de ses collègues lui tapa dans le dos avec un signe de tête, comme pour l'inciter à se relever. La jeune femme obtempéra, et un sourire satisfait s'afficha sur le visage des quelques soldats autour d'elle, en même temps que ses lèvres s'étiraient en un léger sourire en coin. Elle avait gagné au moins la confiance de quelques membres du bataillon, ce qui était un bon point. La jeune soldate avait attrapé le regard du Lieutenant lorsqu'elle invita les hommes à aller se restaurer, un soupir de soulagement unanime se fit entendre et tous se dirigèrent vers une porte du fort. Nehla avait regardé la vapeur d'eau se former autour du groupe lorsqu'ils avaient soupiré, elle aurait voulu jouer un peu avec la matière et la faire se densifier, mais elle n'avait ni le temps ni l'énergie nécessaire pour le moment.
Alors qu'elle emboîtait le pas à l'un de ses camarades, le Lieutenant la stoppa net dans son élan. Nehla se redressa promptement :
Très bien, mon Lieutenant.
Le Lieutenant descendit de son cheval, qui fut pris en charge par l'un des soldats, puis elle jeta un regard à Nehla et fit un signe de tête vers une porte à l'opposée de celle par laquelle ses camarades avaient disparus. Nehla acquiesça, empoigna sa lance et suivit son supérieur, qui marchait d'un pas assez rapide. Elle jeta à nouveau un regard vers la jeune Garde qui la suivait et ralenti l'allure alors que la porte derrière elles venait de se fermer. Les couloirs étaient étrangement vides, un frisson parcourait le corps de Nehla, qui reprenait doucement son souffle. Arrivées devant un escalier, le Lieutenant se stoppa net, Nehla manqua de peu de lui rentrer dedans, elle s'arrêta à quelques centimètres de son supérieur qui fit volte face. Le regard du Lieutenant Von Andrasil avait légèrement changé, il semblait plus dur, et les paroles qu'elle prononça d'une voix assez basse conforta Nehla dans l'idée qu'il se tramait quelque chose, et qu'elle allait recevoir une mission surprise.
Nous allons voir le Lieutenant Gildan. Il commande le Poste-Frontière, enfin, il est censé le faire. Vous verrez un homme arrogant, plutôt imbus de lui-même, qui se repose bien tranquillement dans ses appartements pendant que les soldats font vivre le fort.
Nehla hocha la tête, alors que le Lieutenant continuait de tirer un portrait peu avantageux de ce Lieutenant. Sa voix devenait dure, elle semblait haïr son homologue, et pour cause, il semblait ne pas avoir sa place au sein du Blizzard.
Nous avons eu des disparus, pendant des missions par delà la frontière, aucune recherche n'a jamais été mise en place par Gildan, les entraînements se font sans lui, il n'a pas les même valeurs que nous, il va falloir lui faire comprendre.
La jeune soldate acquiesça rapidement, resserrant sa main autour de sa lance.
Bien, Mon Lieutenant.
Les deux jeunes femmes gravirent les escaliers rapidement, le Lieutenant Von Andrasil semblait remonté comme une horloge, et Nehla se demanda si elle devait tenir le rôle de garde du corps improvisé, ou si au contraire, c'était elle qui allait devoir faire comprendre au Lieutenant Gildan que les choses étaient en train de changer. Dans tous les cas, les ordres du Lieutenant Von Andrasil ne seraient pas discutés par la jeune soldate, elle avait toujours exécuté sans poser de questions, c'est pour cette raison qu'elle faisait un bon soldat et que sa demande d'affectation à la Forteresse avait été acceptée.
Alors que la jeune soldate avait à peine retrouvé son souffle et un semblant d'apparence humaine prompte à exécuter les ordres, les deux jeunes femmes se retrouvèrent devant la porte des appartements du Lieutenant Gildan. Nehla se tenait derrière son supérieur, légèrement sur sa droite, tenant fermement sa lance au cas où. Le Lieutenant s'annonça en frappant à la porte, qui s'ouvrit sans tarder, dévoilant un homme en qui Nehla n'aurait jamais pu faire confiance, malgré son grade. Il n'inspirait rien de bon et ressemblait plus à un noble qui délègue tout ce qu'il peut au lieu de rester auprès de ses hommes dans les moments difficiles.
La jeune soldate jeta un œil rapide à son supérieur, qui avait légèrement relevé la tête, ce qui arracha un sourire en coin à Nehla. Cette femme était décidément un sacré phénomène, et son homologue faisait tâche en face d'elle. La soldate ferma rapidement les yeux, compta une respiration et changea sa lance de côté, serrant sa main gauche autour du bois sombre, sa main droite restant libre. Elle ferma son visage, affichant un regard dur contrastant avec le sourire qu'elle affichait, donnant à son visage un air plutôt mauvais finalement. Elle allait devoir prêter main forte au Lieutenant Von Andrasil et ne savait pas de quoi était capable l'homme en face d'elles. Il pouvait très bien obtempérer, mais le contraire serait plus probable, et étant donné les informations données plus tôt, le personnage n'allait pas céder facilement, surtout face à deux jeunes femmes. La soldate se tenait prête à agir, voire à protéger son supérieur s'il le fallait, attendant les ordres en silence.
Dans son bureau confortablement chauffé, l'homme était vautré dans son siège, les pieds sur le bureau et le nez dans un livre, un cigare à la bouche. Il ne prit pas la peine de nous saluer, et moi non plus, d'ailleurs, car je n'étais pas venue pour ça.
« - Gildan, fripouille ! C'est ainsi qu'on vous trouve, vous n'avez pas honte ? »
Daignant sortir de sa lecture, le Lieutenant jeta d'abord un bref regard aux deux arrivantes par dessus la couverture de sa revue avant de retirer les pieds de son plan de travail et, à présent assis, de poser ses bras à la place. Un regard mauvais empreignait son visage, mais plus encore : c'était son sourire, sardonique et maléfique, qui nous laissait comprendre à quel point notre visite était dérisoire et inopportune.
« - Lieutenant Von Andrasil ! Quelle heureuse surprise de vous voir... Je vois que vous avez amené un de vos caniches avec vous ? Passionnant.
- Arrêtez vos singeries. Je viens d'apprendre que vous laissez encore vos hommes faire tout le travail et que vous ne quittez même plus vos quartiers. Ce n'est pas le comportement d'un officier ! »
Je bouillonnais et il semblait s'en amuser. Il savait que je ne pouvais rien faire, pas même reporter son comportement. Moi qui pensais encore pouvoir le raisonner, le mettre devant le fait accompli et le pousser à changer son comportement. Mais peut-être ne m'y prenais-je pas de la bonne façon ?
« - Qu'allez-vous faire hein, Lieutenant ? Je n'ai aucun ordre à recevoir de vous... » se risqua l'officier, souhaitant visiblement me pousser à bout.
Le Blizzard demandait à ses hommes de ne jamais user de violence entre eux : c'était une règle tacite que j'avais toujours respectée. Toutefois cette fois-ci je n'étais pas venue seule et je sentais bouillir l’énervement de la jeune Theldj à mes côtés.
« - Je vous reporterai, encore et toujours, au Capitaine, pour votre comportement déviant. Vous ne vous en sortirez pas aussi bien. Le Poste-Frontière figure parmi les lieux charniers de la Garde, il ne peut être tenu par un incapable tel que vous. »
Le sombre individu ricana et ce pendant pratiquement une minute. C'était plus que je ne pouvais le supporter. Je me voulais menaçante à présent, les mains plantées dans son bureau, à lui faire face mais il ne bronchait pas. Et puis vint le moment où la goutte d'eau fit déborder le vase...
« - Vous êtes mal placée pour me parler de la sorte, sombre engeance que vous êtes ! Même en étant Lieutenant, vous ne valez rien et vous le savez. Vous mériteriez de connaître le même sort de votre grand-père ! Vraiment, la noblesse se porte mieux sans v- »
Il n'eut pas le temps de finir sa phrase. La nouvelle recrue avait peut-être pressenti qu'il s'agissait là d'un sujet sensible et que j'allais agir, l'empêcher de parler : elle avait fait le premier pas. Sautant par dessus le bureau, elle avait saisi le Lieutenant à la gorge et serrait si bien que l'homme ne produisait à présent que de ridicules gargouillis.
« - Je crois que vous avez mal compris ce que vous demande la Lieutenante. »
Je restai stoïque quelques secondes... avant de sourire. Je savais de source sûre que le Lieutenant était douillet, habitué au luxe et assez peu au mal ; user de la force contre lui pouvait l'obliger à se remuer les fesses. Oui, c'était pour voir si la jeune femme était capable de faire abstraction de son grade et du sien que je l'avais amenée ici. Il y aurait des conséquences à ses actes, certainement, mais ce serait à moi de les fixer, alors que si j'avais agi, cela aurait pu remonter aux oreilles du Capitaine...
« - Vous avez entendu l'Adjudante Theldj, » fis-je tout en adressant un clin d’œil à ma subordonnée. « Remplissez votre part de responsabilités ou quittez ce poste, nous ne vous laisserons pas le choix. Vos hommes ne viendront pas plus vous défendre si vous criez à l'aide ou si vous vous plaignez, car ici personne ne vous apprécie et c'est bien de votre faute. Oh et sachez que ce n'est pas une menace, mais une mise en garde : je n'ai pas envie de voir du sang couler quand l'un de vos soldats décidera de jouer aux longs couteaux dans votre dos, si vous voyez ce que je veux dire...
- Je... Erg... Oui... Lâchez... »
Toujours suspendu à bout de bras de la récemment désignée, selon mes faits, officière, le moins fier Gildan gesticulait dans tous les sens, cherchant à retrouver son souffle coupé. Son visage devenait rouge, mais j'imaginais bien que la jeune femme avait assez desserré sa poigne pour laisser un fin filet d'air circuler.
« - À la bonne heure, dans ce cas. Adjudant... »
La prénommée Nehla mit encore un peu de temps avant de se rendre compte que je m'adressais à elle sous ce grade. Ceci fait, elle lâcha purement et simplement le cou du gradé qui s'effondra à terre, derrière son bureau.
« - Maintenant que vous m'avez entendu, je retourne à mes préoccupations. Mais sachez que je reviendrai d'ici une semaine, voir s'il y a eu du changement.
- Keuf... vous ne vous en tirerez... pas si bien... »
Je jetai un regard complice à l'Adjudante qui, avant de me rejoindre de l'autre côté du bureau, colla son poing dans la figure du Lieutenant, l'envoyant ainsi admirer le parquet en silence. Des fois l'administratif avait ses failles, notamment lorsqu'il s'agissait de régler son compte à un mauvais officier, mais il y avait toujours un moyen de contourner les règles.
« - Ne vous en faites pas, l'Adjudante Theldj subira une punition à la hauteur de son méfait, » ricanai-je, avant de tourner les talons et, tout en ouvrant la porte, m'adresser à ma subalterne : « Ce n'est pas tout, mais nous avons un entraînement à reprendre, Theldj. »
Le message étant enfin passé, je refermai derrière moi et m'engageai dans les escaliers, suivie de la jeune garde. À présent, je pouvais lui dévoiler ce que je projetais de faire d'elle, suite à son acte pour le moins téméraire :
« - Vous avez bien agi, sachez-le. Mais je vais devoir vous mettre à pied pendant une semaine. Toutefois les rumeurs circulent vite à Forteresse et donc je suppose que personne ne protestera lorsque j'annoncerai, à votre retour, votre promotion au grade d'Adjudant. Loin d'être blâmée pour votre acte, je pense même que vous serez acclamée... »
Je m'arrêtai un instant et me retournai, uniquement pour admirer le regard de mon futur bras droit. Malgré ses cicatrices et certains aspects masculins de sa personnalité, c'était une belle femme tout de même, qui pourrait sûrement avoir n'importe quel homme à ses pieds si elle faisait assez d'efforts pour.
« - Je ne m'étais pas trompée : c'est d'éléments comme vous dont nous avons besoin au Blizzard. »
Ce faisant, nous sortîmes à l'air libre, seulement pour voir les soldats de la compagnie qui se rejoignaient au même moment à l'extérieur, prêts à partir ; parmi eux le Caporal Briscot qui tenait les rênes de nos deux canassons.
Allez, en route !
Elle avait subit le reste de l'entraînement presque absente, ses jambes fonctionnant machinalement alors que ses pensées se bousculaient dans sa tête. C'est seulement le bruit de son estomac vide qui la fit sortir de ses pensées, elle n'avait pas mangé de la journée et son petit-déjeuner, bien que copieux, était déjà loin. Elle avait loupé le court repos accordé à ses confrères pour accompagner sa supérieure, et son corps allait la lâcher sous peu. Elle releva la tête pour croiser le regard du Lieutenant, qui avait visiblement des choses en tête pour la jeune soldate, enfin, pour la jeune Adjudante. Du haut de son cheval, elle lui adressa un signe de tête et regarda au loin, Nehla suivit la direction indiquée, ils étaient déjà presque rentrés au régiment, elle devait encore faire quelques efforts et pourrait enfin souffler. Alors que le regard du Lieutenant se posa à nouveau sur elle, la jeune femme acquiesça en silence et se concentra à nouveau sur la course, priant pour que ses jambes ne la lâchent pas, elle referma sa prise sur sa lance à tel point que ses phalanges devinrent presque blanches et serra ses mâchoires pour ne rien laisser paraître aux autres, ce n'était pas le moment de paraître faible à leurs yeux, surtout si les rumeurs couraient aussi vite que le bataillon. Elle en profita pour compter ses respirations plutôt que de se repasser la scène du bureau en boucle, attentive au rythme des soldats qui couraient à ses côtés pour ne pas louper un pas et flancher lamentablement.
Le bataillon finit enfin par arriver dans la cour du régiment, tous étaient satisfaits d'être arrivés avant l'heure fatidique qui leur donnait droit à une tournée gratuite. Ils étaient tous essoufflés mais se félicitaient les uns les autres, à grand renfort de tapes dans le dos et de noms d'oiseaux. La jeune soldate s'appuya contre un poteau pour reprendre son souffle, légèrement à l'écart des autres, alors que le Lieutenant et le Caporal se dirigeaient vers les écuries pour y laisser leurs chevaux. Nehla en profita pour retirer rapidement son armure et pour tomber au sol, se calant contre le poteau dont les aspérités lui rentraient dans le dos. Elle pencha sa tête en arrière, trop épuisée pour la tenir convenablement et laissa l'une de ses jambes glisser sur le sol. La soldate devait visiblement avoir l'air pitoyable car l'un de ses camarades se dirigea vers elle, une main amicale tendue pour l'aider. La jeune femme lui jeta un regard en soupirant, avant d'attraper son poignet pour qu'il l'aide à se relever, les jambes légèrement tremblante. Il afficha un sourire avant de la pousser par l'épaule vers le reste du groupe.
Le Lieutenant avait rejoint ses troupes accompagnée du Caporal, tous les soldats se rangèrent docilement, encore essoufflés, alors que Nehla tentait tant bien que mal de se tenir droite et de faire comme si tout allait bien. Le Lieutenant s'adressa à son bataillon, en les détaillant :
Bien. Bon travail. Vous avez mérité cette tournée. Allez vous restaurer et vous préparer pour fêter dignement l'anniversaire du Caporal Briscot.
Les soldats accueillirent cette proposition bruyamment, le sourire aux lèvres avant de rompre les rangs sur ordre du Caporal et de rejoindre leurs quartiers. Nehla ne se fit pas prier, bien qu'elle jeta un œil à sa supérieure, comme pour demander l'autorisation qu'elle reçue d'un signe de tête. Soulagée, la jeune femme emboîta le pas des autres soldats et grimpa avec difficulté les étages pour rejoindre sa chambre. Elle s'affala sur son lit, laissant choir sa lance, sans même prendre le temps de se déshabiller. Elle fixa le plafond avant de fermer les yeux quelques secondes pour s'apercevoir avec horreur que la nuit était déjà tombée lorsqu'elle les rouvrit. Elle n'avait aucune idée de l'heure qu'il pouvait être, elle fouilla rapidement dans son sac, avala un des biscuits qui avaient survécu au voyage et fila prendre une douche rapide avant d'enfiler un pantalon noir et un débardeur pour descendre et rejoindre les autres.
Elle arriva dans une pièce chaude et bruyante, les soldats n'en étaient visiblement pas à leur première tournée et l'arrivée de la jeune femme ne passa pas inaperçue. Quelques hommes la saluèrent d'un signe de tête en levant leur verre lorsqu'elle passait devant eux, certains l'apostrophèrent par son patronyme, jusqu'à ce que la jeune soldate trouve finalement une place libre pour s'y affaler. Une choppe se posa devant elle, et son regard tomba sur le Lieutenant Von Andrasil. Elle avait le visage fermé mais une lueur chaleureuse pouvait se lire dans ses yeux. Elle poussa le verre vers Nehla, qui le porta à ses lèvres :
Vous l'avez bien mérité, soldat Theldj.
Mon Lieutenant.
La jeune femme leva son verre en direction de sa supérieure avant d'avaler une grande gorgée réconfortante de ce breuvage enivrant, un léger sourire en coin aux lèvres.
Mais non, la jeune recrue avait tenu bon. Restée dans le groupe, au milieu une fois de plus, elle avait soufflé tant bien que mal mais était parvenue à conserver le rythme. Et puis nous étions tous arrivés et, du coin de l’œil, je l'avais vue manquer de tomber et s'appuyer à la place contre un poteau d'entrainement.
« - Alors Briscot, on dirait qu'il va être temps de fêter votre vingt-troisième anniversaire ?
- On dirait bien Lieutenant. Excusez-moi, si ce n'est pas indiscret, j'aurais aimé savoir pourquoi vous avez emmené avec vous Theldj lors de votre visite au Lieutenant Gildan ? »
Je demeurais pensive un instant. Devais-je en parler ? Je savais que cela pourrait m'attirer des problèmes si le Capitaine l'apprenait de la bouche de mes propres hommes, mais je savais aussi que la future Adjudant gagnerait à cette rumeur...
« - Le soldat Theldj s'est dressé entre le Lieutenant Gildan et moi-même lorsque je lui ai demandé de se ressaisir. Elle a fait ce qui lui semblait juste, mais subira une punition à la hauteur de son geste.
- Donc vous me dites que vous vous êtes servie d'elle pour infliger une correction à un homologue ?
- Exactement, Caporal, mais ce détail restera entre vous et moi. »
Un temps immobile et coi, le jeune homme me regarda longuement avant de hocher la tête. Je savais que ce genre de procédés ne lui plaisaient pas, mais c'était le seul moyen de pression qui pouvait fonctionner contre Gildan. Je notais toutefois que pour la prochaine fois, il était plus convenable de me salir les mains ; j'avais tout bonnement essayé de guérir le mal par le mal...
Lorsque nous quittâmes l'écurie, le soleil diminuait déjà à l'horizon et la nuit menaçait de tomber. Nous savions tous deux que les hommes avaient hâte de se réunir à la salle des fêtes pour l'anniversaire du jeune officier. Aussi félicitai-je rapidement mes hommes avant de les dispenser, gratifiant d'un signe de la tête celle qui semblait attendre mon autorisation pour rompre les rangs.
M'effaçant parmi ceux qui regagnèrent leurs chambres, après m'être tout de même assurée que l'inventaire soit tenu dans l'armurerie, je regagnai mes quartiers un temps, histoire de reposer mon esprit, avant de descendre fêter l'heureux évènement. Les hommes arrivaient au compte goutte même si certains n'avaient visiblement pas fait étape dans leurs appartements et sentaient encore fortement la sueur.
« - La moindre des choses aurait été de vous doucher Donte, vous empestez. Et vous n'êtes pas le seul d'ailleurs.
- Moi aussi j'suis ravi de vous voir Lieutenant. »
Récupérant une choppe, je vins me servir au tonneau à côté duquel se trouvait l'homme du rang, une expression étrange sur le visage.
« - Vous l'avez vue ? » me demanda-t-il alors que je refermais le robinet. « La petite nouvelle, j'veux dire ?
- Pourquoi, elle vous a tapé dans l’œil ?
- Baaah, c'est à dire que c'est assez dur de pas la remarquer, 'voyez.
- Je vois exactement où vous voulez en venir. N'oubliez pas qu'il s'agit d'une sœur d'arme, pas d'un trophée. Elle s'est bien débrouillée, même mieux que vous tous. »
Ce faisant, je regardai l'assemblée qui s'était tue pour écouter notre conversation. Un court silence courut le long des tables avant que les verres ne soient hissés bien haut.
« - Z'avez raison, m'dame. Buvons à la santé de Theldj alors ! »
Des éclats de rire fusèrent mais je savais qu'ils étaient sincères, tandis que les gorges et barbes se couvraient du précieux liquide doré dégoulinant des bouches des soldats. Bien plus calme, je sirotais ma bière tout en avisant l'absence de celle qui était célébrée. Malheureusement, j'avais un sujet bien moins joyeux à aborder avec elle.
Une heure passa avant que la jolie brune aux cicatrices ne nous rejoigne finalement. Le regard encore endormi, elle tenta tant bien que mal de se faufiler discrètement entre les hommes et s'assit à une table, non sans échapper à ma vigilance ni à la pinte que je posai devant elle. Je la félicitai aussitôt, même si mon expression demeurait neutre, puis me joignis à elle en faisant un peu de place sur le banc, prenant place à ses côtés.
« - Profitez de votre boisson, Theldj, malheureusement ensuite nous avons à faire. Rejoignez moi dans mon bureau. »
Une lueur circula dans son regard et m'interpela un instant, me laissant pantoise quant à ce qu'elle pouvait avoir à l'esprit tandis que je prononçais cette phrase. Finissant ma choppe assez rapidement, je disparus ensuite.
Près d'une heure après m'être retranchée dans ma chambre où se trouvait, aussi, mon bureau, quelques coups résonnèrent contre ma porte. Indiquant la liberté à celui qui venait me visiter d'ouvrir, je découvrais la silhouette de l'Adjudant. Un bref sourire sur mon visage apparut, avant que je ne retire mes lunettes et n'accueille ma subalterne :
« - Adjudant Theldj, prenez place. J'étais justement en train de régulariser votre situation. »
Saisissant des feuilles volantes devant moi, je les présentai à la jeune femme, les faisant glisser sur le plan de travail du bout des doigts.
« - Ceci... sont les documents que je vais présenter au Capitaine pour votre promotion. Et ceci... » commençai-je tout en saisissant une troisième feuille, l'air bien moins joyeuse cette fois-ci. « ... est votre mise à pied. »
Mon expression était grave et je laissai la jeune femme prendre connaissance de la dernière lettre, griffonnée avec soin à la plume. Malheureusement, ce n'était pas une bonne nouvelle, mais je ne pouvais y couper.
« - Sachez que cela me peine, d'autant plus que je vais devoir vous mettre au trou pour les deux prochains jours ; j'avais prévu un simple stage d'une semaine aux cuisines, mais le Capitaine demande la présence d'un officier pour une mission d'envergure d'ici après-demain et j'ai naturellement pensé à vous. Vos actes aujourd'hui m'ont prouvé que vous êtes l'un des meilleurs éléments que je possède au sein de ce bataillon... Toutefois je vais devoir vous escorter aux geôles à présent. »
Et pour tout cela, j'étais terriblement désolée.
La salle se vidait doucement, il ne restait bientôt plus que quelques soldats et Nehla, qui faisait tourner son index sur le bord de son verre. Une main se posa sur son épaule, sortant la soldate de ses tergiversations.
Hé Theldj, ça va ?
La jeune femme tourna la tête pour apercevoir le soldat Donte, qui avait bien profité de la soirée mais qui affichait une mine presque inquiète.
Très bien. Une légère fatigue.
Nehla se leva doucement, affichant un léger sourire à nouveau.
Je ferais mieux d'y aller. À plus tard, peut-être.
Elle salua rapidement les quelques soldats restant et fila en direction du bureau du Lieutenant Von Andrasil, faisant un crochet par sa chambre pour ranger ses affaires dans son sac, au cas où, et attrapa sa cape pour la passer sur ses épaules avant d'arriver devant les quartiers de sa supérieure. Elle entra dans la pièce lorsqu'on lui demanda avant de s'installer devant le bureau. Son visage était fermé, elle savait à quoi s'attendre, y ayant pensé pendant plus d'une heure. Un léger étonnement put se lire dans ses yeux lorsqu'elle les posa sur les documents dument remplis par le Lieutenant. Elle était confuse mais n'eut pas le temps de se réjouir, sa supérieure lui présentant finalement sa mise à pied. Nehla soupira, elle avait donc bien déçu le Lieutenant Von Andrasil, ce qui la chagrina. Son père allait être fou de rage en apprenant cette nouvelle, et son frère ne manquerait pas de lui rappeler chaque jour qui passerait pour le reste de sa vie.
Les mots prononcés par la suite semèrent à nouveau le doute dans l'esprit de Nehla. Si elle était mise à pied, pourquoi devait-elle partir en mission ? Le Lieutenant appliquait donc simplement une règle d'usage, pour faire bonne figure ? Dans tous les cas, la jeune soldate n'avait pas son mort à dire, les ordres ne se discutaient pas. La soldate se leva sans un mot et suivit le Lieutenant en silence, le regard dans le vide. Le Lieutenant s'arrêta finalement, ouvrant une lourde porte sur un minuscule cachot lugubre. Nehla jeta un coup d'œil vers sa supérieure avant de la saluer et d'entrer dans ses nouveaux appartements.
Mon Lieutenant.
Ces deux mots étaient les seuls qu'elle avait prononcés depuis son arrivée dans le bureau du Lieutenant, et seraient probablement les seuls qu'elle prononcerait jusqu'à sa sortie et son retour dans ce même bureau. Après avoir retiré sa cape, la jeune soldate s'appuya contre un mur avant de se laisser glisser au sol en repliant ses jambes contre sa poitrine en soupirant alors qu'elle entendait des cliquetis de serrures que l'on verrouille de l'autre côté de la lourde porte. Il lui avait semblé avoir entendu un léger coup sur la porte, mais ne s'en formalisa pas.
Nehla posa son front contre ses genoux, les mâchoires serrées avant de devoir déclarer forfait et d'étendre ses jambes comme elle le pouvait pour soulager la douleur qui ne quittait pas ses cuisses. Elle bascula la tête contre la paroi dure et froide de sa prison en fermant les yeux. Elle compta une respiration, puis une seconde avant de reprendre ses esprits et d'ouvrir les yeux, s'habituant peu à peu à la pénombre. Son souffle cristallisait presque tant le froid emplissait la pièce, si elle avait eu un peu d'énergie, Nehla en aurait profité pour créer de la brume un peu plus réconfortante, mais son corps était faible, elle n'avait pas mangé de la journée, avait parcouru des kilomètres en courant, frappé un supérieur et ses pensées et ses espoirs s'amusaient aux montagnes russes dans sa tête. Péniblement, Nehla se déplaça dans un des quatre coins de la cellule, essayant de ramener ses jambes près d'elle puis entreprit de se couvrir de sa cape en calant sa tête contre un des murs. Elle ferma doucement les yeux, comptant ses respirations pour calmer les tremblements de ses jambes endolories, pour essayer de trouver le sommeil.
La jeune soldate n'avait somnolé que quelques minutes avant d'être réveillée par les douleurs dans ses jambes. Elle tenta désespérément de trouver une position plus confortable pour finalement se lever et faire quelques pas dans sa cellule, tournant en rond en suivant les murs avec sa main. Elle finit par poser son front contre l'une des parois glacées, maudissant presque sa supérieure de l'avoir enfermée là. Une colère immense commença à envahir le cœur de Nehla, une colère contre elle-même, contre son incapacité à faire les choses correctement, elle méritait bien ce qui lui arrivait, si elle n'était pas capable d'exécuter les ordres et de satisfaire sa supérieure, elle était loin d'être un bon soldat. Un râle de rage s'échappa de sa bouche alors que son poing vint s'écraser contre le mur dans un bruit sourd. Une douleur lancinante s'insinua dans tout son bras alors qu'elle jurait contre elle-même, ne pouvant vérifier l'état de sa main. Elle pesta pendant plusieurs minutes avant de s'effondrer à nouveau contre un mur, une larme perlant au coin de son œil.
Elle repensa à la punition qu'elle aurait dû avoir, si le Lieutenant ne l'avait pas proposée pour la mission qui aurait lieu dans quelques jours et soupira dans un léger sanglot. Un stage dans les cuisines n'aurait pas vraiment été une punition, elle était quasiment sûre que le Chef l'aurait choyée plus qu'autre chose. Un léger sourire s'afficha sur son visage à cette pensée et un vague souvenir d'enfance refit surface, de sa mère préparant le repas dans la cuisine alors que Kahrd et Nehla rentraient de leur entraînement avec leur père. Elle s'imagina son frère, bien au chaud dans la maison familiale, qui se lèverait en forme le lendemain matin en rejoignant sa mère qui servirait déjà du café brûlant dans un grand bol. Nehla saliva presque à la pensée de ce café chaud qui réchauffe tant le cœur que le corps et son estomac gronda en réponse à cette envie. La jeune soldate soupira à nouveau, essuya sa joue et décida de tenter de se rendormir, elle poussa du pied la paille qui jonchait un coin de la cellule dans l'espoir de créer une petite zone un peu plus confortable et s'y coucha, se recroquevillant sur elle-même en s'enveloppant dans sa cape. Elle compta à nouveau ses respirations, passant sa main sur ses cuisses pour les masser un peu pour calmer les tensions de ses muscles.
Bien que très court, son sommeil fût presque réparateur, elle se réveilla quelques heures plus tard et s'étira du mieux qu'elle le pouvait en frictionnant ses cuisses. Elle fit à nouveau quelques pas dans sa cellule avant de s'asseoir à nouveau dans un coin, la tête posée sur le mur, les yeux vers le plafond, espérant voir un peu de lumière filtrer à travers la lucarne. Elle n'avait plus rien à faire qu'attendre que le temps passe avec l'espoir de voir quelqu'un passer de temps à autre. Son regard se perdit dans les fissures du plafond, qu'elle suivait inlassablement des yeux, découvrant de nouvelles aspérités à mesure que la lumière s'infiltrait dans sa cellule. Elle aurait pu jouer avec un peu de brume, mais son énergie n'était toujours pas au rendez-vous, et elle préféra rester tranquille en attendant que son corps tente de se réparer tout seul. Elle se maudit d'avoir voulu trop bien faire et de ne pas avoir pris le temps de reposer son corps, qui lui rendait bien à présent.
Nehla s'était à nouveau assoupie lorsqu'un bruit de pas résonna dans son esprit. Elle ouvrit péniblement les yeux et se redressa avec difficulté, massant son cou endolori par la mauvaise posture dans laquelle elle s'était endormie. Un bruit de clé lui indiqua qu'elle avait de la visite, la lourde porte s'ouvrit dans un grincement, laissant entrer un peu de lumière dans la cellule. Nehla ne prit pas tout de suite la peine de se lever, s'attendant à voir l'un de ses camarades, mais se remit sur ses pieds bien rapidement en voyant sa supérieure entrer dans la cellule. La jeune soldate la salua, défroissant un peu ses vêtements d'un geste rapide de la main. Le Lieutenant Von Andrasil paraissait s'inquiéter de son sort, devinant sûrement le manque de sommeil sur le visage de la jeune femme dont les traits étaient tirés, son teint pâle et les cernes creusés sous ses yeux trahissant sa faiblesse. Le Lieutenant lança une couverture à Nehla qui ne se fit pas prier pour la passer autour de ses épaules, avant de déposer un plateau au milieu de la pièce. Les deux jeunes femmes ne prononcèrent pas un mot pendant quelques minutes, avant que le Lieutenant n'invite Nehla à se restaurer, ou au moins à avaler les plats chauds qu'elle lui avait apportés. La soldate acquiesça sans un mot et attrapa un grand bol fumant entre ses mains, profitant de la chaleur du contenant pour se réchauffer les mains. Un soupir de plaisir et de soulagement s'échappa de sa bouche lorsqu'elle avala la première gorgée de la boisson brûlante et légèrement sucrée, ce qui sembla satisfaire sa supérieure. Elle s'était adossée au chambranle de la porte alors que Nehla avait fini par s'asseoir pour déjeuner, veillant à garder quelques aliments pour plus tard, comme à son habitude lorsqu'elle savait que le prochain repas pouvait être trop éloigné. Elle finit par passer sa langue sur ses lèvres en reposant le grand bol, avant de plonger ses mains dans un autre contenant rempli d'une eau délicieusement chaude pour les passer sur son visage et dans son cou. Elle ferma les yeux un instant avant de remercier sa supérieure, qui récupéra son plateau avant de sortir à nouveau et de repousser la grande porte sur Nehla, se trouvant à nouveau dans la pénombre. La jeune femme resserra un peu la couverture sur elle et s'adossa à nouveau contre le mur, les yeux rivés au plafond, dans une longue attente jusqu'à la prochaine visite du Lieutenant. Elle ferma son poing, satisfaite que le Lieutenant n'ait pas remarqué sa blessure, ou tout du moins pas relevé, avant de détendre à nouveau ses doigts, espérant que la douleur n'était due qu'au choc et que la blessure était superficielle.
Les minutes défilaient lentement, les secondes s'étirant comme des heures alors que Nehla tentait de vider sa tête de toutes les pensées qui tentaient de s'infiltrer dans son esprit. Elle finit par s'assoupir à nouveau, emmitouflée dans sa cape et sa couverture. Cette fois, elle n'entendit même pas la porte s'ouvrir, c'est le contact de la main chaude du Lieutenant qui repoussait une mèche de cheveux de son visage qui la sortit difficilement de son sommeil. Elle frotta ses yeux comme une enfant avant de se relever et de s'adosser au mur de la cellule, alors que le Lieutenant s'installait à côté d'elle en posant un nouveau plateau devant la soldate. Nehla sourit doucement en reconnaissant la pâte du chef cuisinier qui avait glissé un sandwich dégoulinant de fromage sur le plateau. Nehla le coupa en deux avant d'en tendre une moitié à sa supérieure :
Ils sont délicieux, mon Lieutenant. Vous devriez y goûter.
Nehla n'attendit pas la réponse du Lieutenant pour mordre avec envie dans le sandwich, aussi réconfortant que nourrissant. Elle partagea le reste de son repas avec sa supérieure, presque en silence, avant de soupirer lorsqu'elle reposa le bol de bouillon qui clôturait son repas. Le lieutenant lui tendit alors une serviette et sortit pour lui apporter un seau d'eau chaude, lui tournant le dos pendant quelques minutes. La soldate retira rapidement son débardeur et son pantalon pour se laver rapidement avant de tendre la main à nouveau pour se rhabiller. Elle croisa le regard du Lieutenant qui s'était retournée pour lui donner des vêtements propres. La jeune femme hésita quelques secondes, la bouche entrouverte, soutenant le regard de son Lieutenant avant de se ressaisir et d'enfiler prestement le pantalon et le haut qu'on lui tendait, les joues légèrement rosées par l'embarras de cette situation. Le Lieutenant avait aussi détourné les yeux après quelques secondes et rassembla rapidement la vaisselle sur le plateau, le seau et les vêtements sales de Nehla avant de quitter la cellule et d'en fermer la porte. La jeune soldate s'approcha de la porte avant de poser sa main sur le bois, le souffle court. Elle sentit comme un poids se retirer de la porte et entendit finalement les pas de sa supérieure s'éloigner. La jeune femme soupira avant de s'assoir à nouveau contre le mur du fond de la cellule et de s'envelopper dans sa couverture. Le haut prêté par le Lieutenant était légèrement trop grand pour elle, et ce n'est que quelques minutes plus tard qu'elle se rendit compte que ces vêtements ne provenaient pas de sa valise, mais probablement de la garde-robe personnelle du Lieutenant, le léger parfum s'en dégageant la confortant dans son idée. Nehla sourit doucement avant de poser à nouveau sa tête contre le mur, les yeux rivés au plafond, suivant encore inlassablement les fissures et les tâches créées par le temps, laissant ses pensées divaguer vers quelque chose de plus agréable que sa solitude dans cette cellule.
La jeune femme ne trouva pas le sommeil du reste de la journée, se levant de temps à autre pour faire circuler le sang dans ses jambes toujours douloureuses et tenter de s'occuper. Elle se prit à tenter de nettoyer la cellule, repoussant chaque brin de paille dans un coin, époussetant sa cape dans un bien piteux état après à peine vingt-quatre heures dans ce cachot. Elle avait détaché ses cheveux, et tournait en rond dans sa cellule en passant ses doigts dans ses longueurs pour les démêler du mieux possible, avant de tenter de les nettoyer un peu en créant un peu de brume pour les humidifier. Elle aurait tout donné pour un bain chaud ou même une douche froide pour se débarrasser un peu plus de toutes ces poussières et soupira à cette idée. La luminosité déclinant dans la pièce indiquait que le jour déclinait, le Lieutenant Von Andrasil lui avait dit qu'elle repasserait dans la soirée, Nehla se releva pour la énième fois, tirant un peu sur ses vêtements pour les défroisser et appuya le bas de son dos contre le mur, les mains posées sur les cuisses, des mèches de cheveux glissant devant son visage, impatiente à l'idée de cette visite tant attendue.
Je savais bien que je me ferais chauffer les oreilles, mais probablement pas à ce point là. Les retours à chaud du Capitaine étaient assez incisifs, d'autant plus que je venais lui apporter la nouvelle de la nomination de ma détenue. Oui, cela faisait beaucoup, avec l'agression de Gildan, mais je ne savais encore dire si la nouvelle réjouissait mon supérieur ou non.
« - Eh bien, lors d'une visite de routine au Poste-Frontière, j'ai jugé de l'inaptitude du Lieutenant à s'occuper de ses hommes. Je souhaitais le mettre en gar-
- Et depuis quand c'est à vous de mettre en garde vos homologues, Von Andrasil ? Jusque là, il s'agit de ma mission, de ma responsabilité.
- Je savais que cela vous révolterait. Je m'en excuse, mon Capitaine. »
J'affichais des yeux penauds, assise sur ma chaise devant le bureau du vieil homme. Son regard était dur, mais pas forcément haineux ; c'était plus une réprobation dans les formes, dans le fond je le savais allié à ma vision des choses.
« - Si vous tenez à le savoir, j'ai le Lieutenant Gildan dans le collimateur depuis quelques semaines déjà. Je comptais intervenir, mais avec votre affaire vous l'avez érigé en martyre. Impossible de dire si vous lui aurez fait plus d'effet que l'idée de mes remontrances à votre égard, lorsque cela arrivera jusqu'à lui. Enfin bon... »
Idiote, j'avais été idiote. Des fois, la hiérarchie existait pour des intérêts particuliers, la braver n'était pas toujours un bon conseil. Cette fois-ci, j'aurais peut-être mieux fait de me taire et peut-être que demain, Gildan aurait été démis de ses fonctions.
« - Et concernant la promotion de votre unité, cela me semble un peu précipité. Elle était encore sous ma vigilance, ne devrais-je pas vous rappeler que vous étiez simplement sensée l'occuper le temps que je trouve un bataillon pour l'accueillir ? Croyez-vous êtes seule sous mes ordres, Lieutenant ?
- Non mon Capitaine.
- Croyez-vous que je n'ai que ça à faire de courir après vous ? De m'assurer que vous ne m'attirez pas des problèmes ?
- Non mon Capitaine.
- Alors reprenez-vous. Bon... toutefois le choix de cette nomination me semble une bonne idée. Mise à part cette bévue, le dossier de Theldj fait état d'une très bonne ligne de conduite et c'est un élément parfait au combat. Vous l'avez mise à rude épreuve, visiblement pour des besoins personnels, mais je pensais justement la placer comme officier. Vous n'avez fait que précipiter les choses, Lieutenant. »
Hum, touché. J'avais une fois de plus pensé à la place du Capitaine, ce qui était de plus en plus courant car il me le demandait souvent à présent. Mais j'avais été zélée, même si mon jugement et le sien faisaient la paire...
« - Dans tous les cas, cette promotion est validée. Vous ne serez pas punie, car votre soldat a pris pour vous et c'est son action qui est remise en cause, jusqu'à preuve du contraire. Toutefois votre devoir est de prendre soin d'elle : je ne pense pas que les nuits dans les geôles soient très confortables ni chaleureuse, notamment pour un deuxième et troisième jour à la Citadelle. Personne ne viendra donc s'occuper d'elle, vous en serez l'unique responsable jusqu'à la fin de sa période de détention. »
Je hochai la tête en guise de simple réponse à ce laïus, compréhensive et surtout reconnaissante pour la bonté et la lucidité de mon supérieur. La journée avait déjà bien débuté et j'avais déjà pris la peine de rendre visite à ma subalterne. Quelque part, c'était inné : ce désir de la choyer, de m'occuper d'elle ; je n'avais pas attendu les ordres d'Ulricht.
La nuit était tombée à présent et toutes mes pensées étaient dirigées vers la jeune femme, que j'imaginais dans une position inconfortable au trou, comme je l'avais laissée la dernière fois. Faisant un détour par la cuisine, je récupérais deux-trois restes du dîner que je bennais dans un panier, ainsi qu'une bassine d'eau chaude, du savon et un chiffon propre.
Descendant prestement les marches de l'un des nombreuses escaliers, j'arrivai finalement aux cachots où je retrouvai mon Adjudant, toujours dos collé au mur, le regard perdu dans le détail des pierres qui lui faisaient face. Je tournai avec hâte la clé dans la serrure, ouvrant la large porte en fer que je refermai doucement derrière moi.
« - Adjudant Theldj, » saluai-je, avant de poser mes affaires à terre devant celle qui me rendit les salutations avec ferveur.
La pauvre ne semblait même pas m'en vouloir, ce qui ne faisait qu'aggraver la culpabilité que je ressentais à ce moment précis. Elle appliquait les ordres à la lettre, fidèlement, même lorsque ceux-ci impliquaient une injuste détention et je ne pouvais qu'apprécier sa loyauté envers moi, j'espérais. En vérité, la voir ainsi me serrait le cœur et l'expression sur son visage n'avait cessé d'occuper mes pensées depuis que je l'avais quittée...
« - Vous ne voyez aucun inconvénient à ce que je... » commençai-je, l'éponge dans ma main avec la bassine.
Il s'avéra que non et j'essuyai donc tendrement les marques de suie qui couvraient le visage de la belle. Nettoyant le contour de ses yeux, j'arrivai au niveau de ses lèvres auxquelles je rendais la rougeur d'antan, terminant par son menton légèrement volontaire que je gommais avec soin. Comme l'objet dans ma main, mon regard s'appliquait en même temps à chaque endroit de son visage que je visitais. Peut-être la recrue s'en rendit-elle compte, car ses joues gelées s'empourprèrent le temps d'un instant, me conduisant à faire de même.
« - Désolée, j'essaye de faire au plus vite. Je vous laisse la bassine, l'eau et le savon pour plus tard. Je récupérerai ça demain matin...
- Merci de vous occuper de moi, mon Lieutenant.
- Oh, ce n'est que mon devoir... »
Peut-être un peu plus que cela. Je saisis alors une miche de pain que je séparai en deux partie, ainsi que du fromage à pâte dure et quelques biscuits salés. Le repas était chiche, mais c'était alors tout ce qu'il restait et je regardai la jeune femme l'apprécier comme s'il s'agissait de son dernier. Comme auparavant, je l'accompagnais dans les festivités, même si mon estomac noué ne me permit pas d'avaler grand chose. Puis, lorsque nous jugeâmes être toutes deux rassasiées, je rangeais le reste des aliments dans le panier et rejoignais le côté de l'Adjudant, me collant moi-même dos au mur.
Ainsi, je pouvais voir le détail des pierres qu'elle même observait plus tôt. Je sentais son regard glisser sur moi tandis qu'elle se demandait probablement ce que je faisais, mais restais silencieuse un temps. Enfin, je brisai le silence, tâchant tant bien que mal de livrer ce que j'avais sur le cœur :
« - Vous savez, dès que je vous ai vue avec votre lance et votre bouclier, j'ai su que vous aviez quelque chose. Le Capitaine est de mon avis et il comptait aussi faire de vous un officier avant même que nos regards se croisent... Il faut croire que nous avons de la chance de vous avoir parmi nous...
- Merci mon Lieut-
- ...et moi, tout ce que j'ai réussi à faire, c'est vous mettre en cellule peu après votre arrivée. »
Je serrai les doigts, les mains crispées sur mes cuisses. Demeurée interdite, la jeune Garde ne savait visiblement quoi dire suite à cette confession. Je continuai donc :
« - Vous êtes un bon élément Theldj. Et une belle femme, avec beaucoup de charisme. Les hommes l'ont vu ; ce Donte a clairement craqué pour vous, le pauvre. Je pense qu'il vous a mis le grappin dessus sans savoir ce à quoi il s'attendait. »
Je souris à la jeune femme, qui demeura stoïque, gênée. Je la comprenais que trop bien, peut-être avais-je été trop loin. Cela pouvait sonner comme de l'insistance, il n'en était rien : je voulais juste me rattraper, corriger mes erreurs et la faire se sentir bien malgré la situation. C'était maladroit, je le savais, et j'arrêtai aussitôt.
« - Merci... Merci pour vos mots Lieutenant, ils me vont droit au cœur. »
Je restai à ses côtés un temps. La conversation évolua et bien vite nous devisâmes de souvenirs de nos jeunes années. Je racontais mes classes, certaines batailles menées, la vie à la Forteresse... Et je continuai même après que la prisonnière se soit endormie. Le repas venait de faire son effet visiblement et la fatigue de ces derniers jours ne devait pas aider.
Finalement, me levant fébrilement avec des douleurs dans le dos, je récupérai le panier d'une main avant de me retourner vers l'Adjudant. De la lucarne qui éclairait la pièce, un rayon de lune frappait son visage ; son sommeil était profond, bien que je savais que sa position assise lui garantirait des crampes certaines ensuite, sinon pire. Agissant donc pour éviter ce genre de désagrément, je me penchai au-dessus d'elle et, la tenant fermement entre mes bras, la couchais sur le dos lentement.
Agissant de la sorte, je me retrouvai un moment avec mon visage au-dessus du sien, mes yeux parcourant le détail de ses cils, son nez, sa bouche... Je balayai d'une main une mèche de cheveux bruns mal placée et restai ainsi une bonne minute à l'observer, endormie. C'était véritablement une belle femme, semblant si forte et dynamique éveillée et pourtant si douce lorsqu'elle était endormie... Ses lèvres charnues semblaient m'appeler comme jamais aucune bouche ne m'avait appelée alors, quand bien même je n'étais pas intéressée par les femmes.
Je me surpris à espérer qu'elle se réveillerait et que quelque chose se passerait, mais cela n'arriva pas. L'air froid de la cellule me rappela que ma présence ici n'était pas désirée et qu'il était temps que je parte.
Saisissant ainsi le panier que j'avais laissé près de la jeune femme, je m'en retournai vers la porte que j'ouvrai dans un grincement contrôlé et disparaissais comme si je n'avais jamais été là. Comme si ce moment n'avait été qu'un doux rêve interdit...
Ce n'était définitivement pas qu'un rêve. Enfin, pas entièrement.
Un léger sourire passa sur ses lèvres, un sourire presque triste car elle savait bien que rien de ce qu'elle avait pu vivre ou ressentir pendant son sommeil ne se passerait probablement jamais. La jeune femme se dirigea vers la bassine, l'eau était glacée mais lui permettait au moins de se débarrasser des poussières mêlées à la sueur qui encrassait sa peau d'habitude si blanche. Elle passa l'éponge laissée par le Lieutenant Von Andrasil plus tôt sur ses bras, son visage, son cou et son décolleté avant de décider de plonger ses longs cheveux dans l'eau et de les frotter à l'aide du savon avant de les rincer du mieux qu'elle le pouvait. Elle utilisa sa cape pour les essorer et les sécher un peu avant de les démêler pendant de longues minutes en glissant inlassablement ses doigts dans les grandes mèches trempées et visiblement encore un peu savonneuses. Elle s'était installée en tailleur sur son lit de paille, tentant de trouver une position confortable pour continuer sa tâche laborieuse qui avait au moins le mérite de l’occuper. Ce faisant, elle se perdit dans ses pensées et les souvenirs de son rêve, si bien qu'elle ne remarqua pas que le jour avait fini par se lever, seul le grincement de la porte qui s'ouvrait sur le Lieutenant la sorti de sa transe. La soldate releva la tête, les doigts encore coincés dans quelques mèches rebelles, elle senti ses joues se réchauffer légèrement lorsque son regard croisa celui du Lieutenant qui lui lança un sourire presque gêné en la voyant ainsi. Nehla rigola doucement en tirant encore ses doigts pour démêler la mèche en question.
C'est bien plus facile avec un peigne, je vous l'accorde. Bonjour, mon Lieutenant.
Nehla recula un peu sur sa couche pour laisser le Lieutenant s'y installer et tendit finalement les bras pour la débarrasser du plateau qu'elle portait afin qu'elle puisse s'asseoir sans risquer de se renverser quoi que ce soit sur les cuisses. Nehla nota avec un certains amusement que, cette fois, sa supérieure avait prévu un petit-déjeuner pour deux. La soldate tendit la main vers l'un des bols fumants avec envie, elle allait sûrement avaler ce breuvage d'un seul coup, un peu de chaleur lui ferait le plus grand bien, mais elle décida finalement de le tendre à sa supérieure avec un léger sourire. Leurs doigts se frôlèrent lorsque le Lieutenant consenti à prendre son bol, un léger frisson glissa le long du dos de Nehla qui sentait encore ses joues s'échauffer. Elle baissa les yeux pour éviter le regard d'Élina avant de poser ses mains autour de son bol, se délectant de la chaleur diffusée tant par le contenu que par le contenant puis le porta à ses lèvres. La première gorgée lui brûla la bouche, elle la senti couler le long de sa gorge et son corps se réchauffa presque instantanément dans un frisson délicieux.
Bon appétit. Et merci, encore.
Un rapide coup d’œil vers le Lieutenant indiqua à Nehla qu'elle n'avait probablement pas été la seule à rêver cette nuit là, une expression presque gênée sur le visage d'Élina et une lueur dans le regard qu'elle ne lui connaissait pas la conforta dans cette idée. Et alors que les deux jeunes femmes déjeunaient ensemble, si proche l'une de l'autre, elles paraissaient comme légèrement absentes, toutes deux plus ou moins perdues dans des pensées qui convergeaient sûrement. Le repas fût silencieux, ponctué par quelques phrases banales échangées, histoire de briser le silence pourtant confortable, du moins pour la jeune soldate, elle ne ressentait pas forcément le besoin de parler, même si elle pouvait comprendre que certaines personnes soient gênées par un silence trop long. Le Lieutenant resta encore quelques minutes avec Nehla après le repas, elle semblait ne pas vouloir la laisser seule, mais avait des obligations à remplir, et la soldate devait purger sa peine après tout. Nehla se leva en même temps que sa supérieure en attrapant le plateau vide et se dirigea vers la porte avec elle. La jeune femme passa une mèche de cheveux derrière son oreille avant de lever les yeux vers le Lieutenant.
Il ne faut pas vous en vouloir pour ça, ni pour rien d'autre. C'est comme ça que ça doit se passer, c'est tout.
Un léger sourire en coin s'afficha sur le visage de la soldate alors que ses yeux glissèrent vers les lèvres de sa supérieure. Elle cligna rapidement des yeux avant de les baisser à nouveau en passant sa main dans ses cheveux un peu nerveusement.
Si je pouvais garder l'eau, ça me permettra de m'entraîner un peu. Je pourrais tout contenir à l'intérieur, rien ne filtrera à l'extérieur. Enfin, je suis censée ne rien faire ici je suppose, mais peut être voudrez-vous bien... M'accorder cette faveur ?
La jeune femme releva les yeux vers Élina, un rayon de soleil caressa sa joue en la réchauffant, c'est à ce moment que Nehla se rendit compte qu'elle était presque sortie de sa cellule et que sa supérieure pourrait avoir des problèmes si quelqu'un le voyait. La soldate recula d'un pas, retournant dans une relative pénombre, se tenant droite comme un roc, consciente qu'elle en avait probablement trop demandé et qu'elle avait probablement trop osé depuis la nuit dernière. Sa supérieure jeta un œil dans le couloir avant de hocher légèrement la tête et de fermer la lourde porte avec un sourire.
Nehla soupira, affichant également un léger sourire de soulagement, fixant la porte comme si elle allait à nouveau s'ouvrir dans la seconde. Un léger rire s'échappa de ses lèvres, elle secoua la tête avant d'attacher ses cheveux et de commencer à nettoyer à nouveau la cellule, en pliant les couvertures et sa cape, en poussant la paille dans un coin pour faire de la place. Elle attrapa la bassine d'eau et la posa au milieu de la cellule, restant debout au dessus de l'eau glacée en attendant qu'elle s'immobilise. La soldate ferma les yeux, chassant toutes les pensées qui pouvaient venir la perturber, elle joignit ses mains, plaquant ses paumes l'une contre l'autre, en comptant ses respirations, les allongeant au fur et à mesure. Elle secoua à nouveau la tête, impossible de se concentrer pour le moment, des flashs apparaissaient devant ses yeux, des pensées ne désirant pas disparaître persistaient à interférer dans son esprit, elle inspira à nouveau longuement, bloqua sa respiration avant d'expirer lentement et de vider intégralement ses poumons en espérant évacuer ses pensées par la même occasion. Ses mâchoires se crispèrent et elle finit par relâcher ses mains.
Tu te fais des idées ma pauvre fille. Allez on arrête de penser à tout ça et on se concentre. On ne pense à rien, on respire, on compte ses respirations et on...
Nehla ouvrit les yeux, elle avait juré avoir entendu des pas dans le couloir, elle enjamba la bassine d'eau et s'approcha de la porte, collant presque son oreille contre la paroi. Son estomac se noua, sa respiration se coupa alors que le bruit se rapprochait de sa cellule. Les pas passèrent devant sa porte sans s'arrêter, elle entendit un glissement avant de compter à nouveau les pas, trois de plus et la personne serait à nouveau devant sa cellule. Nehla recula de la porte, s'attendant à la voir s'ouvrir, mais il s'agissait probablement d'un tour de ronde, puisque le bruit de pas finit par s'éloigner et s'évanouir, laissant la jeune femme dans un silence de mort plutôt pesant. La jeune femme reprit finalement son souffle, posant sa main sur la porte, elle ferma les yeux et éclata de rire.
Allez, ça suffit les bêtises, tu t'imagines vraiment des choses. Au travail.
Nehla se plaça à nouveau devant la bassine, face à la porte pour contrôler la brume qu'elle allait créer et éviter de la laisser s'échapper hors de sa cellule. Ses mains se joignirent à nouveau, ses yeux se fermèrent et elle réussi finalement à se concentrer suffisamment. Son esprit se vida de toutes ces pensées et ces envies, elle ferma son poing droit qu'elle plaça contre la paume de sa main gauche, une légère brume se forma au dessus de la bassine, remontant doucement vers les mains de Nehla. Elle ouvrit les yeux en même temps que son poing, les doigts de ses deux mains faisaient de lents mouvements pour faire monter encore la brume et la concentrer dans l'espace vide entre ses mains, la densité s'intensifia, la quantité de brume qui s'échappait de la bassine augmenta en même temps, comme une cascade inversée qui chutait au creux de ses mains. A mesure que la brume se concentrait dans ses mains, la jeune femme les écartait pour laisser plus d'espace et augmenter encore et encore la quantité et la densité de sa brume, pour finalement la laisser glisser sur ses bras et l'envelopper, les vapeurs commencèrent à remplir la pièce, Nehla veilla à la faire s'arrêter à quelques centimètres de la porte pour éviter qu'elle ne s'échappe, comme promis à sa supérieure plus tôt. La pièce fut rapidement emplie d'une brume dense, épaisse, blanche et impénétrable. Nehla sourit doucement, elle se sentait finalement bien dans cet environnement, elle était la seule à pouvoir la contrôler et savoir ce qui pouvait s'y passer. La jeune femme ferma à nouveau le poing droit et le rapprocha de son autre main, laissant les doigts de sa main gauche se déplacer en cercle au dessus de son poing, le brouillard s'épaississait à mesure que ses doigts se déplaçaient, puisant dans son énergie pour rendre cette brume presque palpable. Satisfaite du résultat, Nehla posa ses mains sur ses hanches en observant sa brume qui se mouvait lentement, remplissant chaque espace libre du cachot, glissant sur les murs jusqu'à s'insinuer dans les rainures des murs, dans les fissures des pierres et les fissures du plafond. Un sourire en coin se dessina sur ses lèvres, elle se pencha vers la bassine et la reposa à l'endroit où sa supérieure l'avait laissée, elle était légèrement plus légère qu'avant, ce qui arracha un léger rire à la soldate, cela indiquait qu'elle avait peut-être un peu forcé sur la quantité d'eau utilisée pour cette petite expérience.
Nehla s'installa en tailleur au milieu de la pièce, laissant sa brume glisser sur sa peau, ses doigts effectuant de léger mouvements pour manipuler les vapeurs d'eau et les faire aller et venir selon ses désirs, créant un léger tourbillon autour d'elle, avant de la diriger vers le plafond ou dans un coin de la pièce. Elle s'amusa ainsi un certains moment avant de laisser le brouillard faire ce qu'il avait envie, en intensifiant encore un peu la densité de la brume. Nehla se coucha à même le sol, les doigts croisées derrière sa tête, une jambe repliée, observant les mouvements de la brume qui la berçaient presque. Un bruit de clé se fit finalement entendre, mais Nehla ne bougea pas, encore perdue dans ses rêveries, seul le pas qui traversa sa brume la fit se relever. Elle sourit doucement observant sa supérieure fermer la porte, sans dire un mot, et scruter la brume les yeux légèrement plissés. Nehla fit un pas silencieux vers Élina et glissa ses mains sur celles du Lieutenant pour attraper ce qu'elle avait dans les bras. La soldate cru ressentir un léger frisson, ou bien sa supérieure avait-elle légèrement sursauté à ce contact. La soldate posa le plateau un peu plus loin et s'approcha à nouveau du Lieutenant qui n'avait pas encore bougé. Elle esquissa un geste de la main, la brume obéit vite à ce geste et se déplaça, dégageant la vue du Lieutenant et l'espace entre la porte et le dos de Nehla, se concentrant à l'arrière de la cellule. Un léger brouillard glissait sur le corps de Nehla, comme si elle l'absorbait.
Mon Lieutenant. Comme je ne peux pas la laisser s'échapper, il faut que je l'absorbe. Et comme elle est assez dense et volumineuse, ça va prendre un peu de temps, navrée.
La jeune femme invita le Lieutenant à se diriger vers le lit de paille, Nehla fit deux pas en traversant la brume qu'elle absorba instantanément, libérant ainsi l'espace et la voie au Lieutenant. Les deux jeunes femmes s'installèrent en tailleur l'une en face de l'autre et commencèrent à déjeuner, Nehla s'était volontairement installée en face de la porte, laissant la brume derrière elle afin de l'absorber et ne pas importuner Élina pendant son repas.
Une fois de plus, je descendais les escaliers de Citadelle jusqu'aux geôles et découvrais une atmosphère humide et chaude. Je n'avais jamais eu l'occasion de découvrir le pouvoir de ma subalterne jusque là et ce ne fut que lorsque j'ouvris la porte de la cellule, découvrant un épais brouillard blanc, que je compris.
« - C'était donc pour cela, la bassine, » murmurai-je tandis que la jeune femme faisait disparaître la brume.
Elle m'informait qu'elle avait été contrainte de contenir un peu d'humidité en elle, car le volume était trop imposant vis à vis de l'espace. Je ne tenais rigueur que de sa peau humide et perlée, que je recouvrais rapidement d'une serviette propre, la frictionnant légèrement. Passant mes doigts dans ses cheveux tandis que je les essuyais, avant que sa main ne stoppe mon geste et qu'elle ne prenne la relève.
« - C'est un bien beau pouvoir que vous avez là, Adjudant Theldj, » remarquai-je tout en saisissant son plateau et en le déposant sur ses cuisses.
Je la regardais découvrir son plat, admirer la nourriture préparée par le chef qui l'appréciait bien. Pour ma part, j'étais accoutumée à un tel niveau de qualité culinaire à présent et je peinais à en voir les spécificités, mais comme elle savourait les bouchées qu'elle prenait, je me joignais à elle. Fermant les yeux, je dégustais en silence une croquette de légume fondante.
Naturellement, les deux assiettes furent toutes deux bien vite terminées et, sitôt le repas fini, nous poussâmes nos plateaux devant nous tout en dépliant les jambes. À nouveau le dos collé contre le mur, je me prenais à imaginer des choses à nouveau. Mes joues s'empourprèrent le temps d'un instant, un mouvement presque imperceptible dans la pénombre, même si je la voyais glisser ses yeux sur moi. Plus ou moins discrètement.
Midi était passé mais les geôles ne profitaient que peu du soleil éclatant à l'extérieur. Aussi me décidai-je à faire un petit tour de magie à mon tour. Plaçant ma paume à nu devant moi, étalée, je fis naître un petit astre blanc dont j'augmentai progressivement la luminosité pour laisser nos yeux s'y accoutumer petit à petit. Puis, lorsque je jugeai que la lumière s'étendait suffisamment depuis ma main, je projetai l'orbe devant moi, le laissant se fixer en apesanteur au-dessus de nous.
« - Tant que je serai là, vous aurez ma lumière pour vous tenir compagnie. »
Maladroitement, ma main glissa sur le sol humide tandis que je m'asseyais à nouveau et s'en vint se poser sur la cuisse de la jeune femme. Peut-être demeura-t-elle là un instant, un peu trop longtemps, avant que je la retire avec un air gêné.
« - Désolée, je ne voulais pas... »
Peut-être un peu ? Voilà longtemps que je n'avais pas senti ce genre de contact. À présent, mes yeux dévisageaient celle qui restait coi en me regardant. Mille idées passaient par ma tête. Et, instinctivement, ma main vint se poser dans le creux de son cou et caresser sa nuque ; mon regard plongeant dans le sien, parcourant ses cicatrices.
Inévitablement, nos deux visages se rapprochèrent ainsi l'un de l'autre, bravant les interdits, attirés comme deux aimants. Nos deux bouches entrouvertes s'appelant comme je l'avais ressenti la nuit dernière, sauf que cette fois-ci c'était réel. Ce ne serait qu'un simple contact, rien de plus, mais suffisant pour provoquer des étincelles invisibles. Était-ce une bonne idée ? Aucune de nous deux ne le savait réellement, à ce moment précis, nos bras enserrant nos corps.
Mais comme je sentais l'étreinte de ses lèvres s'approcher, une dernière barrière qui se voulait inébranlable m'empêcha d'aller contre les règles, de tomber sous l'effet du désir. Au lieu de cela, ma tête s'inclina pour sentir le contact du front de mon compagnon d'arme, tout en passant ma main dans ses longs cheveux pour la garder ainsi contre moi. Puis, redressant mon nez, je frottai l'extrémité de ce-dernier contre le sien dans quelques allers-retours timides avant de poser ma tête sur son épaule, mes bras autour de sa taille.
« - Vous êtes une femme magnifique, Nehla Theldj. Mais je ne sais pas si ça serait une bonne idée... »
Sentant la caresse de la main de mon Adjudant contre ma joue, je me laissais aller, m'adossant contre le mur où je demeurais, les yeux fermés, imaginant le contact qui n'avait pas eu lieu. Puis, je perçus un mouvement soudain et lorsque j'ouvrai les yeux, elle se tenait devant moi avec un sourire amusé.
Les rayons de soleil n’éclairaient déjà presque plus la petite pièce quand le Lieutenant Von Andrasil rassembla les affaires qu’elle avait apportées à Nehla plus tôt. La jeune femme lui donna un coup de main, faisant glisser le plateau dans la bassine d’eau gelée qui était restée dans un coin de la pièce. Un geste de la main fit disparaître les dernières nappes de brume disséminées çà et là, absorbées par les doigts de la soldate qu’elle passa dans les cheveux de sa supérieure pour en retirer un brin de paille, un léger sourire aux lèvres. Elina passa rapidement sa main dans ses cheveux pour les remettre en place, alors que Nehla hocha la tête pour signifier qu’elle était très bien comme ça. Elles échangèrent un regard entendu et le Lieutenant ouvrit la porte, laissant à nouveau sa subalterne seule dans son cachot.
La jeune femme attrapa sa cape laissée dans un coin de la minuscule geôle et la passa sur ses épaules avant de se glisser sur une des couvertures et de s’emmitoufler dans une autre. Elle resta allongée quelques minutes, les yeux perdus dans le vide avant de sourire doucement et de s’endormir profondément, épuisée par cette journée. Elle ne fut réveillée que par le bruit d’une clé qu’on tourne dans une vieille serrure, se relevant sur un coude pour apercevoir sa supérieure poser à nouveau une grande bassine d’eau, fumante cette fois, et un panier bien garni dans la pièce. Elle fit un signe à Nehla pour qu’elle se lève avant de l’inviter à se laver. La jeune soldate ne se fit pas prier, elle attendit dans une fausse pudeur que le Lieutenant soit occupée à disposer les différents mets qui composaient le dernier repas en cellule de sa subalterne, pour retirer rapidement ses vêtements et se frotter vigoureusement du mieux qu’elle le pouvait avec une éponge savonneuse, avant d’utiliser plusieurs linges pour se rincer et essuyer sa peau légèrement rougie par la chaleur de l’eau et un frottement un peu trop intense. La jeune femme soupira, se sentant presque revivre, notamment lorsqu’elle sentait l’humidité de la pièce se frayer un chemin sur sa peau, l’extrémité de ses doigts l’absorbant avant qu’elle ne disparaisse. Elle enfila les vêtements propres prêtés par sa supérieure avant de s’installer en face d’elle alors que le Lieutenant servait du vin dans deux grands verres, un sourire malicieux aux lèvres.
La soldate ne se fit pas prier et porta bien vite le verre à ses lèvres, avant de se servir dans les différents bols et autres assiettes qu’Elina avait rapporté des cuisines, le chef cuisinier avait sûrement quelque chose à voir dans la quantité de nourriture présente ce soir-là. Les deux jeunes femmes dinèrent copieusement, le Lieutenant Von Andrasil s’amusa de l’appétit de la jeune femme, sachant pertinemment qu’elle y était pour quelque chose. La soldate finit par s’adosser au mur près d’elle, dégustant avec gourmandise des biscuits chocolatés alors que sa supérieure rangeait déjà tous les plats dans le grand panier après s’être levée prestement alors que Nehla l’invitait à la rejoindre. La jeune femme plongea son regard dans le sien, le visage dur, ne comprenant pas vraiment quelle mouche pouvait piquer Elina, elle qui restait d’habitude bien plus longtemps en sa compagnie. Elle posa la boîte de biscuit, se relevant en s’appuyant sur une main, trop occupée à lécher le chocolat de ses doigts, avant d’attraper la main d’Elina qui tentait de se diriger vers la porte. La soldate ne la quitta pas du regard, avançant encore d’un pas en sa direction avant de s’approcher de son oreille, en glissant une main derrière sa nuque :
Je ne serais pas une entrave pour vous, Mon Lieutenant. Et je serais là pour vous. Toujours.
La jeune femme se recula lentement, tournant légèrement la tête à la recherche des lèvres de sa supérieure, sur lesquelles elle déposa un baiser doux et passionné, signe que ce ne serait pas la dernière fois qu’Elina aurait à faire à la jeune femme.
Elle se recula finalement, laissant Elina s’affairer dans la pièce, glissant la main dans le panier pour y récupérer du pain, un peu de fromage et un autre paquet de biscuits qu’elle allait probablement avaler sous peu, avant de la laisser la quitter bien vite, non sans noter le sourire sur son visage et son soupir lorsqu’elle ferma la porte. Nehla termina son repas seule, avant de faire à nouveau un brin de ménage dans sa cellule et de tenter de rendre son couchage un peu plus confortable. Elle s’emmitoufla dans ses couvertures, plia sa cape pour en faire un oreiller et sombra rapidement dans un profond sommeil sans rêves, une nuit réparatrice qu’elle attendait depuis son arrivée au sein du régiment.
Qu'avais-je fait ? Ce n'était pas sérieux, surtout pour un officier. Mais j'aimais cette petite et j'aurais aimé que cela se soit passé dans un autre contexte. À présent, je devais garder cette relation secrète, au risque que nous en payions le prix toutes les deux.
J'esquivai le regard du Capitaine lorsque je lui rendis visite une seconde fois, dans la soirée. Peut-être était-ce une forme de paranoïa, mais ses yeux d'ancêtre me laissaient toujours entrevoir dans le fil de ses pensées une certaine clairvoyance. Si on le décriait facilement pour son inaction au global, c'était toutefois un fin homme qui s'était occupé à mettre sur pied, depuis son assignation, un nouvel organe pour la Garde Scientifique au sein de Forteresse.
« - Lieutenant Von Andrasil, comment va l'Adjudant ?
- Elle a bientôt fini de purger sa peine. Je l'ai aussi informée de sa future mission mais...
- Mais ? »
Je savais que j'allais me mordre les doigts pour ce que j'allais dire. Pourtant je m'inquiétais chaque seconde de l'état de ma subalterne ; toutes mes pensées étaient tournées vers elle et je n'arrivais pas à contrôler cela. Je savais que ça pourrait m'en coûter si je devais ne pas avoir le bon état d'esprit malgré les périls, ses conditions pour poursuivre n'étaient pas les meilleures.
« - N'est-il pas possible de repousser son départ de quelques jours ? Je trouve cela assez rude...
- Ce n'est rude uniquement car vous avez osé braver mes ordres. Vous en payez le prix aussi bien qu'elle. Vous croyez que je ne vois pas l'affection que vous portez à cette recrue ? »
Je restais silencieuse, les joues rougies. Voilà une situation que je n'avais jamais eu à connaître jusqu'ici. Je traitais tous mes hommes à la même enseigne, mais cela dépassait à présent le cadre du simple favori par ses compétences. Theldj était forte et vaillante, mais pas au point de montrer une préoccupation démesurée comme je le faisais.
« - Écoutez, je vais faire impasse sur votre lien avec votre subalterne, quel qu'il soit. C'est un conseil que je vous donne cependant : si vous ne vous tenez pas assez à distance de vos hommes, vous risquez un jour d'y perdre énormément, Lieutenant. Suis-je bien clair ?
- Limpide, mon Capitaine. »
Un long regard entendu, une grimace et l'officier reporta ses yeux brumeux sur des documents devant son nez. Je le saluai malgré tout brièvement avant de prendre congé.
Un bref passage dans mes appartements, le temps de récupérer des vêtements de rechange pour la nuit, puis je faisais tourner le robinet qui garantissait l'arrivée d'eau chaude en jets fins sur ma tête. Passant mes mains sur mes cheveux, je les étalais longuement, me rappelant les doigts qui y passaient et les tendres caresses de celle avec qui j'avais partagé des moments intimes plus tôt dans la journée.
Ainsi donc, je devais me résoudre à ce que cela ne reste qu'une courte histoire d'amour entre nous ? Qu'il n'y ait pas de lendemain ? Peut-être le savais-je déjà avant même que cela ne commence, peut-être m'étais-je voilée la face en y allant malgré tout ? Après avoir connu un rare bonheur dans mon existence, je voyais à présent se profiler la dure épreuve de l'inconnu, du contact absent, de mes désirs restant lettres mortes.
Une larme perla le long de ma joue sans même que je m'en rende compte, rejoignant le flot d'eau tiède jusque dans le siphon sous mes pieds. Je pressais simplement mes poings contre mon thorax, comprimant ma poitrine que je sentais vulnérable, alors triste et pourtant heureuse de ces souvenirs qui hantaient mes pensées à présent.
Je restai longtemps sous la douche à y songer, avant de mettre un terme au rinçage intensif pour me sécher en rapidité. Glissée sous mes draps quelques instants après, je détaillai le plafond dans la pénombre faiblement éclairée par les courtes flammes pourléchant l'âtre, incapable de trouver le sommeil. Et ce ne fut que lorsque la lumière du soleil se substitua enfin à celle du foyer que je sentis la fatigue m'envahir. Glissant néanmoins mes pieds sur le sol froid, faisant abstraction de la fatigue m'engourdissant les extrêmités, je me rendais jusqu'à la fenêtre, sachant le spectacle que j'allais y trouver.
À l'aube, elle quitterait Forteresse pour aller avec le Lieutenant Alnilnam. Et je pouvais déjà percevoir sa silhouette gracile s'échapper de la Citadelle ; un regard se porter vers les fenêtres des hauts étages, cherchant probablement l'attention d'une âme à laquelle elle s'était liée dans un autre temps, une autre vie.
Et comme elle sourit en trouvant mon visage derrière les grands carreaux, je lui souris à mon tour, une main posée sur la vitre, l'autre sur mon cœur.
Ainsi s'achèverait notre histoire.