Erland Mago

L'histoire d'Erland aurait pu être drôle si elle n'était pas aussi triste. L'ironie dont il a été victime est en effet assez rare pour être mise en avant. Tout avait pourtant bien commencé pour le cadet de la famille Mago, qui vit le jour durant une fraîche matinée de deuxième lune douce, il y a de cela environ un quart de siècle au sein d'une maison influente et aisée. Les Mago faisaient en effet partie de l'élite de la noblesse d'Aryon, habitant une somptueuse villa dans la capitale, jouissant de richesses et d'une réputation confortables. Et qui dit noblesse dit éducation de qualité.

Ainsi, la première partie de l'enfance d'Erland se passa sous le signe de la bienveillance et de l'opulence. Si les parents de ce dernier étaient plutôt stricts, ils veillaient à ce qu'il bénéficie de la meilleure instruction possible. Les tuteurs et les domestiques se partageaient son apprentissage, son père et sa mère souvent absents pour des raisons professionnelles, tantôt pour lui inculquer les connaissances scolaires nécessaires à son bon développement, tantôt pour lui enseigner la politesse, les bonnes manières et la conduite à adopter en société. En parallèle de son éducation, le garçon aux cheveux argentés eut la joie de se voir gratifier d'une petite sœur, de deux ans sa cadette. Ils devinrent rapidement complices -dès que la petite fut en mesure de parler, à vrai dire- et Erland passait le plus clair de son temps libre à s'occuper d'elle. A peu de choses près, la vie de ce dernier avait parfaitement commencé. A peu de choses près...

Oui mais voilà, tout n'est jamais vraiment tout rose, et une ombre fit rapidement son apparition sur ce tableau si idyllique ; elle se présenta de manière assez anodine, lorsque le garçon atteint l'âge de cinq ans. Que se passa-t-il exactement, me demanderez-vous ? Eh bien justement, rien. Et en quoi est-ce un problème, renchérirez-vous (bonne chance pour le prononcer celui-là) ? Eh bien figurez-vous que la famille Mago avait une petite particularité : ils jugeaint de la valeur d'une personne en fonction de la puissance du pouvoir dont elle a hérité. Aussi, lorsqu'à l'âge où les capacités magiques sont normalement supposées se déclarer, le petit Erland ne montra pas le moindre signe de faculté spéciale, ses parents commencèrent doucement mais sûrement à s'inquiéter. Bien sûr, au début personne ne s'affola. Après tout, il n'était pas rare de devoir patienter quelques années pour voir la nature de son pouvoir dévoilée. On pensa qu'il suffisait d'attendre. De prendre son mal en patience. Et il ne faisait aucun doute qu'alors le petit Erland ferait honneur à sa famille et obtiendrait un pouvoir extrêmement puissant.

Hélas, la patience de la famille Mago ne fut jamais récompensée. Les jours passés à attendre devinrent des lunes, les lunes des années. Et ce qui n'était qu'un vague sentiment d'inquiétude se transforma petit à petit en une honte indescriptible pour ses parents, allant jusqu'à devenir un mépris à peine dissimulé pour leur bon à rien de fils. Terrassé par le malheur d'être le canard boiteux de sa lignée, celui-ci redoublait d'efforts pour tenter de découvrir en quoi consistait son pouvoir. Malheureusement pour lui, rien n'y faisait. Erland se vit devenir le paria de sa famille, désespéré par sa propre impuissance.

La situation devint encore moins confortable lorsque sa petite sœur obtint elle son pouvoir, avant que lui-même n'ait fait montre de la moindre appétence dans le domaine. Dès lors, leur complicité disparut, tout comme Erland disparut aux yeux de leurs parents. Même sa cadette le méprisait désormais. La solitude devint son seul compagnon. C'est alors que l'un des domestiques qui s'était pris d'affection -de pitié ?- pour lui se mit en tête de lui remonter le moral, tâche ingrate s'il en était. Pour cela, il lui montra des tours de passe-passe supposés le distraire de ses tracas. Et cela fonctionna à merveille. Erland accrocha très vite à la prestidigitation, s'imaginant que cette forme de magie pourrait remplacer celle qu'il n'avait pas et que s'il en apprenait assez pour les impressionner, il regagnerait grâce aux yeux de ses parents. Après tout, ne s'agissait-il pas là également d'une forme de don ?

Mais tout le monde n'était pas de cet avis. Ou plutôt, personne ne l'était à part lui. Lorsque, après des lunes d'entraînement, le blondin prit son courage à deux mains et se lança dans une « représentation » devant sa famille, il fut accueilli par une indignation prude, flirtant avec une horreur froide très largement exagérée. C'en était trop pour son père qui ne voulait plus d'un charlatan pour ternir la si prestigieuse réputation de la famille Mago. Il décida que la seule solution pour pallier cet embarras était que leurs noms ne soient plus associés. Ainsi, Erland fut déshérité et banni du territoire familiale, à la veille de son dix-septième anniversaire. Le vide que ce dernier ressentit à ce moment là fut terrible. Un mélange d'abandon, de trahison et d'injustice qui emplit son cœur d'effroi. Le garçon se jura en rassemblant ses maigres possessions de devenir un magicien de renom et de leur prouver que cette « fausse magie » pouvait en faire quelqu'un.

Évidemment, ce ne fut pas si simple. Mais après tout, rien n'est plus jamais simple lorsque l'on est un petit nobliau livré à soi même, sans argent ni amis, après avoir eu pendant toute la première partie de sa vie des domestiques pour répondre à ses moindres caprices. Si, tout déterminé qu'il était à prouver à son ancienne famille qu'ils avaient tort, Erland passa les premiers jours du reste de sa vie à essayer de la gagner honnêtement, mendiant quelques piécettes en échange d'un tour de passe-passe, le garçon se rendit bien vite compte que cela ne suffirait pas. La faim, ajoutée à la fatigue et aux maladies contractées à force de dormir dehors, eurent petit à petit raison de sa morale. Ainsi, de temps à autre, lorsque son maigre salaire d'artiste de rue ne suffisait pas, Erland n'avait d'autre choix que de voler. Bien sûr, l'ancien noble n'en arrivait à cette extrémité qu'en dernier recours. Mais il fallait reconnaître qu'en la matière, l'habileté développée grâce à la magie s'avérait fort utile.

Le garçon suivit ce mode de vie pendant quelques lunes, ses écarts lui valant un certain nombre de passages à tabac. Cela dura jusqu'à ce qu'il fasse une rencontre qui allait changer sa vie. Au détour d'une prestation à un coin de rue, une femme sembla particulièrement intéressée par ses tours. Elle lui demanda où il avait appris tout ça, question à laquelle Erland répondit évasivement, puis où il avait hérité de ces bleus et coquards, question à laquelle il répondit avec un mensonge éhonté. Sans trop se formaliser, la jeune femme -d'apparence un peu plus vieille que lui- lui proposa de la retrouver dans un bar du quartier, arguant qu'elle avait une proposition à lui faire. Erland accepta sans trop se poser de question -qu'avait-il à perdre ?- Le soir venu, il se rendit au point de rendez-vous, impatient de savoir ce que cette étrange fille avait à lui proposer.

Que ce soit par pitié, parce qu'elle croyait réellement au potentiel des talents de magicien d'Erland ou pour toute autre obscure raison, Astrid proposa de prendre celui-ci sous son aile. En pratique, cela signifiait qu'elle l'hébergeait et le nourrissait temporairement -jusqu'à ce qu'il gagne suffisamment sa croûte pour être autonome. En contrepartie, le garçon devait lui apprendre les rudiments de la magie, et les deux deviendraient associés à temps partiel pour accomplir des tâches en tout genre : livraison de colis, distribution de tracts, missions d'enquête, de « dissuasion »... Tout un ensemble de petits boulots qu'Erland comprit assez vite être le « travail » d'Astrid, ou en tout cas ce de quoi elle vivait. Il n'hésita pas un seul instant et accepta le marché, trop heureux qu'il était d'avoir enfin une perspective d'avenir un peu moins galérienne.

Ainsi, l'ex noble vécut pendant un moment au crochet de sa bienfaitrice, jonglant entre les petits boulots et ses spectacles de rue -qu'Astrid insista pour qu'il continue. Quelques années passèrent et les deux acolytes apprirent à se connaître et continuèrent à s'enseigner leurs talents l'un l'autre. C'est comme ça qu'Erland apprit à se défendre des petites frappes des rues. Mais également les ivrognes en tout genre. Car à mesure que leur relation évoluait en une amitié durable et profonde, leurs activités communes évoluèrent également, d'abord purement professionnelles pour qu'ils finissent par faire les quatre cent coups ensemble. Et la taverne devint un lieu de prédilection pour perpétrer -ou boire- lesdits coups.

C'est d'ailleurs dans une taverne qu'Erland finit par découvrir la nature de son curieux pouvoir. Lors d'une soirée particulièrement arrosée, il s'énerva après Astrid pour une blague un peu trop lourde -cela arrivait parfois après un coup de trop, mais ne durait jamais bien longtemps, les deux compères trop habitués à se taquiner mutuellement. C'est alors que le contenu entier de la chope de cette dernière se transforma en... eau. Il leur fallut un moment pour se remettre de la stupeur, et un autre pour commencer à envisager ce qu'il venait de se passer. Finalement, la seule explication plausible leur sauta aux yeux : telle était la capacité magique d'Erland. L'espace d'une fraction de seconde, un profond sentiment de déception s'empara du garçon, visiblement peu préparé à être affublé d'un pouvoir aussi inutile. Puis il éclata de rire. Pour quelqu'un issu d'une famille qui ne jurait que par la puissance magique, c'était à la fois une blague cruellement ironique et un sacré signe du destin : s'il avait encore eu un doute sur le fait qu'il devait définitivement tirer un trait sur son ancienne vie, celui-ci venait de s'envoler avec le houblon d'Astrid. Étrangement, Erland sentit un poids s'envoler de ses épaules à cet instant précis. Il savait désormais avec certitude quel chemin il devait emprunter.

Depuis, le garçon jongle toujours entre la magie et leur boulot d'homme à tout faire. Il a fini par acquérir une petite réputation certaine, même si son petit jeu de « vraie magie » et son discours anti-conformiste en font un homme au succès mitigé. Ses rêves de devenir un magicien connu et reconnu à travers le monde malgré son absence de pouvoir -utile- n'ont pas disparu, mais il sait qu'il a le temps de profiter de la vie et de faire toutes les conneries imaginables avant d'en arriver là...