Mais aujourd’hui, la vitrine brille moins que d’ordinaire ; victime de sa beauté, de son succès, voilà que la poussière reprend son droit là où les œuvres vendues se pavanaient.
Et cela, ça dévalue le lyrisme.
Alors l’on se demande, là-dedans, mais que donc fait le maître du donjon ? Eh bien, il s’avachit, là-bas, sur le siège au-delà du comptoir. Il attend, patiente, qu’un client bien aimable daigne entrer en ces terres ; mais surtout, il se demande si son offre aura le succès escompté. Oh, pas n’importe laquelle. Une qui a de l’importance, sur laquelle repose tout l’esthétique de sa boutique, une que l’on qualifie de capitale. En fait, celle quant à un nettoyage – un grand, il s’entend.
Voilà, s’il est en quête de quelqu’un, c’est avant tout de l’élu de la brosse, celui qui sera en mesure de rendre sa splendeur d’hier à son étalage.
Ou, plus exactement, de celui qui fera le travail dont il ne veut pas se charger, pour cause de trop de maladresse.
Typique de celui qui brise plus de produits qu’il n’en adore.
Midi sonne au coucou, Desmond se redresse. Son regard serpente doucereusement l’endroit, zigzague entre les trois allées parées de verreries – et presque parallèles -, pour remonter jusqu’à la vitre qui surplombe la porte d’entrée.
On y devine les atours d’une silhouette, bloque-clarté et portefeuille ambulant. Le bois pivote, une mine se dévoile ; l’ébène revient sur ses pas, l’étranger s’échappe. Mauvaise boutique.
Le garçon grimace, se fait du souci, un peu. Les jeunes gens aux bourses qui ne demandent qu’à se remplir ne devraient pas se faire si chiches, si ?
Il soupire, attrape sa veste et plie bagage.
Une dizaine de minutes passent, et le voici dans la grand place, reluquant les panneaux, pans de murs et autres toiles d’annonces et de demandes ; à la recherche de la sienne. Il ne le trouve pas, se figure un instant que la brise a emporté son affaire – et tout s’expliquerait.
Puis, ensuite, il la trouve. Juste là, à peine bruissante sous le vent, cachée entre deux papiers plus intéressants. Ainsi, oui, ce n’est simplement que tout le monde s’en fout, voilà qui tombe sous le sens.
Vermeil rit à gorge basse, sourit et fait demi-tour, rassurinquiet.
Encore, un peu de temps s’écoule – et il pousse la porte, réarrange quelques produits, se rallonge. Pas de commande aujourd’hui, pas de client pour le moment ; juste lui, les tics, les tacs, et bientôt un employé d’un jour.
Du moins, il l’espère.
Allez, pousse la porte l’ami, et rend à ces merveilles la beauté qui leur revient de droit.
-Alors, t'en penses quoi ?
-Du verre sans alcool dedans ?! Très peu pour moi.
-Evidemment.
-Nope.
-Bonjour. Je viens pour l'annonce...
A croire qu’il va finir par devoir se charger lui-même de ses propres corvées. Enfer et damnation.
Alors, la mort – à ce point – dans l’âme, l’ami Vermeil s’endort. Il rêvasse, divague vers l’heureuse entrée d’un bon samaritain dans son antre, porteur de cette envie incomprise de tout récurer – mais là où le fantasme s’emballe, c’est lorsque ce messie de la brillance le ferait sans demander son cristal.
Un bruit, un grincement. L’heureux rêveur entrouvre les paupières, découvre une frimousse qui se découpe dans l’encadrure.
« - Bonjour. Je viens pour l’annonce... »
L’instant flotte, dure un peu trop. Le cul sur un siège et les pieds sur le comptoir, Desmond dévisage l’intrus, dodeline presque de la tête – puis, enfin, soudain moins assoupi, réalise.
Bam.
Le dossier percute le sol, le maître verrier s’est levé trop vite, mal à l’aise dans la tâche qu’il a souhaitée. Sans un mot – pas encore – il traverse la salle jusqu’à accueillir la main du bienvenu d’une poigne trop forte.
« - Oh, oui, oui ! Bonjour, bienvenue, je suis … Oui, honoré que vous ayez répondu à mon annonce. »
Il faut enchaîner, c’est ainsi que les choses se font d’ordinaire. Sans laisser le temps au pointeur de reprendre la parole, l’orfèvre lui libère la pogne et s’en va, furie allant, vers un placard dérobé pour en sortir quelques objets propices au nettoyage – chiffons et balai rustique. Il les pose sur et contre la grande table, avant de se tourner de nouveau vers le gaillard pour lui sourire.
« - Je … Appelez-moi Desmond. Avec ma devanture toute vide, je risque pas d’attirer beaucoup de clients, alors prenez votre temps, pas besoin de vous suer pour tout laver en vitesse … Et puis c’est assez fragile. Vous pensez en avoir pour combien de temps ? Vous avez soif ? »
Aussi, vous puez l’alcool. Quoique, pas exactement. Un nez avisé (aviné ?) devinerait aisément que quelques godets se sont récemment vidés, mais pas celui de sire Verremeil – il n’est pas, disons, célèbre pour l’affût de ses sens. Et puis, là où en sont les choses, l’improbable d’un volontaire est si grand qu’il n’en aurait pas fait un cas.
Erreur, sûrement. Car, comme il l’a si bien dit, c’est fragile, n’est-ce pas ?
-...soif ?
-Oh ben... Je suis pas contre une petite bière, si vous avez. Merci.
-Hop là... C'était moins une, eh ? Heureusement que j'ai des bons réflexes, ahah...
Ahah...
Est là le discours que, s’il avait su se faire entendre, le cœur de Desmond aurait déclamé.
Un putain de vase chamarré style an 748, une pépite pour les connaisseurs – et peut-être une œuvre plus discutable chez les profanes, mais néanmoins d’une valeur à plus d’un zéro -, que le nouveau venu a failli faire passer d’art à fracas d’un coup de manche à balai.
Alors, en un instant, chaque objet s’est comme mis en surbrillance dans la tête du gaillard. De la collection de verreries zoomorphes près du coude maladroit au vitrail posé en équilibre précaire contre un mur, en passant par le service complet en cristal, trop proche d’un rebord, tout s’y décrit. Et une seconde, un rien, ils clignotent, change de couleur autant qu’ils le peuvent, victimes du tressaut de leur démiurge, pour revenir à la norme la suivante ; à un détail, comme une robe plus vive.
Inconsciente, bien sûr.
Un ange passe, l’écho du verre s’est tu. A croire le normal revenu, l’homme-statue se meut enfin.
Vermeil soupire, puis vide discrètement la chope à demi-pleine dans le pot d’une fleur bientôt morte. Ses doigts fouillent un tiroir ou deux et se saisissent d’un briquet à amadou ; alors, il fait volte-face, encore sans un mot, pour allumer quelques braises sous une théière joliment faite – pas de son fait, quoiqu’il en ait arrangé quelques teintes.
Le crépitement naissant calme sa frayeur d’un instant, offre l’occasion à sa contenance de revenir doucement. Trop à son goût, peut-être.
Mais faut dire, ç’aurait été un vrai désastre, ce vase au sol.
« - Eh… Ouais, ha ha. Hésitez pas à les pousser délicatement s’ils vous gênent, pas vrai ? Ah d’ailleurs j’ai plus … De … Euh … De bière. Vous le prendrez à quoi votre thé ? »
L’eau chauffe, ne siffle pas encore. L’allure toujours moins assurée, l’orfèvre revient dans la grande pièce, guette le travail de la bonne âme volontaire. Une maladresse, arrive, n’est-ce pas ? Après tout, dans un endroit si fragile, il n’est pas rare de paniquer un rien trop sur les premiers gestes et d’envoyer valdinguer une pièce du décor – tant est qu’elle soit moins onéreuse, ce coup-ci. Puis, qui plus est, c’est bien lui le maître des ratés en première sortie.
Ainsi, il suffit de faire confiance et de sourire, hmm ?
Et, s’offrant un unique adultère à sa nouvelle doctrine, Desmond se glisse juste à temps pour décaler l’éléphant de verre soufflé en danger.
-Outch, laissa-t-il échapper. Voilà qui allait allonger considérablement la durée ressentie d'un après-midi qui promettait déjà d'être particuli-èrement long. Coup dur pour le joueur d'Aryon. Eh bien euh... La même chose que vous, j'imagine ?
-Alors euh... Dites-moi... Desmond ? C'est vous qui avez fait tout ça, c'est ça ?
Eh ben... En voilà une amorce qu'elle était bonne...
« - Oui, Desmond, c’est ça, exactement. Et ... »
La théière siffle déjà. Le feu était trop fort, il faut croire ; à force de jouer avec le verre bouillant, l’artiste finit par confondre les réglages.
Un doigt se lève, un nez pointe l’arrière-salle – une discussion se suspend.
Vermeil disparaît un instant, s’immisce auprès de l’eau et hésite entre les saveurs. Quelques unes sont communes, d’autres insipides et certaines osées – voilà celles qu’il aime, tout excentrique qu’il est. Le genre de feuilles que l’on préfère regarder que goûter ; mais qui sait, il y en qui apprécient, n’est-ce pas ?
Une flottement file, et le voilà de retour dans la grande pièce, un plateau entre les bras et un délicat musc de Divinam galopant d’une narine à l’autre.
« - Ok, voilà, pardon. Thé à la Divinam, j’espère que vous aimez, c’est pas courant. Mais donc, vous disiez … Oui, c’est moi qui ai fait tout ça, c’est mon truc, le verre. Et vous du coup, vous êtes dans … Les petits boulots ? »
Chic relance. Alors, vous, comme ça, vous galérez à trouver une situation stable et vous préférez enchaîner les offres un peu bas de gamme du moment, c’est ça ? Ça doit être une vie épanouissante, pas vrai ?
Allez, bravo garçon, merci de ta participation. Et dire qu’il a aussi oublié de lui demander son nom, on en tire presque une quinte des bonnes manières – en songeant évidement à ce regard fixé sur le moindre mouvement du malheureux interlocuteur, comme s’il en manquait.
Bon, calme. Cela fait des secondes que tout va bien.
Juste que, la boisson est encore brûlante, alors le gaillard ne sait pas tout à fait comment occuper ses pensées pour le moment. Et hors de question d’user de son pouvoir sur l’adroit récureur, ce serait malvenu de sa part – même si, qu’on se le dise, ce n’est pas vraiment comment comme s’il se retenait de le faire sur tout autre énergumène.
Peut-être qu’il faut en déduire qu’il préférerait éviter tout geste brusque, comme un de surprise. Mais l’idée demeure très hypothétique, il va de soi.
-Absolument pas, je suis spécialisé dans le nettoyage de verreries.
-Hum, désolé. Oui, on peut dire ça. Il marqua une pause. Mais c'est pas vraiment « mon truc » par contre...
-Non, mon truc à moi c'est la magie. La vraie hein, pas celle que Lucy brade à tout le monde. Celle que seule une poignée d'artistes sait pratiquer. Avec des cartes et tout...
-Mais bon, faut bien payer sa bouffe...
Le sourire contrit par cette situation qui ne s’arrange guère, Desmond se réinstalle non loin de son triste compère, le regard qui se veut un peu moins inquisiteur. La douce senteur âcre de la Divinam vient le distraire un instant, mais tandis que ses lèvres viennent chercher quelques perles de ce doux breuvage, sa chaleur épouvantable lui impose une douloureuse grimace.
« -Non, mon truc à moi c'est la magie. La vraie hein, pas celle que Lucy brade à tout le monde. Celle que seule une poignée d'artistes sait pratiquer. Avec des cartes et tout... »
Un sourcil s’élève, l’artiste s’intéresse aux mots lâchés presque avec nonchalance ; sa curiosité se montre. Une magie de cartes ? Comme ces prestidigitateurs de rue dont la moitié ne sait cacher ses trucages, et l’autre le fait si bien que c’en congestionne des allées ?
Un instant, il demeure pensif, égaré dans une quête de souvenirs, ceux embellis par l’enfance ; il tente de ressentir, rien qu’une seconde, l’excitation qu’il avait enfant face à ces grands encapés gesticulant.
« -Mais bon, faut bien payer sa bouffe... »
Échec. Sentiment trop vieux faut croire ; trop égaré dans une mémoire toute accaparée aux mille et une couleurs de son quotidien. Plein de dépit, ses yeux reviennent à leur place, clignent un instant – eh bien, rien n’est cassé.
« - Ah oui ? Quand le thé sera moins … Chaud, le temps de le boire, vous me feriez une démonstration ? Garantie sans sorcellerie, rien que de la vraie magie ? »
Une malice se glisse sur sa mine, tandis qu’il échappe les détails de sa demande – allons, à coup sûr, s’il s’annonce aussi sûr de ses talents, c’est que Lucy l’a doté de quelques passe-passes, quoiqu’il en dise.
Alors, le jeu se dévoile simple : deviner là où il ment sur sa magie véritable, ces quelques moments où truquer ne suffit plus.
Et, malgré l’essor presque sympathique qui se tisse entre les deux, l’idée subreptice d’écarter le magicien de toute verrerie pendant son tour se faufile dans la tête du garçon, comme réminiscence encore concrète de sa paranoïa d’il y a un instant ; il faut toujours plus d’un ingrédient pour sauver une recette.
Distrait, la gorge solide, il boit un peu de son thé.
-Huuum...
-Hum ouais, on verra. Ca dépend de comment j'avance en attendant.