NIVEREN YOLIGAN

Année neuf cent trente-sept, un an après le couronnement du Roi Melvis Renmyrth.

C’est l’histoire d’un jeune couple rempli d’espoir, d’énergie, de succès. À eux deux, ils avaient rendu leur village si riche de ressources que plusieurs marchés s’étaient ouverts à eux et les habitants en étaient fortement reconnaissants. La qualité de vie s’améliorant et la richesse s’accumulant d’année en année, ils devinrent rapidement nobles et même s’ils ne possédaient que des parts de financement sur divers commerces de ce qui devint un bourg, on écoutait attentivement les conseils avisés de ces deux professionnels de médecine. Durant cette époque, ils dirigeaient presque l’économie des magasins du grand village qui servait de zone de repos et de réapprovisionnement pour les voyageurs, situé sur une des grandes routes entre le Grand Fleuve et la Forteresse et à la limite des zones montagnardes. Très utile pour ceux ne pouvant user de la téléportation, le bourg gagna rapidement en notoriété et confirma la réussite du couple qui envisagea ensuite d’aider au financement de recherches médicales menées au petit pôle scientifique existant à l’époque.

Jour onze, première lune froide, année neuf cent cinquante-deux.

Faisons court – parce qu’il s’en est passé des choses : À peine né par ce fameux couple, je fus trahi par ma propre famille et laissé pour mort à plusieurs reprises, abandonné à l’agonie dans les courants d’une rivière torrentielle, trouvé miraculeusement puis recueilli, nourri et éduqué par une autre famille, chassé par cette même famille, accueilli de nouveau par ma famille de sang avec la seule et unique condition qui était de survivre à chaque tentative de meurtre, cette dernière ne désirant pas que j’héritasse du tître de noblesse et de sa richesse à la mort des parents. Tout le monde tient le rythme ? Bien.

Ah et autre détail, il ne reste plus que moi. Le frère et la sœur que j’avais avaient fini par s’entre-tuer après avoir échoué à plusieurs reprises de m’assassiner, et nos parents morts des suites d’une tentative désespérée et conjointement avec la fratrie. On pouvait dire que j’avais la hargne pour ainsi dire, j’avais à peine onze ans quand tout s’était terminé et que j’étais devenu orphelin sans famille. Prématurément poussé à devenir adulte, l’entourage qui connaissait ma famille me prit sous son aile et une vieille connaissance de mon père m’accepta comme fils adoptif. J’étais son fils unique et il n’avait pas de femme, mais selon ses dires il avait une dette envers mes parents et semblait beaucoup m’apprécier lors de mes visites quand j’avais du temps libre.
En effet, cet homme possédait une armurerie et partait régulièrement travailler à ce qui existait de ressemblant au Génie en tant que consultant, alors quand il était là je venais le voir après mes cours particuliers pour éviter mes problèmes mortels que je ne pouvais partager. Ma famille n’avait pas de quoi rivaliser avec les puissances de la couronne, c’était indéniable, mais elle pouvait manipuler l’économie du bourg en quelque sorte. Il suffisait d’un petit placement désastreux, d’un accident inopiné, d’un braquage surprise… bref, des tas de raisons qui pesaient lourdement sur mes épaules. Une chance que ma fratrie ne savait jamais où j’allais après les cours, qui sait quel sort lui était destiné s’ils venaient à le savoir.

L’année qui suivit, mon nouveau père me proposa d’aller étudier à l’académie, puisque je semblais apprécier son travail de consultant. Et puis, ayant hérité des moyens de ma famille, il fallait que l’apprenne à m’en servir pour ne pas dépendre trop longtemps des conseillers qui voulaient profiter du business juteux de mes parents, se servant au passage. Heureusement, je possédais déjà une personnalité forte et malgré l’enfance à la vie familiale quasi-absente, je me rattrapai les années qui suivirent en internat. N’ayant plus besoin de la plupart des pièces du manoir familial – comme des chambres – et habitant désormais à la Capitale pour mes études, je proposai à mes domestiques d’en faire des chambres d’hôte pour les voyageurs les plus fortunés. C’était quelque chose de difficile, car le nom de ma famille fut facilement salie par ses actions infanticides, mais on me voyait davantage comme un pauvre enfant né dans la mauvaise famille, même si les conditions douteuses de la mort de cette dernière soulevaient tout de même des doutes à mon sujet. Et ma précocité n’aidant pas à les rassurer, je dus faire profil bas et me concentrer sur les résultats de mes études. Malgré mon enfance mouvementée, j’avais de très bons professeurs, puisque mes anciens parents ne pouvaient cacher mon existence. Je partais donc avec de grandes facilités et mes capacités se firent remarquer, autant sur le plan physique que psychologique : on me disait avoir de très bons réflexes de survie, malgré mon pouvoir qui justement pouvait à l’inverse me pousser à l’inconscience. Ce fut cette remarque qui précisa ma vision de mon pouvoir tel que je le vit encore longtemps après :

« L’avantage d’un tel pouvoir, malgré ses défauts stratégiques, c’est que l’on peut faire beaucoup plus d’erreurs que d’autres sans avoir à les impliquer : On devient son propre sujet d’expérience, on apprend soi-même ce qui doit être rectifié, puis on recommence avec de nouveaux ajustements. Imaginez le résultat si je peux le partager. »

À l’époque, je ne savais pas encore ce que je comptais faire de ma vie : J’étais intrigué par la science magique, partagé par mes compétences au combat, et je possédais un esprit tactique suffisamment intéressant pour gérer l’économie de ma famille sans dépendre de conseillers. Les années passèrent et arrivé à mes seize ans je décidai de me lancer vers les sciences à la Forteresse. D’abord en tant que garde scientifique et stratège, puis en tant que consultant lors des crises en suivant l’exemple de mon père que j’aidais. Il était rare que nous ne travaillions pas ensemble, cependant cela me suffisait de moins en moins, je visais encore plus haut et je tenais mettre à profit mes richesses en lavant du même coup l’honneur de ma famille de sang, celle que je devais avoir avant que ma mère ne repéra avec effroi mon pouvoir suite à une petite écorchure lors de ma naissance. Ayant les insectes en horreur – c’en était même une de ses nombreuses phobies, la vue de mes insectoïdes la poussa rapidement à commettre ces horreurs comme si j’étais la raison de ses peurs, quelque chose qu’il fallait éliminer car même tenu éloigné ça revenait comme la peste. Au départ elle croyait à des petites lumières de magie, puis elle mit ses lunettes et approchait mon visage blessé du sien. C’était à peine si l’infirmière, avec l’aide de quelques bras, ne dut pas l’anesthésier pour l’empêcher de me tuer avec ce qu’elle pouvait.
Mais je m’égare. Je voulais donc suivre les pas du jeune couple qui fit fleurir le fameux bourg nommé Char, mais en visant encore plus haut qu’eux.

Année neuf cent soixante-seize, deux ans après la nomination de Lomar « Le Grizzly » au tître de Capitaine du Blizzard.

J’avais vingt-quatre ans, je finissais tout juste mon apprentissage auprès de mon père et la lecture de nombreux ouvrages de stratégie économique, de guerre et scientifique présents dans la bibliothèque du manoir, tels que conseillés par mes diverses discussions avec mes supérieurs ainsi que quelques camarades de l’époque à la Garde. Ils savaient mes ambitions et je ne comptais pas manquer une seule occasion de devenir soit Ministre de la Magie, soit Ministre des Armes. Cependant, mon père se gâtant peu à peu avec l’âge, je devais parfois le remplacer en boutique et lui trouver des employés afin de prendre la relève, ce qui retardait mes projets tant que je ne réglais pas cet inconvénient. Et ça, le vieux le savait. Du haut de ses soixante ans il avait l’habitude de faire face au mensonge, étant lui-même commerçant et marchandant régulièrement les prix avec ses pairs lui procurant les matières premières. Il prit peu à peu de la distance puis, le lendemain d’une petite crise de sauvetage dont on m’avait demandé la gestion logistique, le notaire que je consultais régulièrement pour mes placements de cristaux m’accueillait larmoyant, déclarant le magasin m’appartenant suite à la disparition de mon père. Selon ses vœux, je ne devais chercher à la poursuivre et le retrouver car de toute façon il avait changé de vie, maintenant qu’il savait que son magasin était assuré d’une pérennité, que ses enseignements étaient terminés et que je voulais passer à autre chose de plus ambitieux.

Je fondais alors en larmes. Encore une fois, ma seule famille partait sans que je ne pusse rien faire. Encore une fois, je me retrouvais seul. Encore une fois, je devais composer avec ce qu’il me restait, des richesses et un plan ambitieux. À part à la Garde, je n’avais pas d’amis, seulement des employés. Le notaire quant à lui était triste pour mon père, pas pour moi qui n’étais qu’un noble orphelin et incapable d’avoir une vie stable et prospère à ses yeux. Et clairement, je n’avais ni le charisme ni la fierté du noble :
Mon pouvoir avait des possibilités, mais je ne pouvais m’enlever du crâne qu’il avait gâché mon enfance, repoussant et intéressant à la fois.
Mon ambition était telle que mon père, se sentant tel un boulet anti-magique accroché à un prisonnier de bagne, s’était retiré de ma vie pour toujours.
Mes richesses étaient telles, que le poids d’un grand village en pleine expansion reposait sur mes épaules.
Mes capacités étaient telles, que je ne savais quelle voie prendre pour atteindre mon objectif.
J’avais tout et rien à la fois.

S’en suivirent de dures années de dépression et malgré les soubresauts de volonté venant de mes réussites de plus en plus remarquées, ce ne fut qu’après ma promotion dans le secteur de recherche et des financements importants dans d’autres commerces voisins, entourant la Forteresse, que je pus participer au projet de recensement des animaux d’Aryon, voyageant à plusieurs reprises aux limites de la frontière et faisant avancer la recherche. De nouveaux matériaux s’offraient à nous et ma théorie sur l’adaptation et l’évolution germa peu à peu dans mon esprit, m’offrant une voie pour me démarquer des autres nobles.

Année neuf cent quatre-vingt-deux, sept ans avant la mort de L’Invincible et la succession d’Allys sa fille.

Je commençais à me faire un nom parmi la noblesse grâce à mes dernières recherches sur les animaux du Nord, ainsi que l’hybridation des équipements avec ce que pouvait nous offrir la faune et la flore locale. À l’époque, je rédigeais sur papier mes divers projets qui évidemment étaient à la limite de la légalité. Ces derniers, même si ce n’était que théorique, permettaient l’implantation de magie dans des corps organiques de manière complètement artificielle. Le soucis, en plus de n’être uniquement l’équivalent d’affabulations selon certains, c’était que les moyens manquaient terriblement. La structure du Génie n’existant pas encore, il était impensable de ne serait-ce qu’accumuler les ressources nécessaires pour les mettre plus tard en application. Le peu que je pouvais faire se faisait dans un laboratoire que j’eus aménagé dans mon manoir, mais ce n’était clairement pas suffisant. De plus, il fallait chasser diverses créatures qui évidemment n’étaient absolument pas à ma portée, j’étais stratège et scientifique mais pas fou ni aventurier, et il fallait expliquer pourquoi je quémandais des chasses aussi atypiques voire dangereuses pour la plupart, la couronne veillant au grain pour ne pas qu’elle ne se fît dépasser et mettre en danger.

Année neuf cent quatre-vingt-quatorze, un an avant le démantèlement de la Coalition des Bandits.

Cette coalition devenait un vrai problème : En plus de nuire aux échanges marchands entre mes possessions économiques et mon village natal, elle rendait dangereux mes trajets entre ce dernier et la Forteresse, m’obligeant à m’arranger avec les habitants sur place pour y passer mes nuits. Et encore, j’étais parmi les plus chanceux pour une raison qui fut plus que dramatique : mon père disparu faisait partie de ce groupe. Lors d’une mission que l’on m’eut confié, j’eus l’occasion de rencontrer pour la dernière fois mon père – qui se portait bien pour un octogénaire – avant qu’il ne disparût pour la dernière fois après m’avoir brièvement raconté ce qu’il s’était passé pendant l’affrontement. Il disait vouloir me protéger ainsi que mes projets en offrant ses services en échange. Au début j’étais sceptique, mais les faits étaient là, malgré les attaques de la Coalition je gardais un moyen de sauver les meubles contrairement à certains.
Et ce fut avec ces évènements et mon implication qu’on me proposa une place plus importante au sein de la Garde, en tant que réserviste. Avec mes résultats et formations réalisées au fur et à mesure que je suivais les conseils – et parfois entraînements – de mes camarades du Blizzard, il devenait difficile de me garder de côté.

Année neuf cent quatre-vingt-dix-huit, disparition du Capitaine Lomar et réforme du Blizzard selon les souhaits d’Al Rakija le Danseur du Nord.

Ce ne fut qu’après cette date qu’on profita des changements pour étudier mon dossier et voir à quel poste m’administrer, puisque la menace de la Coalition était terminée et mes preuves faites avec les années de travail en collaboration. Au départ il était difficile de me mettre à un poste important, la faute à mon lien avec l’un des membres du groupe terroriste, mais l’année qui suivit j’eus enfin une réponse me proposant un poste intéressant, prenant en compte mon expérience du champ de bataille et mes connaissances poussées. Ainsi, à peine le Génie en place, j’avais enfin l’occasion d’entamer la phase suivante de mes projets.